70 février 2016 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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lundi 29 février 2016

Carambolages 5 : Trois angles


« Laisse ce panneau fermé, sinon tu seras fâché contre moi.»
« Ce ne sera pas de ma faute car je t’avais prévenu.»
« Et plus nous voudrons te mettre en garde, plus tu auras envie de sauter par la fenêtre.»
C'est ce qui est écrit sur le diptyque flamand. Lorsque Jean-Hubert Martin m'a montré ce qui allait devenir l'affiche de son exposition au Grand Palais organisée par la Réunion des Musées Nationaux (2 mars au 4 juillet), je n'ai pu m'empêcher d'interpréter ce pied de nez à nombreux "professionnels de la profession". Il s'est toujours battu pour que les artistes reprennent possession des musées tombés majoritairement aux mains des historiens de l'art, mettant en avant le plaisir de la découverte plutôt que la pédagogie cadrée par une chronologie factice et qui fait abstraction de la diversité du monde avec ses cinq continents et ses mystères ; il met ainsi sur un pied d'égalité des artistes inconnus avec des célébrités, et refusant ici les cartels traditionnels (ils sont présentés sur de petits écrans, mais toujours après qu'on ait admiré les œuvres, et plus grands que d'habitude !), les commentaires et les audioguides, il offre à chaque visiteur la liberté de réagir selon sa propre sensibilité.
27 ans après que Jean-Hubert Martin ait imaginé Magiciens de la terre, j'ai composé 27 séquences sonores pour accompagner Carambolages... 27, c'est 3x3x3, soit 3³... Le diptyque ouvert dans la vitrine du Grand Palais n'est pas un multiple comme l'affiche reproduite sur les murs de la ville.


Il est seul. Pas vraiment. Cette grimace succède à Ce qu’elle voit en songe de Jean-Jacques Lequeu et précède La jupe relevée de François Boucher. La bille du XVIe siècle vient en frapper deux autres du XVIIIe. Se laisser porter d'œuvre en œuvre, c'est du billard ! Une longue suite de carambolages. Les synapses enchaînent les bandes par des effets de forme ou de sens. L'éclatement est garanti. Si l'on coiffe un casque audio pour suivre le parcours musical sur son smartphone l'immersion est totale (application gratuite iOS et Android). On oublie tout le reste. Il n'y a plus que soi avançant lentement sur un chemin d'une rare poésie. C'est bien la première fois que j'accepte un casque dans une exposition ! J'ai sauté sur la proposition, parfaitement adaptée à cette intimité retrouvée face aux œuvres. Le scénographe a même intégré des bancs aux cimaises pour que l'on puisse s'asseoir et profiter du spectacle.


Rentré à la maison, je me suis allongé sur le divan avec le catalogue. J'ai d'abord lu tous les essais qui accompagnent l'accordéon de 19 mètres à raison d'une œuvre par page, sans pouvoir ensuite résister à compulser les commentaires de celles qui m'avaient le plus intrigué. La couverture aimantée cache ainsi trois fascicules. Alors j'ai recommencé la visite en suivant les références du catalogue inscrites sur le smartphone sous chaque séquence musicale. C'est une proposition. Dans les galeries du Grand Palais on a toujours le choix de se boucher les oreilles, de ne rien vouloir entendre que le bruit du musée, les commentaires des autres visiteurs... C'est dans le même esprit que le Mur des réinterprétations, ensemble de magnets situé dans l'escalier qui grimpe au premier étage vers Les avatars de Vénus et qui permet à chacun de réorganiser l'ordre des œuvres, des fois que l'on ne soit pas d'accord avec celui de Jean-Hubert Martin ! Il faut aimer jouer. Comme les musiciens.

Articles précédents : 1. Le regard / 2. Synchronisme et mp3 / 3. Suivez le guide / 4. Le parcours sonore
Illustration : anonyme flamand, Diptyque satirique, 1520-1530, huile sur bois ; 58,8 x 44,2 x 6 cm, Université de Liège - Collections artistiques (galerie Wittert), © Collections artistiques de l’Université de Liège

vendredi 26 février 2016

Guibord s'en va-t-en guerre


Si Philippe Falardeau change de style à chaque nouveau film, il suggère toujours des sujets graves sous l'angle de la comédie. Après son documenteur La moitié gauche du frigo, il avait réalisé Congorama, C'est pas moi je le jure !, Monsieur Lazhar et The Good Lie, tous ces longs métrages valorisant le mensonge comme élément dynamique de l'histoire. Guibord s'en va-t-en guerre ne déroge pas à la règle, puisqu'il met en scène un homme politique, la caricature ne pouvant jamais arriver à la cheville de la réalité, même si son analyse critique est fine et savamment inspirée. L'idéologie est, comme partout aujourd'hui, enfoncée par la stratégie, moteur d'une caste d'ambitieux avides de pouvoir. Steve Guibord, interprété par Patrick Huard, n'est pas un foudre de guerre, simplement le député indépendant de Prescott-Makadewà-Rapides-aux-Outardes, circonscription du nord du Québec, du moins dans le film, car si c'est à l'image du faux site du député Guibord, on aura du mal à la situer sur la carte du Canada. Or Guibord possède l'unique voix qui pourrait faire basculer la Chambre des communes pour ou contre la guerre au Moyen Orient.


La satire québécoise peut sans hésiter s'appliquer à notre propre classe politique, plus encline à se placer sur le marché du travail qu'à défendre un programme cohérent. Les enjeux ne sont pas éloignés des nôtres, et les petits arrangements rivalisent avec les fausses promesses. Entouré d'une femme businesswoman, d'une fille rebelle et d'un stagiaire haïtien citant Jean-Jacques Rousseau à tout bout de champ, le député Guibord doit trouver un terrain d'entente entre les natifs qui montent un barrage sur la route et les bûcherons qui déciment la forêt, tout en mettant les médias dans sa poche. Ne sachant pas quoi penser, il ouvre une "fenêtre de démocratie directe" en interrogeant ses électeurs... N'allez pas croire pour autant que le cinéaste soutienne le "tous pourris", mais il me laisse penser que le tirage au sort pourrait être la meilleure alternative à la bande d'incompétents professionnels à la solde des banques qui nous gouvernent !
Sortie en France le 15 juin 2016

jeudi 25 février 2016

Les jazzmen toujours plus pop

...
La liste des projets pop, entendre étymologiquement "populaires", enregistrés par des jazzmen ne fait que s'allonger.
Ainsi, malgré l'omniprésence du saxophone, le guitariste Gilles Coronado qui a baptisé son nouveau groupe tout simplement Coronado et le trio Le Maigre Feu de la Nonne en Hiver sortent des albums où la chanson française joue les passe-murailles, fantômes des années où le métissage eut été impensable bien que les chanteurs d'autrefois aient toujours cherché la collaboration d'instrumentistes inventifs souvent venus du jazz. Mon camarade trompettiste Bernard Vitet jouait par exemple sur les premiers Gainsbourg, avec Montand, Barbara, Claude François ou Brigitte Bardot, mais il participait aussi aux spectacles de Brigitte Fontaine ou Colette Magny. Cette tradition perdure, Gilles Coronado accompagnant Philippe Katerine et enregistrant un triple CD (hautement recommandé) avec lui et son groupe Francis et ses Peintres. Katerine prête ici sa voix au morceau le plus expérimental de l'album Au pire, un bien qui sort sur le label du studio La Buissonne. Sa voix est délicatement triturée par la magie des effets de vitesse, remontée et mixée pour le titre éponyme, clou d'un disque lyrique dont les influences sont multiples, sorte de jazz-rock, ni jazz ni rock et encore moins jazz-rock ! Matthieu Metzger est au saxophone alto, Antonin Rayon aux claviers et Franck Vaillant à la batterie, mais tous se fondent dans des compositions originales de Coronado, grâce aux traitements électroniques des timbres, dans un son de groupe où le rythme impose sa loi avec ses cassures et rapides changements de tempo.
Approche totalement différente du saxophoniste ténor Philippe Lemoine, fidèle aux chansons qu'il interprète instrumentalement avec le bassiste Olivier Lété et le percussionniste Éric Groleau. Il souffle ses Mélodramatic French Songs d'un son droit, épuré, privilégiant l'émotion tout en s'appropriant la nostalgie que ces chansons sans paroles inspirent. Comme pour les standards sur lesquels improvisent les jazzmen américains et que leurs mamans leur chantaient lorsqu'ils étaient petits, nous avons les mots sur le bout des lèvres qui vibrent en sympathie avec l'anche de Lemoine. Chaque note réfléchit alors les intentions initiales de Brassens et Fol, Gainsbourg, Piaf et Dumont, Barbara, Christophe et Jarre, Brel et Jouannest, Renaud, Souchon et Voulzy, Sarde, Fontaine et Areski. Comme ce devrait toujours être le cas, les paroles dictent la musique qui les porte. Qui à son tour nous emporte.

→ Coronado, au pire, un bien, Label La Buissonne, à paraître le 18 mars
→ Le Maigre Feu de la Nonne en Hiver, Mélodramatic French Songs, Discobole Records, paru

mercredi 24 février 2016

Une équation qui ne passe pas


Dix jours après l'accident qui a emporté Ulysse, je n'arrive pas à me débarrasser d'une image qui me poursuit. Lorsque je l'ai découvert gisant dans la rue, là où quelqu'un l'avait déposé devant notre porte sans oser sonner, j'ai agi comme je l'ai toujours fait confronté à une catastrophe, d'un sang-froid exemplaire. Cela m'aide certainement à surmonter l'épreuve sur le moment, mais les conséquences sont dévastatrices. J'ai cherché à protéger Françoise, l'empêchant d'approcher de trop près. Elle est venue tout de même. En réalité, dans ces moments, je me défends comme un diable contre mes propres sentiments, refoulant l'émotion qui m'assaille. Les sanglots éclatent plus tard dans le calme de la solitude quand il est impossible de cantonner la tristesse au reniflement. Ce dimanche les fontaines du Trocadéro inondèrent Bagnolet. La semaine s'écoulant, les larmes se raréfièrent peu à peu. Nous avons enterré le petit chat chez une tendre amie sous un cerisier. Mais je ne dors pas. Une équation ne passe pas : l'image d'Ulysse, raide comme une planche, trop présente face au souvenir impossible de sa vitalité d'acrobate. J'ai simplement crié "Oh non !" et les dominos se sont écroulés les uns sur les autres. On pleure souvent beaucoup plus un animal qu'une personne. C'est étonnant. Est-ce disproportionné ? Qu'est-ce que cette mort vient titiller en nous ? Ulysse n'avait pas un an. Il avait toutes les qualités rêvées chez un vrai chat, il ne griffait pas, ne mordait pas, ne volait pas, se laissait soigner, d'autant que c'était un casse-cou, il ronronnait, nous câlinait, obéissait, jouait comme un fou, il rapportait tous les matins une souris qu'il dévorait sur la moquette blanche sans laisser une seule trace, les voisins infestés lui en savent gré, il n'avait peur de rien. C'est probablement ce qui l'a tué, une confiance absolue dans l'autre. Il ne craignait pas plus les automobiles que les passants, se laissant prendre dans les bras par des inconnus. Lorsqu'il voulait attraper la queue des chevaux en montagne, nous avions peur d'un coup de sabot. Nous ne sommes jamais allés aussi souvent chez le vétérinaire pour un chat. Une morsure d'un gros matou, un coup de griffe sur l'œil, un truc à la bouche. Et puis le dernier choc, fatal. Aucune blessure. Sa fourrure aussi douce, mais son corps raidi par la mort. C'est probablement cette équation insupportable qui m'obsède. Il ne marchera plus debout sur ses pattes arrière. Il ne fera plus des bonds incroyables dans les airs. Il ne grimpera plus à la cime des arbres, sur les branches les plus fines. Ulysse nous laisse orphelins, mais comme dit Françoise il a eu une vie fulgurante.

mardi 23 février 2016

Carambolages au Grand Palais : 4. Le parcours sonore


C'est seulement quand j'ai tout fini que je découvre véritablement ce que j'ai composé. À moins que je comprenne que j'ai terminé lorsque tout se met en place et se répond sans que j'ai l'impression d'avoir contrôlé toutes les occurrences ? La partition de l'exposition Carambolages au Grand Palais révèle d'autant mieux son étonnant équilibre qu'elle est constituée de 27 saynètes de durées à peu près identiques. Les miniatures de 1 minute 30 secondes ne seront néanmoins pas égales puisqu'elles sont diffusées en boucle et que donc chaque visiteur décide du temps qu'il passe devant chaque cimaise où sont accrochées plusieurs œuvres.
C'est d'ailleurs là qu'a résidé la difficulté : il eut été plus simple et plus juste d'imaginer une pièce sonore pour chaque œuvre ; composer une séquence qui colle à une demi-douzaine est compliqué pour éviter le pléonasme illustratif et trouver la complémentarité sonore recherchée face aux images. Jean-Hubert Martin a choisi 185 œuvres en tout pour son chapelet Marabout, bout de ficelle... Il a donc fallu extraire de chaque ensemble une sorte de résultante des forces, un paysage sonore qui les encadre comme un écrin de velours, tout doux ou très rêche, selon ce que le commissaire de l'exposition a voulu exprimer.
En réécoutant les séquences enchaînées les unes derrière les autres je découvre les charnières qui les assemblent. L'humain d'abord. L'ordre qui sort du chaos et y replonge (la boucle !). S'accorder. Le musée est une tautologie, on la boucle. La foule du carnaval glisse vers l'animalité. Les bestioles se répondent. On les parque. Le concerto pour une porte et un soupir est un chœur qui commence à battre. La comédie est-elle une répétition du drame qui la précède ? Le minéral est aussi sensuel que l'animal. Ce n'est qu'une question de distance, une question du temps passé, un goutte à goutte vers la concrétion. Ajouter du contraste. Faire jouer l'orchestre, tout l'orchestre avant que les éléments se déchaînent. Inévitable. Régression du mur des réinterprétations. Bascule. Nouveau niveau. Le jeu de construction devient un jeu d'enfants terribles. Le trou. Vertige cosmogonique. J'enfonce le clou pour prévenir l'horreur. Vivace pour l'oublier. Une autre régression. Les mouches autour. Il n'y a pas deux voix identiques. La nature est prise en étau entre la loi et ses conséquences désastreuses. Nous la rêvons et y mettons les doigts, tous les doigts. Si cela ne suffit pas, un pied dans la porte. Ouverture.
Cela ne m'appartient plus. Chaque visiteur, le casque sur les oreilles, y entendra autre chose. L'accompagnement musical crée des effets de sens différents selon l'œuvre que l'on regarde à tel moment, imprévisible. Sans compter ceux qui appuient sur un numéro qui ne correspond pas ou qui oublient de changer de musique parce qu'ils s'y sentent bien. Je ne parle pas de ceux que l'utilisation d'un smartphone irrite, ils peuvent arpenter les galeries dans le faux silence des musées, peuplé, plutôt qu'entrer en immersion, se fondre dans les œuvres, je n'ai encore rien dit des œuvres, étonnantes, bouleversantes, drôles, provocantes, apaisantes, menaçantes... À suivre !

Illustration : Nicola Van Houbraken, Autoportrait, vers 1720, huile sur toile ; 136 x 99 cm, Florence, galerie des Offices, © Gabinetto Fotografico della Ex Soprinten

Déjà parus : 1. Le regard / 2. Synchronisme et mp3 / 3. Suivez le guide

lundi 22 février 2016

Oshima et Vecchiali, des cinémas sans tabou


Je m'en veux de laisser de côté des rétrospectives DVD géniales, mais tant que je n'ai pas terminé de tout voir je ne sais pas comment en parler correctement.


Ainsi trône toujours sur l'étagère le coffret Nagisa Ōshima de neuf films édité par Carlotta (1961-1972). Revoir La pendaison, Le petit garçon et La cérémonie m'a subjugué, mais je n'ai jamais vu Carnets secrets des Ninjas, Le Journal de Yunbogi, Journal du voleur de Shinjuku, Le piège, Il est mort après la guerre, Une petite sœur pour l'été. L'inventivité de la mise en scène et du découpage, les sujets provocants devraient pourtant m'inciter à regarder les six films restants. Qu'est-ce que j'attends ? De quoi ai-je peur ? D'autant que la Trilogie de la jeunesse, ses trois premiers films, m'avait enthousiasmé... Ōshima est probablement l'équivalent de Godard au Japon. Nul autre que lui n'y incarne mieux la Nouvelle Vague, inventive et sulfureuse. (N.B.: la bande-annonce date de 2015)


Dans un autre genre, mais tout aussi briseur de tabous, Paul Vecchiali est un cinéaste français capital et mésestimé. Lorsque j'étais jeune homme j'assistai à la projection de tous ses films dans un cinéma de quartier du XIIIème ou XIVème arrondissement de Paris. J'y allais l'après-midi, la salle était presque vide. Si, depuis, j'ai continué à défendre son cinéma, qu'est-ce qui me retient aujourd'hui de boucler cette rétrospective de son œuvre en deux coffrets édités par Shellac, huit films de 1972 à 1988 ? Celle de Vecchiali commence l'année où s'arrête celle d'Ōshima, hasard de l'édition DVD et de mes retards de visionnage. Je me souviens parfaitement de ses deux films les plus connus, Corps à cœur et Femmes femmes avec Hélène Surgère et Sonia Saviange. Il n'y a pas si longtemps j'avais été épaté par Encore (Once More), comme les scènes d'un nouveau théâtre filmé d'une audace inégalée où l'homosexualité s'expose sans complexe, pas même celui de la maladie qui décime alors la communauté. J'ai revu son film porno Change pas de main, et puis Rosa la Rose, fille publique et L'étrangleur. Toujours la même liberté de ton. Un lieu unique entre Luc Moullet et Jean-Pierre Mocky. La fantaisie, un côté foutraque, un romantisme sec, l'amour des acteurs et des actrices, une famille de copains. Il faut encore que je revois En haut des marches et Le Café des Jules. (N.B.: là aussi les bandes-annonces datent de 2015)


Si j'attends trop je finirai pas ne jamais évoquer les films formidables de ces deux moralistes, comprendre que "toute œuvre est une morale", comme l'entendait Cocteau, et que ces deux-là ont chaque fois mis les pieds dans le plat contre la platitude environnante, tant dans les sujets abordés que dans la manière de les filmer, chacun à sa manière.

→ Nagisa Ōshima, Coffret, DVD / Blu-Ray, Carlotta, 60,19 €
→ Paul Vecchiali, Rétrospective 1 et 2, DVD, Shellac, 2 x 35 €

vendredi 19 février 2016

Carambolages au Grand Palais : 3. Suivez le guide


Après une introduction sur le regard, mon précédent article évoquait le synchronisme accidentel à mon avis incontournable dans le mariage de l'image et du son. Mes dernières préoccupations concernent paradoxalement la synchronisation du parcours musical que je compose pour l'exposition Carambolages qui ouvrira le 2 mars au Grand Palais avec d'une part la déambulation en chicanes parmi les cimaises, et d'autre part avec le catalogue que Jean-Hubert Martin a imaginé, accordéon de dix-neuf mètres de long avec juste une œuvre par page !
Le premier enjeu est la commande initiale, soit un accompagnement musical sur smartphone tout au long de la visite. Des icônes figurant un smartphone, une croche et le numéro correspondant à la localisation des œuvres sonorisées sont accrochées dans les galeries du Grand Palais. Vous pourrez ainsi choisir entre un clavier de chiffres, des boutons ou le plan interactif des deux étages pour lancer chacune des 27 boucles sonores. Il s'agissait pour moi de trouver le meilleur emplacement sur place à l'entrée de chaque nouvelle zone... Alors n'oubliez surtout pas d'apporter votre casque audio !
M'étant aperçu qu'au terme de ces grandes et magnifiques expositions il ne restait plus que notre souvenir, étayé par le catalogue correspondant, j'ai pensé indispensable d'y synchroniser également l'application, en l'occurrence gratuite, ce qui n'est pas le cas du catalogue ! À l'image des expositions, les catalogues étant rarement réédités, leur prix devient hélas rapidement exorbitant sur le marché de l'occasion dès épuisement. En attendant j'ai imaginé le confort de lecture représenté par la mémoire que constituera celui de Carambolages si nous pouvons le compulser en écoutant sa partition sonore allongé dans un divan profond. Jean-Hubert Martin ayant déjà refusé les cartels explicatifs et les audio-guides, il n'a attribué aucun titre générique aux différentes cimaises, laissant l'imagination du public libre de vagabonder. Il me reste heureusement les numéros des œuvres reproduites sur l'accordéon de papier. L'application numérique donnera donc leurs références par séquence en accord avec celles imprimées sur le somptueux catalogue. Le tour est joué !
Contraint par le poids de l'application portée sous Androïd (Google Play) et iOS (Apple) j'ai limité l'ensemble des fichiers sonores à 38 minutes, mais la navigation peut durer à son rythme, puisque chaque fichier joue en boucle tant qu'on ne l'arrête pas ou que l'on ne passe pas au suivant.

Illustration : École italienne, Une vision de la Sainte Famille près de Vérone, 1581, huile sur toile ; 90,2 x 116,8 cm, Oberlin, Ohio (États-Unis), Allen Memorial Art Museum, Oberlin College, don de la Fondation Samuel H. Kress, © Allen Memorial Art Museum, Oberlin College, Ohio, USA / Kress Study Collection / Bridgeman Images

jeudi 18 février 2016

Yves Robert Trio Inspired


Inspirés ! Les trois musiciens l'ont probablement senti dans le feu de l'action et la réécoute a dû les conforter dans leur impression. Le nouvel album du trio d'Yves Robert est une petite bombe d'énergie lyrique soutenue par une rythmique fougueuse. Enregistré en Hongrie au cours d'un concert à l'Opus Jazz Club du Budapest Music Studio, Inspired est le fruit d'une longue collaboration avec le plus dansant de nos batteurs et le plus inventif de nos contrebassistes. Cyril Atef mêle sa voix à ses fûts et cymbales tandis que Bruno Chevillon traite de temps en temps sa contrebasse avec toutes sortes d'effets, tout en respectant l'orthodoxie du swing des nouveaux jazz. Quant au trombone d'Yves Robert il excite la gourmandise ! Timbre velouté, phrasé détaché, capable de la plus grande tendresse comme de l'éclat, il se fond dans le sucre du trio, un sucre sculpté comme savent le tourner certains pâtissiers. Le disque explose de couleurs vives et met l'eau à la bouche.

→ Yves Robert Trio, Inspired, cd BMC, dist. UVM, 13,31 €

mercredi 17 février 2016

Concert lynchien au Carreau du Temple


Les groupes Caravaggio et Decoder se sont réunis pour créer un spectacle musical représenté d'abord à Hambourg, puis jeudi dernier à l'Auditorium du Carreau du Temple. Organisé par l'ONJ en partenariat avec La Muse en Circuit dans le cadre de Jazz Fabric, le concert tient plus d'une nouvelle musique contemporaine dans la mouvance de Bang On A Can que du jazz, entendre que l'électricité du rock alimente en tension des compositions très structurées, blocs de béton unanimes tombant des cintres, la lumière appuyant d'effets flashy la violence enthousiaste des virtuoses.
Installés côté jardin, les quatre de Caravaggio ont toujours montré leur intérêt pour le cinéma en faisant éclater les genres musicaux. Il faut certainement s'intéresser à autre chose qu'à son art pour accoucher de projets iconoclastes aussi délirants. Le batteur Éric Échampard, avec qui j'ai eu la chance de partager plusieurs fois la scène et que j'ai engagé justement pour des musiques de films, et le contrebassiste Bruno Chevillon, dont on connaît le goût pour l'expérimentation, les beaux-arts et la poésie pasolinienne, ont participé à l'ONJ d'Olivier Benoit, ce qui explique cette programmation (Chevillon l'a quitté il y a déjà un an). De même, les approches de l'informatique musicale pratiquées par le violoniste-guitariste Benjamin de la Fuente et le claviériste Samuel Sighicelli comme leur apprentissage auprès du compositeur Gérard Grisey les avaient déjà poussés à créer le groupe Sphota avant de s'adjoindre la rythmique puissante de leurs deux compagnons. Tous les quatre sont passionnés d'images, voire le spectacle Marée noire de Sighicelli qui m'avait enthousiasmé en 2008 ou la musique que Caravaggio a enregistré pour L'Amour est un crime parfait des frères Larrieu.


Côté cour, les Allemands de Decoder sont bien leurs cousins d'outre-Rhin. Compositeurs et musiciens forment ce collectif étonnant dont Alexander Schubert tient les manettes en régie. Sa pièce multimédia f1 donne immédiatement le ton de la soirée. Commandée pour les deux ensembles réunis, elle implique un nombre variable de musiciens, cinq minimum, deux performeurs, plus de la vidéo et de la lumière. La soprano Frauke Aulbert, la clarinettiste Carola Schaal, la violoncelliste Sonja Lena Schmid, le joueur de cythare électrique Leopold Hurt, le claviériste Andrej Koroliov et le percussionniste Jonathan Shapiro se serreront les coudes avec les Français pour interpréter les œuvres composées également par de la Fuente et Sighicelli avec talent.
Mais le morceau de bravoure est bien f1, mise en scène humoristique et critique d'un univers anthropomorphe où la mort rôde en coulisses. Une sorte de lapin géant rappelant ceux de David Lynch dialogue au téléphone avec un spectre, aller et retours entre l'écran et la scène, entre le meneur de jeu et le public, tandis que les musiciens portent des masques d'animaux et, accessoirement, un clic à l'oreille tant le synchronisme est capital à la mise en place des effets dramatiques. Mise en abîme d'une recherche d'un cinéma expérimental en direct, f1 est éblouissant dans tous les sens du terme et les timbres inouïs de l'orchestre participent de ce nouveau théâtre musical où l'écran prend toute sa dimension, justifié par une bascule que seul le hors-champ offre à l'imagination.

Photos © Gerhard Kühne

mardi 16 février 2016

Carambolages au Grand Palais : 2. Synchronisme et mp3


Lorsque l'on colle de la musique sur des images, le synchronisme accidentel reste le plus sûr moyen contre l'illustration plate et redondante. Encore faut-il avoir préalablement composé et enregistré des pièces pour pouvoir les essayer ici et là ! C'est ainsi que Jean Cocteau, qui avait inauguré le procédé avec le ballet La jeune fille et la mort, procéda la première fois avec ce que Georges Auric avait écrit pour le film La belle et la bête, le son d'une séquence complétant l'image d'une autre, etc.
En préparant le parcours musical que je compose pour accompagner la visite de Carambolages, la prochaine exposition du Grand Palais imaginée par Jean-Hubert Martin, je me rends compte que malgré mes efforts pour ne pas être illustratif j'ai tout de même tendance à coller au sujet. Pour certaines cimaises je n'ai pas le choix que de m'y mettre en cherchant autant que possible à préserver une part d'énigme dans l'interprétation que pourrait en faire chaque visiteur. Il suffit parfois d'ajouter un petit évènement narratif induisant un angle particulier, ou bien de transposer un son dans le grave en le ralentissant par exemple. Dans le cas qui m'occupe, placer la musique enregistrée avec le violoncelliste Vincent Segal et le saxophoniste-clarinettiste Antonin-Tri Hoang donne des résultats formidables auxquels je ne m'attendais pas. C'est l'une des raisons qui me pousse toujours à rendre plus de matériau musical que prévu ou exigé au monteur d'un film, lui permettant ainsi de tester des effets dramatiques auxquels personne n'aurait pensé. Confronté à l'image, le moindre détail révèle des ouvertures inespérées. Eisenstein racontait que le montage de deux plans est une multiplication plutôt qu'une addition. La même réflexion pourrait s'étendre à la relation audio-visuelle.
Passé la création musicale je me heurte à un problème technique que j'ai souvent rencontré dans mes travaux multimédia. Lorsque le poids des fichiers son est trop lourd, il est indispensable de convertir les .aif (qualité CD) ou .wav en compression mp3. Dans le cas de l’application de l’exposition développée pour Google Play (Androïd) et AppStore (iOS) et offerte gratuitement aux visiteurs possédant un smartphone (n'oubliez pas d'apporter votre casque !) je suis contingenté à des fichiers de une minute trente secondes maximum. Ainsi suis-je obligé de boucler le son, ne sachant pas combien de temps chaque visiteur restera devant l'une des vingt-sept cimaises. Or il semble impossible de faire une boucle propre en mp3, la conversion ajoutant quelques dixièmes de seconde à la fin de chaque fichier, ce qui ne manque pas de produire un trou, un silence, à l'endroit du bouclage. J'ai beau interroger les développeurs les plus chevronnés, la réponse est la même. Il existe des logiciels comme Unity qui convertissent proprement les boucles d'aiff en mp3, mais l'extraction des mp3 réalisés n'est pas envisageable. Je me vois donc contraint d'adapter chaque fichier avec de très courts fondus en entrée et sortie ou de composer la musique avec un silence à la fin de chaque séquence pour camoufler l'impossibilité technique. On voit qu'au lieu de se confronter obstinément aux contraintes de la technique mieux vaut souvent s'en servir, la contourner, s'appuyer dessus pour inventer quelque chose qui lui soit adaptée.

Illustration : Hyacinthe Rigaud, Étude de mains, 1715-1723, huile sur toile ; 53,5 x 46 cm, Montpellier, musée Fabre, © Musée Fabre de Montpellier Méditerranée Métropole - photographie Frédéric Jaulmes

lundi 15 février 2016

Modern Polaxis, fantastique BD en réalité augmentée


Si vous aimez la science-fiction, la bande dessinée ou les illusions d'optique et si vous possédez un iPhone ou iPad, alors n'hésitez pas une seule seconde, commandez The Secret Journal of Modern Polaxis via le site dédié à cet extraordinaire petit livre fonctionnant en réalité augmentée. Il suffit ensuite de télécharger l'application gratuite sur iTunes et de cadrer chacune des 50 pages du petit livre pour que les images prennent des couleurs, qu'elles s'animent, fassent apparaître des textes cachés et que la musique soit. C'est sympa avec un iPhone, mais avec un iPad on peut carrément tout lire car son format est même un peu plus grand que le bouquin.


L'histoire est parfaitement adaptée à la technologie utilisée. Un voyageur du temps plutôt paranoïaque décrit ses expériences dans le journal intime dont vous tenez une copie entre vos mains. Votre machine sert à décrypter les messages cachés. Polaxis pense que notre monde est une projection holographique d'un autre endroit de l'univers et qu'il est poursuivi par ses agents comme tous les fugitifs de son espèce. Trop défoncé à son dernier voyage, il ne peut rien prouver, mais il se demande ce qui se passerait si la lumière vacillante venait à s'éteindre !


Écrite (en anglais), illustrée et animée par Sutu, programmée par Lukasz Karluk et intelligemment mise en musique par l'Anglais Lhasa Mencur, Modern Polaxis est une création australienne. Si vous voulez jeter un coup d'œil et une oreille avant d'y plonger les deux ou les quatre, vous pouvez télécharger l'application gratuite et braquer votre appareil vers les images illustrant cet article, vous aurez une sacrée surprise !

→ Sutu, The Secret Journal of Modern Polaxis, 28,37 € avec le port au cours du dernier change...

dimanche 14 février 2016

Sombre dimanche

Quelqu'un a déposé le corps raide d'Ulysse devant la maison. Probablement cogné par un fou du volant. Le petit chat était trop confiant, il n'avait peur de rien, visitait les voisins... C'est si douloureux, mais il a vécu libre. C'est irréel.

vendredi 12 février 2016

L'année du dragon (coffret collector)


Malgré le titre de mon article je sais tout de même reconnaître un dragon d'un singe, d'autant que je fais partie des natifs du signe brigué par quantité de Chinois. Il paraît pourtant qu'en cette année du singe de feu qui commence, tout peut arriver, du moins individuellement ! Le film de Michael Cimino date de 1985, année du buffle de bois. Moi qui suis dragon d'eau, je n'y entends pas grand chose, mais j'imagine que cela revêt une signification qui m'échappe dans la symbolique de cet épatant thriller. C'est surtout la mise en scène de l'intégrité absolue, qu'elle soit porteuse du mal ou du bien. Les deux protagonistes sont prêts à aller jusqu'au bout par tous les moyens pour assouvir leur ambition. Est-ce une métaphore de l'état de Cimino après l'échec de Heaven's Gate (La porte du paradis) ? Il joue là son va-tout.
On a souvent parlé d'une sorte de western pour un autre polar qui ressort en DVD/Blu-Ray au même moment, Desperate Hours tourné en 1990, mais déjà le duel est évident entre Mickey Rourke et John Lone dans L'année du dragon. Rien d'étonnant chez ce cinéaste qui dresse le portrait des États Unis dans tous ses films, fantasme de nombreux Américains. Des critiques l'ont taxé de racisme parce qu'il montre une communauté chinoise new-yorkaise corrompue et criminelle, mais faudrait-il que les personnages portent un masque neutre ne correspondant plus à rien pour éviter ces réflexions communautaristes ? Le racisme n'est-il pas souvent l'apanage de ceux qui l'imaginent chez les autres ? N'est-il pas simplement l'expression d'une haine de l'autre qui est en soi ? D'autre part il suffit de se promener dans le sud de Manhattan pour deviner que les triades ont remplacé la mafia italienne, considérablement affaiblie par la répression policière exercée pendant des décennies. Il est d'ailleurs étonnant qu'aucun d'entre eux n'ait pris la relève des Scorsese, Coppola, Cimino, De Niro, De Palma...


À l'occasion de la sortie remasterisée en HD de L'année du dragon, Carlotta édite un nouveau coffret ultra-collector après Body Double. Le film est accompagné d'un livre de 208 pages, L'ordre et le chaos, contenant le scénario écrit à quatre mains avec Oliver Stone, des analyses et entretiens avec Michael Cimino, Mickey Rourke et Robert Daley parus dans la presse française de l’époque, les notes de production originales, le tout agrémenté de 50 photos inédites issues des archives MGM et Warner Bros. C'est passionnant, comme cette référence à l'Exclusion Act interdisant aux Chinois de devenir Américains et qui rappelle douloureusement la dérive actuelle de notre gouvernement. Un bémol au milieu des excellents bonus, évitez les présentations avant le film qui le déflore bêtement !
D'habitude les extraits du film que l'on vient de voir m'insupportent également lorsqu'ils truffent les entretiens, mais cette fois tandis qu'ils accompagnent celui purement audio du réalisateur je découvre la profusion incroyable des détails de l'image que l'intrigue avait occultés. Cimino y regrette amèrement la phrase finale d'Au cœur du dragon censurée par les producteurs. Le film se termine par "Tu sais, tu avais raison et moi, tort. Je suis désolé. J'aimerais devenir un mec bien. Mais je ne sais pas comment faire." alors que Stone et Cimino avaient écrit "Quand on fait une guerre assez longtemps, on finit par épouser son ennemi.", ce qui aurait éclairé le film de manière éclatante. En se réclamant de Ford, Kurosawa et Visconti, Micheal Cimino ne se trompe pas de famille.

→ Michael Cimino, L'année du dragon (Year of the Dragon), coffret ultra-collector, édition limitée & numérotée, 3000 Exemplaires, DVD/Blu-Ray, Carlotta, 50 €, également disponible en Blu-Ray seul, sortie le 9 mars 2016
→ Michael Cimino, Desperate Hours (La maison des otages), DVD/Blu-Ray remasterisé HD, Carlotta, sortie le 9 mars 2016

jeudi 11 février 2016

Carambolages au Grand Palais : 1. Le regard


Ce sont les yeux qui me posent le plus de problème dans mon interprétation sonore de l'exposition Carambolages que Jean-Hubert Martin a conçu pour le Grand Palais. Entendre plusieurs représentations du regard au début de la galerie.
J'ai l'habitude de penser l'ensemble avant de m'intéresser aux détails, mais ce sont malgré tout les premières réponses qui révèlent le sens que prendra l'œuvre. Il n'y a pas de secret, la liberté qui m'est offerte me pousse à donner le meilleur de moi-même. Jean-Hubert Martin lui-même insiste sur ce qu'il souhaite susciter auprès du "public le plus large, en particulier à ceux qui n’ont aucune connaissance en histoire de l’art : choc, rire et émotion." Grand amateur de dialectique, j'alterne tension et détente, ambiances sonores et musiques, évidences et énigmes. Jean-Hubert Martin me précise qu'il s'agirait plutôt de trialectique puisque le carambolage est une figure du billard où une boule va en frapper deux autres, "tout de même plus intéressant que le ping-pong" ajoute-t-il avec malice ! Il faudra donc qu'au milieu de la scénographie basée sur Marabout, bout de ficelle... j'imagine une sorte de saute-mouton qui joue d'effets mnémotechniques entre les vingt-sept étapes qui composent le parcours. Le son ne renverra donc pas seulement à ce qu'on voit, mais à ce que l'on aura vu. J'allais écrire "voire à ce que l'on verra", mais le saut dans le futur n'est pas encore de notre âge. J'anticipe pourtant en connaissance de cause puisque je sais où je vais. Le visiteur qui aura suivi l'exposition équipé ou pas de son smartphone et d'un casque audio pourra toujours se rejouer les séquences rentré chez lui. S'il est en plus en possession du catalogue de dix-neuf mètres de long, il sera à même de prendre à nouveau son temps pour approfondir les occurrences choisies avec le commissaire de la première à la dernière œuvre exposée, plus de cent-quatre-vingt en tout !
Mais les yeux me regardent, arroseur arrosé, réflexions dans le miroir de l'art qui me poussent à jouer de ce renversement au risque de déstabiliser le public qui ne fait que se regarder dans cette humanité sublimée par les artistes de toutes les latitudes au cours de tous les siècles. Car au delà de l'appropriation qu'offre généreusement Jean-Hubert Martin il nous montre simplement qui nous sommes, chacun et tous à la fois, sans aucun préjugé de classe ou de culture.

Illustration : École française, Un œil qui regarde, XVIIIe siècle, miniature sur tabatière en écaille ; note manuscrite à l’intérieur de la tabatière, à la plume et encre violette ; 10 x 6 cm. Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques. Photo © Musée du Louvre, dist. RMN-Grand Palais / Martine Beck-Coppola

mercredi 10 février 2016

J'ai seulement froid, mais non


J'ai seulement froid. Mais non, je ne dois pas penser ainsi. Je respire profondément pour éviter à mes muscles de se contracter sous l'assaut du vent glacial qui vient lécher les jambes de mon jean trempé. Il pleut des hallebardes. Des gouttes moins grasses qu'en pleine mousson et sans la tiédeur asiatique, d'autant que nombreux restaurants sont fermés pour cause de nouvel an chinois. Il est de coutume de passer ces fêtes en famille. Les touristes éviteront donc de se trouver là-bas pendant cette semaine morte. Nous nous réfugions dans le premier restaurant ouvert, un libanais où je n'arrive pas à sécher. C'est en sortant que le froid me saisit. La pluie a fait chuter la température. Vêtu d'un simple anorak, je marche les bras ballants le long du corps en cherchant à ne pas me crisper, seule façon que je connaisse pour ne pas attraper la crève. Rentré à la maison, je me change et devant le feu que j'ai allumé dans la cheminée je tape ces lignes en alibi et chauds habits. Pour donner le change ? En réalité je fais semblant de ne pas travailler. Le soir, comme j'éternue malgré tout, je prends trois granules d'alium cepa 4CH. En principe, ça marche. Les dernières braises s'éteignent. Je m'enfouis sous la couette.

mardi 9 février 2016

Le flux et le fixe


Comme je planche sur le parcours musical de Carambolages, la prochaine exposition imaginée par Jean-Hubert Martin au Grand Palais, je découvre le livre de Jean-Noël von der Weid sur l'influence réciproque des peintres et des musiciens. L'ouvrage est encyclopédique tant les références abondent. J'imagine qu'y revenir par l'index me sera plus utile que sa lecture in extenso. L'auteur a pourtant réduit son analyse à la peinture proprement dite et à la musique classique, entendre jusqu'à celle que l'on a coutume d'appeler contemporaine. Le flux et le fixe est une collection de portes qui ouvrent sur des champs d'investigation, des chants d'hiver que je me remémore au coin du feu tandis que les images défilent dans mon souvenir comme des ombres portées. Von der Weid a choisi d'écouter avec les yeux et de regarder avec les oreilles. Il révèle une gymnastique dialectique qui offre de changer d'angle pour découvrir le monde. Un de ses amis, Thierry Vagne, a eu la bonne idée de mettre en ligne une reproduction des tableaux évoqués dans le livre. Il ne vous manque plus qu'à aller piocher dans votre discothèque, à la médiathèque ou sur le Net les œuvres musicales, quantité de pistes que vous ne connaissez probablement pas, un autre intérêt du livre de von der Weid.
Je me suis souvent interrogé sur ma façon d'approcher la musique, en cinéaste, ma formation à l'Idhec et mon autodidactisme musical m'y ayant amené quasi naturellement. J'ai toujours composé de la musique pour les aveugles, voyez-vous cela ! Dans mon travail les intentions et les structures passent avant les notes et l'harmonie. J'ai l'impression de peser les choses, le pour du contre, tension détente, tendre et cruel, réel et surréel... La dialectique m'est constitutionnelle. Malgré mon approche scientifique les histoires que je me raconte impliquent les formes plastiques. Je dessine, mais seulement dans mon ciboulot. Cette liberté d'interprétation m'incite à me renouveler relativement facilement, parce que je ne suis attaché à aucun style. Un jour une comédie, le lendemain un drame, la semaine suivante un pamphlet politique ou une réflexion philosophique. À chaque projet correspond un support, et réciproquement. Il n'y a ni forme ancienne, ni forme nouvelle, mais seulement la forme appropriée. J'ignore la page blanche, mais pas le silence.


Je reviens vers les écrits de Jean-Hubert Martin et feuillète quelques catalogues de ses précédentes expositions. Il fut le commissaire des Magiciens de la Terre, de La mort n'en saura rien, d'Une image peut en cacher une autre, du Théâtre du Monde, du Maroc contemporain et tant d'autres. J'y reviendrai ces prochains jours, d'autant que je dois composer le parcours musical et sonore de Carambolages, soit 27 étapes sur deux niveaux en passant par le grand escalier. Si l'on possède un smartphone il ne faudra pas oublier son casque pour profiter de cette dimension poétique qui accompagnera les 185 œuvres en jouant sur la complémentarité plutôt que sur l'illustration. Jean-Hubert Martin a remplacé les audioguides souvent très scolaires en me confiant d'évoquer par le son ce parcours ludique qu'il a construit sur le modèle du Marabout-Bout de ficelle-Selle de cheval... L'imagination est mise à contribution, les visiteurs renvoyés à leur propre sensibilité. Le son est le médium idéal pour évoquer sans imposer. Si certains de mes choix s'expliquent d'eux-mêmes, d'autres doivent rester énigmatiques. Je suis aux anges...

→ Jean-Noël Von Der Weid, Le flux et le fixe, Ed. Fayard, 18 €
→ Jean-Hubert Martin, L'art au large, Ed. Flammarion, 29 €
Carambolages, exposition au Grand Palais, du 2 mars au 4 juillet 2016

lundi 8 février 2016

La symphonie de l'univers


Non, ce ne sont pas les oreilles des cent lapins de notre opéra Nabazmob, mais 9oualab, une installation du Collectif Pixylone composé de Younes Atbane, Zouhair Atbane et Omar Sabrou, exposée en 2014 à l'Institut du Monde Arabe dans le cadre du Maroc Contemporain dont le commissaire était Jean-Hubert Martin. C'est incroyable comme les six cents pains de sucre (l'équivalent de 300 paires d'oreilles de Nabaztag !), éclairés en 3D et sonorisés, m'ont immédiatement fait penser à notre opéra, deux regards parallèles sur nos sociétés, même si les intentions des uns et des autres sont très différentes.


Mais si je l'évoque aujourd'hui, c'est pour une autre coïncidence, musicale cette fois. En créant Nabazmob nous avions inexplicablement oublié le Poème symphonique pour 100 métronomes de Ligeti de 1962. L'hommage aurait pourtant été clair. La surprise vient de ma réécoute de la Symphonie de l'Univers de Charles Ives, œuvre inachevée mais libre de la continuer si de futurs compositeurs voulaient s'y atteler. Cette "sixième" symphonie de mon compositeur de prédilection est probablement sa plus ambitieuse. Conçue de 1911 à 1928 pour plusieurs orchestres elle présente trois parties sans pause : Le passé (du chaos à la formation des eaux et des montagnes), Le présent (la Terre et le firmament, évolution de la nature et de l'humanité) et L'avenir (le paradis, l'élévation de tout vers la spiritualité). Or, en écoutant les vingt percussionnistes de la version complétée par Larry Austin, j'ai cru reconnaître les prémisses du premier mouvement de notre opéra !


Je me suis souvent demandé comment nous en étions arrivés là avec Antoine Schmitt. À quoi pouvait ressembler cette musique composée pour 100 synthétiseurs midi de pacotille hébergés dans les estomacs de nos rongeurs wi-fi ? Je suis aux anges de constater aujourd'hui ce cousinage involontaire ou inconscient avec Ligeti et Ives. De quels ancêtres pouvais-je rêver de mieux ?! Si l'indétermination de l'ensemble doit beaucoup à John Cage, le second mouvement, glissement d'accords tuilés, se réfère forcément à Ligeti et le troisième, citations d'extraits opératiques se superposant, explicitement à Ives. Mais je n'aurais jamais imaginé cette coïncidence incroyable du premier mouvement, voire du 2bis, un petit plus rythmique que nous jouons parfois en concert lorsque l'envie nous prend ! De même, l'œuvre collective des artistes marocains m'apparaît comme une suite improbable. Je ne sais pas si les lapins aiment le sucre, mais cela ne m'étonnerait pas !

vendredi 5 février 2016

Julien Pontvianne retrouve l'éternité


Le compositeur et musicien Julien Pontvianne n'est pas le premier à avoir été subjugué par la pensée de Henry David Thoreau, enseignant, philosophe, naturaliste amateur et poète américain (1817-1862). De Walden ou la vie dans les bois à La désobéissance civile, l'essayiste a influencé des hommes politiques comme Gandhi et Martin Luther King, des écrivains comme Yeats, Romain Rolland, Giono, Jim Harrison, des compositeurs comme Charles Ives et John Cage, et nombre d'écologistes ou adeptes de la décroissance... Je possède un exemplaire original des Essays Before A Sonata que Ives a publié à compte d'auteur en 1920, complément indispensable de la Concord Sonata, entièrement dévoués à Thoreau et ses amis transcendantalistes, Emerson, Hawthorne et les Alcotts.
Déjà avec son projet pour orchestre Aum Pontvianne faisait chanter les textes de Thoreau qui donnaient du relief à ses grands espaces paysagers. Avec Abhra, qui signifie l'atmosphère ou le vide en sanskrit, il se rapproche du soleil en mettant en musique des extraits des textes de l'Américain qu'il fait accompagner par un orchestre planant au dessus des collines. Consciente ou inconsciente, l'influence de Ives est flagrante, sérénité d'une nature retrouvée à laquelle la voix de l'Anglaise Lauren Kinsella confère une sensualité vertigineuse. Parlé ou chanté importe peu. Le style et l'idée se confondent. L'écoute du CD nous plonge dans un abîme de perplexité tout en nous faisant voyager. L'orchestre passe les cols en se moquant des frontières. La violoncelliste Hannah Marshall, le guitariste Francesco Diodati et le contrebassiste Matteo Bortone, le claviériste Alexandre Herer et Pontvianne au ténor, à la clarinette et à l'harmonium prennent le temps de respirer l'air pur. Ils nous montrent le chemin. Comme dans tous les projets de Pontvianne le temps n'a pas la même durée qu'ailleurs, le changement de repères s'opérant magiquement sans que nous y soyons préparés. Les siècles ne changent rien à l'affaire. Les couleurs les plus délicates affichent mille nuances. Les nuages forment sans cesse de nouveaux dessins. Chaque saison exhale la beauté de la vie. S'approcherait-on de la musique des sphères ?

→ CD Abhra, label Onze Heures Onze, dist. Socadisc, sortie le 11 mars 2016

jeudi 4 février 2016

Anita Gallego en ligne de mire


À force de suivre les réseaux sociaux et leurs déclinaisons blogueuses ou magazines, fruits de l'immédiateté et de l'éphémère, on en oublierait presque les sites des artistes qui s'exposent sur le Net, biographies illustrées pointées par des liens hypertexte que peu de lecteurs semblent utiliser. On découvre ainsi quantité d'artistes qui n'ont pas toujours pignon sur rue, surtout lorsqu'il s'agit de femmes artistes. Si elles sont, par exemple, largement majoritaires et brillantes pendant leurs études d'art, le pourcentage s'inverse scandaleusement à l'entrée dans la vie active. Certaines s'accrochent heureusement et livrent une œuvre dense et passionnante comme Anita Gallego qui vient de mettre en ligne son nouveau site web.
La photographie est souvent à l'origine de son travail, qu'elle peigne, dessine ou construise des installations. De la mémoire elle extrait des images réalistes passées au crible de l'émotion picturale. Les modèles du passé deviennent ainsi des acteurs du présent. Elle attrape aussi au lasso des formes du quotidien comme ses arts ménagers (ustensiles, tabliers, fruits du marché, etc.) ou ses traces de café donnant naissance à des paysages, personnages ou animaux que l'on reconnaît comme lorsque l'on est allongé sur l'herbe et que l'on devine ce que sont les nuages, manière humoristique de rappeler à quoi la société relègue les femmes ! Elle aime aussi recycler des objets et photographies que leurs ombres poursuivent comme les traces du souvenir chaque jour recomposé.

mercredi 3 février 2016

Grandma roule en Dodge


Lorsque l'on découvre une comédie originale et réussie, l'envie de vérifier si le réalisateur ou la réalisatrice en a commis d'autres est mon premier réflexe à l'issue de la projection. Je n'ai vu aucun autre film de Paul Weitz, mais après Grandma, ou plutôt avant puisque c'est son dernier long métrage, je vais m'y employer dare-dare.
Grandma est une sorte de road movie à Los Angeles intra-muros mettant en scène une jeune fille de 18 ans qui vient de tomber accidentellement enceinte et sa grand-mère appelée à la rescousse. Au cinéma comme dans la vie les vieilles dames indignes sont truculentes, et celle interprétée par Lily Tomlin est particulièrement corrosive. Lesbienne, féministe, faussement misanthrope face à l'irresponsabilité masculine, Grandma est jeune depuis beaucoup plus longtemps que les autres protagonistes de cette course qui s'étale sur une journée bien remplie. Au volant de sa superbe Dodge Royal de 1955 elle part donc en quête de 630 dollars pour payer l'avortement de la gamine.


La drôlerie du film doit beaucoup à la prestation de Lily Tomlin et à l'élégance crue des dialogues de Paul Weitz qui ne tombent jamais dans la mièvrerie. Tourné en 19 jours, Grandma réussit à tenir en haleine grâce à sa structure par étapes, autant d'épreuves que les trois générations de femmes doivent surmonter. Au fur et à mesure que l'on avance le passé se révèle, justifiant les comportements actuels de chacune ou chacun. Vivement que le film sorte bientôt en France !

mardi 2 février 2016

Compost 93


Le journal de la communauté d'agglomération Est Ensemble proposait de donner le matériel de compostage contre une participation de 10 euros à condition de suivre un petit stage pour apprendre à se servir d'un compost si l'on possède un jardin. Françoise est donc allée passer deux heures au terme desquelles lui fut remis un polycopié, charge à elle d'aller récupérer à Bobigny la caisse en bois ou en plastique à monter soi-même. Elle a donc choisi le bois de la taille intermédiaire, soit 74x83cm équivalent à 400 litres. Les participants à l'opération étaient très majoritairement des femmes.
Jusqu'ici nous allions porter nos épluchures au jardin Guinguette à Bagnolet ou à celui du Pinacle géré par l'association Bagnolet Ville Fleurie où elle partage 40 m2 avec Alex. Le premier est un jardin écologique de permaculture convivial où les adhérents aiment se retrouver, par exemple le samedi midi pour déjeuner. Le second offre des surfaces permettant réellement de cultiver un petit lopin de terre, et des ruches occupent le bas du terrain.
L'utilisation de composts permet de limiter considérablement les ordures ménagères en recyclant productivement la sorte de terreau qui s'y développe, riche en humus et minéraux. Il faut alterner les couches de matières brunes (feuilles, papier journal...) et vertes (épluchures, marc de café, sachets de thé, restes alimentaires, coquilles d'œufs broyées...) et éviter poisson, viande, os et fromage pour ne pas attirer les rats ! On a gratouillé la terre avant de poser la caisse. Ensuite on retournera, aérera sans tasser les déchets, en surveillant l'humidité et la température qui peut atteindre 70°. Nous avons convié nos voisins à alimenter le nouveau compost. Rendez-vous dans quelques mois pour en apprécier le résultat !

lundi 1 février 2016

La boule à zéro


À la veille de mon concert avec Bumcello, Françoise m'a proposé de me couper les cheveux. Idée aussi sotte que grenue, car je me suis retrouvé avec la tête pleine de trous, certes amoureux, mais d'une esthétique qui frisait la maladie ou la collaboration à la Libération ! Je suis donc allé demander du secours à mon ami Sun Sun qui possède une tondeuse. Le sculpteur n'eut d'autre choix que de se baser sur les plus petits brins pour égaliser ma coiffure grisonnante. Sous cette météo froide et humide je n'ai d'autre solution qu'enfiler un galure. Heureusement j'en ai quelques uns très fantaisie, comme celui avec de longues oreilles d'âne ou de zèbre que je coiffai pour le concert de la semaine dernière...

Photo © Gérard Touren