70 décembre 2011 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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vendredi 30 décembre 2011

2. Long Island


Gargam s'était moqué de nous en évoquant "son château". Il est pourtant agréable de se promener sur la plage après le long voyage et malgré la grisaille. Agnès est frileuse. Nous jouons au scrabble en attendant qu'il fasse meilleur. Au déjeuner nous entrons de plein-pied dans les coutumes locales, hot-dogs au barbecue, et l'après-midi nous partons visiter Port Jefferson, un petit village au bord de la mer d'où nous rapportons des banana barges qui fondent en route. J'ai toujours adoré les glaces. Petits, nous allions à l'Igloo, rue de Sèvres, où, avec, on nous servait une verre d'eau glacée. Je ne pouvais m'empêcher de ne prendre que des boules au chocolat. En rentrant nous tondons la pelouse du château et nous nous laissons hypnotiser par les Three Stooges à la télévision. La publicité coupe sans cesse le programme. Quant à la pelouse, je n'ai jamais compris cette manie de la coiffure en brosse, préférant la liberté des herbes folles. C'est comme la cravate, je me suis juré de ne plus jamais me serrer le quiqui avec cette corde qui me fait penser à une laisse patronale. (feu d'artifice débordant jusqu'au paragraphe suivant en se transformant comme si les sons s'allongeaient dans le ciel) Après un cheese-burger pour dîner nous allons voir le feu d'artifice sur la plage. C'est comme souffler sur les bougies de l'immense gâteau qui nous est offert pour inaugurer notre périple. Des sparkling sticks à la taille du pays. Tout est énorme, les voitures, les plats, les gens.

Ma sœur a commencé à écrire son journal. Je me suis chargé de préparer les bagages pour repartir à New York vers midi. Nous les laissons à la consigne des Greyhound Buses et montons en haut de l'Empire State Building, cent deux étages, trois cent quatre vingt un mètres, le plus haut immeuble du monde. La tour Eiffel est riquiqui à côté ! La vue est impressionnante. Nous admirons la ville depuis les quatre côtés. Comme j'ai soif, je cherche une boîte de conserve au distributeur qui est tout en haut. Curieux, j'opte pour une boisson infâme appelée root beer, un mélange de racines et de plantes au goût synthétique. "Berk !" fait Agnès en trempant ses lèvres dans l'immonde breuvage. En redescendant nous sommes stupéfaits par la queue des touristes qui s'est encore allongée en bas du gratte-ciel.

Nous commençons à reprendre pied après le décalage horaire et nous sommes seuls, livrés à nous-mêmes, avec en poche quelques travellers cheques et nos abonnements de cars Greyhounds, mais pas suffisamment d'argent pour nous offrir un hôtel. Il va donc falloir nous débrouiller. L'astuce est de voyager la nuit pour ne pas avoir à chercher quelqu'un pour nous héberger. Si nous comptons sur des rencontres, nous avons quelques points de chute, à Cincinnati dans une famille où Agnès est restée lors d'un séjour scolaire, à El Paso chez un couple rencontré en vacances au Maroc, chez les Birge chez qui j'ai passé l'été 1965, et puis l'un des patrons de mon père habite Boston, c'est tout.

En 1964, mes parents reçoivent un coup de téléphone de deux Américains de passage à Paris, à la recherche de leurs origines en Europe. Henry et Sylvia Birge, prononcé Beurdge, qui arrivent de Stockholm, les invitent à boire un verre à l'Hôtel Intercontinental. Dans la conversation ils suggèrent de m'envoyer chez eux perfectionner mon anglais. Mon père saute sur l'occasion et je passai ainsi suivant dans le Connecticut. Ils me racontèrent qu'un Birge fut conducteur de convoi avec Buffalo Bill et prétendaient descendre des cent pèlerins arrivés à Plymouth sur le Mayflower en 1620. Ils m'emmenèrent ainsi sur les traces de ceux qui furent les premiers conquérants de ce qui deviendra les États Unis, cultivant une paranoïa que je trouvais surréaliste. Malgré la psycho-rigidité de Henry nous avons prévu d'aller leur rendre visite sur la route du retour dans deux mois. Nous ne sommes évidemment pas du tout de la même famille. Ils viennent de Scandinavie tandis que notre patronyme est plus ou moins alsacien. Plus ou moins ? La communauté juive était extrêmement nombreuse en Alsace avant la seconde guerre mondiale. En 1870, lorsque l'Allemagne annexe l'Alsace et la Lorraine, mes ancêtres transforment Berger en Birgé, avec un accent aigu bien français sur le é pour mettre le point sur le i que nous ne sommes pas allemands. Le berceau de la famille est Marmoutier, lointain cousinage, du côté maternel, avec Albert Kahn, banquier ruiné en 1929 et fondateur des archives de la planète, et Dassault, nom de résistant de Marcel Bloch. Ma mère est une Bloch, mais il faut toujours une branche fauchée à tous les arbres généalogiques ! C'est pareil du côté paternel puisque mon arrière-arrière-grand-père aurait effectué son service militaire de six ans à une époque où le recrutement se faisait par engagement et tirage au sort, mais où les riches se faisaient remplacer moyennant finances. Je profitai de l'aubaine et passai deux mois formidables à East Hartland et sur le yacht de mes hôtes au large des côtes de la Nouvelle Angleterre.

Ce voyage n'est donc pas une première, ni pour ma sœur, ni pour moi. Nous sommes tous les deux assez débrouillards, ma sœur est moins timide que moi, mais je viens de vivre deux mois dans la rue à battre le pavé quand il en reste, puisque à maints endroits ils ont été remplacés par la plage.

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-2. Introduction à mon second roman

-1. Tour, détour, deux enfants
0. La révolution
1. J'ai 15 ans

jeudi 29 décembre 2011

1. J'ai 15 ans


Nous sommes le 3 juillet 1968, j'ai quinze ans et huit mois, Agnès vient d'en avoir treize. Un jour je serai obligé de compter sur mes doigts pour ne pas me tromper. Nous nous sommes levés à 6h30 ce matin pour prendre l'avion. Je vais essayer de mieux raconter notre voyage que je ne le faisais lorsque j'écrivais à Papa et Maman. Enfant, mes cartes postales disaient à peu près toujours "Je vais bien, je mange bien, je dors bien, je m'amuse bien", histoire de ne pas les inquiéter et de retourner jouer le plus vite possible. C'était probablement vrai, mais j'aimerais me souvenir des autres moments de la journée. Du vague à l'âme parfois, un nouveau monde certainement, des souvenirs choisis. Il était dommage que tous les messages se ressemblent quelle que soit leur provenance. En retournant la carte postale on découvrait l'illustration qui laissait enfin place à l'imagination. J'espère avoir grandi. C'est le grand jour, le D-Day, puisque nous nous envolons à 11h pour New York. Aucun de mes copains n'a jamais franchi l'Atlantique.

(Musique 2, drone avec sons de l'avion se transformant progressivement en jazz avec voix de Donald et rappel des "Oignons" pour se terminer en radiophonie intégrant des musiques de l'époque, comme un énorme hamburger)

Le voyage se passe à merveille. Nous comptons les heures. J'ignore pourquoi, adulte, Agnès sera prise de panique au point de se saouler avant chaque embarquement. Le Boing fait escale à Gander sur l'île de Terre-Neuve au Canada et nous atterrissons enfin sur l'aéroport JFK. L'assassinat de John Fitzgerald Kennedy est le premier évènement politique dont ma sœur se souviendra. Nous foulons le sol du tarmac.


Agnès porte de superbes chaussures très mode avec une plaque de métal. Passé la douane et son questionnaire aussi absurde qu'attendu, Messieurs Gargam et Brun nous accueillent. Gargam est une connexion franc-maçonne de mon père. Nous ne savons pas très bien ce que c'est, sauf qu'en voiture, à Paris, des conducteurs klaxonnent trois fois en repérant un écusson collé au-dessus du pare-choc arrière, à côté de l'ovale EU d'Europe. Cette utopie fraternelle sera lamentablement dévoyée par des traités successifs concoctés par le monde de la finance. Même chose avec la franc-maçonnerie de mon père qui prétend que jamais un "frère" ne le trahira ; il se fera tout de même arnaquer par quelques "frangins". Ses réunions du jeudi soir sont aussi prétexte à des escapades extraconjugales, sujettes à engueulades sévères avec ma mère qui ne supporte pas non plus le refus de la mixité au Grand Orient, et pour cause ! Si je me sens le digne héritier de ses engagements politiques, je ne serai jamais tenté par la franc-maçonnerie et mon père n'en fera jamais aucun prosélytisme. Ma mère me confia qu'il y entra il y a dix ans lorsque tous ses amis lui tournèrent le dos à sa faillite après la production de Nouvelle Orléans au Théâtre de l'Étoile avec Sidney Bechet et Mattye Peters. Il a décidé de rembourser ses dettes, est retourné à l'école, a changé de métier, remonte doucement la pente grâce à un optimisme contrastant avec le "c'est foutu" de ma mère. Aussi loin que je me le rappelle, l'opérette est mon plus ancien souvenir américain. Je suis sur les genoux de Sidney qui me laisse gagner à la boxe et souffler dans son saxophone soprano. À la première, le cortège traverse l'orchestre en lançant au public de vrais oignons ; "c'est pas cher, mais c'est bon" chanterai-je longtemps après. Les représentations suivantes, les oignons sont remplacés par des cotillons qui en ont l'aspect avec un truc épineux qui s'agrippe aux vêtements. Papa nous a raconté qu'il était au Hot-Club de France et qu'ayant la plus grande chambre de l'hôtel où il logeait, Louis Armstrong est venu y faire le bœuf. Pendant longtemps c'était l'image que nous avons eue des États-Unis, avec Mickey et les westerns.

Mais le jazz n'est plus de mon âge. Mon premier trente-trois tours est celui de Claude François à l'Olympia. Que mon père a aidé à ouvrir avec Bruno Coquatrix en faisant de la cavalerie, un système de chèques que l'on se refile les uns aux autres en tournant et en jouant sur le délai d'encaissement des banques, si j'ai bien compris. C'est aussi à l'Olympia que le public a cassé des fauteuils quand Sidney y est passé. Il y a deux ans, le 29 mars 1966, j'y ai vu les Rolling Stones grâce au concours des Copains Menier ! Il fallait cinquante emballages de chocolat, mais leur taille n'était pas spécifiée, alors ma mère a eu l'idée d'acheter une boîte de cent petites barrettes individuelles me permettant d'être dans les premiers à répondre... Cinquième rang, mon premier concert, grâce à l'émission Salut les copains que j'écoutais chaque jour en rentrant du lycée. Maintenant je préfère le Pop-Club de José Artur. J'écoute aussi les Beatles, Jacques Dutronc, Adamo, Nino Ferrer, Donovan, les Four Tops, Nights in White Satin des Moody Blues, No Milk Today de Herman's Hermits, Happy Together des Turtles, A Whiter Shade of Pale de Procol Harum... J'enregistre tout sur le magnétophone Radiola que mes parents m'ont offert à la fin de la sixième lorsque j'ai eu le Prix d'Excellence, contre toute attente de leur part. Ils racontent encore que ce fut une catastrophe parce qu'ils n'en avaient pas les moyens, mais ils ont tenu leur promesse. C'était une manière de m'encourager. Que ce soit une fessée ou un cadeau, ils ont toujours fait ce qu'ils avaient promis ! J'ai San Francisco de Scott McKenzie dans les oreilles, be sure to wear some flowers in your hair, les hippies nous font rêver.

La révolution est excitante, mais je suis non-violent depuis que j'ai pris ma carte de citoyen du monde quand j'avais treize ans. Einstein, Gide, Camus, Sartre, Breton ont adhéré au mouvement fondé par Garry Davis, préfigurant le Peace and Love du Flower Power et les manifestations contre la guerre du Vietnam. "Face aux préparatifs de destruction qui s'organisent sous nos yeux et devant l'impuissance avouée des États, des Blocs, de l'O.N.U. à défendre la vie menacée, nous déclarons en danger chaque homme, chaque village, chaque ville et l'espèce humaine, nous déclarons l'humanité entière en état de légitime défense contre les États souverains, les idéologies et les propagandes qui prétendraient justifier le recours à la guerre, nous déclarons ouverte la crise de régime du monde... (...) Nous appelons les hommes à de nouveaux héroïsmes pour poser les actes de refus, de courage et d'espoir dont l'avenir dépend. (...) Le citoyen du monde réclame des lois mondiales qui donnent aux individus et aux peuples des garanties minima, notamment pour leur subsistance, leur sécurité et leur liberté ; des institutions mondiales, ayant pouvoir d'élaborer ces lois, de les appliquer, de les faire respecter..." Etcétéra. Fin 1948, Garry Davis réclame un pouvoir fédéral mondial et une assemblée constituante des peuples. C'est le genre de truc auquel je pense avant que nous atterrissions. Ensuite je me tords le cou pour voir l'Amérique au hublot.

À la sortie de l'aéroport nous sommes impressionnés par la taille de l'embouteillage et les nœuds des échangeurs autoroutiers pour rejoindre New York City. Mr Gargam nous emmène dans un petit appartement qui ressemble à un logement ouvrier. Les gratte-ciel qui projettent leurs ombres empêchent la lumière d'y pénétrer, lui donnant un aspect un peu crasseux. Nous n'y restons pas. Demain est le Jour de l'Indépendance, fête nationale aux USA. C'est la ruée vers Niagara, tous les bus sont complets. Après avoir envoyé un télégramme à Maman et Papa nous prenons la route pour Rocky Point sur Long Island où Mr Gargam nous a invités.

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mercredi 28 décembre 2011

Putain


"Je n'ai pas l'habitude de m'adresser aux autres quand je parle, voilà pourquoi il n'y a rien qui puisse m'arrêter, d'ailleurs que puis-je vous dire sans vous affoler..." La pièce de théâtre Fille du Paradis, mise en scène par Ahmed Madani, commence par les mêmes mots que Putain, le roman de Nelly Arcan, qu'il a adapté en le dépeçant de tout ce qui pouvait paraître anecdotique pour n'en conserver que la charge la plus virulente, qu'on dira politique. Dès ces premiers mots je suis retourné par le jeu de Véronique Sacri. Si j'ai souvent du mal à me laisser emporter au théâtre, contrairement au cinéma, je dois me répéter que ce n'est pas la vraie Cynthia, mais une comédienne qui s'adresse à nous, seule avec pour seuls accessoires une chaise et un verre d'eau. Son sourire séducteur de connivence ne durera pas, l'enfer reprendra le dessus, brutale réalité qui va chercher dans les profondeurs d'une âme meurtrie, celle d'une femme qui ne peut souffrir de se reconnaître dans toutes les autres. Dieu et Freud ne seront d'aucune aide à cette jeune étudiante devenue escorte, call-girl, prostituée de luxe, comme on voudra l'appeler, qui porte la croix du fantasme de la femme parfaite, rêvée par les hommes comme par les femmes. S'ils en prennent pour leur grade, avec raison, sont-elles elles-mêmes responsables de leur propre sacrifice ? Le texte est bouleversant, la comédienne (dont le nom semble prédestiné au rôle) est exceptionnelle, la mise en scène aveuglante de sobriété, noir et blanc, noirceur du propos, intelligence lumineuse, schizophrénie de jour et nuit. La charge politique est d'autant plus forte avec l'actualité des affaires DSK et Carlton, mais la foudroyante analyse de mœurs est hélas intemporelle. Putain fut le premier de cinq romans fulgurants qui n'éviteront pas à son auteur le suicide par pendaison à 36 ans. Plus autofiction que roman autobiographique, il s'ajuste parfaitement à la scène. La pièce se joue les lundis et mardis à 21h30 au Théâtre de l'Essaïon à Paris jusqu'au 17 janvier.

Ahmed Madani a toujours choisi des œuvres qui traitent du monde d'aujourd'hui. Ces dernières années il s'est centré sur les questions propres aux femmes et à leur oppression. Nous nous étions rencontrés en 1989 pour monter J'accuse, adaptation d'Émile Zola initiée par Un Drame Musical Instantané avec Richard Bohringer, la chanteuse Dominique Fonfrède, notre trio infernal et un orchestre d'harmonie de soixante-dix musiciens. Grâce à lui, qui en assurait la mise en scène, j'avais fait la connaissance du scénographe Raymond Sarti qui deviendra l'un de mes amis les plus proches et avec qui je collaborerai souvent. Il avait construit un décor démentiel en s'appuyant sur l'une des tours du Val Fourré à Mantes-la-Jolie qu'il avait intégralement repeinte. L'immeuble sera plus tard détruit avant que la réalisatrice Dominique Cabrera y tourne Chronique d'une banlieue ordinaire. Tout se croise et se recoupe. Je composai la musique de ce film en 1992. Raymond Sarti ne cessa jamais de travailler avec les uns et les autres, il est le conseiller pour la scénographie de Fille du Paradis. Ahmed Madani a toujours l'œil brillant de celui qui vient de jouer un bon tour. Sa dernière pièce est méchante comme seuls les gentils savent en concocter.

mardi 27 décembre 2011

La chambre de Swedenborg en écoute


Après la visite de l'exposition où nous devons intervenir (26 janvier au Musée d'Art Moderne de Strasbourg), la préparation du spectacle et les séances de travail en studio, nous mettons en ligne les premiers enregistrements de La chambre de Swedenborg. Lors de cette séance de spiritisme musicale la chanteuse danoise Birgitte Lyregaard tient le rôle de MC, la percussionniste suédoise Linda Edsjö joue du marimba, du vibraphone et des percussions, je jongle avec de drôles d'instruments électroniques et de bizarres créatures acoustiques. Comme pour tous les albums récents produits par GRRR le téléchargement et l'écoute en streaming sont gratuits.

Tout le monde y gagne. Nous ne dépensons plus des sommes faramineuses pour presser des disques dont les recettes équilibrent rarement les dépenses. L'auditeur peut se délecter de musique sans que cela lui coûte un sou. Le rayonnement international d'Internet permet de toucher infiniment plus d'amateurs que la diffusion physique. On peut néanmoins se demander comment les artistes peuvent survivre s'il n'y a pas d'échange marchand. Dans notre petit domaine de la musique inventive la production de disques n'a jamais été lucrative. Elle a toujours joué un rôle promotionnel pour vendre des spectacles ou susciter des commandes. Pour que ces nouveaux usages fonctionnent correctement il reste encore à convaincre la presse de relater ces initiatives. Pour l'instant, contrairement à ce qu'elle prétend, elle boude la création numérique. Son manque à gagner dans la perte provisoire de ses annonceurs explique en partie son boycott. Le succès des blogs se comprend très bien par la confiance que les lecteurs octroient aux rédacteurs qui n'écrivent que par passion, sans but lucratif ni pression économique, du moins pour la plupart. Les amateurs, étymologiquement ceux qui aiment, prennent de l'avance sur les "professionnels". La presse aurait pourtant besoin d'alimenter ses colonnes avec du neuf. Les journalistes vivent de nos créations. Ils l'oublient souvent. Lorsqu'un secteur artistique s'effiloche les colonnes qui le commentait disparaissent à leur tour. Nous sommes liés les uns aux autres par un système tacite qui devrait valoriser la solidarité et le partage. Occulter la création numérique et les nouveaux supports met en danger nos existences à tous et toutes dans une période critique où l'art figure l'un des derniers bastions de résistance contre le formatage et la manipulation de masse.

Photo © Sonia Cruchon

lundi 26 décembre 2011

Danser sa vie sans hésiter


Déçus par Edvard Munch (jusqu'au 9 janvier), nous avons découvert par hasard la grande exposition Danser sa vie, au Centre Pompidou jusqu'au 2 avril, qu'il serait dommage de rater. Riche de 450 œuvres sur 2000 m², elle met en espace la relation entre la danse et les arts visuels du début du XXe siècle à nos jours, depuis Nijinsky, Isadora Duncan et Loïe Fuller jusqu'aux plus récentes créations. Articulée en trois actes, elle confronte la danse à la subjectivité, l'abstraction et la performance. Le titre de l'exposition renvoie aux liens que tissent le mouvement composé et celui du quotidien et de l'intime, tendance actuelle éclairée par la vidéo Movement Microscope du Danois Olafur Eliasson, des danseurs évoluant librement dans une bibliothèque où travaillent des salariés. Comme dans le magnifique Dialogue d'atelier vu cette semaine où le chorégraphe Didier Silhol et Dalila Zarama habitent la menuiserie de Pierre Sanz filmés par David Coignard et Jean-Louis Valliccioni.
Si la danse sait exprimer la vie comme bien d'autres médias elle incarne généralement la mort mieux qu'aucun autre, donnant chair à cette indestructible dualité, engageant les limites du corps face aux intempéries du temps, du rêve et du réel. La rétrospective de Beaubourg illustre ainsi et malgré elle la perte que les œuvres d'art rendent immortelle. L'enregistrement des émotions peut alors produire une tristesse aussi forte que l'euphorie des énergies déployées par les danseurs. Certains luttent avec l'espace, d'autres l'embrassent, mais tous et toutes le prennent à bras le corps.


En tableaux (Matisse, Nolde, Kirchner, Sonia Delaunay, Warhol, Rauschenberg, Klein, Pollock...), sculptures (Rodin, Calder, Schöffer...), costumes (le Ballet triadique d'Oskar Schlemmer que je cherchais à voir depuis longtemps), archives et créations vidéographiques sur petits et grands écrans (Entr'acte, Daria Martin...), installations avec parfois des performeurs vivants (solo de Tino Sehgal, go-go dancer de Felix Gonzalez-Torres), nous traversons tous les grands courants de la danse moderne et contemporaine, ballets russes, Rudolf von Laban et Mary Wigman, Martha Graham, William Forsythe, Alwin Nikolais, Merce Cunningham, Trisha Brown, Pina Bausch, Steve Paxton, Lucinda Childs, Anne Teresa de Keersmaeker, sans négliger les avant-gardes du XXe siècle (cubisme, futurisme, orphisme, De Stijl, Dada, Bauhaus, constructivisme russe, Fluxus...), la contorsion circassienne, ou la danse populaire (Josephine Baker, Ange Leccia, Jérôme Bel...) dont le vertige fait oublier les crises sociales.

Illustrations : Lavinia Schulz & Walter Holdt, Toboggan Frau, 1923 / Thierry de Mey filme Anne Teresa de Keersmaeker, In Silence et Water, 2000.

vendredi 23 décembre 2011

Toni Tani, roi délirant du mambo japonais


Ladies and Gentlemen and Ottosan okkasan ! This is Mister Toni Tani zansu ! Difficile de trouver des informations sur les chanteurs japonais du siècle dernier lorsque l'on ne parle ni ne lit la langue. Comme sur place, il faut apprendre à deviner. Il y a vingt ans j'avais recopié sur cassette un disque de Toni Tani (トニー谷), sorte de Spike Jones du soleil levant, comédien et chanteur populaire dans les années 50 qui mélangeait mambo, cha-cha-cha, musique traditionnelle, effets sonores et une tchatche de marchand à la sauvette. Il s'accompagnait souvent d'un soroban (boulier japonais) en guise de percussion.


J'ai toujours adoré les comiques que j'appelle les chanteurs du dimanche matin : Bobby Lapointe, Dario Moreno, Spike Jones ou Toni Tani me collent une pêche incroyable. Malheureusement l'album Saizansu World Of Tony Tani n'est trouvable qu'à un prix prohibitif, mais on peut découvrir quelques morceaux en fouillant YouTube...

jeudi 22 décembre 2011

Matador (Monopoly), série danoise 1978-1981


Comme j'avais interrogé la chanteuse Birgitte Lyregaard sur le Danemark, elle est revenue à Paris avec le coffret DVD de Matador en cadeau. "Si tu veux connaître les Danois !" Là-bas on ne se demande pas si on l'a vue, mais combien de fois on a regardé la saga de 27 heures. Quatre ou cinq fois, m'avoue Birgitte quant à elle. Si Matador (chef d'entreprise, mais également le nom du Monopoly en danois) fut tourné entre 1978 et 1981, l'action se déroule de 1929 à 1947, à raison d'à peu près un épisode par année, sans durée formatée (41 à 86 minutes). Les 24 épisodes se passent dans la petite ville imaginaire de Korsbæk où les fortunes se font et se défont. Le mélodrame qui oppose deux familles d'entrepreneurs, de la grande dépression à l'occupation allemande, est mâtiné d'un chaleureux humour propre aux Danois et l'évolution des personnages y est passionnante. La frontière entre les classes sociales rappelle le cinéma de Jean Renoir, comme si deux mondes cohabitaient. L'importance donnée aux femmes y est déterminante, phénomène toujours rare au cinéma. Dirigé près Erik Balling, Matador est dû à l'auteur Lise Nørgaard en collaboration avec Karen Smith, Jens Louis Petersen et Paul Hammerich. Espérons qu'un éditeur français aura la bonne idée de publier cette réussite, car la version superbement remasterisée en 2009 depuis le film en 16 mm ne comporte que des sous-titres norvégiens, suédois et... anglais.

mercredi 21 décembre 2011

0. La révolution


Aller fouiller sa mémoire n'est pas chose aisée. Mon père est mort il y a vingt-cinq ans. Ma mère ne se souvient de rien, elle prétend que le passé est inintéressant. Comme tout le monde elle le réécrit comme ça l'arrange. Son révisionnisme systématique m'horripile. Elle est incapable de répondre à mes interrogations légitimes et m'envoie promener parce que je la dérange au milieu de Questions pour un champion. Je lui rétorque qu'elle est éliminée. Un point c'est tout. Elle aurait pourtant bien besoin de comprendre pourquoi elle et ses deux sœurs ont autant souffert de la vie, des handicapées du cœur, même si elles l'ont sur la main et que je les adore toutes les trois. Quel secret de famille est enfoui dans cette surdité entretenue ? À quelle génération remonter pour dénouer la corde qui les lie et les étrangle ? Je crains qu'elles emportent ce mystère dans la tombe, si même elles en soupçonnent l'existence. Ma soif d'écrire est-elle la parade à leur mutisme ? Ma fille ne me lit que rarement, mais elle pourra y revenir si elle le souhaite. Du côté de mon père les archives de la famille ont disparu il y a une dizaine d'années avec l'incendie de l'appartement de sa sœur auquel elle a succombé. J'ai tardé à l'appeler. Elle était trop bavarde !

Tout a donc commencé le 10 mai, comme une seconde naissance. Était-ce quelques jours plus tôt ? Je fais un amalgame avec la journée qui précède "la nuit des barricades". Je me creuse les méninges. C'était un vendredi. Le vendredi 10 mai. Une foule adolescente était attroupée devant la petite porte du Lycée Claude Bernard en face du stade et personne n'entrait. On se demandait si on allait suivre le mouvement qui depuis quelques temps animait Nanterre et le quartier latin. Nous ne savions pas vraiment quoi faire. À l'appel des CAL (Comités d'Action Lycéens), des mots d'ordre de grève avaient circulé, mais jamais on n'avait entendu parlé de grève d'élèves, ni des lèvres ni des dents. Les premières avaient eu lieu dès décembre 67. Je me suis dévoué pour aller voir le proviseur pris dans la cohue et je lui ai posé la question qui nous turlupinait. Depain, un type plutôt pas mal dans la difficulté de sa fonction, m'a répondu "Mais qu'est-ce que vous voulez que je fasse !" en me montrant tout le lycée massé sur le trottoir. Tout est allé très vite, j'ai dit "Portez-moi !" et j'ai crié au-dessus des têtes "Je viens de parler avec Monsieur le Proviseur, il n'y aura pas de sanction..."

(Musique 1)

Ma vie a basculé en quelques secondes. J'avais quinze ans, j'étais bon élève, mon engagement se cantonnait aux dissertations que ma mère avait souvent rédigées à ma place et qui avaient le mérite de soulever des questions morales. Et puis tout à coup, je suis porté par la foule, ovationné, et je m'entends hurler "Tous à La Fontaine !". C'était le lycée de filles à côté du nôtre. La mixité sera l'un des fruits de notre combat. Nous marchons. Nous enfonçons les portes et nous grimpons quatre à quatre dans les étages, ouvrant les portes des salles où se donnent les cours. On ne peut pas dire que notre élan fut couronné de succès. Tout juste une dizaine de filles débrayèrent pour "grossir" notre défilé qui se dirigea d'abord sur Jean-Baptiste Say puis Jeanson de Sailly. Mon oncle Gilbert appela mon père pour le prévenir qu'il venait de me voir passer "à la tête d'une manifestation" rue de la Pompe où il décorait la vitrine d'une boutique. Nous avons marché et nous marcherons encore beaucoup et nous courrons, ah ça, nous avons couru pendant toutes ces années ! Je n'étais pas un lanceur de pavés, mais j'ai couru, couru jusqu'à la manif contre Nixon quelques années plus tard, seize kilomètres à bout de souffle avec les matraques qui s'abattraient sur les crânes de tous côtés... En fin d'après-midi, nous avions rejoint les autres défilés à Denfert-Rochereau. Tandis que nous attendions, je suis entré dans un salon de coiffure et j'ai demandé s'il était possible que j'appelle mes parents pour les rassurer.

Les deux mois qui suivirent éclairèrent ma vie d'un soleil éblouissant. Le beau temps est favorable aux révolutions. Pendant les manifestations je faisais partie du service d'ordre à mobylette, j'arrêtais les voitures, il y en avait de moins en moins à cause de la pénurie d'essence, et nous grillions les feux tricolores pour faire passer le rouge et le noir. Je livrais aussi les affiches des Beaux-Arts à l'ORTF. Habitant Boulogne-Billancourt, je faisais partie du Comité d'Action du XVIe arrondissement, cela ne s'invente pas, et le soir, Porte de Saint-Cloud, je criais "Action, demandez Action, le journal des comités d'action" avec un type plus vieux que moi, Rémy Kolpa dont je reconnaîtrai plus tard le nom en fréquentant le journal Actuel et Radio Nova.

Le 15 juin, l'enterrement de Gilles Tautin me marqua particulièrement. Ce lycéen de 17 ans s'était noyé dans la Seine, poursuivi par les forces de l'ordre près des usines Renault à Flins. On parle plus souvent de Pierre Overney, mais la mort de ce garçon à peine plus âgé que moi me ramenait au réel. L'immense cortège avançait sans bruit, un silence de mort. Je ne suis fan ni des fleurs ni des couronnes, mais chacun déposa une rose rouge sur son cercueil. J'étais retourné. Le crime de la police gaullienne avait l'odeur de l'injustice. C'était la première fois que j'étais confronté à la mort d'une jeune personne. Celles qui suivront portent son empreinte. Percuté sur l'autoroute par un imbécile qui roule à contre-sens, pendu pour un chagrin d'amour, suicidé au gaz qui fait exploser l'immeuble, junkies à l'overdose, et puis la maladie... Mais à quinze ans je n'étais pas à me demander qui de la vie ou la mort est la plus absurde. Jimi Hendrix, Janis Joplin, Jim Morrison, Brian Jones, Alan Wilson étaient encore vivants. Deux ans plus tard ils auront tous été emportés.

Mai 68 avait échoué avec les accords de Grenelle, mais nous ne le savions pas. Nous n'avions réussi qu'une révolution de mœurs. On lui impute souvent bien des tares, mais c'est confondre ses acquis et la réaction qui n'eut de cesse de les saper. Les jeunes d'aujourd'hui ne peuvent imaginer comment c'était avant, une France encravatée et en blouse grise. Sur toute la planète la révolte avait grondé. Même si j'en comprenais la nécessité, la violence révolutionnaire ne correspondait pas à mes idéaux. Peu formé politiquement, j'étais certainement plus "Peace and Love" qu'un enragé. Jamais pourtant je ne renierai l'élan extraordinaire que nous inspira ce printemps.

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mardi 20 décembre 2011

Chants vaudous de 1953


"Ti zwezo nan bwa ki tape koute..." : nous étions extrêmement attachés à la sublime mélodie de Choucoune. Était-ce un effet du vaudou si je perdis ce disque rare et exceptionnel il y a plus de trente ans ? Alors que je le rapportais à la chanteuse Tamia qui l'avait adapté pour la chorale de ses élèves je le posai sur le toit de ma voiture pour ouvrir la portière et l'y oubliait. Voodoo figure l'un des deux actes manqués que je commis fin des années 70 avec la copie 16mm du film A Movie de Bruce Conner dont j'ai raconté ici la perte. Je rachetai une copie à Conner grâce à Bernard Eisenschitz. Quant au 33 tours 30 cm j'en avais réalisé une copie sur bande, numérisée hier soir. L'objet rare, d'une durée de trente minutes, méritait que j'en fasse copie intégrale. Plus d'internautes partageant des œuvres rares, plus de chances de ne pas les perdre dans les plis de l'Histoire :
Cette authentique musique rituelle vaudou est interprétée par Emerantes de Pradines Morse dite Emy de Pradines, fille du poète et auteur-compositeur contestataire Ti-Candio, avec l'Haïti Dance Chorus and Orchestra, soit un chœur de douze danseuses accompagné de Rada drums, trompes en bambou, claves, shakers, flûte et guitare. Le disque fut enregistré en 1953 sous New York City Mono, référence 199-151, sur le label Deep Groove Remington.


Il commence par un rythme de tambour Banda et se poursuit avec I Man Man Man


où les noms des esprits Lwas, comme Simbi ou Ougun Badagris, sont prononcés jusqu'à la possession.


Choucoune (paroles d'Oswald Durand de 1883, musique de Michel Mauleart Monton de 1893) était notre morceau fétiche, une chanson d'amour composée sur un rythme Meringue. Il existe de nombreuses versions de ce tube haïtien et de son adaptation cavalière américaine intitulée Yellow Bird...


Negress Quartier Morin est un chant à répondre où une fille lance "Je vais danser vaudou, mais je ne peux pas dans ce vieux costume, prête-moi ta jupe" et une autre de répondre "Non, je ne te prêterai pas ma jupe", et ainsi de suite…


La face A se termine par un hommage à Erzulie Freda Dahomey, déesse de l'amour qui entre en possession du corps de la chanteuse, lui parfumant sa robe et ses bijoux…


La face B commence avec la berceuse créole Dodo Titit Maman, "Si tu ne dors pas le crabe te mangera, si tu ne dors pas le chat te mangera…", suivi par Rasbodail Rhythm, influencé par les rythmes de carnaval des Indiens Taïno et Arawak, premiers habitants d'Haïti.


Il conjure les mauvais esprits. Lao Azaou est une invocation de magie noire qu'il ne serait pas bon de jouer dans n'importe quelle circonstance.




J'adore aussi Panamam Tombe, une chanson humoristique sur un président haïtien qui pourrait perdre son pouvoir en perdant son chapeau, probablement une métaphore de l'esprit.


Enfin, Mreli Mreli Mande est la plainte d'une fille dont le père est un prêtre vaudou et sa mère versée dans les mystères : "Aucun diable ne peut m'atteindre! J'appelle, je crie, je défie ! Aucun ne peut me blesser !".

Original Meringues, un autre disque :

lundi 19 décembre 2011

-1. Tour, détour, deux enfants


Quel genre d'enfant étais-je ? Quel genre avions-nous été ? Agnès dira que rien n'eut été possible sans la responsabilité que j'endossai. Nos parents ne l'auraient jamais autorisée à vivre ces aventures si je n'avais joué le grand frère protecteur depuis notre plus jeune âge. J'avais seulement trois ans que je la gardais le soir tandis qu'ils sortaient au théâtre ou au cinéma. À cette époque mon père était critique, agent littéraire ou producteur de spectacle. Ma sœur n'avait que six mois. Dès mes trois semaines, j'étais resté seul, la concierge montant vérifier qu'il n'y avait pas de problème, une fois dans la soirée. Ils firent de moi un petit garçon sérieux, et inquiet. Mon angoisse s'exprimait dès qu'ils avaient fermé le verrou à double tour. J'écoutais le métal du pêne s'enfoncer dans la gâche, puis l'ascenseur, pour me relever après avoir fait semblant de dormir. Sans bruit je vérifiais que la porte palière de l'appartement était bien cadenassée et qu'ils avaient éteint le gaz ; je me recouchais et m'endormais. Ils pensaient que je les prenais pour des débiles inconscients. Nous habitions rue Vivienne dans un ancien hôtel de chasse de Richelieu, un meublé en duplex au dernier étage avec terrasse. Je n'avais pas cinq ans que je traversais seul la Place de la Bourse pour aller et revenir de l'école. Sur l'un des films en 16 mm tourné par mon père on peut constater avec quelle autorité je donne la main à ma petite sœur pour rejoindre l'autre côté de la route à Saint-Jean-Cap-Ferrat. Je m'occuperai d'elle jusqu'à mes dix-huit ans. Bien qu'elle eut des relations sexuelles bien avant moi, avec mon meilleur copain, elle assimilera ma première relation amoureuse à une trahison. Nous n'aurons plus jamais l'incroyable complicité de notre enfance et de notre adolescence. Mon entrée à l'Idhec à dix-huit ans clôturera cette période ; je la laisserai tomber. L'année suivante, je partirai vivre en communauté.

(placer ici un extrait de film en 16 mm)

J'ai souvent raconté notre premier voyage lorsque j'avais cinq ans et Agnès trois. Nos parents nous avaient confiés aux passagers du compartiment pour que nous descendions bien à Grenoble où ils nous envoyaient dans un home d'enfants pour les vacances. Comme j'y avais été accidentellement mordu par un chien, Agnès en tirerait plus tard une peur panique des canidés, au point de se jeter sur la chaussée dès que nous risquions d'en croiser un, même minuscule.

Au retour de notre voyage aux USA je lui permettrai d'aller en boum, mon père et ma mère me faisant confiance pour la surveiller. Je rentrerai souvent furieux de son insouciance ; des garçons la faisaient boire et il fallait que je l'attrape pour lui éviter de gros ennuis. De mon côté, ce rôle protecteur et ma timidité maladive m'empêcheront de profiter des surprises-parties. J'ai toujours été trop sérieux.

Ma première remarque politique daterait de 1958. Je serais rentré de classe en demandant à mes parents "pourquoi on les embête, les bougnoules ?". Ils avaient été choqués de l'expression raciste, jamais employée à la maison, probablement entendue à l'école. Le phénomène important était le choc que m'avait procuré la présence menaçante des cars de police devant la Bourse. La nuit du 23 avril 1961, mon père s'était habillé pour empêcher les généraux rebelles d'atterrir à Paris et de commettre un putsch militaire ; cela s'avèrera une élucubration de Michel Debré et une énième manipulation de de Gaulle lui permettant de faire passer l'article 16 de la Constitution pour lui donner les pleins pouvoirs, mais j'avais été impressionné par l'urgence à minuit passé. C'était la guerre d'Algérie. Mes parents s'intitulaient "intellectuels de gauche". Ils le croyaient. Devenu adulte et en âge de penser par moi-même, j'aurai des doutes sur les deux termes. Ils ne m'emmenaient jamais au concert, ni au musée, et j'assimilerai leurs idées politiques à un réformisme social-démocrate petit bourgeois. Mais nous n'en étions pas là.

Le soir du 10 mai 1968, ils dirent qu'il était important qu'on se parle : "Sache que ta mère et moi, pendant les jours qui vont venir, nous allons être très inquiets, mais après tout ce que je t'ai raconté de ma jeunesse je me vois mal t'interdire d'aller manifester..." En 1934, mon père s'était battu à la canne contre les Camelots du Roi. Il s'était engagé dans les Brigades Internationales, mais n'était jamais parti à cause de ses rhumatismes articulaires aigus. La crise qui a précédé son départ lui a sauvé la vie, aucun de ses camarades n'est revenu d'Espagne. Il entrera ensuite dans la Résistance, dénoncé il sera fait prisonnier, s'évadera du train qui l'emmenait vers les camps, etc. Mon activité "révolutionnaire" fut beaucoup plus modeste, mais déterminante dans mon évolution.

Précédemment : -2. Introduction à mon second roman

vendredi 16 décembre 2011

Abracadabra


Les machines sont capricieuses dès lors qu'on leur rajoute un petit accessoire numérique. Le moindre ravalement de façade et elles refusent d'avancer ou de perpétuer leurs habitudes. Les vrais plantages sont devenus rares, mais les mises à jour font souvent régresser les usages. Il n'y a qu'à essayer l'application Final Cut pour constater l'absurdité et l'inanité de sa nouvelle version, sorte d'iMovie inutilisable par un professionnel.
J'étais donc en train de plancher piteusement sur la Mascarade Machine inventée avec Antoine Schmitt, pendant que mon camarade qui l'avait programmée courait le monde avec ses installations oscillant entre science-fiction et génétique virtuelle. Antoine tissait une toile reliant quelques points chauds de la planète : Pixel noir à Shenzhen (Chine) et au Cube, City Sleep Light à la Fête des Lumières à Lyon, Façade Life à Vancouver (Canada), Nabaz'mob à Tallinn (Estonie) et Beauvais, Time Slip à Ljubljiana (Slovénie), Le grand générique à la Fiac, Still Living à Karlsruhe (Allemagne), ou collaborant à Nous autres ? dans les Cévennes...
Rassuré par ces bonnes nouvelles à l'occasion de son demi-siècle, je pestais néanmoins contre le clavier qui ne répondait plus à mes exhortations, l'image de ma frimousse et de mes mains restant figée sur des ectoplasmes d'à plat blanc. Aussitôt à pied d'œuvre, Antoine régla son compte à la machine en deux coups de cuiller à pot. Une mise à jour de Processing et quelques lignes de code plus tard, je pouvais à nouveau transformer le flux radiophonique en mélodie par d'élégants mouvements de passe-passe captés par la webcam intégrée. Mes prochaines prestations scéniques faisant toutes appel à cet instrument qui tient du Theremin pour l'interface et de la boîte d'effets pour le traitement acoustique, je peux transformer un signal audio comme la radio ou la télé en temps réel ou m'attaquer à une radiophonie, "mash-up" freestyle ou "plunderphonics" avant la lettre, soit ici le montage de très courts extraits radiophoniques de 1981 faisant surgir le paysage social au-dessus du paysage sonore. La théorie de R. Murray Schafer couplée au matérialisme historique !

jeudi 15 décembre 2011

-2. Introduction à mon second roman


Si l'on a la chance de savoir véritablement qui l'on est, ce ne peut être qu'au moment de mourir. Comme je vous parle encore du côté des vivants je suis sans cesse tenté d’attendre mon dernier soupir ou, en désespoir de cause, de remonter toujours plus loin dans le temps pour découvrir quand tout a commencé.

L’histoire qui m’amène est un voyage initiatique entrepris avec ma petite sœur lorsque nous avions treize et quinze ans. À l’été 1968, envoyés par nos parents qui pensaient que les voyages forment la jeunesse, nous avons passé près de trois mois à faire seuls le tour des États Unis, livrés à nous-mêmes. Chaque fois que je racontai notre incroyable périple mes auditeurs me suggéraient de l’écrire, mais j’étais incapable de trouver l’angle sous lequel m’y attaquer. Tenté par la fiction je cherchai le moyen de raconter cette extraordinaire aventure qui me semblait perdre sa force si l’imagination s’en mêlait. L’idée a germé lorsque j’ai retrouvé dans le grenier les deux cent cinquante diapositives que j’avais prises avec un petit appareil offert pour mes huit ans. J’ai récemment acquis un scanner spécialisé et essayé de me souvenir, souvent avec difficulté, parfois sans succès ! Comme ma mémoire est volatile j’ai interrogé ma sœur Agnès en lui faisant commenter les images et elle m'a laissé le journal qu'elle avait tenu pendant notre périple.

Mon emploi du temps étant biologiquement limité, je craignais surtout qu’il me faille arrêter mon blog quotidien par incapacité à mener de front les deux rédactions. Jusqu’à ce que je comprenne que le sujet se prêtait à la fréquence du feuilleton. Chaque photographie ponctuera les épisodes comme je l’ai pratiqué dans mes articles depuis 2005. J’imaginai alors un journal, dont l’intimité s’est évanouie à l’avènement de cette colonne, rapporté au présent comme si nous étions en 1968, mais se jouant des strates du temps, mille-feuilles quantique où seraient projetées dans l’avenir les conséquences de notre voyage initiatique. Pour que l’expérience soit plus excitante, c'était décidé, l’impossible envahirait le réel. Pas question de noyer le poisson en jouant des faux-semblants, mais l’arborescence ne devrait jamais occulter les pistes abandonnées au profit de quelque objectivité prétendue, fantasme aussi absurde que le cinéma vérité. Fidèle à l’improvisation qui me préserve de toute routine, à ne pas confondre avec la méthode, j’ignore encore comment procéder, même si j’en ai un vague pressentiment au moment où je frappe à deux doigts les caractères de mon clavier. En outre, ce premier jet en ligne a l'avantage de me permettre de le corriger au fur et à mesure de sa publication, avant son édition définitive.

Mon premier diary remonte à un voyage entrepris seul à onze ans. Si l'unique langue étrangère pratiquée par ma mère est son sourire international, large bouche zygomatiquée découvrant sans ambiguïté les dents des deux mâchoires, mon père parlait couramment anglais et allemand, accent d’Oxford et écriture gothique à la clef. Je tiens de lui cette ambition fanfaronne de m’exprimer tant bien que mal dans la langue des pays traversés, et d'elle le goût de la rédaction lorsqu'elle corrigeait mes devoirs, la clope au bec. Ils m’expédièrent donc en simili vacances apprendre l’anglais à Greenways School, Codford, Warminster, Wiltshire, où chaque matin nous rédigions un compte-rendu de la journée précédente. Avant d'adopter ce pli qui m'amène aujourd'hui, je pris donc seul le car jusqu’à Beauvais, puis l’avion pour Douvres, un second car jusqu’à Londres et enfin le train pour rejoindre Salisbury, le tout en costume cravate car à cette époque je ne serais pas descendu acheter le pain dans une autre tenue !

Celle de 1968 était moins guindée. Je venais de participer activement, malgré mon jeune âge, aux évènements de mai. C’est donc à Paris, sur cette plage découverte, que le voyage a vraiment commencé.

mercredi 14 décembre 2011

Tardives


Les pieds de tomates s'écroulant sur eux-mêmes je me suis résolu à les arracher, mais, avant, j'ai cueilli tout ce qui était encore accroché. J'ai rempli un bol de tomates cerises vertes en pensant en faire un chutney comme l'an passé, sauf que j'ai laissé traîner le récipient sur le bar, affairé à d'autres besognes plus urgentes comme la rédaction de ce blog (!), la mise en sons de la montgolfière des Éditions Volumiques avec Sacha Gattino, le dépôt de la musique du film de Pierre Oscar Lévy composée avec Antonin-Tri Hoang et Vincent Segal, l'écriture de morceaux pour El Strøm, le texte pour le concours du Mucem, la numérisation du concert d'Odeia, le remplacement de la gaine de la cheminée, etc. Les petits fruits ont mûri au soleil qui traversait les vitres sans que je m'en aperçoive et je déguste ainsi la fin de ma production potagère à mi-décembre ! Quand on vous dit qu'il n'y a plus de saison, que la planète se réchauffe et qu'il n'y a pas que des mauvaises nouvelles, il faut le croire. Se faire de petits plaisirs de temps en temps aide à faire passer la pilule de la crise qui n'en est encore qu'à ses balbutiements alors que la majorité de la population fait comme si de rien n'était, abrutie par tant de mensonges médiatisés, lâche devant l'ampleur de la tâche, désespérante par son aveuglement à ne pas voir la catastrophe qui se profile, intégristes de tous bords de plus en plus vindicatifs, appels au meurtre, lois iniques, arrogance des puissants, destruction systématique des ressources tant culturelles que matérielles, misère aux proportions inimaginables, tout ce qu'il faut pour préparer une bonne guerre ou une révolution en chemises brunes, histoire de canaliser les désespoirs et de faire le ménage démographique, avant reconstruction éventuelle, excellente affaire si les profiteurs et les marchands de canons n'oubliaient les effets de bord qui atteindront leurs propres enfants. Ouf ! Passé cette petite alerte paranoïaque, je vais laisser fondre le sucre des petites tomates contre mon palais, princier !

mardi 13 décembre 2011

Brötzmann et Petrucciani en DVD


Les portraits d'artistes ne nécessitent pas que l'on adhère à leur art pour en apprécier l'humanité. Le jazz à la Bill Evans de Michel Petrucciani ou le free jazz radical de Peter Brötzmann ne sont pas ma tasse de thé. Pourtant, dans des registres très différents, les films de Bernard Josse et Michael Radford ont su me captiver par leur approche sensible de deux artistes hors normes. Le premier s'est adjoint le journaliste Gérard Rouy qui a suivi et photographié Brötzmann pendant quarante ans, le second n'a jamais rencontré Petrucciani décédé en 1999 à l'âge de 36 ans, mais il a rassemblé d'innombrables archives, et les deux sont évidemment allés interroger ceux (et celles dans le cas du pianiste !) qui les ont fréquentés de près.
Michael Radford échappe au panégyrique en confrontant des témoignages parfois contradictoires grâce au montage soulignant l'humour des situations et en ne cachant pas les défauts de son héros, intimes ou professionnels. Toutes les ex de Petrucciani l'évoquent avec beaucoup de tendresse, détail important si l'on se souvient des propos insupportables de machisme qu'il proféra parfois dans la presse. Les témoignages de ses amis et des musiciens avec qui il a joué sont aussi passionnants que ses propres confessions égrainées au cours de sa courte vie, brûlée par les deux bouts. Le pianiste aux os de verre montre un courage incroyable et une énergie insoupçonnable face à son handicap qu'il banalise pour ne se focaliser que sur la musique... Et les femmes, revanche d'un garçon qui mesurait un mètre de haut et qui sut toujours tirer sa force de son extrême fragilité. Lorsqu'il abandonne les riffs préformatés qui m'avaient ennuyé en concert et se penche sur la musique classique qu'il intègre à son jeu virtuose, je suis épaté par l'originalité de ses dernières prestations.
De facture plus traditionnelle, le film de Bernard Josse repose sur le contraste entre le musicien enragé et l'artiste posé qu'il interroge. À 70 ans, Peter Brötzmann raconte son parcours depuis son enfance à l'est de l'Allemagne, située aujourd'hui au centre de la Pologne. Il explique la brutalité relative du free jazz allemand en rupture avec l'histoire de son pays pour échapper à la honte comme le saxophoniste Evan Parker exprime la protestation des années 60 sur le mode utopique. Le pianiste Fred van Hove analyse les possibilités d'entente et de surprise de l'improvisation libre. Facile sur scène, impossible dans le quotidien, avoue le percussionniste Han Bennink. Citoyen du monde, Brötzmann sait que sa musique est issue de ses racines prussiennes. Lorsqu'il pose ses saxophones et sa clarinette il peint des paysages proches de l'abstraction. Cette solitude le repose de la confrontation musicale. Avec l'âge, les mélodies ont timidement refait leur apparition, sans que la colère contre les iniquités du monde se soit dissipée. De passionnants entretiens, plus politiquement engagés, avec les divers protagonistes ainsi que plusieurs séquences strictement musicales complètent astucieusement le long métrage.
Ces DVD, Soldier of the Road (Cinésolo, 2011) et Michel Petrucciani (ed. Montparnasse, sortie 2 février 2012), me font apprécier deux artistes qui m'avaient jusqu'ici laissé de marbre. Leurs vies, à défaut d'être des modèles, en deviennent exemplaires.

lundi 12 décembre 2011

Tergiversation


Paris est un sujet inépuisable. Comme Olivier Koechlin avait réuni autour d'un mafé l'équipe des Soirées des Rencontres d'Arles de la Photographie, nous avons constaté que j'étais le seul à y être né. La centralisation attire toujours les jeunes qui rêvent d'un ailleurs, que ce soit au moment des études ou juste après lorsqu'il faut rentrer dans la vie active. Passage obligé pour tout ce qui touche aux arts, aux nouveaux médias et à toutes sortes de professions dont je n'ai pas idée. Je fanfaronne chaque fois en lançant que je suis né impasse des Martyrs, en fait cité Malesherbes dans le 9e, ma mère boulevard de Strasbourg, ma grand-mère rue du Faubourg Saint-Denis. Comme je ne connais pas Berlin, seul New York m'a semblé aussi attirante. Récemment j'ai imaginé déménager à Marseille, cosmopolite, animée, ensoleillée, avec les vagues qui me manquent ici malgré la vue sur la mer au fond du jardin ! Cela m'est venu cet été lorsque j'ai découvert qu'il y avait maintenant des magasins asiatiques en plus des arabes ou des kabyles ! Il y a encore tous les potes partis s'y installer, mais Françoise n'est pas trop tentée de retourner là où elle a passé ses dix-neuf premières années. J'hésite aussi pour la nature, je me verrais bien dans un coin plein de bestioles, oiseaux ou mammifères. En tout cas je dois prévoir une grande maison qui puisse attirer les copains. Pas question de s'isoler. Ni de bouger avant de savoir de quels subsides je vivrai à la retraite, insuffisante pour me reposer. Je suis probablement condamné à faire ce que j'aime jusqu'à la fin de mes jours. Sous quelle forme, je l'ignore. Musique, cinéma, littérature. Je bavarde en culpabilisant de n'avoir encore écrit un mot de mon nouveau roman. Tergiversation en attendant de trouver le rythme. Comment continuer à écrire ici quotidiennement et m'attaquer au grand "œuvre" ? Son sujet se prête à la diffusion en épisodes, mais le style ne peut s'imposer sans avoir commencé à en rédiger plusieurs. Cette fois j'ai rassemblé toutes les images, une par épisode, le témoignage de ma petite sœur puisque je pars d'une histoire vécue, et j'ai trouvé comment m'en échapper en jouant sur ce qui l'a précédée et ce qu'elle a généré. Peut-être devrais-je faire une pause d'un mois, comme lorsque nous partons en vacances dans un pays exotique ? Le blog, le roman, plus tous les textes théoriques, chansons, préfaces, articles que je rédige régulièrement dans le cadre de mon boulot, cela fait beaucoup en plus de la musique et de tout le reste de mes activités. Le temps de rêver est comme celui du sommeil, incompressible. Je flâne beaucoup dans mes moments de ce que j'appelle ironiquement loisirs et je dors peu. Lorsque je manque d'inspiration je regarde par la fenêtre, focalise un peu plus loin, une ouverture sur mon front comme une petite trappe d'où sort une loupe ou une longue vue. De temps à autre je photographie quelque chose qui pourrait générer un billet sur mon blog. Touriste dans ma ville, je reste toujours à l'affût d'une carte postale. Changer d'angle. Monter sur un tabouret. Se mettre à quatre pattes. Regarder derrière soi. Se projeter en avant. Tous les moyens sont bons pour trouver un passage secret vers demain.

Photo sans trucage !

vendredi 9 décembre 2011

BD pavés


J'ai eu du nez lorsque j'ai demandé un conseil au responsable de la librairie du Monte-en-l'air qui n'aime pas trop la bande dessinée, une de leurs grandes spécialités ! Il m' a donc indiqué des ouvrages qui pourraient plaire à des lecteurs difficiles, pour leurs qualités tant graphiques que romanesques, des livres dont la lecture ne s'expédie pas en un quart d'heure. Je citai, par exemple, l'incontournable Maus d'Art Spiegelman (ed. Flammarion) que j'ai souvent offert à des non initiés, la seule BD affublée d'un Prix Pulitzer, ou le complexe Jimmy Corrigan de Chris Ware (ed. Delcourt), conseillé par nombre des étudiants rencontrés aux Beaux-Arts et Arts Décos... Il m'orienta vers trois pavés extrêmement différents dont le choix se vérifia après quelques semaines allongé sur le divan.
Je viens de terminer Reportages de Joe Sacco (ed. Futuropolis), dont j'avais vanté Gaza 1956. Son remarquable travail journalistique sur des sujets graves et épineux demande du temps pour être digéré. Après avoir interrogé les femmes tchétchènes, la Palestine ressemblait pour moi à des vacances. J'y suis allé doucement pour ménager ma peine et ma révolte. Ses enquêtes sur l'entraînement des soldats irakiens par les Américains, la corruption en Inde qui finira par éradiquer des couches entières de la population, le choix de l'île de Malte pour illustrer l'immigration africaine valent largement les reportages sur des supports plus conventionnels. Le dessin apporte la précision de la distance. Il évite le bourrage de mou des journaux télévisés qui entretiennent le mythe de la complexité des conflits en montrant toujours les mêmes et vaines images où les causes sont escamotées au profit des carnages.
Asterios Polyp de David Mazzucchelli (ed. Casterman) est un roman graphique qui mérite ce double qualificatif. Chaque planche sert la narration grâce à d'astucieuses mises en pages et à l'usage poussé de la quadrichromie. Il aura fallu quinze ans pour accoucher de ce travail d'orfèvre dont le héros est un enseignant en architecture qui n'a jamais rien produit, en pleine crise de fausse maturité. Les personnages exécrables sont souvent plus intéressants que les supermen lorsque l'auteur arrive à les rendre attachants. Rien ne vaut un bon méchant pour éviter le manichéisme facile et mystificateur.
Avec From Hell d'Alan Moore et Eddie Campbell (ed. Delcourt) on sera servi puisqu'il s'agit d'une autopsie de Jack l'Éventreur en 575 pages ! Le scénario de Moore (Watchmen, V for Vendetta, Filles perdues, etc.) a le mérite de révéler le fait-divers par une affaire d'État et une misogynie assassine de l'époque victorienne. Le soin historique apporté à chaque détail est renforcé par des notes consistantes en fin d'ouvrage et une postface retraçant en bande dessinée les différentes théories sur les crimes de Whitechapel.
Les deux derniers pavés, publiés respectivement en 2009 et 2000, ne sont pas des nouveautés, comme les chefs d'œuvre de 1987 et 2002 cités en début d'article, mais les biscuits pour l'hiver n'ont pas d'âge, dès lors qu'il nous reste à les découvrir.

jeudi 8 décembre 2011

Aux Arts Décos, un éléphant, une locomotive, des tchadors, des meubles calcinés...


Invité à l'inauguration des Histoires de Babar au Musée des Arts Décoratifs, rue de Rivoli, j'ai enchaîné goulument cinq autres expositions avant d'atterrir à la galerie des jouets où les enfants, jeunes ou vieux et même très vieux, s'émerveillent devant les éléphants en costumes.
J'avais commencé par le graphiste Stefan Sagmeister dont Another exhibit about promotion and sales material est présenté jusqu'au 19 février ; connu pour ses pochettes de David Byrne, Lou Reed ou des Stones, et de nombreuses pubs, ce qu'il montre ici est très expérimental, mais ce sont toujours des commandes, parce qu'il n'y a qu'une manière d'aborder les choses.
Passionnant, mais évidemment moins spectaculaire que les Récits de mode de Hussein Chalayan (attention urgence : dernier jour dimanche), mises en scène de vêtements souvent provocants où la société est réfléchie sans concession, quand le tchador croise la haute-couture et qu'elle-même absorbe des objets, des meubles, ou des images du monde arabe. Les questions sont entières. Tout semble possible. Le britannico-turc ne laisse rien au hasard.


Le troisième choc est produit par Goudemalion, rétrospective éclatante de Jean-Paul Goude qui fourmille de malice et d'ingéniosité (jusqu'au 18 mars) ; découpages graphiques qui recomposent les corps, couleurs à la vivacité explosive, dramaturgies surprenantes de pubs tournées comme de très courts métrages, automates que l'on penserait sortis des vitrines de Noël, la gigantesque locomotive du 14 juillet, etc. Il ne manque que le raton-laveur, mais une fée ne parlant que le russe glisse magiquement comme une patineuse avant d'aller s'asseoir devant un miroir où des flammes jaillissent de ses paumes. "Mais c'est pas tout, mais c'est pas tout !" chantait Bourvil. La prochaine cuvée des Arts Décos ne sera peut-être pas aussi corrosive (Van Cleef & Arpels, Louis Vuitton Marc Jacobs, Ricard 80 ans de création, Graphisme et French Touch, Bijoux contemporains en céramique...), c'est le moins qu'on puisse dire.
Dans les galeries contemporaines, Maarten Baas, les curiosités d’un designer (jusqu'au 12 février 2012) propose un mobilier sombre, tordu, brûlé, surréaliste, là aussi dans une dramaturgie qui fait basculer l'exposition vers l'installation. C'est ainsi que je me rends compte que j'avais malencontreusement zappé tout le mobilier moderne la fois où j'avais visité cet extraordinaire théâtre qu'est le Musée des Arts Décoratifs. Des lucarnes du neuvième étage de cette aile du Louvre les vues sur Paris sont merveilleuses quand tombe le soir.
Collection permanente exceptionnelle ou expositions éphémères tout aussi fabuleuses, vous avez le choix, que vous connaissiez déjà l'endroit ou pas. Et la programmation actuelle mérite que l'on s'y précipite.

mercredi 7 décembre 2011

État des lieux


La Médecine du Travail m'avait envoyé faire mon premier EPS (Examen Périodique de Santé) chez IPC, rue La Pérouse dans le seizième arrondissement. En sortant du métro Kléber je passe devant l'Hôtel Majesticmon père jouait les espions pendant la guerre. Le blockhaus du haut commandement militaire allemand s'élevait où Vinci, n°1 du BTP mondial, rénove l'immense bâtiment de 30 000 m² pour le compte de la société d'investissement publique Qatari Diar associée à HongKong and Shangaï Hotels, Ltd, soit la Chine et les Émirats réunis, annonçant le futur palace The Peninsula. Vendu par l'État français 460 millions d'euros, il se joindra aux Royal Monceau (Raffles), Shangri-La, Mandarin Oriental, des hôtels de très grand luxe qui donnent la mesure de la crise ! Sur l'une des affiches qui masquent les travaux un chasseur noir mime de héler un taxi, mais la casquette et son bras levé font maladroitement penser au salut nazi.

Quelques numéros plus loin, bien que vêtu d'un ensemble orange et violet pour tromper l'ennemi, je suis repéré par un type qui m'indique le second étage avant que j'ai le temps d'ouvrir la bouche. Je remplis un nouveau questionnaire. Prise de sang, urine, dentiste, tension artérielle, électrocardiogramme, mesures, souffle, etc. Les deux heures et demie consistent surtout en un temps d'attente mortel lorsque l'on a rendez-vous à jeun en début d'après-midi ! L'avantage de la démarche est la concentration de tous les examens et l'obtention immédiate de la plupart des résultats en fin de parcours. Bonne nouvelle pour un musicien, j'entends parfaitement. Encore plus agréable, mon cholestérol a baissé, ce qui est moral après les privations que je me suis infligées depuis trois ans. Mon cœur bat bien en rythme pour ma compagne et mes amis. Donc tout va bien, du moins à l'intérieur ! Pour fêter cela et comme je la saute depuis ce matin, je m'offrirai un Opéra chez Thomann et terminerai saucisson et fromage qui campaient dans le réfrigérateur depuis des semaines.

Contrastant avec en face, c'est gratuit pour tout le monde. Un acquis des luttes sociales. Les ors du quartier collent mal avec la simplicité des travailleurs. Édifices écrasants, fébrilité d'un examen de santé, désert.

mardi 6 décembre 2011

Étienne Brunet, vidéo-musicien


Étienne Brunet accouche d'un nouveau concept, comme chaque fois, avec les forceps. Fidèle qu'à lui-même, il reproduit les gènes d'un autre médium pour sortir du noir et crier rage ou désespoir. Pendant un an il aura creusé une ribambelle de logiciels de son et d'image pour faire naître son projet inspiré d'un roman à paraître. Quand cela ? On ne sait jamais. Tinnitus-Mojo est son histoire, celle d'un musicien qui a perdu l'audition d'une oreille et se lance éperdument dans la quête infinie des nouvelles technologies pour retrouver sa forme, ou, à défaut, l'inventer. La première pièce, Only One Ear, n'est qu'un flux de mots censés représenter des styles musicaux, mais la valse des étiquettes ne remplace pas la défection des labels de disques indépendants. Internet palliera-t-il à la surdité totale de la production ? Certains trouveront l'alien naïf et touchant, d'autres seront impressionnés par la somme de travail qui aura permis à l'auteur de produire seul, ou presque, cette suite vidéographique qui tient à la fois du clip expérimental, de la poésie sonore et d'une électroacoustique jazzy.
La seconde pièce, Shaman Woman, est une variation graphique et vocale autour de l'œil d'Anoushka Shankar découpé dans un magazine. Marylin danse sur le balancier d'un métronome comme jadis celui de Man Ray, rythmant une chanson pop en forme de clip.


Dans la troisième, Tinnitus-Mojo, la voix de Brunet, transposée dans le grave, soulignée par un karaoké de poète, conte son histoire dramatique, la perte d'un amour et celle de son oreille. Tinnitus signifie acouphène en anglais. Le bruit blanc des sons électroniques perturbe l'écoute tandis que le sax alto swingue sur des élucubrations vidéographiques. Léo Brunet, le fiston qui jouait de la Gameboy au Placard, est passé à la guitare et à l'électronique. La basse est tenue ici par Thierry Negro, ailleurs par Mamadou Faye.
Acouphènes-Parade, quatrième vidéo HD (il y en aura bientôt quatre de plus sur son nouveau site en construction), présente Étienne Brunet avec sa véritable voix qu'il aura beau faire rebondir sur les parois de sa chambre, les mots s'imprimeront sur l'écran comme la mauvaise conscience des rêves avortés. Les restes d'un romantique espoir agissent à la fois en soupape de sécurité et cause de la douleur. La persévérance, cher Étienne, est la seule échappée, tu l'as compris depuis longtemps.

lundi 5 décembre 2011

À notre place


Un artiste peut-il éviter de se poser la question de ses origines, entendre ici culturelles ? En 2007, pour le magazine Poptronics, j'avais développé le discours de la méthode qui m'est cher pour réaliser un pop'lab intitulé L'étincelle. Illustré et sonorisé, il préfigurait en cela mon roman La corde à linge récemment paru sur publie.net.

Discutant toujours avec le même ami journaliste, interlocuteur privilégié de Après le disque, ma lettre à la presse papier, et de mon article La presse jazz enterre son avenir, je m'interrogeai une fois de plus sur le rôle de la presse, ses responsabilités et ses démissions. Qu'elle soit spécialisée, ici musicale, ou généraliste dans ses pages culture, elle sert le plus souvent de vecteur de promotion à l'industrie culturelle américaine, ou, plus largement, anglo-saxonne. Les colonisés qui jouent du jazz comme à New York ou du rock comme à Londres se retrouvent parfaitement dans cette collaboration inconsciente qui encense leurs idoles, porte-drapeau de l'envahisseur. Mais qu'en est-il des artistes qui cherchent leur voix en composant avec toutes les influences subies, autant celles de leurs amours de jeunesse (comment aurions-nous pu échapper aux vagues du jazz, du rock, du rap ou de la techno ?) que de plus profondes, qui nous enracinent dans nos terroirs, ou matures, qui nous font nous interroger sur celles-ci ?

La chanson française ou les musiques classique et contemporaine n'ont-elles pas pour moi autant d'importance que les rythmes adoptés outre-atlantique ? Ils furent en effet importés directement d'Afrique, parfois avec escale aux Antilles ou en Amérique du Sud, et non issus de leurs propres terroirs, génocide indien oblige. Les esclaves ont payé leur tribut au nouveau monde. L'impérialisme culturel américain, un terme qui fait sans doute vieux jeu alors qu'il reflète plus que jamais la réalité, a annexé cet apport noir pour mieux conquérir le reste du monde. Je pense à ces bataillons "de couleur" qui ne se mélangeaient pas aux blancs pendant la seconde guerre mondiale. Car le jazz est arrivé en Europe avec l'armée de libération, en 1917 d'abord, en 44 ensuite, rapidement devenue d'occupation. Le swing s'est installé à grand renfort de dollars, ce qui n'enlève rien à ses qualités artistiques, mais fait regretter que ce soit au détriment des autres styles en vigueur. L'anglais, ici comme ailleurs, est devenu un nouvel espéranto.

Loin de moi l'idée de quelque protectionnisme comme il est pratiqué aux États Unis à l'égard de ce qui vient de l'extérieur, mais le besoin d'affirmer la part européenne, française ou parisienne qui est la mienne, comme celle de ma culture juive, pourquoi pas, tant que cela reste culturel et n'empiète pas sur la séparation de l'église et de l'État. Les Européens, qu'ils composent de la musique populaire, entre autres des chansons, ou de la musique savante (que nous serions tentés d'appeler impopulaire !), doivent autant à Vienne qu'à Berlin, à Rome qu'à Barcelone, à Paris qu'à Lisbonne. Si Zappa, Cage, Ives, Ayler, Miles ou les Beatles ont pu m'influencer, ne suis-je également l'héritier de Berlioz, Debussy, Satie, Poulenc, Varèse, Kosma, Ferré ou Gainsbourg ? Mais aussi de Bach et Schönberg, Verdi et Granados, Weill et Rota... D'autres camarades pourraient tout aussi bien revendiquer les influences d'Afrique du nord ou d'Afrique centrale, des Antilles ou de certaines régions d'Asie, de la Corse ou de La Bretagne, tant l'hexagone est constitué d'une mozaïque de cultures, traces coloniales, invasions assimilées, diversité intégrée. Or nos revues musicales n'ont d'oreille que pour ce qui se décline en anglais, essentiellement soutenu par l'industrie culturelle américaine. On me fait remarquer que les petits Français ont leur place dans leurs colonnes, mais ce ne sont que des strapontins (si ma référence n'était pas sévèrement connotée j'ajouterais que leur infiltration tient de la cinquième colonne). Face au pouvoir hégémonique de l'Amérique, n'est-ce pas légitime de chercher à réfléchir sincèrement le paysage musical français et européen ? Les revues en question se trompent-elles de fonction ou manquent-elles d'ambition ?

Le rôle de la presse est d'orienter le débat, de lancer des courants, de forcer la main des paresseux, d'ouvrir les oreilles de plus en plus formatées. En 1920, Henri Collet lança le Groupe des Six qui n'avaient pourtant pas grand chose de commun. En 1957, en nommant La Nouvelle Vague, Françoise Giroud dans L'Express rassemblait de jeunes cinéastes qui ne se ressemblaient guère. Je ne sais pas qui a baptisé la French Touch, mais combien de jeunes musiciens se sont enfoncés dans cette brèche et ont profité de l'aubaine ? La presse ne peut se contenter de compter les points ou, pire, d'en donner. Elle doit prendre parti, générer des mouvements, s'investir dans l'action. La chanson française est animée de sursauts, les musiques improvisées issues des nouvelles traditions européennes ont généré quantité de ramifications, les musiques traditionnelles sont en perpétuelle révolution, les contemporains réexploitent enfin leurs origines au lieu de se fondre dans le même moule, mais les journalistes tardent à comprendre les enjeux dont ils sont les rapporteurs auprès du grand public à défaut d'en être les initiateurs.

Alors que l'on nous imposait de gré ou de force une constitution européenne basée uniquement sur les échanges marchands, ne devrait-on pas développer une Europe des cultures ? Du solide, en comparaison des tours de passe-passe financiers. De l'amitié entre les peuples, pour de vrai. Au menu, hors d'œuvres à volonté, spécialités locales, plateau de fromages et farandole des desserts ! Il n'est jamais trop tard pour se ressaisir, regarder ce qui se trame autour de soi pour composer sans ségrégation avec ce qui nous est envoyé par-dessus l'océan. Que l'on désire danser ou écouter dans le recueillement, nous avons le choix. Arrêtons de prendre sans cesse les États Unis pour modèle avant qu'ils ne s'écroulent, ou soutenons leurs résistances, aussi boycottées que les nôtres. À nous de jouer !

Photo origine inconnue

vendredi 2 décembre 2011

John Balke et Batagraf, Say and Play


Je chronique plutôt les disques que je me surprends à écouter plusieurs fois. Say and Play, le nouvel album de John Balke et du collectif Batagraf, à paraître sur ECM, échappe au côté lisse du label. La batterie d'Erland Dahlen et, surtout, les percussions de Helge Andreas Norbakken (sabar, gorong, djembé, talking drum, shaker...) produisent un choc frontal avec l'électronique de John Balke (piano, claviers, mais aussi tongoné, darbouka...). Les rythmes mécaniques semblent programmés pour laisser éclater des fulgurances aléatoires selon le schéma accumulatif de nombreuses musiques répétitives. L'énergie des percussions rappelant les tambours de Doudou N'diaye Rose rivalise avec l'inexorabilité du synthétiseur. Composées pour exprimer un langage, elles portent la voix loin dans le paysage. On en oublierait les influences wolof, yoruba, cubaine et arabe revendiquées. Le chant d'Emilie Stoesen Christensen vient se poser sur ces lignes à haute tension comme une colombe photographiée avec le fusil de Marey. Les poèmes articulés par Torgeir Rebolledo Pedersen, lisant merveilleusement des extraits de ses livres, donnent au norvégien une couleur inédite, comme si la tribu de Batagraf réinventait quelque rite rare et ancien sous son soleil d'hiver.

jeudi 1 décembre 2011

Éric Vernhes, sculpteur audiovisuel


D'origine architecte, Éric Vernhes est connu pour sa collaboration vidéo en temps réel avec de nombreux musiciens improvisateurs tels Serge Adam, Benoît Delbecq, Marc Chalosse, Yves Dormoy, Gilles Coronado, au théâtre avec Irène Jacob ou Jean-Michel Ribes, ou encore avec les rockers Alain Bashung ou Rodolphe Burger. Chaque fois qu'il attaque un nouveau médium, il doit trouver des solutions techniques inédites pour servir son propos. Qu'il aborde aujourd'hui la sculpture en cinéaste n'a rien d'étonnant. Ses œuvres sont parlantes, même si l'adjectif "sonores" serait plus approprié, sa narration se jouant autant dans le temps que dans l'espace.


Fukushima - Les témoins est un hommage direct au Japon, par ses lignes épurées, ses composants électroniques apparents et le non-dit qu'évoquent les sons sismographiques de déchirement ou les petites gouttes pendulaires. La calligraphie de Yokari Fujiwara entérine la catastrophe : « le tonnerre se tenait là, à l'intérieur du silence / l'enfant ne sait pas ce qu'a vu le père qui ne voit pas ce que vivra l'enfant. Ils avancent, aveugles / l'avenir nous échappe comme l'eau s'écoule et les larmes de Fukushima deviennent océan ». Vernhes précise : j'ai laissé la colère. Je voulais juste exprimer une empathie. J'ai donc cherché un médium des plus délicats en m'inspirant de l'Ikebana, du Sumi-e, ainsi que d'un souvenir d'enfance qui m'est cher: celui des sculptures cybernétiques de Peter Vogel. Il a fallu apprendre. Cela à donc été assez long. Suffisamment long pour que, de tout ce que je croyais vouloir dire, il ne reste qu'une trentaine de mots articulés par trois témoins.


Fukushima - La chambre nous attire dans un aquarium où les corps ont du mal à se mouvoir, perturbés par les radiations qui traversent le miroir. Nous assistons impuissants au spectacle de la mort, nous réfugiant dans un corps à corps, ultime planche de salut de l'amour face au crime organisé. Le dispositif est un théâtre optique de Raynaud, fondu entre l'aquarium bien réel et une image virtuelle qui flotte dans l'eau.


Plus ludique, GPS#1 joue sur un retournement de situation. Notre géolocalisation ne donne aucune réponse, mais la voix nous interroge. Dans la présence factice de la forêt, elle va jusqu'à s'inquiéter de nos motivations. Quel but poursuivons-nous ?