70 novembre 2022 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mercredi 30 novembre 2022

Hamid Drake & Erwan Keravec


On pouvait s'y attendre. Hamid Drake et Erwan Keravec en duo. L'idée préconçue se vérifie. Et pourtant l'alchimie du batteur free jazz et du sonneur de points d'orgue vous transforme dès la première des quatre faces du vinyle Nova Scotia. Les peaux et les cymbales de Drake comme la cornemuse de Keravec évoquent une sorte de rituel chamanique qui vous emmène comme les drones de La Monte Young. Très vite on perd ses repères. Bisque bisque rage ! La vélocité des baguettes et la ténacité des bourdons sont sur la même longueur d'onde, fractales d'une seule pensée. Enregistré en public en Nouvelle Écosse, province canadienne, le double disque 30 centimètres oblige à faire des pauses tous les quarts d'heure. Le temps de retourner la galette, de reprendre son souffle. Et ça repart pour 33 tours. Jusqu'à ce que l'Américain fredonne je ne sais quoi, tandis que le Breton s'est éloigné encore un peu, jouant sur l'espace, puisque le temps n'a plus de prise ni sur eux, ni sur nous.

→ Hamid Drake & Erwan Keravec, Nova Scotia, 2 LP Pagans, sortie (vinyle et numérique) le 2 décembre 2022

mardi 29 novembre 2022

Faut que ça bouge !


Éteint, Gerridae ressemble à un four encastré au design élégant. Il est assorti à mon réfrigérateur noir mat et au cadre d'Un son qu'Éric Vernhes m'avait offert il y a exactement dix ans. Allumé, un collectionneur avancerait qu'il se marie bien avec mes Gayffier, mes Yip, mon Séméniako, mon Clauss ou mon Rothko. Sauf que je n'ai pas de Rothko. Alors personne ne dira rien. On écoutera le son des pattes d'araignée qui irrite Elsa, mais qui me rappelle les percussions varésiennes de mes nuits sarajéviennes quand les flammes sortaient des canons. Je m'endormais aussitôt, doucement, comme on compte les moutons. C'est léger, délicat. On ne peut qu'admirer les formes et les couleurs qui bougent sans cesse jusqu'à ce qu'apparaissent des lettres, puis des mots, enfin des phrases.


Effleurer la ligne de métal. Et la machine d'Éric distille son poème. Chaque fois un nouveau : "le destin joue avec les mots et les images / un voile dans ton ciel / le dément chasse en trois saisons / et ose poser la question directement / leur narration n'avance pas." Tout s'efface aussitôt qu'on l'a lu. Et les lignes de texte de s'entrechoquer encore et encore. De temps en temps je baisse le son pour varier la bande son. Une voiture passe dans la rue. Le chat miaule pour sortir. Le téléphone sonne. Des voix. De la musique. Pas celle de l'écran. Une autre, que j'aurais choisie, par exemple. Là un solo de guitare de Tatiana Paris extrait de son album Gibbon. Par hasard ? Cela m'étonnerait. Un coup de dés...


La contemplation des ronds dans l'eau est fascinante. Les caractères s'entrechoquent. Les lignes sont faussement solidaires. Les ricochets cinétiques font exploser les bulles légères. À cette étape les phrases ne tiennent pas. Il faut attendre qu'elles se stabilisent. Je pique du nez. Trois à cinq heures de sommeil ne suffisent pas. Voilà plus d'un mois que ça dure ! Je vais manger un fruit.


Depuis deux jours je recopiais quatre terras de sons sur un minuscule disque SSD externe pour accélérer les temps de chargement lorsque je joue. Ouf, c'est réussi. Regarder la jauge qui se remplit, comme du temps où les ordinateurs étaient beaucoup plus lents, n'est pas palpitant. Je préfère me laisser hypnotiser par le psychédélisme cinétique de l'œuvre d'Éric. Et la musique. Ma musique. Celle dont j'ai une vague idée dans la tête et qui devient réelle dès que mes doigts se posent sur le clavier. En fait je n'y comprends rien. Je n'y ai jamais rien compris, même après l'avoir analysée, quasiment autopsiée puisqu'à ce moment-là elle ne peut qu'avoir été. Or chaque fois que j'y plonge elle me dépasse, comme si mes mains étaient celles d'Orlac, comme si un autre m'animait, que j'étais une marionnette. Même sensation lorsque je compose. Un autre pense à ma place. J'exécute. La création artistique serait-elle une forme de schizophrénie ? En tout cas, c'est une échappatoire, un moyen de supporter le réel, si toutefois il existe. C'est peut-être pour cela que j'aime Gerridae. Comme toutes les œuvres qui bougent, elle entre en résonance avec mon ciboulot. En perpétuel mouvement, elle livre ses oracles. N'est-ce pas ce que j'attends de toute création de l'esprit, qu'elle oriente mes choix ?

lundi 28 novembre 2022

La comtesse aux pieds nus / Sans filtre / Pasolini a 100 ans


Je ne me souviens pas avoir jamais vu La Comtesse aux pieds nus. Il aura donc fallu que Carlotta publie un de ses superbes coffrets Ultra Collector pour réparer cette lacune. Le film de Joseph L. Mankiewicz est une sorte de jeu de miroirs morbide où Humphrey Bogart tient le rôle du réalisateur-scénariste et Ava Gardner celui de la star glamour, Cendrillon perdue dans un monde qui n'est pas le sien. Le film commence sous une pluie battante, par l'enterrement de la diva, dans un petit cimetière italien où l'on reviendra après que chacun des principaux protagonistes ait tour à tour évoqué sa rencontre avec l'Espagnole Maria Vargas devenue l'égérie hollywoodienne Maria d'Amata, et plus tard la comtesse Torlato-Favrini, mais toujours sans chaussures comme elle vivait déjà dans le petit faubourg madrilène où elle a grandi. On ne peut s'empêcher de penser à Sunset Boulevard (Boulevard du crépuscule) de Billy Wilder sorti quatre ans plus tôt, en 1950. La machine broyeuse du star system convient au mélodrame où l'intimité des personnages n'est que faussement dévoilée. Le cynisme rivalise avec l'inéluctabilité, la fragilité avec l'acuité analytique. Les nouveaux riches à l'inculture crasse et l'aristocratie fin de race en prennent pour leur grade. Mankiewicz réussit un film à l'os, sans fioritures, cruel.


Un demi-siècle de cinématographie plus tard, le réalisateur de Snow Therapy et The Square ne fait pas dans la dentelle. La veille j'avais donc regardé Sans filtre (Triangle of Sadness) de Ruben Östlund, dernière palme d'or cannoise sujette à polémiques. J'ai adoré sa morgue buñuélienne, avec, comme dans tous ses films, la lâcheté comme moteur de l'inaction. S'il taille un costard piteux aux riches, c'est aux rapports de pouvoir qu'il s'attaque. Les sachant contagieux, il guette le moment révolutionnaire qui fera basculer les certitudes. J'ai beaucoup ri à cette farce macabre.


Pendant que j'y suis et pensant aux cadeaux de Noël qui ne sont heureusement plus d'actualité dans ma famille, sauf pour les petits, je tiens à signaler la sortie du gros coffret Pasolini a 100 ans, toujours chez Carlotta. Parmi les 9 films il y a mes préférés, La Ricotta, Uccellacci e uccellini (Des oiseaux petits et gros) et, parmi les suppléments, Cinéastes de notre temps : Pasolini l'enragé, dans sa version complète de 98 minutes, réalisé par Jean-André Fieschi. Mais les autres films, restaurés en 4K, 2K ou HD, sont tout autant indispensables. Je regrette seulement que ne figurent pas La sequenza del fiore di carta (La séquence de la fleur en papier) extrait de Amore e rabbia et surtout Que cosa sono le nuvole ? (Qu'est-ce que les nuages ?) extrait de Caprice à l'talienne, ce qui m'aurait permis de me débarrasser de mon vieux coffret DVD. La prochaine fois, ajoutez aussi un troisième fabuleux court métrage, La Terre vue de la lune ! J'avoue que le tandem Toto/Ninetto me fait fondre.

→ Joseph L. Mankiewicz, La Comtesse aux pieds nus, coffret Ultra Collector Blu-ray + DVD + Livre, Carlotta, ed. limitée et numérotée à 2000 ex., 53€ (sans le livre, DVD ou Blu-Ray 20€). Le livre, fortement illustré et commenté par de nombreux contributeurs, est passionnant !
→ Pier Paolo Pasolini, en 9 films : Accatone, Mamma Roma, La Ricotta, L'Évangile selon Saint Matthieu, Enquête sur la sexualité, Des oiseaux petits et gros, Œdipe Roi, Médée, Carnet pour une Orestie africaine, 6 Blu-Ray Carlotta, 75€
→ Ruben Östlund, Sans filtre, DVD M6/Warner, à paraître le 26 janvier 2023

vendredi 25 novembre 2022

La sauvagerie de l'œil


[...] The Savage Eye, écrit, produit, réalisé et monté par Ben Maddow, Sidney Meyers et Joseph Strick est tout simplement un chef d'œuvre. Je n'en avais jamais entendu parler avant que l'éditeur Carlotta ne m'envoie copie du DVD [...], mais il est si rassurant de penser qu'il existe encore des joyaux dont nous ignorons l'existence. Dès le début du film, je suis happé par les deux voix off dialoguant dans la tête de la comédienne qui traverse ce "documentaire théâtralisé" et par la musique de Leonard Rosenman. J'hésite entre Varèse et Schönberg avant d'apprendre qu'il fut l'élève du second ainsi que de Sessions et Dallapiccola. La partition qui ressemble à un oratorio moderne où la voix masculine tient le rôle de l'ange, la conscience de l'héroïne, son double, son fantôme, préfigure Frank Zappa. Pour chaque collaborateur de cet ovni du cinéma indépendant américain, je suis obligé d'aller jeter un œil sur Wikipédia où je trouve des liens étonnants sur chacun. La monteuse son est Verna Fields, les opérateurs Haskell Wexler, Helen Levitt et Jack Couffer. Je les cite tous parce qu'il paraît évident que tous se sont investis corps et âme ou que Strick a réuni un casting de rêve : [Ben Maddow fut le scénariste d'Asphalt Jungle et Johnny Guitare avant de réaliser sous pseudo des docus d'extrême gauche en plein maccarthysme ; Sidney Meyers monta Film de Beckett, tandis que Joseph Strick, après avoir été nominé pour une adaptation d'Ulysse de Joyce, remporta l'Oscar du meilleur documentaire en 1971 avec un film coup de poing retraçant en interviews le massacre de My Lai, Interviews with My Lai Veterans, présent sur le DVD...] extrait biographique emprunté à Chronicart.
Le tournage se déroula sur plusieurs années, souvent pendant les week-ends. L'image est à couper le souffle, se passant de commentaire pour faire éclater en pleine figure le réel dont j'aime rappeler l'impossibilité. Dans l'un des excellents bonus (que Carlotta soigne mieux que n'importe quel autre éditeur français), Strick fustige les textes qui imposent au spectateur ce qu'il doit penser ; il suggère que dans un documentaire le commentaire pourrait être chanté, dialogué ou constituer une cacophonie, n'importe quoi plutôt qu'incarner la voix du tout puissant dictant au public une univoque manière de voir. The Savage Eye est un film expérimental qui se découvre au fur et à mesure qu'il fut tourné et monté, et qu'il sera vu et entendu, un poème symphonique en noir et blanc sur l'Amérique des années 50, violente et pitoyable, un cut-up dû à Myers swinguant mieux encore que ne le fera Shadows, un texte explosé et corrosif, le regard noir d'une femme divorcée et dépitée se baptisant elle-même Judith Ex et débarquant en avion à Los Angeles, avec ses matchs de catch où la caméra s'attarde sur le public, ses rombières en cure de beauté, ses stripteaseuses inventées par les hommes, ses brebis en larmes aux mains d'un prêcheur en action... Confronté à la beauté des images, à son contrepoint sonore, à l'intelligence des mots dits, à la sensibilité du montage, on pressent que rien n'a probablement vraiment changé depuis 1959. Tout juste peut-on transposer les cadres, pas les mœurs. Car persiste la question du statut des femmes dans notre civilisation... N'obéissant à aucun genre existant, ni fiction ni documentaire, ce film justifie le terme de 7ème Art où rien n'est prévisible et tout a un goût d'éternité. Mortel !

Article du 29 mars 2010

jeudi 24 novembre 2022

Gerridae


Hier matin Éric Vernhes est venu installer l'édition d'artiste de sa pièce Gerridae. J'ai mis du temps à me décider. Lorsque je passais à son atelier, je la regardais et l'écoutais en me disant que j'allais craquer, mais le lendemain matin je trouvais plus raisonnable de produire un de mes disques avec ce que cela m'aurait coûté. Cela me démangeait. Mon ami a réalisé des œuvres extrêmement variées, ce qui n'est pas courant. La plupart des plasticiens reproduisent infiniment des variations du truc qui les caractérise et qu'ils ont mis du temps à trouver. Si des constantes évidemment existent, Éric renouvelle chaque fois les supports, les matériaux et la programmation puisqu'il s'agit presque tout le temps d'art cinétique. C'est à ce courant que les œuvres interactives sont assimilées. Cela exige de sa part un savoir faire incroyable, de la menuiserie à la ferronnerie, de l'électronique à l'informatique, de la musique au cinéma, de la conceptualisation à la poésie et j'en passe. Gerridae s'insère parfaitement dans mon environnement. Le cadre noir rappelle celui des deux photos d'Un son qu'Éric m'avait offert pour mes soixante ans, sans parler de mon nouveau réfrigérateur qui est noir mat. Quant aux couleurs des leds, autour, qui suivent celles qui s'animent dans le cadre, elles collent merveilleusement avec le kitch flavinien de l'escalier. Le son reste discret, bien proportionné à l'œuvre de 70x70 centimètres et au salon où Gerridae est accroché. Eric a dû percer le mur de 29 centimètres d'épaisseur pour qu'aucun fil ne soit visible sur la façade. J'adore son travail parce que passé l'esthétique réside une éthique, sorte d'histoire ouverte à laquelle le spectateur participe par son interprétation. Les œuvres purement plastiques m'ont toujours un peu ennuyé. Cinéphile jusqu'à la pointe des oreilles, j'ai besoin qu'on me raconte des histoires. Mais je préfère laisser la parole à l'auteur qui présente ainsi Gerridae, agrémenté de photographies et d'un petit film explicite :
Des fragments graphiques évoluent sur un écran. Leur modèle de comportement et d’interaction est inspiré de celui des araignées d’eau (Gerris, de la famille des Gerridae) à la surface d’un étang. Lorsque le spectateur s’approche et effleure le cadre de l’écran, les fragments se stabilisent et s’assemblent en une proposition poétique, cryptique, aléatoire mais néanmoins (si on le souhaite) divinatoire.
L’homme a toujours cherché à voir dans les manifestations naturelles autonomes (formes des nuages, vols des oiseaux…) des “signes” qui l’éclaireraient sur son devenir. Ne comprenant pas les raisons pour lesquelles un objet ou un organisme s’anime, il cherche obstinément une intentionnalité, une volonté extérieure à lui qui s’exprimerait par ce mouvement, puis fait intervenir un médiateur initié, l’oracle, pour transformer ces signes cryptés en messages intelligibles qui s’adresseraient exclusivement à lui-même. Ce réflexe anthropocentriste n’est pas l’apanage des tribus primitives. Même pour nous, l’idée du hasard et de l’absence de déterminisme divin dans l’origine de ces mouvements, telle qu’exprimée par les Epicuriens à propos des atomes, ne s’impose jamais d’elle-même (c’est pour cela que j’ai fait “De notre nature”) et est constamment à redécouvrir. J’en veux pour preuve cette phrase elliptique et mystérieuse, généralement lancée pour clore une discussion et que tout le monde à déjà entendu: “De toute façon, il n’y a pas de hasard…” Cette phrase sous-tend une proposition connexe qui est que, si on s’en donne la peine, “Tout s’explique.” Dans ces moments là, on parle généralement, non pas du mouvement des choses naturelles, mais du mouvement des choses que l’on ne comprend pas en général. Et si l’intention qui préside à ces mouvements n’est pas celle d’un dieu en bonne et due forme, il y a là l’affirmation d’un principe déterministe universel qui régente le monde. Il n’y a donc pas de hasard et pas d’insignifiant. Tout fait signe, tout fait sens. Il ne reste qu’à trouver le bon oracle. Gerridae est partie de l’idée que si tout fait sens, j’aurais alors plaisir à produire les signes, ou, tout du moins, le contexte dans lequel ces derniers peuvent émerger. (C’est, il me semble, le travail de l’artiste que de produire des signes). Dans Gerridae, je crée donc la mare aux insectes qui doit faire signe et je laisse au spectateur le choix du moment ou ceux-ci doivent s’exprimer. Lorsqu’il effleure le cadre de sa main, les “insectes” électroniques se transforment en phrase. J’ai utilisé la structure du Yi King ainsi que des propositions du générateur de texte mis au point par Jean-Pierre Balpe et Samuel Szoniecky pour obtenir des propositions poétiques aléatoires qui peuvent se rapprocher, si l’utilisateur veut le voir en ce sens, d’une divination cryptée. Je souhaite néanmoins qu’il y voit avant tout une poésie qui, tout autant que la prédiction, révèle des aspects insoupçonnés de ce dont elle parle.
L'inspiration du Yi King n'est pas faite pour me déplaire. Matérialiste fervent, je connais néanmoins le pouvoir magique des mots comme de toutes les œuvres de l'esprit. L'inconscient fait partie de cette poésie que je retrouve chez Cocteau, Lacan ou Godard, mes trois voix préférées, même au sens littéral. Question de rythme probablement, d'adéquation entre le sens et le ton certainement. Dans de rares moments où je perdis mes repères, consulter le Yi King m'a aidé à valider mes choix. En lisant John Cage je m'étais aperçu de son étonnante construction, identique à notre ADN avec ses 64 hexagrammes. La récente version du Yi Jing réalisée par Pierre Faure enterre définitivement la vieille traduction de Richard Wilhelm pour mille raisons. Et Gerridae de me susurrer : " l'entendement ne se distingue pas du rêve / ciel au-dessus d'une eau stagnante / le roi cherche dans tous les coins / et parle de l'amour / pas un puits ".

mercredi 23 novembre 2022

Résurrections


Le film réalisé par Serge Bromberg et Ruxandra Medrea à partir des essais et des plans tournés par Henri-Georges Clouzot pour son film inachevé L'enfer joue de la frustration comme Cet obscur objet du désir. C'est l'histoire d'une jalousie. Le duel finira en cauchemar par la mort de l'objet, incarné par Romy Schneider et par le film lui-même fantasmé par son démiurge, mais aussi par celle du sujet, infarctus du réalisateur quelques jours après la désertion de son principal acteur Serge Reggiani atteint de la fièvre de Malte ou d'une dépression. Le film s'arrête là. Clouzot tournera encore la cinquième symphonie de Beethoven et le Requiem de Verdi avec Karajan, puis La prisonnière... À cheval entre making of et film expérimental, le document exceptionnel, édité en DVD par mk2 sous le titre L'enfer d'Henri-Georges Clouzot, oscille sans cesse entre la fiction ébauchée et un documentaire s'interrogeant sur les raisons de son échec. Le résultat est aussi excitant que frustrant. L'enquête s'appuyant sur les témoignages de protagonistes de l'époque est classique et bien faite tandis que les extraits laissent penser que Clouzot aurait pu signer un chef d'œuvre. Si le jeu des comédiens et le montage du film avaient obéi aux mêmes lois psychédéliques du délire généré par la jalousie comme ces effets cinétiques et colorés sur le visage de Romy Schneider ou la pixélisation sonore réalisée par l'ingénieur du son Jean-Louis Ducarme et le compositeur Gilbert Amy, alors on peut rêver d'un film qui n'aurait ressemblé à rien de connu. Mais le sort en a décidé autrement.


Jusqu'où faut-il savoir aller trop loin ? se demandait Cocteau. Tout avait commencé comme un rêve, budget illimité et un scénario basique offrant une liberté plastique où l'expérimentation n'avait plus de limites. La rigueur de Clouzot se retourna contre lui. Ses méthodes de direction brutales firent s'enfuir Reggiani, l'absence d'interlocuteur à la production engendra le gâchis, la profusion du matériel tourné entraîna l'alchimiste dans un tourbillon, comme le jaloux du scénario, jusqu'à la catastrophe. Romy Schneider n'a jamais été aussi belle, les contrariétés de Reggiani servent son personnage, tous les acteurs sont à leur place, la scène où le jeune Bernard Stora, alors stagiaire, court jusqu'à l'épuisement est très émouvante et la musique originale de Bruno Alexiu donne à la reconstitution le ton de 1964 quand Clouzot, brocardé par la Nouvelle Vague comme le reste de la "qualité française", espéra révolutionner le cinéma.


Certains films n'auront jamais existé que dans l'imagination de cinéastes aujourd'hui disparus. D'autres réapparaissent quand on les croyait perdus. Il existe probablement des boîtes rondes en métal dans un grenier ou encore un archiviste pour vérifier ce qu'il y a tout en haut de ces étagères...
En 2008, on a bien retrouvé une copie complète de Metropolis au Musée du Cinéma de Buenos Aires, 25 minutes des scènes manquantes et l'ordre des séquences dans le montage d'origine de ce chef d'œuvre du 7e art, même si le film de Fritz Lang développe une idéologie douteuse, critiquée par le réalisateur lui-même. Dès 1927, Lang ne pouvait plus cautionner les penchants nazis de sa femme Thea von Harbou, scénariste du film, dont il divorcera en 1933 en fuyant l'Allemagne. La nouvelle copie de 145 minutes a été projetée simultanément au Festival de Berlin et sur Arte, accompagnée par un orchestre symphonique jouant la partition originale composée par Gottfried Huppertz.


Ou encore... D'Invasión de l'Argentin Hugo Santiago je ne connaissais que la musique d'Edgardo Cantón. Réalisé en 1969, le film dont les co-scénaristes ne sont autres que Jose Luis Borges et Adolfo Bioy Casares, fut interdit en 1974 et huit bobines de son négatif original volées. Restauré en 2000, ce film qui ne ressemble à nul autre [était ressorti] en DVD hors circuit traditionnel. Dans un magnifique noir et blanc extrêmement contrasté, l'intrigue énigmatique est une politique-fiction où un petit groupe d'hommes défendant une ville assiégée tombent les uns après les autres, chacun dans des circonstances liées à sa personnalité. Le tango le plus noir accompagne cette tragédie à mi-chemin entre l'Antiquité et un futur déjà passé, puisque ses auteurs n'imaginaient pas qu'ils anticipaient sur l'Histoire. On peut sentir son influence sur Out 1 que Jacques Rivette tourna peu après ou sur les films de Raúl Ruiz. Il faut aimer s'y perdre.

Article du 25 mars 2010

mardi 22 novembre 2022

Christian Marclay au Centre Pompidou


J'ai évidemment foncé voir l'exposition Christian Marclay au Centre Pompidou. Avec Les Choses au Louvre et Black Indians au Quai Branly c'est la troisième qui m'enthousiasme cet automne. Les Choses est la plus stimulante, créant des synapses inattendus. Black Indians est la plus troublante par son évocation de l'esclavage et la responsabilité de la France. Si elle ne réserve pas beaucoup de surprises à celles et ceux qui connaissent bien le travail de Christian Marclay, elle plaira aux amateurs de musique et de cinéma, de cassettes et de vinyles, d'absurde et d'infini. J'ai rencontré Marclay au tout début des années 80. Nous avions le même producteur de disques, Jürgen Königer, du label Recommended Records/No Man's Land. C'était la première fois que je voyais quelqu'un scratcher des disques, avec des pédales d'effets sur les platines et des bricolages inattendus comme les disques qu'il avait découpés et réassemblés, et ce bien avant la plupart des DJ. J'adore le 25 centimètres More Encores et l'on pourra admirer là les disques vinyles avec annotations, utilisés lors de performances. Il fut, comme moi, très influencé par Revolution 9 des Beatles sur le double blanc, et par John Cage que nous avons tous les deux eu le plaisir de rencontrer à six ans d'intervalle !


Plus tard j'ai acquis un des coffrets Footsteps ou son jeu de cartes Shuffle, tous deux montrés à Pompidou. Ce ne sont évidemment pas les clous de l'expo. Le montage audiovisuel Doors est une première. Des personnages entrent et sortent dans le mouvement. L'effet répétitif est fascinant parce qu'aucun plan ne ressemble à un autre et que les raccords sont parfaitement fluides, créant des effets comiques ou dramatiques qui sont propres au cinématographe. Il y a évidemment des liens avec la succession vidéographique des Telephones présentée ici, ou l'horloge The Clock, composée de milliers d'extraits de films sur 24 heures, cette fois hélas absente. À côté de ces installations telle aussi Surround Sounds, où les onomatopées vous entourent, sont exposés de nombreux collages, des instruments impossibles (accordéon Virtuoso de sept mètres, guitare molle Prosthesis, guitare tordue Vertebrate, batterie Drumkit trop haute, trompette tuba Lip Lock aux embouchures collées comme un baiser, tabouret cor Stool - sur lequel le corniste Nicolas Chedmail eut jadis l'occasion de s'asseoir !), des disques découpés, des pochettes imaginaires, des sculptures constituées de bandes magnétiques, etc. Zoom Zoom, partition longue de 20 mètres constituée d'onomatopées et mangas, conçue pour Shelley Hirsch, chanteuse new-yorkaise que j'aime beaucoup, rappelle évidemment Stripsody de Cathy Berberian. Les visiteurs pourront même expérimenter Playing Pompidou, une expérience en réalité augmentée interactive audio et visuelle depuis le parvis du Centre ainsi que depuis n'importe où dans le monde en scannant un code grâce à la technologie Landmarker de Snapchat ; Christian Marclay et le AR Studio de Snapchat basé à Paris ont transformé la façade du bâtiment en un instrument de musique !


On sera enchanté de revoir les quatre écrans de Video Quartet, probablement mon installation préférée, ou Guitar Drag, qui avaient été projetés à la Cité de la Musique dans une rétrospective de 2007 que j'avais chroniquée ici-même, extraits vidéo à l'appui. Adepte du montage en temps réel ou différé, des collages hétéroclites, des œuvres qui grincent et interrogent à la fois leur temps et leur medium, je suis aux anges avec Marclay.
Tout cela a été rendu possible grâce au groupe Mirabaud qui investit des sommes considérables dans l'art. Que Christian Marclay soit suisse, même s'il réside à New York, est une opportunité pour ce groupe bancaire et financier international basé à Genève. À une époque où l'économie capitaliste est de plus en plus fragile, la spéculation sur les œuvres d'art bat son plein. En France les fondations Vuitton, Pinault, Emerige, Cartier et quelques autres font la loi en contrôlant le marché. Quelques rares artistes vivants en profitent, les plus lucratifs sont souvent morts il y a longtemps et parfois dans un dénuement absolu.

→ Exposition Christian Marclay, Centre Pompidou, jusqu'au 27 février 2023
→ Catalogue, ed. du Centre Pompidou, 45€ comme la plupart des catalogues d'exposition

lundi 21 novembre 2022

Elle est retrouvée. Quoi ? L'Eternité. C'est la mer allée avec le soleil.


Jeune homme, mon romantisme adolescent était incapable de concevoir le sexe sans amour. L'inverse semblait hélas envisageable à la lueur de mes premiers échecs, même si j'appris très vite qu'il n'y a de véritable amour que dans l'échange. Seuls les croyants, amants éternellement éconduits, peuvent imaginer qu'il en soit autrement ! Si l'amour n'existe qu'en duel, tout pubère sait déjà que le sexe n'a besoin de personne. Je ne suis pas certain d'avoir tant mûri pour revenir sur ces préceptes mathématiques. Le fantasme laisse la porte ouverte, mais la réalité ne m'a jamais offert d'autre liberté que dans la fusion des sentiments et des corps. Ma génération s'étant particulièrement interrogée sur sa sexualité jusqu'à l'expérimentation méthodique, parallèlement au dérèglement de tous les sens, dans une optique paradisiaque pour les plus fragiles ou pédagogique pour les plus aventuriers, la question de l'amitié est celle qui résista le mieux à la rentrée dans le rang social.
S'il existait une hiérarchie entre amour et amitié, je dirais que, contrairement à la convention, le premier est perpétuel et la seconde est passagère. L'amour ne peut être que conflictuel dès lors qu'il est caractérisé par la franchise, même en y mettant des gants. Comment traire une puce avec des gants de boxe ? S'épanouissant dans la confiance, il délie les langues et ne saurait s'encombrer des tricheries que l'on s'autorise avec soi-même, en faux ami. Même si les chemins bifurquent, l'amour ne saurait être révisé car il aura marqué un temps, une époque vécue, tel que toute tentative négationniste reviendra à se nier soi-même puisque l'autre aura toujours été choisi. Il ne peut y avoir de victime dans les jeux de l'amour qui ne sont jamais de hasard. Je fredonne la chanson qu'Elsa entonnait sur la scène du Glaz'Art à la soirée de lancement de Machiavel il y a déjà douze ans [24 aujourd'hui] : "I shall always love the ones I've ever loved before".

L'amitié, par contre, joue des points de concordance et ne s'embarrasse pas des dissensions. Ce n'est qu'un bout de chemin emprunté ensemble. On n'a pas tant de vrais amis. La vie nous éloigne souvent sans toujours nous rapprocher. Loin des yeux, loin du cœur. J'ai noté que chaque année je perdais un ami pour en rencontrer un nouveau. Leur nombre est stable. L'amitié ne semble pas exiger l'exclusivité de l'amour, mais c'est un leurre. Les jalousies et les rancœurs s'y expriment encore plus facilement, car les enjeux semblent moindres. Les trahisons n'entraînent pas d'aussi lourdes catastrophes. Les quiproquos sont légion là où l'amour ne génère que des frictions de temps puisqu'il n'exige pas que la proximité demeure. Amours ou ami(e)s obéissent pourtant aux mêmes règles, ils s'entretiennent, du moins pour soi, dans le cœur, ne pouvant se passer des démonstrations qui rassurent, des preuves volontaires, des attentions délicates au risque de sombrer dans le sommeil et l'oubli. La mort nous guette au coin du bois. Si ma comparaison vous gêne, comprenez que c'est d'amour que j'aime mes amis. Irraisonné. Les autres ne sont que des relations de passage, libres à elles de changer de statut, ou que de me voir nu elles se changent en statues de sel. Mes amis sont de chair. Les autres sont vêtus des habits du devoir. En d'autres termes, l'amitié n'existe pas, il n'y a que de l'amour ou bien des conventions. Et pour revenir à mes premières lignes, le sexe n'a pas grand chose à y voir, il complique l'histoire à loisir et c'est tant mieux, pacte terrible avec son inconscient quand les mots manquent pour exprimer l'obscur désir qu'on feint d'assimiler à la lumière.

Article du 16 mars 2010

dimanche 20 novembre 2022

Jean-Marie Straub a rejoint Danièle Huillet


Jean-Marie Straub est parti retrouver Danièle Huillet. Je n'avais jamais imaginé l'un/e sans l'autre. Il avait pourtant continué seul. Je me souviendrai toujours des jours et des nuits passés avec eux et Jean-André Fieschi lorsque j'étais jeune homme... Restent les films, heureusement ! Pour un musicien c'est énorme. Tristesse.

vendredi 18 novembre 2022

Petit manuel de désobéissance civile à l'usage de ceux qui veulent vraiment changer le monde


Le fascicule de 144 pages de Xavier Renou ne se perd pas en digressions inutiles. C'est simple et direct, pédagogique et lumineux, dense et malin. Le Petit manuel de désobéissance civile à l'usage de ceux qui veulent vraiment changer le monde (Ed. Syllepse, 7 euros) est un manifeste que toute personne rétive à la dérive suicidaire et fataliste de la planète devrait lire toute affaire cessante. Cela commence par une affirmation positive pour En finir avec le sentiment d'impuissance et se développe en quatre mouvements : Désobéir, Préparer, Passer à l'action, Et après ?
Au delà des conseils pratiques pour lutter dans la non-violence et entraîner avec soi l'opinion publique, le manuel devrait servir de bible à toute association confrontée aux questions de réunionnite aiguë, batailles d'Ego, effets de domination, sectarisme, sexisme, divisions, etc. Si nous l'avions tous lu, que de temps gagné, d'embrouilles évitées et de militants qui n'auraient pas déserté, écœurés par les pratiques de certains meneurs !
S'il pense stratégique Renou explique pourquoi la violence est souvent contre-productive, chargée d'effets pervers et moralement problématique. Il choisit la désobéissance civile en insistant sur l'empathie et le plaisir ! La panoplie est large : sensibiliser le public, ternir la réputation de l'adversaire, contester sa légitimité, lui faire perdre du temps et/ou de l'argent. La préparation s'articule chronologiquement : information, repérage, scénario, plan B, briefing et donne quelques trucs pour bloquer ou résister à une évacuation.
Le passage à l'action évoque les conditions de sécurité et le rôle primordial de la communication. La confrontation avec l'adversaire et la police bénéficie de conseils avisés, donnés en connaissance de cause, Renou étant un militant associatif membre de plusieurs collectifs, animateur de desobeir.net et ancien responsable de la campagne de désarmement nucléaire de Greenpeace. La bonne surprise est que le livre est en définitive encore plus politique que pratique, malgré une précision redoutable sur toutes les séquences de l'action, de sa préparation jusqu'au débriefing. En annexe, on trouvera quelques précieuses adresses Internet, car la résistance ne saurait se passer des moyens les plus actuels tout en en connaissant les risques. Je découvre ainsi les techniques de localisation et d'écoute dont se servent les services de renseignement pour espionner les activistes.
J'ai suivi ici scrupuleusement la table des matières. Indispensable, ce manuel de désobéissance non-violente se boit comme du petit lait, cru de préférence, et tient dans la poche revolver.

Article du 13 mars 2010

jeudi 17 novembre 2022

Encore une machine infernale


Il y eut de nombreuses machines infernales avant Der Lauf der Dinge de Peter Fischli et David Weiss comme ces architectures de dominos qui s'abattent indéfiniment dans d'incroyables ballets. Le clip réalisé par James Frost appartient à cette tradition de la réaction en chaîne. Filmé dans un entrepôt sur deux niveaux à Echo Park près de Los Angeles, il accompagne la chanson This Too Shall Pass de l'album Of the Blue Colour of the Sky [71 millions de vues]. L'installation a été conçue et construite par le groupe OK Go qui a mis plusieurs mois à construire la machine avec des membres de Syyn Labs. Même si les mouvements des objets sont synchronisés avec la chanson, je ne suis pas certain que cela apporte grand chose. Tout ce travail pour illustrer une chanson nulle, c'est dommage ! Le son des catastrophes aurait été plus approprié.


La musique n'est pas la panacée universelle. J'en ai fait les frais hier encore. Lorsque nous nous sommes retrouvés en mixage avec Pierre-Oscar Lévy les ambiances et les bruitages se sont imposés face au quatuor à cordes que j'avais composé sur Les noces de Cana. La musique était très bien, mais à quoi rime de placer de la musique sur un film ? L'orchestre présent à l'image se justifiait parfaitement, mais le réalisme montre ses limites lorsqu'il est question de narration ou de distance critique. Le tableau de Véronèse sonorisé avec les enregistrements que j'avais réalisés au Louvre dans la salle où il exposé devenait banal dès lors que la musique masquait les convives, y compris le perroquet (ajouté au son pour souligner sa présence fugace) et le chien (appuyé par un commentaire discret du public comme la découpe de la viande, l'assemblée des notables, la présence de Véronèse lui-même à la viole ou l'acte alchimique). Je synchronisai l'effet de transmutation en faisant couler du liquide dans une jarre et j'ajoutai un zeste de vaisselle pour parfaire l'illusion produite par les visiteurs du Louvre dans leurs langues respectives et la réverbération de l'immense salle.


Prêchant contre ma paroisse, je me demande souvent pourquoi ajouter de la musique à un film. Quelle tradition la suscite ? Quelle absence est-elle censée combler ? Quel est son propos ? C'est encore pire au théâtre où l'on sent le bouton Play du magnétophone. Je préfère souvent la musique in situ (diégétique) comme chez Renoir ou Demme, ou si elle apporte un complément réel et sensique à l'image ou à l'action. Considérer que tout est musique et que l'orchestre, réel ou virtuel, participe à la partition sonore générale évite de focaliser sur un fantasme dont la réalisation nuit le plus souvent à l'objet que l'on croit servir en arrondissant les angles quand il faudrait surtout savoir les choisir !
Lorsque je livre une musique à un réalisateur, je lui dis toujours qu'il peut en faire ce qu'il veut, la triturer comme il l'entend si le film l'exige. S'il le fait en dépit du bon sens, je ne retravaille pas avec lui (ou elle), voilà tout. Pierre-Oscar avait raison de vouloir réduire mon quatuor du XVIème comme on réduit une sauce. Le rôt s'en trouve grandi, donnant à mon travail sa véritable dimension évocatrice. Et l'exergue de Cocteau à son Histoire de chats de résonner toujours à mes oreilles, "Ne pas être admiré. Être cru."

Article du 7 mars 2010

mercredi 16 novembre 2022

L'invitation au voyage


C'est délicat. Par quel bout le prendre? Par le début ou par la fin ? Si c'est la fin qui pose problème, tout avait commencé très tôt. En grandissant nous sommes confrontés à la vieillesse, d'abord celle de nos aïeux, puis de nos aînés, pour qu'un jour arrive notre tour. On peut être vieux à tout âge. Il y a des petits vieux de vingt ans et de jeunes adultes qui ont dépassé les quatre-vingt-dix. Pierre-Oscar me dit que l'autosatisfaction évite la sénilité précoce ou qu'en d'autres termes le regard plus ou moins positif que nous portons sur notre vie nous incite à continuer à nous battre ou à rendre les armes. Ce champ de bataille peut être celui de la tendresse, de la plénitude et de la sagesse comme celui de la résistance, de l'engagement et de la solidarité. La chose est complexe, car la mémoire n'est qu'une réécriture permanente de l'histoire. La psychanalyse ou d'autres systèmes thérapeutiques permettent souvent de faire remonter des traumatismes ensevelis et de comprendre nos orientations passées. Envisager l'avenir est une façon de se projeter dans le désir, de l'entrevoir, pas encore de le réaliser. Le va-et-vient entre le passé et le futur offre une vision mieux équilibrée permettant de réajuster le tir, de réviser nos a-priori ou de vérifier nos hypothèses. À tout âge il faudrait savoir vivre avec son corps et se souvenir de ses rêves d'enfant. Pour atteindre la cible, la quête du Graal est un vecteur visant l'à peu-près, une direction autorisant les incartades à condition de jeter régulièrement un œil sur la boussole. En regardant les personnes âgées, je sais que mon tour viendra dans vingt ans et je voudrais choisir auxquelles ressembler, soit apprendre à écouter mon temps, celui de chaque jour. Rien de pire que l'expression "de mon temps" ! Si la parole des aînés est précieuse, j'ai répété à Elsa qu'elle me rappelle d'écouter les jeunes si j'oubliais un jour... Mon temps durera jusqu'à ma mort. La suite n'est qu'un pari symbolique sur mon œuvre ou sur la transmission du savoir qui m'a été légué. Car c'est évidemment la mort qui nous interroge. On peut apprendre à s'économiser, à vivre avec des paramètres qui bougent sans cesse, à accepter ce mouvement constitué de pertes et de gains, mais la chute est la même pour tous. Arrivé au port, Adès nous délivre, laissant nos proches dans la souffrance. Comment négocier l'accompagnement sans perdre nos propres repères, sans oublier de vivre pour nous-mêmes ? Lorsque l'on est exigent, il faut toute une vie pour apprendre qui nous sommes et la réponse nous est soufflée au dernier soupir. D'ici là, nous devons composer. Les modèles qui nous sont jetés en pleine figure nous donnent d'excellents exemples de ce que nous voulons ou pas. Saurons-nous les décrypter pour éviter le sacrifice et l'égoïsme ? Dans tous les cas, si chaque chemin est différent, emprunté par tant d'autres il devient une promenade où il est bon de flâner à plusieurs.

Article du 9 mars 2010

mardi 15 novembre 2022

Séries policières du monde entier


Il y en eut, il y en a, il y en aura beaucoup d'autres, mais j'ai récemment picoré quelques séries télé relativement récentes, communément appelées thrillers. Si elles obéissent souvent à des règles communes de suspense et de plongée sociale, elles permettent d'approcher des cultures différentes. Par exemple Tokyo Vice m'a semblé très proche de ce que j'avais vécu au Japon, en termes de relations humaines, sans que mon séjour ait quoi que ce soit à voir avec le banditisme ! En tout cas, plus juste que l'ennuyeux Lost in Translation d'il y a vingt ans... Octobre (Kastanjemanden) est dans la lignée des palpitants serial killers danois comme The Bridge (Bron) ou The Killing. Que Don't Leave Me (Non mi lasciare), réalisé par les auteurs de Gomorra et ZeroZeroZero, se passe dans une Venise déserte m'attirait, mais sa lenteur et son mélo m'ont vite ennuyé. J'ai préféré Dogs of Berlin qui oppose mafia turque et néo-nazis en Allemagne, même si on retrouve comme presque partout des ressorts scénaristiques identiques. Mon préféré de cette petite sélection tirée de la liste Télérama des 302 séries produites par Netflix (accessible uniquement pour les abonnés) est Le Seigneur de Bombay (Sacred Games) réalisé par Anurag Kashyap (auteur du chef d'œuvre Gangs of Wasseypur, ainsi que de Dev.D et Ugly que j'avais tous les trois chroniqués) et Vikramaditya Motwane (Udaan). Impossible de prendre le temps de développer mon article et de binge-watcher (visionnage boulimique) ces projections chronophages. Juste quelques suggestions parmi l'offre pléthorique et leurs bandes-annonces.











P.S.: Ce n'est pas tout ça, je reprends les enregistrements du disque rock sur lequel Nicolas Chedmail et Fred Mainçon travaillent depuis plusieurs années ! Aux morceaux bien chargés et totalement azimutés nous devons en ajouter quelques uns plus sobres comme ce morceau sur la lenteur ou La preuve est dans le poudingue qui pourrait donner son nom au groupe...

lundi 14 novembre 2022

Deep Me de Marc-Antoine Mathieu


Deux solutions s'ouvrent à vous, lecteurs, lectrices. Soit vous foncez acheter la nouvelle bande dessinée de Marc-Antoine Mathieu, un nouveau petit chef d'œuvre, sans me demander pourquoi, juste parce que vous avez pris l'habitude de me faire confiance, soit vous regardez la vidéo ci-dessous. Le mieux serait évidemment de la découvrir après, tant la narration réserve de surprises vertigineuses. J'avoue être un fan de cet auteur qui, pour moi, a pris le relais de Francis Masse qui n'écrit plus beaucoup, se consacrant à la sculpture. Lui se revendique plutôt de Windsor McKay, Fred et Kafka, avec raison. Dans cette colonne je me suis fendu d'articles sur quelques unes de ses œuvres précédentes, en particulier 3", Le décalage, Sens, Le livre des livres... J'aurais aussi bien pu évoquer l'inventeur de la non-case, arpenteur du grand rien, ses sept volumes de Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves, le coffret 3 rêveries. Marc-Antoine Mathieu joue avec la physique et la métaphysique en interrogeant le medium et sa forme, poussant la bande dessinée dans ses retranchements. Cette fois, avec le thriller Deep Me on avance les yeux fermés, du moins ceux de son héros, qui se découvre s'appeler Adam. Mais je préfère vous laisser tourner les pages pour cette plongée dans l'inconnu plutôt que divulgâcher l'objet, car tous les livres de Mathieu sont aussi des objets, incopiables, impossibles à dématérialiser, des œuvres expérimentales qui tiennent du rêve, de la science-fiction, de l'anticipation, de l'interrogation pure. À mon avis la bande-annonce ci-dessous en dit trop. À vous de choisir !


→ Marc-Antoine Mathieu, Deep Me, Ed. Delcourt, 120 pages, 19,99€

vendredi 11 novembre 2022

Bandes Originales, une histoire illustrée de la musique au cinéma


Feuilletant Bandes Originales, une histoire illustrée de la musique au cinéma, le nouvel ouvrage de Thierry Jousse, j'écoute sa sélection de 57 titres grâce à un QR code me renvoyant à France Musique. C'est très agréable, de même que les illustrations, si elles n'apportent pas forcément grand chose à la rédaction, rendent la consultation de ce gros volume de 1,777 kg avec ses 288 pages de 29,2 x 23,9 cm particulièrement attrayant. L'auteur embrasse près d'un siècle de musique au cinéma avec sensibilité, érudition et simplicité. J'ai commencé par lire les chapitres concernant ceux qui trouvaient le plus de grâce à mes oreilles : Max Steiner (King Kong) et Maurice Jaubert (Vigo), Bernard Herrmann (Hitchcock) et Ennio Morricone (Leone), Leonard Bernstein (West Side Story) et Michel Legrand (Demy et L'affaire Thomas Crown), le rock (Easy Rider) et le jazz (Shadows et Shirley Clarke), Michel Magne... C'est un livre qu'on peut lire de A à Z aussi bien qu'en picorant au gré des aventures. Thierry Jousse rappelle les faits, mais il sait aussi faire rêver, parce que ses évocations sont des petites madeleines qui font vibrer chacun/e en fonction de sa propre histoire. Car le cinéma est avant tout affaire d'identification, et la musique, comme les acteurs, participe à ce phénomène inexplicable qui va chercher ses racines dans l'inconscient. Le choix est large, très complet, même si l'on notera d'étranges absences comme Joseph Kosma, Michel Fano, le cinéma expérimental dit non narratif ou le documentaire. J'ai vérifié dans l'index des noms, très pratique comme celui des films, à la fin de l'ouvrage. Encyclopédie, ce n'est nullement une analyse des ressorts qu'entretiennent le son et l'image au cinéma, mais c'est un cadeau qui sera certainement très apprécié de tous et toutes à Noël !

→ Thierry Jousse, Bandes Originales, une histoire illustrée de la musique au cinéma, ed. EPA, 45€

jeudi 10 novembre 2022

La symphonie des jouets


Avant de publier les échantillons des instruments solo de l'Ircam, la société UltimateSoundBank nous avait déjà gratifié de jouets musicaux électriques, soit 97 synthétiseurs et boîtes à rythmes avec des sons corny et drôles de la collection d'Eric Schneider. Les combinaisons et sandwiches pouvaient donner des résultats tout à fait surprenants et parfaitement dans le ton des musiques minimales à la mode. Avec Acoustic Toy Museum, l'éditeur français lié à Univers-Sons comble mes vœux. Je vais pouvoir rejouer du génial piano-jouet enregistré dans Défense de, des boîtes à musique programmables, des activity-centers de ma fille envolés depuis longtemps, des tuyaux à percussion que je transposerai dans le grave pour me rapprocher du percuvent construit par Bernard, des claviers de cloches, des guitares pourries, des batteries en carton-pâte mais avec des rythmes super, des boîtes à musique, des hochets anciens de la collection du Musée des Arts Décoratifs, etc. Et quand je dis jouer, c'est vraiment jouer ! Car en échantillonnant ces 250 jouets, UltimateSoundBank a rendu jouables les plus biscornus avec une qualité de son telle que le travail est presque mâché. Chacun est agencé dans UVI, leur moteur en téléchargement gratuit, pour passer rapidement d'un style de jeu à un autre. Tous les petits bruits parasites ont été consciencieusement préservés ou nettoyés, à vous de choisir votre programme ; sous les notes, des choix aléatoires automatiques entre plusieurs prises donnent la vie à ces machines de notre enfance, de celle de nos parents ou de nos enfants. En plus, les 15 000 échantillons peuvent être triturés par UVI, à la fois éditeur, boîte à effets, arpégiateur, en un tour de main... Il suffit de brancher un clavier en midi ou usb sur votre ordinateur et passez muscade ! N'importe quel compositeur retrouvera son âme d'enfant, certains recommenceront à sucer leur pouce, d'autres inventeront des alliages inouïs en élargissant leur palette de timbres... On aura compris, j'adoooooooore !

Article du 5 mars 2010

mercredi 9 novembre 2022

Discographisme maison


Discographisme maison est la suite ou la version crade de Discographisme récréatif que Patrice Caillet avait publié il y a treize ans. Il s'est cette fois associé à Alan Courtis pour rassembler de nouvelles pochettes de disques customisées par leurs propriétaires. Comme le raconte très bien Arnaud Labelle-Rojoux dans la préface, ces œuvres brut de brut tiennent du graffiti. On crève les yeux, noirci les dents, ajoute une moustache, colle des boutons de rougeole. Il y a aussi de très beaux collages constructivistes, des déchirures à la Villeglé et des messages personnels, sans que jamais leurs auteurs aient pensé faire acte artistique. Feuilleter ces 190 pages est très inspirant, car passé le vernaculaire les gaucheries devraient suggérer des idées originales aux graphistes en mal d'idées neuves.
Quoi de plus satisfaisant que de faire du neuf avec du vieux ? Même si tout ce qu'on fabrique tient de cet adage. En effet, rien ne se perd, rien ne se crée. Démêlant l'Histoire officielle de l'inconscient intime ou collectif, le plus compliqué est de retrouver le chemin vers la source.
Ce livre de 20x20 cm est publié par l'éditeur Artderien qui s'intéresse particulièrement à la musique. On peut y trouver Unholy Movie de Vincent Epplay, Entre le majeur et l'annulaire de Claude Parle qui a aussi traduit De la technique : processus aléatoires sur platine de Maria Chàvez, Les chuchoteurs d'Olivier Bringer ou l'un de mes livres préférés, L’invention de Morel d’A. Bioy Casares... Sur leur site on trouvera même des vidéos étonnantes de Epplay ou Bringer, des illustrations, des Histoires de la nuit en audio, etc.

→ Patrice Caillet & Alan Courtis, Discographisme maison / Homemade Record Sleeves, ed. Artderien, 25€ (j'ai acheté le mien au Souffle Continu)

mardi 8 novembre 2022

19 courts métrages de la Nouvelle Vague


Dans 24 heures de la vie d'un clown la voix off de Jean-Pierre Melville rappelle les effets de Sacha Guitry doublant ses comédiens, enregistrés muets dans leur quotidien, alors que le son est présent sur la piste, probablement resynchronisé. Mais ici le sujet du film que le cinéaste réalise et produit lui-même en 1946, un an avant Le silence de la mer, est le clown Béby revenant sur ses souvenirs. Ce n'est pas encore la Nouvelle Vague, pas plus que Van Gogh ou Guernica d'Alain Resnais offerts en bonus, mais il la préfigure. Il faut bien des pères à ces jeunes cinéastes que Françoise Giroud rassemblera malgré eux en 1958 sous le terme de Nouvelle Vague. La fiction s'invite explicitement dans ce documentaire. On comprend que le cinéma vérité usurpe évidemment son nom. Dès qu'on pose une caméra et qu'on pratique le montage, il y a mise en scène. Ici le style est déjà melvillien.
Le générique du court métrage de Jacques Rivette, Le coup du berger, tourné en 1956, fait apparaître Jean-Claude Brialy, acteur fétiche de la bande, coscénaristes Claude Chabrol producteur délégué et Charles Bitsch qui signe les images, Jean-Marie Straub assistant-réalisateur ! Mais c'est surtout la renaissance du producteur Pierre Braunberger qui lancera tous ces "Jeunes Turcs" des Cahiers du Cinéma. Dès 1927 il produit Alberto Cavalcanti et les premiers films de Jean Renoir, fait tourner son cousin François Reichenbach, présent dans ce double DVD avec l'étonnant À la mémoire du rock, témoignage d'une époque (1962, foules de jeunes en délire avec Eddy Mitchell, Vince Taylor et Johnny Hallyday, mais aussi d'intéressants décalages musicaux avec Boccherini !) et Le petit café (1963), mais aussi Truffaut, Godard, Rouch, etc. Je me souviens de lui à la fin de sa vie, c'était très émouvant de voir ce tout petit monsieur dont le visage était entièrement recouvert de poil blanc comme un oisillon tombé du nid et de penser qu'on lui doit La chienne, Partie de campagne, Tirez sur le pianiste, Cuba si, Vivre sa vie, Petit à petit, etc.
On retrouve Brialy dans deux autres vaudevilles, Tous les garçons s'appellent Patrick de Jean-Luc Godard, scénario Eric Rohmer et Une histoire d'eau que Godard cosigne avec Truffaut. La drague, très mal vue aujourd'hui, et les histoires d'alcôve travaillent ces jeunes cinéastes, pour la plupart des petits bourgeois qui rêvent de coucher avec des actrices. Ils ont condamné les vieux réalisateurs qui traitaient de sujets sociaux et certains, tel François Truffaut, reviendront même au classicisme qu'ils fustigeaient. La différence tient au style, tournage en extérieurs, dialogues enlevés voire improvisés, lumière naturelle, montage rock 'n roll, économie de moyens, complicité d'une jeunesse dorée de l'après-guerre qui veut s'amuser... Ces courts métrages leur permettent de faire leurs armes avant leurs premiers longs. Pour Charlotte et son Jules Godard double Jean-Paul Belmondo, monologue critiquement machiste inspiré par Le bel indifférent de Jean Cocteau.
En 1956 Alain Resnais possède déjà une maîtrise incroyable (c'est son vingt-et-unième court métrage) lorsqu'il filme la Bibliothèque nationale pour Toute la mémoire du monde sur un scénario de Rémo Forlani... Un chef d'œuvre. Lumière, angles et mouvements de la caméra, montage, choix du texte comme dans l'autre film présenté, une commande, Le chant du styrène, deux ans plus tard... Cette fois le commentaire, un hymne à la matière plastique tout en alexandrins, est de Raymond Queneau et la musique de Pierre Barbaud, inventeur de la musique algorithmique !
Musique jazz composée par André Hodeir pour le documentaire plus classique Ô saisons, ô châteaux d'Agnès Varda qui, contrairement aux autres a déjà réalisé un long métrage, La pointe courte, probablement le premier film de la Nouvelle vague.
Plus original, commencé comme un documentaire, Les surmenés de Jacques Doniol-Valcroze, glisse d'abord vers la critique sociale par le texte, puis vire à la comédie avec Brialy et Jean-Pierre Cassel. À noter la musique de Georges Delerue, un habitué du groupe, entre électronique et jazz.
Bien qu'il ne se reconnaisse pas dans la Nouvelle Vague, mais produit par Braunberger, Maurice Pialat est représenté ici par deux courts métrages, L'amour existe, un très beau documentaire mélancolique sur la banlieue parisienne tourné en 1961, et l'année suivante Janine, sur un scénario de Claude Berri qui rappelle un peu Tous les garçons s'appellent Patrick, deux types évoquant la même fille sans savoir qu'ils parlent de la même. Musique de René Urtreger.
Dans Chanson de gestes de Guy Gilles on retrouve la poésie du quotidien propre à la Nouvelle Vague. Jeanne Barbillion fait partie des rares femmes qu'on a laissées réaliser ! Pour L'avatar botanique de mademoiselle Flora elle choisit Bernadette Lafont (dont je ne reconnais pas la voix), Raoul Coutard à la lumière, Michel Legrand et Jacques Loussier pour la musique, mais qui est le trompettiste ? Miles ?). Les tambours accompagnent les chants et danses de La goumbé des jeunes noceursJean Rouch tient la caméra à l'épaule. Pour la fiction Les veuves de quinze ans il a choisi les jazzmen Gérad Gustin et Luis Fuentes pour suivre deux petites bourgeoises yéyé. L’une est sérieuse, l’autre pas. Encore un film sur la jeunesse des années 60, avec la question du bonheur, sujet de Chronique d'un été quatre ans auparavant...
Deux versions de La sixième face du Pentagone, extraordinaire document réalisé en couleurs par Chris Marker et François Reichenbach, sont proposées. Française ou anglaise. Le film relate la marche sur le Pentagone organisée en octobre 1967 par la jeunesse américaine en opposition à la guerre du Viêt-Nam. Passionnant évidemment.
On termine avec La direction d'acteur par Jean Renoir où "le patron" donne une leçon magistrale à Gisèle Braunberger. Confronté à des comédiens, j'ai toujours suivi à la lettre les conseils de Renoir ! Indispensable.

19 courts métrages de la Nouvelle Vague, Double DVD Doriane, 6½ heures, avec un livret illustré de 16 pages rendant hommage au travail du producteur Pierre Braunberger, 25€, sortie le 14 novembre 2022

lundi 7 novembre 2022

Miracle


Ceux ou celles qui croient aux miracles savent que cela se travaille. Je m'attendais à passer un anniversaire capital, capital comme la peine, mais pas aussi fabuleux, fabuleux comme une fable. Les messages affluaient. Marie-Christine était passée m'offrir Sans lui de Sophie Calle, un recueil d'annonces matrimoniales de 1895 à 2017 glanées dans Le Chasseur Français pour la plupart, puis Meetic et Tinder pour les plus récents. La première partie s'adresse à Elles, la seconde à Eux. C'est à la fois drôle, pathétique et passionnant. Au début l'intérêt financier prévaut, dans des dimensions et sous des termes incroyables, à la fin c'est plus cru. Nous avons évoqué la soirée dédiée à Jean-Luc Godard où je jouerai de la Mascarade Machine avec Une femme est une femme remplaçant le flux radiophonique. C'est une rareté où le cinéaste raconte et commente l'histoire entrecoupée des musiques de Michel Legrand, chantées par Anna Karina. Et puis l'inattendu a sonné à ma porte, et ce n'était pas la police comme dans le film de Godard. La journée s'est emballée, absolument magique, pour finir chez mes voisins qui avaient préparé une petite fête me permettant d'oublier que j'avais perdu la tête et que je n'étais pas prêt de l'oublier... Miracle de la vie où rien n'arrive jamais comme on l'avait prévu, mais qui tient en haleine dans les moments de trouble. J'ai en tête un extrait de la radiophonie de la Mascarade Machine : "Miracle, l'image apparaît !". Des centaines de plans courts montés à la volée, je n'avais choisi que des sons qui font sens. Les mots s'étaient échappés.

Photo © Juliette Dupuy

samedi 5 novembre 2022

J'ai un secret


Secret de polichinelle. La grande évasion. L'imagination. Ainsi je fais ce qui me plaît envers et contre tout. Jusqu'à penser que je suis amoureux. De tous et de tout. Même des pires mammifères, notre espèce. Mais pas du système. Le capitalisme rend fou. Cet irrépressible besoin d'aimer me donne le vertige et me rend idiot. Une obsession. Je fais pour le mieux au milieu du pire. Travail de petitan. Sommeil réduit au minimum. La douleur est inévitable. Comme la mort elle fait partie du jeu. Chaque matin je sue trente minutes sur ma selle. Compte à rebours. Jusqu'au bout du bout. Le sauna achève de me liquéfier. Moins souvent qu'avant. Je zappe. Éponger. Étirements. Je fonds. Ça se voit. Investissement libidinal de l'exercice. Musique. Cinéma. Écriture. Main forte. Solidarité. Complicité. Écoute. Conseils. Bilan. Et l'amour dans tout ça ? C'était hier ma dernière photo de sexagénaire. Il ne pourrait pas y en avoir une autre. Ella & Pitr auraient préféré titrer En roue libre. C'eut été plus juste, mais l'idée leur est venue trop tard. C'était peint. "So shall it be written, so shall it be done" scandait l'autre chauve. Biblique. Me voilà verni. "E'arrivato dans l'panneau" ! Musique de Nino Rota ou d'Elmer Bernstein ? Affublé de mes dix commandements. Oui, c'est bien cette fois dix. Chacun les siens. En couple j'eusse organisé une grande fête, mais le cœur n'y est pas. Partie remise. Je me suis fait à l'idée de bouffer des nouilles. Un opéra simple. Sans bougies. Souffler n'est pas jouer. Le mot à la mode est résilience. Ma spécialité. Dragonnée. L'impatience m'a toujours porté chance. Il suffit de prendre le temps. De conjuguer le verbe au bon mode. Masculin féminin. Esprit, es-tu là ? Seul, je glisse sur la pente du je. Peu importe la couleur de la piste. Tous les nombrils du monde. Ça raisonne comme ça résonne. Tel une ombre j'aligne les chiffres. Pas croyable. Et tout cela parmi les décombres...
Mais d'abord je me suis réveillé avec une drôle de sensation. Un changement de repères radical que je n'avais jamais perçu lors des années précédentes. D'habitude je ne ressens rien, adoptant la notion carrollienne de non-anniversaires de manière à faire de chaque jour une fête. Or là je regarde tout sous un angle inédit. Comme si la vie avait pris du poids. Un anti-poids serait plus juste, comme existe l'anti-matière. Une version allégée. Une renaissance. Un courant d'air. Je l'avais craint en m'endormant, je l'adoptai en ouvrant les yeux. Je souhaite ainsi à toutes celles et ceux que j'aime un joyeux anniversaire à venir, que les plus jeunes atteignent un jour cet âge canonique, que les plus vieux prennent chaque nouvelle année comme une victoire.

vendredi 4 novembre 2022

Le son de Vinyl



LA PASSION DU VINYLE

Après la première station sous le signe de la musique d'ameublement d'Erik Satie, nous avons gravi le chemin transportant l'un sa boîte de violoncelle et un tourne-disques, l'autre sa valise remplie de disques et d'instruments électroniques. Passés devant le Domaine Musical, Eskimo des Residents, Portal par Alechinsky, nous nous sommes arrêtés pour piétiner et diffuser les Footsteps de Christian Marclay. Depuis son acquisition, plus le vinyle est esquinté plus le son est intéressant. Quelques mètres plus loin, pour interpréter un duo de musique répétitive devant les Philip Glass de Sol LeWitt, je sors mon Tenori-on dont le son est plus discret que je ne m'y attendais, obligeant Vincent Segal à jouer pianissimo. Tandis que je diffuse lithurgiquement le 45 tours souple de L'Apothéose du Dollar par Salvador Dali, Vincent glisse un petit Bach (photo 1) ! Sous la vitrine, nous découvrons un disque en chewing gum qui aurait plu au Catalan.


Vincent attaque O Superman, qu'il a déjà fait avec Laurie Anderson, en jouant simultanément la pédale rythmique et la mélodie. Mes boucles vocales au Tenori-on prennent quelques libertés avec l'original (photo 6). Nous sommes plus révérencieux avec 4'33 de John Cage ; j'ignore si c'est une première mondiale de l'interpréter en duo, mais nous jouons parfaitement ensemble (photo 3) ! Vincent déploie une partition très annotée de Ligeti et une autre, autographe, de Pierre Boulez. J'accompagne au Kaossilator Martin Fournier, spectateur anglophone, récitant magnifiquement un texte d'Allen Ginsberg, avant que mon camarade s'interroge sur le Johnny Griffin de Warhol et que je conte mes aventures adolescentes avec les Beatles. J'offre quelques exemplaires de Rideau ! à la cantonade après que nous ayons exécuté un playback à la flûte et au violoncelle sur M'enfin (photo 2). Ce n'est pas tous les jours que les visiteurs d'une exposition d'art contemporain repartent avec une des œuvres sous le bras ! Nouveau duo avec flûte devant The Last LP de Michael Snow où nous prétendons avoir arrangé un morceau d'une tribu disparue, à l'image du canular de l'artiste canadien. Auparavant j'ai montré les pochettes doubles d'un autre album de Snow et du trio Laurie Anderson / John Giorno / William Burroughs. À cette occasion je suggère à Vincent de faire l'expérience du triple sillon de la quatrième face : le choix du morceau est aléatoire.


J'ai apporté des extraits de 3/3 par 1/2 (trois tiers par Un DMI) que nous avions enregistré sur Machiavel avec trois bouts de vinyle de trois différents disques du Drame (écoutable ici). La force centrifuge du tourne-disques portable expulse les tranches de gâteau noires qui scratchent toutes seules sous l'aiguille, composant un morceau inédit surprenant, d'autant que j'ai placé dessous l'une des faces bruitistes du Snow (photos 4-5). Terminant par un hommage à Fluxus, Vincent trace un sillon avec un clou sur la surface vierge du disque à graver soi-même de Maurice Lemaître, puis il joue des Keuss Keuss tandis que je hurle, un susu dans la bouche, sur deux de ses poèmes, L'équipée sauvage et Valse japonaise ! C'est terminé, Vinyl ferme pour ce soir, nous avons improvisé un programme de près de deux heures. Le public est aussi enchanté que nous deux qui nous sommes bien amusés...

Photos © Mathilde Morières, sauf n°3 Corinne Dardé (celle où l'on voit Françoise Romand filmer, ce qui laisse présager d'un futur YouTube qui sera également en ligne sur le site de La Maison Rouge). Merci les filles !

Article du 23 mars 2010

LE SON DE VINYL


Françoise Romand a terminé le montage du film tourné lors du concert-visite que nous avons réalisé avec le violoncelliste Vincent Segal le 21 mars à La Maison Rouge (Photo Mathilde Morières). Filmé avec une HandyCam, le court-métrage rend bien l'ambiance de la performance qui dura près de deux heures. Nous avons exclu l'interprétation mémorable de 4'33 de John Cage qui se prête mal à une diffusion cinématographique et avons écourté nombre de stations. De même, nous ne nous sommes pas attardés sur les dizaines de pochettes que nous avons commentées en direct, préférant privilégier les séquences musicales. Pour rendre digeste la diffusion sur Internet, nous avons découpé le film de 23'23 en trois parties.


Première Partie (8'37)
Vincent Segal (violoncelle) et Jean-Jacques Birgé (Tenori-on)
autour de Christian Marclay, Helio Oiticica, Philip Glass, Laurie Anderson...


Seconde Partie (5'46)
Jean-Jacques Birgé (Kaossilator), Vincent Segal (violoncelle) et la participation de Martin Fournier (voix)
autour de Laurie Anderson, William Burroughs, John Giorno, Allen Ginsberg, Salvador Dali, Iannis Xenakis, Pierre Boulez...


Troisième Partie (9'00)
Vincent Segal (violoncelle, tourne-disques, keuss keuss) et Jean-Jacques Birgé (flûte, tourne-disques, susu, varinette)
autour d'Un Drame Musical Instantané, Michael Snow, Maurice Lemaître...

J'ai choisi de placer le film à la fois sur DailyMotion, YouTube et Vimeo, ici dans l'ordre croissant de qualité constatée avec le même fichier. Il est intéressant de noter que la meilleure reproduction s'avère celle du site le moins fréquenté.

P.S. : je remarque seulement ce matin que le 33 tours d'Hélène Sage et Bernard Vitet, Supposons le problème résolu paru chez GRRR également, figurait dans le catalogue de l'exposition, aux côtés de Rideau ! et À travail égal salaire égal d'Un Drame Musical Instantané.

Article du 5 avril 2010

FACE B, EN CLÔTURE DE LA MAISON ROUGE

La fin de cette aventure se tiendra huit ans plus tard à l'occasion de la soirée de clôture de La Maison Rouge. Le 27 octobre 2018, Vincent Segal, Antonin-Tri Hoang et moi-même y avons joué Face B en direct sur un montage de Daniela Franco. Le film de cette soirée est sur le lien ci-dessus agrémenté d'un dernier article daté du 17 mai 2019.

jeudi 3 novembre 2022

Face B, l'envers de Vinyl


Freddie m'appelait Monsieur Tout-à-l'envers. En 1993, j'en avais fait une chanson. Comme je commence toujours la lecture des journaux par la dernière page, il n'y a rien de surprenant à ce que j'aborde l'exposition Vinyl à La Maison Rouge par la Face B. [...] Le violoncelliste Vincent Segal m'a invité à la commenter avec lui et en musique le 21 mars (2010) ! J'en suis extrêmement flatté, d'autant que Vincent découvrit notre trio en 1983 au festival Musiques de Traverses à Reims lorsqu'il était adolescent et qu'il me confie qu'Un Drame Musical Instantané influença les premiers pas de Bumcello.
Pour tempérer mon impatience de jouer avec lui en nous promenant parmi les disques du collectionneur, éditeur et commissaire d’exposition belge Guy Schraenen, où [...] mes disques sont bien représentés, je découvre Face B, le projet de Daniela Franco qui a demandé à des acteurs de la culture (arts plastiques, musique, littérature, design...) de lui fournir des listes d'albums en fonction de critères tels les dix disques qui illustrent une biographie, ceux sur les pochettes desquels on aimerait figurer, ceux dont la pochette est meilleure que le contenu musical, etc. J'ai répondu positivement à la requête transmise par Paula Aisemberg, directrice de La Maison Rouge, en envoyant "la liste des dix disques que j'ai achetés à cause de leurs pochettes et dont la musique ne m'a pas déçu, bien au contraire, puisqu'ils sont souvent à l'origine de ma vocation de compositeur". Toutes les pochettes sont consultables sur le site de Face B et sur les ordinateurs mis à disposition du public de La Maison Rouge. Les plus rares y sont accrochées [...] et le catalogue de l'exposition Vinyl est aussi très beau...

En ligne, Face B permet d'admirer les pochettes choisies et d'en écouter quelques extraits, hélas pas les plus rares, mais retrouver les pochettes d'après leurs titres n'a déjà pas dû être une mince affaire pour Daniela Franco ! Les dix vinyles que j'ai achetés à la vue de leur pochette et qui augureraient de ma vie de compositeur sont donc :
The Rolling Stones - Their Satanic Majesties Request
The Mothers of Invention - We're Only In It For The Money
Silver Apples - (le premier album)
Captain Beefheart and His Magic Band - Strictly Personal
George Harrison - Electronic Music (pochette de G. Harrison)
The White Noise - An Electric Storm
Bonzo Dog Band - The Doughnut in Granny's House
John Cale - The Academy in Peril (pochette d'A. Warhol)
Michael Snow - Musics for Piano, Whistling, Microphone and Tape Recorder (pochette de M. Snow)
Albert Marcœur - (le premier album)
Je vous laisse découvrir les autres...

J'ai toujours été attaché aux disques dont le packaging était étudié pour coller au projet musical. La taille des 30 centimètres permettait un travail graphique que le timbre-poste du CD a réduit considérablement. Je ne suis pas du tout opposé à la dématérialisation du support s'il s'accompagne d'une création graphique et d'informations agréablement consultables. Machiavel, le dernier album majeur du Drame, rassemblait des pièces de 1980 à 1998 avec un très beau livret conçu par Étienne Auger. Parmi elles, 3/3 par 1/2 était composé à partir de la reconstitution d'un disque avec 3 tiers de différents vinyles découpés du Drame et l'œuvre interactive, réalisée avec Antoine Schmitt, qui complétait les dix titres [est] en ligne en téléchargement gratuit. Ce scratch vidéo interactif intitulé également Machiavel, est entièrement sonorisé avec les vinyles du groupe.

Article du 1er mars 2010

REPÉRAGES VINYLIQUES


Il risque d'y avoir un monde fou dimanche 21 mars (2010) à La Maison Rouge pour l'exposition Vinyl qui s'y tient jusqu'au 16 mai. D'abord c'est un dimanche. Ensuite, à 17h je commenterai en paroles et en musique avec le violoncelliste Vincent Segal les pochettes et disques de la collection Guy Schraenen. Dans le précédent billet j'évoquai notre rencontre avec Vincent et le travail de Daniela Franco intitulé Face B. Pour préparer notre duo impromptu, Vincent et moi avons fait un saut au 10 boulevard de la Bastille où Paula Aisemberg et Stéphanie Molinard nous ont chaleureusement reçus.
Pendant deux heures et demie nous avons admiré l'important accrochage à la recherche de disques qui nous inspirent des commentaires, la musique coulant de source ! Nous avons bêtement commencé par des "Celui-ci je l'ai !", "Moi celui-là !" pour progressivement faire notre petit marché en commençant par la musique d'ameublement d'Erik Satie, bien à propos. Pourtant je ne peux m'empêcher de relever ici ceux que je fais aussi tourner sur ma platine. Le 45 tours souple de Salvador Dali m'a rappelé qu'Avida Dollars n'avait rien à faire des disques tant qu'ils ne seraient pas comestibles, ce qui leur conférerait pour lui un rôle liturgique et pour moi un attrait gastronomique supplémentaire ; or un Berlinois en a fait une de ses spécialités puisqu'il presse des "vinyles" en chocolat ! Plus loin je reconnais la pochette du Portal par Alechinsky, l'Eskimo des Residents auxquels on nous avait comparés alors sans que je sache exactement pourquoi, Footsteps de Christian Marclay que je compte piétiner avant de le jouer, le triple sillon Burroughs-Giorno-Anderson joué alternativement selon l'endroit où l'on pose l'aiguille grâce à la triple spirale, le Steve Reich dont la photographie est tirée de Wavelength de Michael Snow dont New York Eye and Ear Control et le double album sont également exposés, le John Cale par Warhol, des Beatles et des Stones légendaires, des Beefheart peints par l'auteur comme très nombreux de ces merveilles, et bien d'autres dont l'un des nôtres, le célèbre Rideau ! d'Un Drame Musical Instantané où figure ma main gauche photographiée par Horace et dont je compte apporter quelques exemplaires le 21 mars avec la droite ! Le catalogue est évidemment encore plus fourni, avec par exemple en plus notre À travail égal salaire égal illustré par la Rixe de musiciens de Georges de La Tour. J'aurais plutôt fait figurer la sublime pochette des Bons contes font les bons amis dûe à Vercors ou Carnage à Jacques Monory, mais les choix du collectionneur sont impénétrables. Les 274 pages du catalogue commencent par un glossaire critique avant d'attaquer chronologiquement la discographie où sont indexés tant de contributions d'artistes marquants de Dubuffet à tous les Fluxus, de Beuys à Opalka, de Haring à Laurie Anderson... Je regrette l'absence de la pochette du groupe Axolotl en papier de verre doré qui bousille celles des copains !
Pour dialoguer avec Vincent qui a connu de nombreux musiciens exposés, je devrai être électriquement autonome, aussi ai-je choisi une instrumentation qui marche sur piles. J'amplifierai donc le Tenori-on et le Kaossilator avec mes haut-parleurs miniatures. Mais l'un et l'autre réserverons d'autres surprises tandis que nos commentaires organiseront la partition nomade.

Article du 6 mars 2010


À suivre.

mercredi 2 novembre 2022

Deux musiques de Jean-Claude Vannier ressuscitées


Le label Finders Keepers exhume deux musiques de film formidables de Jean-Claude Vannier, La bête noire pour Patrick Chaput en 1983 et Paris n'existe pas pour Robert Benayoun en 1969.
Celle-ci est cosignée avec Serge Gainsbourg qui joue dans le film. On comprend que Gainsbourg ait demandé ensuite à Vannier de collaborer à l'écriture de l'Histoire de Melody Nelson pour laquelle Vannier s'insurgera d'en être connu essentiellement comme l'arrangeur alors qu'il revendique en avoir écrit la plupart de la musique. Pour Paris n'existe pas les saxophonistes Philippe Maté et Jean-Louis Chautemps (tous deux passés par Jef Gilson et plus tard le Quatuor de saxophones) émergent de temps en temps de l'orchestre tandis que les deux compositeurs s'amusent comme des fous en préparant le piano avec des tournevis et des briquets. Ils cosigneront encore plusieurs musiques de film (Cannabis, La Horse, Slogan) et Vannier composera L'Enfant assassin des mouches d'après un conte écrit par Gainsbourg avant d'arrêter leur collaboration en 1973. L'année suivante Vannier réussira un nouveau coup de maître en orchestrant Brassens, démonstration époustouflante du génie mélodique et harmonique du poète sétois à force d'inventivité timbrale. Il en existe une fantastique version live intitulée L'enfant, la mouche et les allumettes‬ réalisée pour un show de Roland Petit accompagnant la collection automne/hiver 1971 d'Yves Saint-Laurent.
Jean-Claude Vannier, qui avait commencé en arrangeant Brigitte Fontaine (pour son premier album solo), Michel Polnareff (Tous les bateaux, tous les oiseaux), Johnny Hallyday (Que je t'aime) et bientôt Barbara (l'album Madame) est au sommet de son art avec La bête noire. Il retrouve un Philippe Maté très free au saxophone soprano et engage les Insolitudes, quatuor de percussionnistes qui comprend Bernard Lubat, Marc Chantereau, Pierre-Alain Dahan et Michel Zanlonghi. S'il tient le piano, Vannier a toujours su utiliser les percussions, en particulier les claviers. Ses musiques possèdent une fantaisie ludique me rappelant Michel Magne. Peu de compositeurs osaient mélanger les timbres de l'orchestre classique avec des instruments bizarres, sans compter ses arrangements de cordes inspirés par la musique arabe. Ces associations lui confèrent une fausse naïveté, mais une vraie créativité qu'on dit que seuls les enfants possèdent.

→ Jean Claude Vannier, La bête noire / Paris n'existe pas, LP Finders Keepers, sur Bandcamp 22£

mardi 1 novembre 2022

Orelsan, saison 2 : Civilisation perdue


La sortie récente du dernier album d'Orelsan, qui date déjà d'un an, mais augmenté de dix nouveaux morceaux rassemblés sous le titre de Civilisation perdue, dite aussi Édition ultime, ne fait pas tous les suffrages. Évidemment ! Civilisation était un petit chef d'œuvre vendu à plus de 500 000 exemplaires. Les nouvelles chansons ne sont pas vraiment à la hauteur, mais elles sont justifiées par la mise en ligne de la saison 2 de la série télé Montre jamais ça à personne réalisée par son frère, Clément Cotentin, diffusée par Amazon Prime, et que j'avais saluée dans cette colonne. Les quatre nouveaux épisodes sont le making of de l'album avec les morceaux qui avaient été écartés comme son duo Évidemment avec la chanteuse Angèle. La musique est basique, mais l'autobiographie, typique des rappeurs, se justifie. De même, cet ajout audiovisuel ne crée pas la surprise de la première saison, mais la sincérité de l'artiste est indéniable, entouré de ses potes sans qui il ne serait pas là. Montre jamais ça à personne comme Civilisation, version originale ou ultime, sont des témoignages incontournables de notre époque. Contrairement à elle, Orelsan évolue aussi en mûrissant. Oscillant systématiquement entre destruction et construction, la noirceur des textes, sans être cyniques, n'a rien d'étonnant.


Dans le numéro 42 (février 2022) de l'excellent Journal des Allumés du Jazz, Franpi Barriaux, L'1consolable, Julia Robin, Tony Benoist et moi-même avions écrit quelques mots sur l'album d'Orelsan. Voici ma petite contribution :

Il est courant de condamner les textes des rappeurs sans les avoir jamais écoutés. Si cela est possible, le Journal des Allumés devrait donc, en amont, reproduire les paroles de L’odeur de l’essence. Les images des clips d’Orelsan livrent également des informations sur sa manière de présenter les choses, mais le papier a ses limites.
L’odeur de l’essence est dans la continuité de Basique, un constat d’échec de notre société capitaliste qui a réussi à faire perdre leurs repères aux populations, surexploitées. « Nostalgie, incompréhension, peur, désespoir, paranoïa, panique, méfiance, haine », les mots sont là, mais trop d’auditeurs ont pris l’habitude de s’y tenir sans considérer le ton. Lorsqu’Orelsan clame « Allumer l’incendie, tout enflammer », est-ce un appel à l’insurrection ou la dénonciation d’un montage comme celui de Rome ou du Reichstag ? La manipulation exige de taxer les critiques de complotisme, d’où qu’elles viennent, pour les faire taire. À ce propos, le travail de l’Américain Edward Bernays est bizarrement quasi inconnu en France alors que ce neveu de Freud, adaptant de façon perverse les théories de son oncle, inventa la propagande politique, l’industrie des relations publiques, le marketing et favorisa le consumérisme. Goebbels s’en est inspiré et presque tous nos médias actuels en sont issus. Orelsan a bien compris que le problème est toujours systémique. Il ne peut exister de réponse individuelle.
En musique, aujourd’hui, les chroniqueurs critiques de notre société se reconnaissent dans le rap. Orelsan a beau s’en méfier, il fait partie des moralistes. Sait-il même qu’il est anarchiste ? Avec ses qualités et ses défauts, il est l’équivalent d’un Léo Ferré. Évoquer la misogynie de ses textes d’il y a douze ans sans se référer à celle de Brassens, Brel ou Ferré tient de la mauvaise foi. Ses textes récents se démarquent d’ailleurs de ses provocations juvéniles. Montre jamais ça à personne, le passionnant film en cinq épisodes que son frère lui a consacré, expose ses doutes et son opiniâtreté, sa paresse et son courage, son côté loser et la success story, son sens de la famille et de la camaraderie.
Le clip de L’odeur de l’essence met en scène la bousculade de la foule jusqu’à se marcher les uns sur les autres. L’individualisme a eu raison de la solidarité. Comme les paroles, les images tirent tous azimuts. L’inventaire est bourré d’hameçons. Tyrannie des chiffres. Fausse démocratie. Malbouffe. Alcoolisme. La planète se meurt. Les pôles fondent. Les déchets nous submergent. Les pays riches se goinfrent sur le dos des pauvres. La violence des Gilets Jaunes n’est-elle pas dérisoire face à celle de la police, instrument physique de la pression sociale ? La famine nous guette et avec elle la révolution, mais laquelle ? Pour se transformer en quelle Terreur ? Et puis, le pétrole, évidemment. Les énergies fossiles. L’origine du mal. Pollution et conflits. Orelsan fustige la pensée binaire. Les tentatives pour le faire taire ont accéléré sa reconnaissance. La société qu’il met en joue est un milliard de fois plus cynique que son désarroi.
La musique est hélas plus banale que le texte. C’est là que le bât blesse trop souvent dans le rap en général. Si les samples pompés et les pompes orchestrales fonctionnent ici avec la catastrophe sur écran géant, je regrette que tous ces artistes ne fassent pas plus souvent appel à des Allumés inventifs. Le secret de l’avenir réside probablement dans la fusion des communautés.