70 janvier 2024 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mercredi 31 janvier 2024

Apéro Labo #2


Il reste quelques rares places pour le concert du dimanche 18 février à 17h qui aura lieu dans l'intimité du Studio GRRR à Bagnolet pour la rencontre du duo MÉTÉORE, soit la tubiste Fanny Meteier et l'altiste Maëlle Desbrosses, avec ma pomme. Nous jouerons au chapeau. À l'issue du concert qui sera enregistré et mis en ligne la semaine suivante sur drame.org, nous partagerons l'apéro avec la trentaine de nos invités !

Ne réservez que si vous êtes déterminé. Nous confirmerons (ou infirmerons) votre réservation au plus vite. Si, le temps de répondre, les places sont toutes prises, indiquez-nous si vous souhaitez participer à l'un des prochains Apéro-labo. J'annoncerai ici dès que nous serons complet.

APÉRO LABO
La liberté de l'indépendance
pour le plaisir des sens

Pique-Nique au labo 3 in Jazz News


"Réception"
Jean-Jacques Birgé cultive depuis si longtemps, sous toutes les formes, dans tous les arts, un iconoclasme qui a édifié une œuvre foisonnante, insaisissable, pénétrée de sa propre originalité. Ce troisième volume – les deux précédents étaient dans le même double disque –de son Pique-nique au labo illustre une facette de son travail qui pourrait se targuer sans peine d'être la plus belle à bien des égards : Birgé s’intéresse à ce(ux) qui l’entoure. Invitant à nouveau bien des artistes à venir enregistrer avec lui, il en ressort une collectivité passionnante, où Naïssam Jalal (par exemple) côtoie (à titre d'illustration) Violaine Lochu ou David Fenech, et c'est heureux. Le résultat, surtout, et très réussi, et cela est d'abord dû à l'accueil musical fait par l’hôte, dont l’éclectisme nécessaire dans ce format est servi avec une intelligence et une sensibilité constante.
Pierre Tenne (Jazz News, décembre 2023)

Actuel Remix = Goebbels Remix + Ensemble Modern Live Remix


À l'issue du concert électroacoustique solo de Xavier Garcia au Mans samedi dernier, je lui confiai que "je n'aurais pas fait mieux !". Entre musiciens jouant du même instrument, nous sommes souvent critiques. C'était de mon point de vue le plus beau compliment que je pouvais lui faire. Pourtant, lorsqu'il s'agit d'électronique, chacun/e a sa propre boîte à outils. Lors du concert de Xavier Garcia pendant le salon organisé par les Allumés du Jazz, je compris chaque geste, ou plus précisément, la raison d'être de chaque note ou mouvement. J'avais en face de moi un frère d'armes ou un cousin à la mode de Bretagne, encore que Xavier soit affilié à l'ARFI (Association à la Recherche d'un Folklore Imaginaire) implantée à Lyon depuis 1977. Il y a tout juste un mois j'avais déjà été emballé par son CD Labyrinthe d'une ligne.

Comme nous parlions ensemble de mon article, Xavier Garcia me remit son double CD de remix réalisé par Actuel Remix, duo qu'il forme avec Guy Villerd. Le propos était encore cette fois diablement alléchant. Les deux compères revisitent des pages de la musique contemporaine en les remixant avec des titres de grands noms de l’électro actuelle. Le premier volume est consacré à Heiner Goebbels, le second à l'Ensemble Modern. Rien de mieux pour exciter ma curiosité ! Je ne suis pas déçu. C'est de la musique de jeunes, entendre pour danser frénétiquement, à partir de matériaux inventifs et très variés. Goebbels, ancien jazzman créatif passé à la composition, se retrouve cadré par des samples rythmiques de Richie Hawtin, Ricardo Villalobos, Adam Beyer, Aphrodite, etc. Le second CD offre 17 remixes enregistrés live le 9 février 2017 lors de sa création au Festival Frankfurter Positionen où l'Ensemble Modern jouant Iannis Xenakis, Edgard Varèse, Michael Gordon, Sascha Dragićević, Dietmar Wiesner et Rainer Römer est mélangé aux samples de Mr Oizo, The Haxan Cloak, Klara Lewis, Thomas Schumacher, Nautic Depths, Fat Boy Slim et Richie Hawtin. Des musiciens de l'Ensemble Modern s'étaient cette fois joints aux deux électroniciens penchés sur leurs ordinateurs : Dietmar Wiesner à la flûte, Giorgos Panagioditis au violon, Alexandar Hadjiev au basson et contrebasson, Michael M. Kasper au violoncelle et Rainer Römer aux percussions. La musique est particulièrement vivante grâce à la présence des musiciens en chair et en os. La création sur Heiner Goebbels date d'un an plus tard au Festival de Vaulx-en-Velin, mais elle est retravaillée en studio par Xavier Garcia qui s'est chargé du mixage définitif.


La différence avec de nombreux musiciens électroniques vient de la composition au sens propre, à savoir l'équilibre dans le temps des forces en présence, l'architecture faisant souvent défaut aux improvisateurs et même parfois aux compositions préalables. La structure d'une pièce et son propos sont pour moi déterminants dans mon appréciation. Ici, alors on danse... Mais chaque pièce est une pochette-surprise qui ravit mes oreilles et me ferait presque bouger les jambes.

→ Actuel Remix, #02 Heiner Goebbels' Remix - #03 Ensemble Modern Live Remix, 2 CD ARFI, dist. Les Allumés du Jazz

mardi 30 janvier 2024

La BD Underground paraît en anglais


La version anglaise de Underground, la formidable bande dessinée d'Arnaud Le Gouëfflec et Nicolas Moog, ne peut rivaliser avec l'original en français, mais elle a le considérable avantage de rayonner sur toute la planète. Le format est beaucoup plus petit, et j'ai préféré la préface de de Michka Assayas à celle de Michael Moorcock. Par contre la traduction d'Edward Gauvin et le lettrage de Lauren Bowes m'ont semblé fidèles. Underground, rockers maudits et grandes prêtresses du son est ainsi devenu Underground, The illustrated Bible of Cursed Rockers and High Priestesses of Sound !


Si l'ensemble est passionnant, je suis évidemment de parti pris puisque l'aventure d'Un Drame Musical Instantané suivie de la mienne en solo occupent six pages et demie de l'ouvrage. Si la majorité des trente-six artistes (ou groupes) sont, comme on peut s'en douter, anglo-saxons, nous avons la chance d'être les seuls Français avec Boris Vian, Colette Magny, Brigitte Fontaine et Eliane Radigue. Un Tome 2 est annoncé pour 2025 qui élargira la sélection, et "Vivre Libre ou Mourir, Punk et Rock Alternatif en France, 1981 - 1989" paraîtra d'ici là ! !


Le titre des pages du Drame étant déjà L'élixir de jouvence, je suis ravi de lire sur mon disque du Centenaire : "Éternel jeune homme, Birgé s'affranchit du temps et de ses contraintes..." Cette vitalité est probablement liée à la phrase de Cocteau que j'avais inscrite sur l'une de mes cartes de visite : "Le matin ne pas se raser les antennes." En me laissant pousser barbe et cheveux le risque s'amenuise !



À la fin de l'ouvrage la discographie présente pour le Drame le CD Rideau ! (1980) où figurent deux longues improvisations et nos premières compositions préalables, l'album en ligne Poisons d'une durée de 24 heures (1976-79), et, plus récent, le CD de mon Centenaire (2018).

→ Arnaud Le Gouëfflec & Nicolas Moog, Underground, en français chez Glénat / en anglais chez Titan-Comics

lundi 29 janvier 2024

Rendez-vous manqué, un autre réussi


Novembre 1988. Le soir de la création française de Different Trains par le Kronos Quartet, ma pièce favorite composée par Steve Reich, nous avions invité leur premier violon, David Harrington, à dîner chez Bofinger à la Bastille pour leur proposer une œuvre composée par Un Drame Musical Instantané. Nous avons été probablement trop gourmands, Bernard Vitet, Francis Gorgé et moi, en évoquant une longue pièce d'une heure dont j'ai oublié les principes (il faudrait que je me plonge dans les archives). Côté gourmandise, Harrington nous avait d'un autre côté refroidis dans son rapport à la nourriture, marotte culturelle typiquement française assumée par le Drame. En résumé le dîner avait été un fiasco, nous nous étions carrément ennuyés, et nous en sommes restés là. J'ai continué à aduler le Kronos dont je possède quasiment tous les disques et quelques inédits. Six ans plus tard, j'espérais les rattraper lorsque j'ai pris en charge la direction artistique du disque Sarajevo Suite pour le quatuor Sniper Allée que j'avais écrit et la Prière de Sarajevo interprétée par Dee Dee Bridgewater, sur un poème d'Abdulah Sidran, dont Bernard avait la responsabilité. Je ne me souviens plus pourquoi le rendez-vous fut à nouveau manqué, mais nous avons fini par nous entendre avec le Balanescu String Quartet que nous avons enregistré aux Premises à Londres.


Le quatuor d'Alexander Balanescu était également présent lors de la soirée exceptionnelle organisée au Cargo à Grenoble en 1994. J'eusse aimé un tempo plus rapide pour Sniper Allée, mais c'eut été difficile sans répétition préalable. J'ai oublié de réclamer les partitions à Alexander, qui s'était déridé et m'avait embrassé comme du bon pain à l'issue de ce gigantesque concert que j'avais organisé et où figuraient également les quintets de Lindsay Cooper (Thomas Bloch, Phil Minton, Dean Brodrick, Gérard Siracusa) et Henri Texier (Bojan Z, Noël Akchoté, Sébastien Texier, Tony Rabeson), les Westbrook avec Chris Biscoe, le Drame, Pierre Charial à l'orgue de Barbarie et Claude Piéplu comme récitant... Mais nous ne nous sommes hélas jamais revus. J'ai continué à acquérir également tous ses disques.
Par contre j'ai eu récemment la chance d'écouter encore le Kronos sur scène, à la Cité de la Musique, et ce fut, comme chaque fois depuis 1985, un immense plaisir. Ce 12 janvier ils interprétèrent Black Angels de George Crumb (avec instruments à cordes électrifiés, harmonicas de verre et deux gongs suspendus !), ainsi que des pièces d'Aleksandra Vrebalov, Jlin, Hawa Kassé Mady Diabaté, Trey Spruance, Gabriella Smith et Reich, avec Purple Haze et Laurie Anderson en rappels !

samedi 27 janvier 2024

Salons du jazz


Aujourd'hui je fais un saut au Mans pour le Salon organisé par Les Allumés du Jazz, au Palais des Congrès et de la Culture. Je regrette d'avoir été si accaparé par le travail et le reste que le label GRRR n'a pu être présent sur un stand. Je me souviens du Premier Salon du Jazz et des Musiques Improvisées du 21 au 24 avril 1983 organisé par le JAPIF (Jazz Action Paris Ilde France). Sur la photo, Jack Lang (ministre de la Culture), Maurice Fleuret (directeur de la musique et de la danse), Jean Carabalona (responsable du jazz au ministère) et moi-même (de dos, en amorce) sur le stand des disques GRRR où était exposé le dragon, instrument de percussion conçu et réalisé par Bernard Vitet.


Sur une autre, Maurice Fleuret essaie le dragon. Je profite de ce petit voyage pour apporter les vinyles de Poudingue aux Allumés.


Peut-être que je me trompe et c'était le second Salon, parce que je trouve cette photo que j'ai prise de Francis Gorgé sur le stand GRRR du Salon du Jazz et des Musiques Improvisées organisé par le Japif en 1981 !

vendredi 26 janvier 2024

L'arnaque de la date de péremption


Partager un repas avec des médecins peut apporter quelque lumière aux arnaques de consommation dont nous sommes victimes. Après le scandale des fauteuils roulants non recyclés et la destruction systématique des médicaments ayant dépassé une prétendue date qui les rendrait impropre à la consommation, soulevons le couvercle sur la date de péremption des aliments. Ou plutôt laissons-le fermé, car ouvert la durée sera la même que l'aliment ait dépassé ou non la date limite de consommation (DLC). S'il s'agit d'un fromage, la date est illimitée ; il durcira et tombera en poussière si l'on attend trop longtemps, c'est tout. Un yaourt peut être mangé des mois après la date de péremption. Si au goût il n'est plus bon, on le recrachera, mais le risque est nul. Idem avec les fruits et légumes.
Par contre, s'il y a des protéines, comme le poisson, la viande ou les œufs, il peut y avoir danger. Les œufs ont une coquille poreuse qui les fragilise, mais conservés dans un réfrigérateur le risque est moindre. La chaîne du froid ne doit pas être interrompue, ce qui peut arriver à n'importe quel aliment manipulé plusieurs fois dans un supermarché, en dehors de toute question de date. Seul ce taux de manipulation risque de laisser développer des bactéries qui auraient été incluses au moment de la fabrication.
Un lait UHT, stérilisé à haute température, pourrait être consommé des mois après la date de péremption. Il n'y a aucune raison de jeter un fromage dont la surface est devenue verte ; lorsque l'on voit le taux de moisissure d'un Roquefort cela faire rire. Quelle folie d'inscrire une date sur du riz, des lentilles ou n'importe légume sec ! Il suffirait de faire cuire le riz et l'on jettera simplement les charançons qui seront remontés à la surface. Un fruit ou un légume pourri n'est pas toxique, il n'est simplement pas bon. Un légume cuit dont on enlève la partie abîmée a un risque nul. Une confiture fermée peut se consommer des années. Si le pot a été mal fermé, elle fermente ou moisit, et son goût est désagréable. On reniflera une viande un peu daubée, dépassée de trois ou quatre jours ; si elle sent mauvais, on la passe sous l'eau avec un peu de vinaigre et le tour est joué. Tant que cela a été conservé au froid, tout va bien. Les gourmands feront tout de même attention avec les pâtisseries à la crème qui doivent être dégustées le jour-même, les coquillages qui doivent être vivants, etcétéra, mais cela n'a rien à voir avec les DLC !
La date de péremption n'est donc la plupart du temps qu'une protection légale et une manœuvre commerciale. En ces temps de crise, il va falloir changer nos habitudes au lieu de se laisser flouer par les services marketing de l'industrie alimentaire.

Article du 23 février 2012

jeudi 25 janvier 2024

Le courant est passé


Nous en faisions trop. Dès le premier album d'Un Drame Musical Instantané en 1977, certains auditeurs nous taxaient de coïtus interruptus. On nous accusait de zapper avant que le public ait eu le temps de s'installer. Notre soif d'invention les laissait sur leur faim. Combien de fois nous a-t-on conseillé d'ajouter une bonne rythmique à nos élucubrations protéiformes ! Emportés par la passion du laboratoire et l'excitation de l'inconnu, nous n'avons jamais voulu céder aux sirènes du succès. Cela ne nous empêcha pas de vivre de notre musique, mais nous n'avons jamais connu que des succès critiques, deux mètres de linéaire sur les étagères de nos archives au rayon presse. Entendre que nos fans s'y retrouvaient, mais qu'aucun succès populaire n'était envisageable.
Seuls les lapins de Nabaz'mob surent briser la vitre et rassembler tous les publics, sans que nous l'ayons d'ailleurs prévu puisque le spectacle avait été créé à l'origine pour une occasion unique. Dans les premiers mois Antoine Schmitt et moi nous demandions même ce que nous avions fait de mal pour que cela marche autant. Six ans plus tard l'opéra [continuait] de tourner, à notre plus grande surprise.


Cette réussite, et d'autres que j'avais commises dans les domaines du multimédia (CD-Rom et sites Internet de création) ou du cinématographe, forçait mes interrogations. Cette ligne pure et dure de l'artiste contemporain manquerait-elle de générosité ? Lorsque nous désirons convaincre, nous nous donnons pourtant les arguments pour le faire. En écoutant les premières improvisations du trio formé avec Birgitte Lyregaard et Sacha Gattino je retrouvai l'entrain du Drame des débuts, plaisir partagé de nous retrouver ensemble et d'inventer des formes, des alliages de timbres, des paysages sonores laissant libre cours à l'imagination de l'auditeur. Pour composer une chanson, la plupart des groupes pop ou électro se seraient contentés d'une seule des quinze idées esquissées dans chacun des morceaux de nos deux premiers albums. Suffisait-il de développer un climax pour caractériser chacune de nos pièces en la rendant plus abordable ? S'appuyer sur un texte concentre la théâtralisation, ce que j'appelle souvent le drame même lorsqu'il s'agit d'une comédie, et cerne notre imagination. Il est certain que mes disques de chansons, que ce soit Crasse-Tignasse pour les enfants ou Carton, rencontrèrent un succès plus large que les pièces instrumentales. La chanson donne un cadre au sujet, canalisant la digression dont nous sommes friands.


C'est ainsi qu'est née la musique de El Strøm, après un an de gestation. Le premier concert donné [...] au Triton confirma nos choix. Même si elles sont bien barjos, nos chansons [surent] séduire le public que l'on devrait écrire au pluriel tant la salle était bigarrée. Hélène Collon me sussura qu'elle n'avait jamais entendu autant de langues différentes dans cette salle. Je crus comprendre qu'il s'agissait de celles qu'emploie Birgitte sur scène alors qu'elle évoquait l'espagnol, l'italien, l'anglais, le danois, le suédois, l'arabe, etc., des spectateurs ! Alors voilà, nous avons des chansons servies par une voix exceptionnelle, des rythmes composés aux petits oignons par Sacha, des instruments extraordinaires excitant la curiosité du public, des mélodies poignantes, une bonne dose d'humour qui fit se tordre la salle, mais encore faut-il trouver des lieux où reproduire le miracle ! Je n'ai plus la patience à faire la prospection nécessaire pour multiplier les petits pains. Le salaire des concerts n'est plus non plus un argument motivant. Seul l'enthousiasme de notre équipe pour notre travail me forcerait à commettre cette douloureuse acrobatie qui consiste à téléphoner aux programmateurs de salles et festivals. En attendant, nous n'avons rien trouvé de mieux que de mettre en ligne nos premiers pas sur le site El Strøm, cinq chansons filmées par Françoise, les trois albums en écoute et téléchargement gratuits, quelques photos et l'irrésistible envie de jouer, jouer encore et toujours, comme si c'était la première fois, ou la dernière.

Six ans après cet article du 5 avril 2012 est sorti l'album Long Time No Sea de El Strøm. Mais Sacha Gattino s'exila à Rennes et Birgitte Lyregaard regagna son Danemark natal, ce qui mit fin à notre merveilleux trio.

mercredi 24 janvier 2024

Atchoum !


J'ai changé le texte de mon petit article du 26 avril 2012, mais pas les images. Voilà ce que c'est que de marcher pieds nus sur les dalles glacées d'une maison du sud ! Je le savais et pourtant je l'ai fait quand même. Est-ce pour braver le sort ou tromper la mort, simple paresse ou stupidité avérée ? Chaque fois que je descendais l'hiver à La Ciotat j'attrapais la grippe. Les maisons n'y sont pas construites pour cette saison. J'étais descendu pour commémorer le dixième anniversaire de la mort de Jean Morières, une magnifique soirée au JAM de Montpellier avec dix-huit autres musiciens.
Depuis des mois je n'arrivais déjà pas à me débarrasser d'une toux exténuante alors que celle de l'an passé m'avait laissé aphone. Hémorragie des cordes vocales, avait filmé le phoniatre en enfonçant sa fibre optique dans ma narine. Depuis des semaines j'éternue déjà comme une mitraillette alors que le pollen n'est pas d'actualité. Et là, voilà, je suis rentré de la garrigue avec un rhume carabiné, de quoi avoir la tête comme une cougourde. Le manque de sommeil n'arrange pas les choses. Alors je me traîne. Heureusement je lis que le sauna est excellent pour le rhume. J'y ai mariné à 85°, mais la semaine dernière le thermomètre était monté à 97° ! Jeter de l'eau sur les pierres volcaniques produit un effet saisissant, un tsunami de chaleur brûlante. Si cela pouvait zigouiller toutes les vilaines bactéries qui m'assaillent, ce serait sympa. En attendant je vais me reposer et attendre que cela passe.


Chaque fois que je suis patraque, je pense à la chanson de Gaston Ouvrard (1890-1981) et ça me remonte le moral ! Quant à l'illustration tout en haut, il s'agit d'une diapositive que j'ai créée pour le light-show en 1967. Elle est composée d'un film noir, de laque incendiée et d'encre de Chine. J'aurais peut-être dû choisir une image aux couleurs plus chaudes. Chaud ou froid, aujourd'hui je ne fais pas vraiment la différence. Allez, au lit !

mardi 23 janvier 2024

De l'utopie


[Pour] le second numéro de La Revue du Cube, [ayant pour sujet] Territoires numériques, nouvelles cités de l’utopie ?, [...] j'écrivis ce texte intitulé ¡Vivan las utopías!, nom d'une des chansons d'Un Drame Musical Instantané...

J’ai la chance d’appartenir à une génération élevée au biberon des utopies. Nous avons cru faire la révolution, nous avons seulement réformé les mœurs. D’une seule voix nous avons crié notre révolte contre l’exploitation de l’homme par l’homme, comprenant que le changement ne se ferait jamais par les urnes. Et chacun dans notre coin nous avons imaginé de nouveaux mondes qui furent rapidement convertis en art. Que l’on choisisse alors les barricades ou les fleurs, les pavés découvraient la plage. La réaction fut brutale, insidieuse, mensongère, diffamatoire. D’un côté, on impute régulièrement à mai 68 ce qui ne fut que la réponse du Capital, de l’autre, les marchands s’emparèrent de la poule aux œufs d’or et trahirent la passion qui animait une jeunesse montrant les dents ou s’époumonant. De là naquirent aussi les rêves de jeunes informaticiens qui allaient révolutionner les usages, croquant la pomme et dispensant leurs utopies au monde entier.
Comme à la première question de la Revue du Cube, je réponds d’abord que les nouvelles technologies ne sont que des outils, et qu’à la liberté qu’elles nous offrent répondent aussitôt le commerce dévoyant des voyous, les services civiques de l’institution et les tentatives de mainmise du pouvoir. Lorsque la résistance s’est installée, on légifère, on flique, on confisque, on punit, parfois l’on tue. On tue plus souvent que nous ne le percevons, mais les rebelles s’organisent chaque fois pour réinventer de nouveaux espaces de création et de liberté, avant qu’elles ne deviennent surveillées.
Chaque nouvel outil est un jouet entre les mains des créateurs. À nous d’en faire une arme contre le crime organisé, la manipulation de masse, le cynisme et le défaitisme. Tant qu’il restera ne serait-ce qu’une seule brindille de braise l’espoir de voir le feu reprendre sera légitime. Plus que jamais toutes les forces sont nécessaires pour faire naître de nouvelles utopies.

Je terminais [cet article du 3 avril 2012] par la chanson ¡ Vivan las utopias !, que j’ai écrite avec Bernard Vitet en 1996 pour le magnifique double album Buenaventua Durruti (nato 3164-3244), et chantée par ma fille Elsa qui avait alors onze ans, puisque l’on dit qu’en France tout commence et finit en chansons :



¡Vivan las utopías!

La belle au bois en vain
Attendra le réveil
Car nul ne revient
Du pays du sommeil
Ni son roi ni ses frères
Partis pour la croisade
Ne reverront leur terre
C’est tout pour la balade

On récolte ce qu’on sème
Les hommes ont l’art divin
D’inventer des systèmes
Qui sont tous inhumains
Théoriciens du nombre
Ils réduisent les têtes
Camouflant dans leurs ombres
Ce qu’ils tiennent des bêtes

Qu’avez-vous à m’offrir
De tous les animaux
L’homme est bien le plus sot
Qu’avez-vous à m’offrir
L’ordre est le pire désordre
J’ai la vie pour la mordre

Nomenclature sénile
D’arrogants parvenus
Ou banquiers nécrophiles
C’est le pouvoir qui tue
Jusqu’à ses propres fils
Don de l’irrationnel
Sévices des services
Secrets de polichinelle

Qu’avez-vous à m’offrir
Je ne veux pas de métier
Si ce n’est celui d’aimer
Qu’avez-vous à m’offrir
Quelle bible est votre livre
J’ai la rage de vivre
Éteins vite la lumière
Écoute les oiseaux
Étouffe les prières
Et les systèmes sociaux
Soigne bien tes voisins
La théorie s’écroule
En face d’un être humain
Car l’horreur c’est la foule

Qu’avez-vous à m’offrir
Si la terre ma possède
Son fantôme m’obsède
Qu’avez-vous à m’offrir
Je ne veux rien posséder
Même ma liberté

Un Drame Musical Instantané « ¡ Vivan las utopias ! » (Jean-Jacques Birgé – Bernard Vitet)

lundi 22 janvier 2024

D'ange en danger


Il y a quelque temps j'ai raté une marche en descendant l'escalier. Trois heures du matin. N'ayant pas allumé la lumière, j'ai cru être arrivé, mais non. Et j'ai volé. L'atterrissage s'est passé sans mal, sur les avant-bras qui doivent être solides. Mais j'ai volé, sensation exceptionnelle, dilatation du temps, rêve à moitié réveillé. Ce saut de l'ange m'a rappelé un petit article du 2 avril 2012 à propos d'une affiche collée sur le mur du second étage (et le poème de Jean Cocteau, L'ange Heurtebise)...



D'ange en danger il n'y a que l'air. En équilibre sur le mur de l'escalier, celui-ci s'emberlificotera-t-il les pinceaux ? Dévalera-t-il les deux étages sans pouvoir se rattraper ? Bourré de bonnes intentions, ivre peut-être [...] ? [...] Pendant ce temps notre ange se sera fait la malle sans se faire mal. On l'aura vu se promener sur les quais, toujours aussi maladroit. Il n'y est déjà plus, même si la photo fait foi, deux fois même, c'est certain. Il sera rentré au bercail...


C'est un garçon, clament des amis prêts à gentiment se chamailler pour un oui, pour un nom difficile à trouver. On n'accouche pas d'un ange tous les jours. Il faut savoir savourer son plaisir. S'accorder. Ella et Pitr mettent tout le monde d'accord. Malins. Ah ce que c'est beau, l'amour !

samedi 20 janvier 2024

Remix du label GRRR sur Epsilonia


Jean-Jacques Palix me fait l'honneur et le plaisir de consacrer un article et deux émissions au label GRRR que j'ai fondé en 1975. Dès le générique je me sens en terrain connu, un montage radiophonique comme je les adore. Palix monte la musique d'Un Drame Musical Instantané et des invités de mes projets ultérieurs en remixeur inventif et sensible. Bonne pioche ! J'entends les vinyles d'Amandine Casadamont, le grand orchestre du Drame dans les années 80, la cornemuse de Youenn Le Berre, une plongée dans le futur, le cor de Nicolas Chedmail, toutes les voix du monde, la guitare de Francis Gorgé et Bernard Vitet au piano, mon duo avec Antonin-Tri Hoang à la clarinette basse où je joue de la cythare inanga achetée à Stockholm en 1972, je m'y perds... Aucune chronologie, mais une logique que Palix a su percevoir, l'essence au delà du sens, à tel point qu'en l'écoutant je me suis dit plusieurs fois "mais c'est moi qui ai fait ça ?". Quiz en miroir de ma propre vie. Je crois parfois en saisir le fil, mais le labyrinthe se fait de plus en plus énigmatique. Une chanson avec Sacha Gattino et Birgitte Lyregaard. Palix a choisi des pièces qui ressemblent à la nuit. J'ai l'impression qu'il a officié comme je pratique moi-même, dirigé par une inspiration magique qui délivre une logique où tout s'enchaîne naturellement comme par enchantement. Mes Perspectives du XXIIe siècle sont particulièrement présentes. Hélène Sage et Bernard Vitet, supposons le problème résolu. La caisse claire de Gwennaëlle Roulleau. El Strøm. Palix scratcherait-il mon ciboulot ? Va-et-vient de l'ordre au chaos, remix d'archives où les cartes sont battues et rebattues. Je repense à la phrase de Cocteau : "Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d'en être les organisateurs". Le violon de Jean-François Vrod se pose sur Brăiloiu. Le violoncelle de Vincent Segal réfléchit mon Tenori-on. L'extravagance de Médéric Collignon dans le mixeur du H3000. Un ballon de baudruche. L'accordéon de Pascal Contet. Mon tombeau par Sacha... Le portrait représente-t-il le peintre ou son modèle ?

L'émission Epsilonia de janvier 2024 dévolue aux musiques du label GRRR, mixée par Amiel Balester, est sur Radio Libertaire. Plus de deux heures de programme radiophonique rapportées sur le blog de Palix, Beyond The Coda : Part 1 + Part 2. Pour l'image il a choisi le logo du label dessiné par Raymond Sarti, un coup de tampon qui a résisté à l'usure des années. Un demi-siècle d'une passion qui jamais ne faiblit.

vendredi 19 janvier 2024

Les disques de David Lynch


En feuilletant le numéro spécial des Cahiers du Cinéma consacré à David Lynch, je suis surpris de l'absence quasi totale de référence à ses disques, sauf une note un peu méprisante, alors que Crazy Clown Time et The Big Dream, sortis sous son nom seul, méritent autant que ses films ou ses œuvres plastiques de figurer dans le panthéon lynchien. Je reproduis donc deux articles parus le 9 avril 2012 et le 14 novembre 2018, le premier sur Crazy Clown Time, le second sur Thought Gang, celui-là réalisé avec Angelo Badalamenti, son compositeur attitré qui n'a jamais fait que se fondre dans l'univers du cinéaste. Lynch n'a pas non plus inventé le design sonore au cinéma comme le suggère l'un des commentateurs (compositeur inculte !) de la revue (les exemples antérieurs sont légion depuis l'avènement du parlant avec par exemple Lang, Barnet ou Epstein), mais le son dans ses films participe autant que le reste à créer un monde unique et fascinant, médium si mal traité dans l'histoire du cinéma. À noter que dans sa version anglophone, Wikipedia consacre une page à la discographie de Lynch.

Crazy Clown Time

Ce n'est qu'à la deuxième écoute que le premier disque solo de David Lynch accapare mon attention. J'avais cru entendre de l'électro-pop ou quelque trip hop à la Massive Attack alors que ce sont d'originales miniatures sonographiées où le réalisateur incarne un personnage différent pour chaque chanson. L'album s'ouvre sur Pinky's Dream avec la chanteuse Karen O, tous les autres morceaux étant interprétés par Lynch s'accompagnant à la guitare, au synthé et aux percussions, secondé par l'ingénieur du son Dean Hurley à la batterie, plus guitare, basse, synthé, orgue Hammond et programmation. L'ensemble, réalisé lors de diverses expérimentations en home studio, n'a été nullement envisagé pour la scène. J'avais été freiné par le second index, Good Day Today, banale house vocodée, mais dès le troisième, So Glad, une mayonnaise sordide vous attrape et ne vous lâche plus. Au quatrième, Noah's Ark, on identifie parfaitement l'univers lynchien développé dans ses films, un truc lugubre, susurré, avec une pédale monotone insidieuse et un rythme lent ou cardiaque que l'on retrouvera sur Football Game où le réalisateur chante comme s'il avait une patate chaude dans la bouche, quasi débile, comme sur I Know. Le tempo s'accélère sur Strange And productive Thinking avec un effet monotone du vocoder que le texte justifie cette fois pleinement. Retour à la rythmique pesante avec l'instrumental The Night Bell With Lightning et nouvelle accélération pour Stone's Gone Up. On arrive ainsi à Crazy Clown Time qui donne son nom à l'album.


Le clip vidéo dirigé par le réalisateur illustre mot à mot les paroles, mais quelques sons semblent avoir été ajoutés pour le film, à moins que la version audiovisuelle fasse ressortir des détails qui m'avaient échappé. Il en fourmille en effet des quantités tout au long de l'album. Si les cinéastes ont l'habitude de charger inutilement leur mixage avec de la musique redondante, la démarche inverse consistant à ajouter des sons à la version discographique pour transformer une chanson en court métrage dramatique est toujours passionnante. Les délires plaintifs du Lynch nasal se perpétuent sur These Are My Friends, Speed Roaster, Movin' on et She Rise Up sans rien apporter de nouveau à la compilation. Le bel objet graphique qui habille le disque reflète l'hermétisme glauque du cinéaste devenu ici compositeur d'une musique envoûtante. (Sunday Best Records, dist. Universal)

Thought Gang


Nombreux fans du cinéma de David Lynch ignorent qu'il peint ou qu'il a enregistré des disques aussi allumés que ses films. Mon préféré reste Crazy Clown Time où il incarne des personnages, transformant chaque chanson techno-rock en petit court métrage audio. L'album Thought Gang, composé avec son compositeur de films attitré Angelo Badalamenti, est du même acabit, même s'il est plus abstrait. Ce ne sont pas des chansons, mais des évocations musicales que Lynch a imaginées comme des courtes histoires...


Bien qu'il sorte aujourd'hui, l'objet n'est pas une nouveauté puisqu'il a été enregistré de 1991 à 1993, entre la saison 2 de Twin Peaks et le début de la production de Fire Walk With Me. Lynch en a d'ailleurs utilisé des bouts pour ses publicités Adidas, la série HBO Hotel Room (Logic & Common Sense), Mulholland Drive, Inland Empire, Fire Walk With Me (A Real Indication et The Black Dog Runs at Night) et la saison 3 de Twin Peaks (Frank 2000, Summer Night Noise, Logic and Common Sense). Le résultat est très excitant, mélange de free jazz, de rock déglingué, de cymbales noise et de spoken word. Filtrer sa voix avec un son téléphone fait automatiquement glisser le morceau vers la fiction. Ce mélange expérimental ne surprendra pas pour autant les amateurs de musiques improvisées...


Les consignes d'improvisation aux musiciens sont parfois rigolotes : « Imaginez que vous êtes un poulet avec la tête tranchée et que vous courez avec un millier de dollars dans le gosier ! » Angelo Badalamenti pose sa voix et joue des claviers, David Lynch est aux percussions et joue un peu de guitare et de synthé. Ils se sont adjoints le bassiste Reggie Hamilton, le batteur Gerry Brown, le claviériste-souffleur Tom Ranier, plus Vinnie Bell à la guitare, Buster Williams à la basse et Grady Tate à la batterie sur A Real Indication, tous des musiciens de jazz ! Sur Summer Night Noise Lynch dit à ses gars : « Ça commence vraiment, vraiment calme... Pensez à une nuit d’été : des insectes, une petite brise, l'herbe dans le vent... Et au loin arrive une tempête... Elle s'approche... Et se rapproche... Et elle se déchaîne, c'est simplement une violente tempête d'été avec le tonnerre et les éclairs... Et puis ça va, ça se calme et ça s'éloigne... Et ensuite nous sommes de retour à un calme humide et humide. » Lynch appelle tout cela de la "musique moderne". J'imagine que ce doit être un parallèle avec son cinéma moderne, une manière pour lui de s'affranchir de la grille de formatage des chansons !

→ David Lynch & Angelo Badalamenti, Thought Gang, Sacred Bones Records, CD/LP/Bandcamp

jeudi 18 janvier 2024

Apéro Labo 1 est en ligne !


Le 1er janvier j'évoquai les raisons de mon choix d'enregistrer mes prochaines rencontres musicales en public au Studio GRRR. À l'usage je me rends compte que cela donne autant de travail que jouer dans une salle de concert traditionnelle, mais les conditions techniques et humaines sont autrement plus gratifiantes. Jusqu'ici, en 36 rencontres fabuleuses pendant une douzaine d'années, j'avais nommé Pique-nique au labo ces journées où j'invitais un musicien ou une musicienne à choisir un ou une troisième pour enregistrer un album en une journée, pour le publier aussitôt gratuitement en lecture ou téléchargement. Trois CD physiques (volumes 1-2 et 3) réfléchissent ces expériences étonnantes où je publiais dans l'ordre et pratiquement sans montage nos exploits. L'idée était toujours de jouer pour se rencontrer et non l'inverse comme on en a l'habitude, donc, autant que possible, des artistes qui s'estiment, mais n'avaient jamais performé ensemble. Je me débrouillais chaque fois pour concocter un menu de déjeuner en accord avec leurs goûts. Avec Apéro Labo les agapes ont lieu à l'issue du concert, partagé avec les spectateurs et spectatrices. Donc dimanche dernier marquait la première d'une série que j'espère longue, à raison d'environ un concert ou performance par mois. J'envisage en effet d'autres prestations comme, par exemple, des lectures, ou aux beaux jours des danseurs dans le jardin avec un dispositif instrumental plus sommaire que les ressources du studio. C'est encore tout frais, mais la réception de cette première me donne vraiment envie de continuer...
Le violoniste Mathias Lévy était venu malgré une grippe carabinée qui le collerait au lit les jours suivants. Évidemment, comme tous les artistes, il se laissa porter par le feu de l'action. Je me souviens d'un concert au Gibus en 1974 avec Lard Free où l'on dut me porter en scène et m'en faire descendre, apprenant le lendemain que j'avais une hépatite virale qui m'annihilerait pendant trois semaines. L'invention et le lyrisme de Mathias sont néanmoins toujours aussi bouleversants. Quant au saxophoniste Antonin-Tri Hoang, s'il joua pas mal de clarinette, il avait apporté un petit synthétiseur qui sembla l'exciter cet après-midi-là plus que ses anches. L'instrument a beau être tout petit, Antonin le maîtrise avec la même virtuosité que tout ce qu'il fabrique, et j'étais surpris de ne pas être gêné comme cela peut m'arriver lorsque je joue avec un autre électronicien, ne sachant plus qui fait quoi dans le mixage général. De plus, il avait conçu un protocole participatif avec le public tout à fait réjouissant. Je lui avais demandé d'y penser pour remplacer le tirage aléatoire des thèmes que nous devrions suivre lors de nos compositions instantanées, comme je l'ai souvent pratiqué lors de mes derniers concerts. Je lui avais aussi préalablement envoyé des dizaines de morceaux choisis pour compléter sa playlist de cinq heures, playlist où il piocherait en aléatoire une minute de musique à faire écouter au casque chaque fois à l'un/e de nos invités. L'élu/e pourrait alors commenter, pendant ou après, ce qu'il ou elle écoutait, sans que le reste du public ni nous-mêmes sachent de quoi il s'agit, et ce en évitant les termes musicaux. Ces évocations intimes devenaient ainsi la partition de ce que nous jouerions aussitôt.


Pour l'album Apéro Labo 1 qui paraît donc aujourd'hui, cinq jours après ce concert exécuté devant une trentaine de convives, j'ai conservé avant chaque pièce les interprétations "littéraires" des spectateurs/trices qui se sont chaque fois proposé/e/s pour jouer le jeu. J'ai choisi arbitrairement des titres relatifs à chacune. Se suivent : Allumettes Paillasson, Particules fines, Au delà des galaxies, Un gros Sibérien, Le train ne s'arrête jamais, Combat de chiens coréen, Yemen. J'avais un peu peur de mes qualités d'ingénieur du son, devant réalisé en permanence un double mixage, l'un avec tout le monde pour l'enregistrement, l'autre où seuls les instruments électroniques sont diffusés dans les quatre enceintes entourant le public. Je fus sauvé par le petit magnétophone Nagra ajouté parallèlement pour capter la voix de nos librettistes improvisés. Il faut que je m'y penche sérieusement, mais le son stéréophonique du baladeur est très proche du mixage à 24 voies beaucoup plus sophistiqué. Donc, aucune coupe, les morceaux dans l'ordre où ils furent joués, mais un mixage entièrement original. Comme lors des enregistrements des Pique-nique, je ne fais aucune correction (égalisation), ni à l'enregistrement, ni au mixage ; tout est dans la place des micros et l'écoute des musiciens. Par contre, pour le mixage je remets tout à plat, revoyant totalement les niveaux sonores de chacun, j'ajoute parfois un effet de réverbération sur un instrument, mais c'est tout de même un travail d'orfèvre. Il ne reste plus qu'à fabriquer la pochette et à mettre tout cela en ligne.

→ Birgé Hoang Lévy, Apéro Labo 1, GRRR 3118, gratuit en écoute et téléchargement sur drame.org et Bandcamp

Photo du trio © Martin Meissonnier

N.B.: Le second Apéro Labo aura lieu le dimanche 18 févier avec la tubiste Fanny Meteier et l'altiste Maëlle Desbrosses, superbe rencontre en perspective ! Et l'apéro sera cette fois végétarien. M'écrire si vous désirez y assister. Les places étant limitées et très convoitées, et le bouche à oreille fonctionnant à vitesse V, c'est déjà presque complet. Mais vous pouvez préciser si vous désirez participer à une prochaine, et nous vous enverrons l'annonce en priorité.

mercredi 17 janvier 2024

Jean Morières, dix ans déjà


Jeudi 18 janvier à 20H30 au JAM, 100 rue Ferdinand de Lesseps à Montpellier, nous serons une vingtaine de musiciens et musiciennes à rendre hommage à notre camarade Jean Morières qui nous a quittés il y a dix ans. Pour ces Suites, se produiront Philippe Allain-Dupré (flûte traversière), Agnès Binet (accordéon), René Bosc (guitare, vidéo), François Cotinaud (clarinette, chant), François-Xavier Debray (basse), Pierre Diaz (saxophone soprano), Jérôme Dru (guitare), Denis Fournier (batterie, percussions), Olivier-Roman Garcia (guitare), Pascale Labbé (chant), Jerôme Lefèbvre (guitare), Gabriel Leonetti (trombone), Christophe Lombard (guitare), Jean-Baptiste Lombard (kamaycha), Michel Marre (trompette), Antoine Morières (batterie), Mathéo Morières (chant), Mathilde Morières (chant). Je m'accompagnerai au Terra pour un texte que j'avais demandé à Jean pour le Journal des Allumés. La question portait sur les occasions manquées. Je reproduis ici sa réponse ainsi que quelques articles publiés dans cette colonne.

À l’impossible, nul n’est tenu (17 avril 2018)

Il y a l'occasion manquée : le train en retard, l'accident, le rendez-vous raté. Derrière se profile le « si j'avais..., ma vie en eut peut-être été changée », avec tous les points d'interrogation qui l'accompagnent. Au fond, chaque jour est fait majoritairement de situations, de personnes, de livres, de lieux que l'on ne connaîtra jamais. Mais il y a aussi, plus énigmatique, plus douloureux : "l'occasion à manquer", par exemple les coups classiques du speaker aphone, de la grippe de rentrée des classes, la panne d'essence, le bouton disgracieux à un rendez-vous galant ; ou encore la star qui se prend les pieds dans le tapis, Poulidor, et pourquoi pas Lionel Jospin ou même Janis Joplin, Jimi Hendrix (quoique ces derniers, comme on dit, ne se soient pas ratés)… Il y a soudain comme une sorte de goulet d'étranglement, un enjeu incontournable ou décisif. Soudain, quelque chose en nous refuse la situation : notre vilain canard d'inconscient rechigne devant l'obstacle. Refus de la valeur, peur de l'échec ? Certes, mais le plus troublant est cette sensation étrange d'aimer échouer, comme si, en nous, un vilain diablotin cherchait à nous dicter la phrase à ne pas dire, le geste fatal, entraînant une sensation schizoïde fort désagréable. D'autant plus que, lorsqu’on en a pris conscience, vient ensuite la peur d'aimer échouer (ça se complique). Ce curieux phénomène cause de sérieux dommages à notre idée du libre-arbitre et remplit les cabinets (et les poches) des psychanalystes. Les optimistes peuvent se dire après coup : « j'ai échoué, mais au fond, je n'avais pas vraiment envie de réussir », reconnaissons hélas qu'en général, on ne désirait pas pour autant échouer, même si on y a réussi. Pour ma part, je me souviens d'une année pubertaire cauchemardesque au lycée qui s'est soldée par un redoublement de ma classe de quatrième. J'ai vécu lors de l'annonce de cet échec scolaire un soulagement, une volupté totale et inattendue. Plus que le redoublement lui-même, c'est ce sentiment qui à l'époque me bouleversa le plus et m’obligea ensuite à me poser quelques questions. L'idéal, c'est tout de même lorsque l'on peut dire, comme dans Les liaisons dangereuses, « ce n'est pas ma faute », cela demande beaucoup d'énergie pour s'en persuader, mais on y arrive. Par exemple, si je veux réussir à rater ce texte sur les occasions manquées, c'est très difficile. Si le texte est raté, c'est un succès, s'il est bon, c'est raté, donc encore réussi, je suis donc dans une totale impossibilité d'échouer. Au fait, l'ai-je bien descendu ?

Jean Morières s'est envolé (24 janvier 2014)


La terrible nouvelle nous assaille, rappelant la fragilité de nos existences. Il suffit qu'un fil casse pour que notre toile se replie à jamais sur nous-même comme un linceul qui nous colle à la peau, barque de fortune flottant sur le Styx, bulle de savon s'évaporant dans les nuages ou poignée de terre rejoignant le magma. Quelque soit le chemin chacun y trouve son élément. Il suffit d'un quart de seconde pour refaire le trajet à l'envers et le papillon redevient cocon. Certains départs sont trop précipités. Jean Morières n'aurait rien vu venir. Il savait respirer le bon air de la campagne, pratiquait la méditation avec la même discipline qu'il travaillait sa flûte zavrila, il aimait rire et chanter. Mardi après-midi le coup l'a frappé en haut d'une petite colline comme il se promenait dans la garrigue. Tout s'est arrêté sans prévenir. À Pascale, à Mathilde, Antoine et Fani, il laisse une foule d'images, de sons, de paroles, de gestes, de sentiments où son esprit critique se vêt d'humour et de tendresse. Mais ce soir, plutôt qu'à sa flûte apaisée et rêvée je choisis de le réentendre endosser l'enveloppe de son double mordant, le caustique Eddy Bitoire, pseudonyme non dupe de ce que nous réserve l'avenir. À plus tard.

Hommage à Jean Morières 1951-2014 (22 janvier 2015)


[...] Rien ne laissait prévoir cette disparition prématurée qui nous priverait de son humour, de ses pensées, de son amitié et de sa musique si nous n'y prenions pas garde. Un an plus tard sa famille et ses amis [avaient] décidé de lui rendre hommage en organisant un concert impromptu. [S'étaient succédés] le pianiste Florestan Boutin, le flûtiste Bruno Meillier, un trio formé de l'accordéoniste Agnès Binet, du saxophoniste François Cotinaud et du guitariste Jérôme Lefebvre, le guitariste Olivier Benoit, le clarinettiste Sylvain Kassap, et ma pomme. Ses témoignages en direct [étaient] entrecoupés de films de Mathilde Morières (Autour de la zavrila, Un bon snob nu, Le cirque de chambre, Modus Operandi, La vie à Montignargues, Musique et vie, Eddy Bitoire). Sa compagne Pascale Labbé, ainsi que Fani et Antoine [étaient] évidemment là également.


- Esprit es-tu là ?, le dernier album de Jean Morières en duo avec Florestan Boutin est un modèle de délicatesse. Japonaiserie à la manière de Van Gogh, c'est un pont sous la pluie, un arbre en fleurs, une miniature d'ukiyo-e gravée sur le bois de la table d'harmonie et autour du cylindre de buis. Le piano préparé accompagne la flûte zavrila que Jean avait inventée à sa mesure et qu'il faudrait bien qu'un musicien adopte pour qu'elle continue à vibrer. Que son esprit se manifeste dans le bois. Enregistré le 5 juin 2012 au Conservatoire de Montreuil, le disque qui tourne sur la table ne porte pas d'étiquette. Sans label, il n'est qu'une émanation. Impalpable, la musique est devenue celle des sphères.

Les chansons nâvrantes d'Eddy Bitoire (27 avril 2012)


Les chansons décalées ont toujours été une tradition. Au siècle dernier, Georgius, Fredo Minablo et sa Pizza Musicale (un des nombreux pseudonymes de Boris Vian), Bobby Lapointe, Édouard, Pierre Perret, Licence IV, Les inconnus, et combien de chansonniers, ont remonté le moral à plus d'un désespéré. Même Jacques Dutronc, alors directeur artistique, se lança accidentellement dans la chanson pour rigoler. Chez eux il existe une distance que ne véhiculent pas les comiques avérés comme Fernandel ou Bourvil, encore que la frontière soit mince. Le second degré existe-t-il ou est-ce une manière coupable d'assumer ses amours inavouables ?



Nous avons peu d'informations sur la carrière d'Eddy Bitoire. Certains aficionados du jazz prétendent avoir reconnu un souffleur inventif dont la musique échappe aux canons à la mode. Raison de plus pour Eddy, tenté par l'exercice et convoquant toute la famille des potes pour réaliser ses chansons nâvrantes (l'accent circonflexe est paraît-il une piste pour l'identifier). Quitte ou double ? Sur SoundCloud, on pourra également écouter Bingo, Méfie-toi, P le 1, Courbez-vous, Un alien, Ce que j'aime chez toi, J'bute sur Nietzsche, Benoit, I Speck The Prues, Une maladie rare, Qui donc ?, Une tomate, Dis au revoir, Les gâteaux secs...


Clips réalisés respectivement par Cyril Laucournet et Jenifer Titi.

Le fantôme de John (18 décembre 2015)


Mathilde Morières a mis en ligne une première mouture du film sur son père, le musicien Jean Morières, compositeur, improvisateur et inventeur de la flûte zavrila, disparu brusquement en janvier 2014. Elle a découpé ce très bel hommage en trois parties : Épreuve #1-Rien n'est vraiment perdu, Épreuve #2-Depuis que je voyage en musique..., Épreuve #3-La mort tout le monde s'en fout, le vide qu'elle laisse, ça... Il commence avec le concert auquel neuf d'entre de ses amis participèrent un an plus tard avec le pianiste Florestan Boutin. Dans les parties suivantes Mathilde s'inspirera de la musique jouée ce jour-là pour s'enfoncer dans les archives qu'elle a filmées les années précédentes lorsque Jean était là. Le fantôme de John joue des strates du temps qui communiquent par des portes que l'on peut croire imaginaires, quatrième dimension où la musique prend la clef des chants. Cette première partie respire le silence : un solo de Jean à la flûte zavrila, l'enregistrement à Radio France d'Un bon snob nu avec sa compagne chanteuse Pascale Labbé qui rejoint ensuite le clarinettiste Sylvain Kassap avant que ne résonne la harpe de porte que j'ai accrochée sur celle des toilettes...


Agnès Binet et Jean à la zavrila entament la seconde partie, mais il est ensuite remplacé par le saxophoniste François Cotinaud à la clarinette, le guitariste Jérôme Lefèbvre et la même accordéoniste tandis que nous partons en ballade, tant dans le montage qui s'accélère que dans les paysages géographiques et musicaux qui se succèdent. La fantaisie de Jean se révèle alors autant que ses préoccupations philosophiques et poétiques. Mathilde nous interroge tous les deux à Bagnolet sur l'époque de notre adolescence, avec Scotch entre nous deux qui se laisse caresser voluptueusement. Antoine et Fani, frère et sœur de Mathilde, se joignent à la délicate sarabande...


Jean accorde ma harpe de porte avant que nous répondions à Mathilde sur la créativité et la liberté. Jean aimait inventer des aphorismes et déconner sérieusement. À mon tour j'adapte l'une de nos interminables discussions pour clavier sampleur. La mort rôde sans que nous y prenions garde. Les bestioles le sentent. Eddy Bitoire, le double moqueur de Jean, ne fait que de brèves apparitions, pas assez à mon goût, tant ses provocations caricaturales étaient spirituelles et drôles. En clôture du concert au Conservatoire de Clichy-la-Garenne nous soutenons tous ensemble Pascale qui craque de la cruelle absence de Jean. Mais Mathilde le fait revivre par ses images et par la musique, une lande éternelle où nous allons de temps en temps voir là-bas si nous y sommes ou comment nous y serions, accostant alternativement aux rives du deuil et des naissances.

Eddy Bitoire, poète du quotidien (11 janvier 2022)


Samedi le facteur dépose dans ma boîte aux lettres un Colissimo très attendu, mais je ne sais pas exactement ce qu'il y a dedans. Le cachet de la poste indique que le paquet a été envoyé de Saint-Geniès-de-Malgoirès dans le Gard. De son vivant, j'exhortais Eddy Bitoire à sortir ses chansons nâvrantes dont j'adorais l'humour franchouillard qui me rappelle Boris Vian, Henri Salvador ou les frères Lefdup. Bitoire c'est la face Hyde du Docteur Jekill, parce qu'on peut être franchement surpris par autant de déconnade lorsqu'on connaît la sobriété de ses disques de flûte solo et le sérieux de son esprit critique sur le monde et l'autre monde. Si les paroles sont parfois scatologiques, souvent grinçantes, les pastiches musicaux sont réalisés avec le plus grand soin sans négliger une bonne dose de salutaire foutage de gueule. Après la disparition brutale de Bitoire, sa famille aura mis sept ans pour publier ce fabuleux coffret, indispensable cadeau à se faire ou à offrir à celles et ceux qu'on aime, histoire de leur rappeler que la vie est courte et qu'il faut surtout la traverser joyeusement sans emmerder les autres. J'utilise un terme galvaudé par un président de la république, le pire que le système nous aura imposé (jusqu'ici) et à qui Bitoire, s'il l'avait connu, n'aurait pas manqué de tailler un short riquiqui à sa mesure. Mais qu'y a-t-il donc dans ce coffret en carton gauffré ?


Je sors d'abord la bouteille de bière de la brasserie du Lez avec la magnifique étiquette où Bitoire pose avec son micro, le mieux placé pour exprimer ce qu'il pense de ce qu'est devenue notre société qui part à vau-l'eau. Dans un filet à provision vert pomme sont glissés un superbe livre illustré et deux CD, soit les deux volumes des "meilleurs succès écrits, composés et interprétés par le poète du quotidien", pas moins de 28 chansons dont on retrouve les paroles dans l'épais ouvrage illustré remarquablement mis en page. Chacune est accompagnée des circonstances de sa création ou d'un passage de la vie aventureuse du héros ainsi que de conseils avisés, culinaires ou de bricolage. Si je connaissais la plupart de celles du premier CD, je découvre les plus récentes, souvent plus dures et plus amères. Comme le secret sera vite éventé, oserai-je suggérer d'en profiter pour écouter les œuvres "sérieuses" de Jean Morières, le musicien qui se cache derrière le pseudo canulardesque, saxophoniste de jazz passé à la flûte zavrila, un instrument chromatique de son invention. Notre ami nous manque cruellement, tant pour les discussions prises de tête où nous refaisions le monde que pour les parties de franche rigolade où nous profitions à fond de la vie. Ce coffret rend génialement hommage au camarade qui nous a quittés prématurément en haut d'une petite colline de sa garrigue. Ils sont quatre à s'être investis dans ce projet posthume : tout le monde chante et joue de plein d'instruments, Jérôme Dru qui a aussi réalisé le livre, texte et graphisme, Antoine Morières, le fiston, qui a compilé, mixé et masterisé les deux disques, Pascale Labbé, la compagne de Jean. En coulisses leurs deux filles, Mathilde et Fani. Il y a dix ans j'avais affiché deux clips d'Eddy Bitoire qui annonçaient la suite. La voici et ça fait du bien par où que ça passe, mais attention, c'est cru !

→ Eddy Bitoire, le poète du quotidien , coffret 40€ envoi compris avec la bière, le filet à provision, le livre et les 2 CD, ed. Franchemencq, par Paypal (pascale.labbe1@free.fr) ou par chèque à l'ordre de Pascale Labbé, 2 rue de l'Église, 30190 Montignargues

mardi 16 janvier 2024

Pique-nique au labo 3 sur Rock6070


David Fenech me signale un article extrêmement sympathique sur Rock6070 écrit par Douglas à propos de mon dernier CD :

Jean-Jacques Birgé – Pique-nique Au Labo 3 – (2023)

C’est curieux, il me semblait vous avoir présenté le double Cd composant les deux premiers volumes de cette trilogie, mais je ne retrouve pas sur le fil, ayant juste évoqué l’album sans plus. Pourtant ça m’avait vraiment bien plu, ce qui explique la présence de ce volume trois dans les rayons. Birgé ne vend pas cher ses productions, son truc c’est la musique, la diffusion et même la gratuité, le plus souvent à travers son bandcamp ou son site, une sorte d’idéaliste échappé des années soixante-dix, je suppose qu’il doit ressentir amèrement les basculements du monde…

C’est pourquoi Birgé est un trésor et une pépite. L’album est plein, bourré à fond de bonnes ziques gorgées d’impros. Des invités, vingt qui viennent participer au pique-nique et vous offrir ce bel album plein de rêves et de surprises. Je vous mets les plus connus pour que ça évoque de bons souvenirs musicaux chez vous, mais ici personne ne vaut plus qu’un autre. On pourrait citer François Corneloup, Gilles Coronado, David Fenech, Fidel Fourneyron, Naïssam Jalal, Olivier Lété ou Elise Caron et beaucoup de musiciennes et musiciens inconnus pour moi mais dont on fait la découverte à travers ce précieux album…

« Il s’agit de jouer pour se rencontrer et non le contraire comme il est d’usage », écrit Birgé sur le petit livret accompagnant, alors à l’impro on ajoute l’aléatoire, en tirant la thématique de la pièce jouée au hasard. A côté du titre de la pièce jouée figure le nom de l’album virtuel dont elle est extraite. On se rapproche de la démarche d’Eno et de John Zorn et sa série « Cobra ».

Ce n’est pas le genre d’album dont il est aisé d’isoler un extrait car tout fait sens, et le plus curieux, finalement, c’est l’homogénéité de l’album, rien ne devrait prédisposer à cela, pourtant il y a comme un fil secret qui réunit les pièces. Peut-être est-ce la présence de Jean-Jacques Birgé qui joue des claviers, percussions, harmonica, kazoo, guimbarde, flûte et autres instruments, qui fait le liant et par sa seule présence assure une identité à l’ensemble.

Il faut savoir que chaque pièce est individuellement un extrait d’une création plus large qui aurait le format d’un album, disponible gratuitement par ailleurs sur drame.org ou Bandcamp. Les musiciens sont le plus souvent réunis en formation de trois, ou plus rarement de deux. Je vous cite le titre de l’intéressante huitième pièce, car elle prête à sourire, « Manger avec quelqu’un qui n’a pas d’appétit c’est discuter beaux-arts avec un abruti » ne pas oublier que nous sommes dans le cadre d’un pique-nique…

Chez GRRR.

Le voyage dans la lune


Le voyage dans la lune. Y en a-t-il jamais eu d'autres depuis celui de Méliès tourné en 1902 ? Les diverses tentatives qui lui ont succédé n'ont jamais atteint leur cible comme cet obus qui nous a tapé dans l'œil, une fois de plus avec sa restauration par la Fondation Groupama Gan pour le Cinéma, la Fondation Technicolor pour le Patrimoine du Cinéma et Lobster Films. Depuis l'aventure sans pareille d'un certain Hans Pfaall, on aura marché sur la lune avec Edgar Poe, Jules Verne, H.G. Wells, Tintin, Fritz Lang, Terry Gillian, la NASA et tant d'autres, mais rien n'égale la poésie délirante du magicien Méliès qui a retrouvé ses couleurs peintes à la main pour un voyage extraordinaire, titre du passionnant making of d'une heure qui accompagne le DVD édité par Lobster et distribué par mk2. La musique du groupe Air redonne sa fraîcheur au court métrage, quinze minutes de pur ravissement, où le voyage n'est pas seulement spatial mais aussi temporel grâce aux inventions pop du duo composé de Jean-Benoît Dunckel et de Nicolas Godin, probablement leur plus belle réussite musicale. Sur le DVD [...], les accompagnements de la version noir et blanc proposés avec orchestre, piano ou bonimenteur montrent l'importance du choix musical dans un ciné-concert, et les témoignages de Costa-Gavras, Jean-Pierre Jeunet, Michel Gondry, Michel Hazanavicius inciteront de jeunes spectateurs à y mettre aussi le nez et les oreilles.


Il n'est pas une promenade au cimetière du Père Lachaise sans que j'aille saluer le créateur du spectacle cinématographique et, s'il ne s'agit pas d'un chef d'œuvre à la hauteur du modèle, le plaisant Hugo Cabret de Martin Scorsese [raconte] l'émouvante et terrible aventure qui fut celle de ce pionnier, désespéré au point de brûler tous ses films ou de les vendre pour les fondre en talons de chaussures pour dames. J'y suis allé de ma larme, mais je ne suis pas dupe : les histoires de reconnaissance tardive ou épisodique, les injustices filmées par exemple par King Vidor dans The Fountainhead (Le rebelle), rappellent les rêves d'enfance où l'on s'imagine grandir en acquérant les moyens d'y parvenir, et plutôt qu'atterrir, d'alunir enfin, pour commencer.

Suite à cet article, j'avais reçu ce commentaire de Pascale Bouillo...

«Monsieur,
Nous avons lu avec intérêt l’article posté le 28 mars 2012 sur votre site Médiapart.fr sur Méliès et le Voyage dans la lune. Je me permets de vous apporter quelques précisions qui me semblent importantes pour embrasser cette restauration hors du commun qui n'a pas été menée par un seule entité.
En effet, en 2010, une restauration complète est engagée par trois spécialistes de la restauration de films : deux entités à but non lucratif agissant mondialement dans le domaine du patrimoine du cinéma, la Fondation Groupama Gan pour le Cinéma et la Fondation Technicolor pour le Patrimoine du Cinéma et une collection privée, Lobster Films.
Outre le financement intégral de cette restauration, les fondations ont participé directement à toutes les étapes (techniques, artistiques, juridiques...) de ce projet pendant 18 mois, menant aussi d'importantes recherches dans toutes les archives du monde entier pour recueillir les informations nécessaires à une telle restauration (scénario, catalogues des films de l'époque, dessins, lettres etc.).
Les deux Fondations ont décidé une fois de plus d’unir leurs forces comme elles le font déjà depuis 4 ans (restaurations de l'intégrale des films de Pierre Etaix, des Vacances de Monsieur Hulot de Jacques Tati…), s'appuyant sur une charte de qualité extrêmement contraignante visant à restaurer les films dans le respect de l'oeuvre originale en assurant d'une part la préservation des éléments mais aussi en organisant une diffusion la plus large possible auprès du public, en France et l'étranger.
C'est dans cet esprit, souhaitant susciter l'intérêt d'un large public, qu'elles ont demandé au groupe AIR de composer une musique originale pour accompagner le film dans sa diffusion internationale. Les artistes de ce groupe, Nicolas Godin et Jean-Benoît Dunckel ont accepté de relever ce défi, bénévolement et avec un engagement remarquable.
Enfin, pour raconter toute cette aventure, les fondations ont publié un livre, La Couleur retrouvée du Voyage dans la lune de Georges Méliès, pour partager avec le public toutes les précieuses informations sur la vie de l’auteur et son travail, aux tout premiers temps du cinéma.

LA COULEUR RETROUVÉE DU VOYAGE DANS LA LUNE
DE GEORGES MÉLIÈS
Editions Capricci - Fondation Groupama Gan pour le Cinéma - Fondation Technicolor pour le Patrimoine du Cinéma
Auteurs : Gilles Duval, Séverine Wemaere
196 pages - Parution : 29 novembre 2011

Nous sommes à votre disposition pour toutes précisions si vous le souhaitez. Bien cordialement
Séverine Wemaere
Déléguée générale Fondation Technicolor pour le Patrimoine du Cinéma
Gilles Duval
Délégué général Fondation Groupama Gan pour le Cinéma

lundi 15 janvier 2024

Histoire d'eau, histoire de flamme


Dimanche matin 5h. Plus d'eau aux robinets. J'appelle la nouvelle régie Est Ensemble qui s'occupe de Bagnolet. Entre temps je vois que ça coule à flots depuis le mur de mes voisins d'en face. À 8h la connexion est rétablie. Le technicien avait fermé par mégarde la vanne qui m'alimente. Cela tombe bien, cet après-midi trente personnes viennent assister à la première d'Apéro Labo, concert au studio GRRR avec Antonin-Tri Hoang et Mathias Lévy. Mauvaise pioche. L'eau a envahi le salon de mes voisins en passant sous leur mur. Ils auront passé la nuit et la journée à écoper. Évidemment les ouvriers doivent couper l'eau pour réparer. On frôle la catastrophe, car cela se passe pendant le magnifique concert que nous enregistrons en vue d'un nouvel album. J'ai préparé à boire et à manger pour fêter cela avec nos convives, du beau monde, et il n'y a pas d'eau à la maison. J'ai heureusement rempli des casseroles, des arrosoirs, des seaux. Personne ne s'aperçoit de rien. Mathias, terrassé par une grippe sauvage, a filé aussitôt la fin de notre prestation. Nos invités s'épanchent autour du buffet. Antonin avait conçu un dispositif astucieux : ayant préparé une playlist de cinq heures, il faisait écouter au casque une minute prise au hasard à l'un ou l'une des spectateurs/trices, libre à lui ou elle de raconter ce qu'il a écouté sans employer de termes musicaux ; nos compositions instantanées consistent à interpréter ces descriptions souvent drôles et poétiques...


Pendant ce temps les équipes de terrassiers se relaient, défonçant le trottoir devant chez nous pour trouver la fuite. L'équipe de nuit s'escrime au marteau-piqueur. Une autre les relève au petit matin. Les tuyaux en fonte qui sont enfouis à 1,10m de la surface ont peut-être une centaine d'années. Le passage des poids lourds dans la rue finit par les fendre et le gel a fait éclater l'un d'eux. Ce n'est pas la première fois. Je me souviens d'un geyser qui avait surgi il y a quelques années devant la porte du garage, à trois mètres du nouveau sinistre. Ce n'est pas simple pour les gars qui creusent, car des canalisations de gaz passent à proximité. Une autre année, un geyser de flamme avait jailli à dix mètres de haut. Très impressionnant et plus angoissant que cette inondation. Tout le quartier est sans eau, et la plupart des riverains n'ont pas été prévenus. C'est étrange qu'il n'y ait pas moyen de le faire. En attendant la remise en eau, je range le studio et les restes de nos agapes. Il reste à tirer les conclusions de cette première, très réussie, pour aborder le prochain Apéro Labo en connaissance de cause. Ce sera le 18 février avec Fanny Meteier au tuba et Maëlle Desbrosses à l'alto. La jauge est limitée, mais on peut m'écrire si l'on souhaite venir (avec certitude), je confirmerai (ou infirmerai) les invitations.

vendredi 12 janvier 2024

MetaMaus de Art Spiegelman


En 1987 et 1991 sortirent en France les deux volumes du chef d'œuvre de la bande dessinée contemporaine, Maus de Art Spiegelman. Le roman racontant le génocide des Juifs polonais et allemands sous l'angle original des rapports difficiles d'un fils interrogeant son père, ancien déporté, savait jouer de l'humour juif tout en évoquant une page terrible de notre Histoire. Réuni en un seul volume elle fut la première bande dessinée à recevoir le Prix Pulitzer. En 1994 parut The Complete Maus, A Survivor's Tale de Art Spiegelman, l'un des plus passionnants CD-Rom produits par Voyager aux États Unis. Ces éditeurs, qui avaient à leur catalogue les CD-Rom Puppet Motel de Laurie Anderson, The Residents Freak Show ou P.A.W.S., créèrent également la collection DVD exemplaire Criterion. Avec l'éclatement de la bulle Internet, l'objet multimédia disparut lamentablement avec bien d'autres chefs d'œuvre de cette époque. Je regrettai souvent que l'on n'ait plus accès à ce remarquable making of, discours de la méthode à la fois pédagogique et créatif, conçu pour le système 7 du Mac (RAM 5 Mo !).


Or Flammarion [a publié (cet article date du 14 février 2012)] la version française du nouvel ouvrage de Art Spiegelman, MetaMaus, soit le contenu du CD-Rom copieusement augmenté. Le livre de 300 pages comprend un long entretien avec l'auteur, quantité de documents iconographiques et biographiques éclairant ses choix du sujet, de son traitement et des animaux dessinés qui représentent les divers protagonistes, révélant le dessous des cartes et la rigueur de l'entreprise. Ce serait déjà formidable si l'objet n'était pas en plus accompagné par un DVD-Rom (Mac et PC) dont on aperçoit le centre dans l'œil de Vladek sur la couverture façonnée. Y est reproduit l'intégralité de l'ouvrage numérisé, agrémenté d'hyperliens vers des archives détaillées (croquis, brouillons, reportages audio et vidéo, photographies...), plus de nouveaux suppléments d'une richesse époustouflante qu'il serait fastidieux de répertorier ici. L'ensemble constitue le plus extraordinaire making of qu'il m'ait été donné de voir tous genres et supports confondus. Mine (de crayon) pour les amateurs d'Histoire et pour ceux de bande dessinée : sous chaque vignette peuvent se cacher jusqu'à sept études, Spiegelman se fend d'un commentaire audio, son père témoigne, et près de 10 000 documents sont rassemblés. De la version CD-Rom, seule manque une sélection d'œuvres datant d'avant Maus, visibles en partie dans la réédition de son livre Breakdowns. Spiegelman aura toutes les peines à assumer son succès planétaire, au delà de toute espérance. Il publiera ensuite La nuit d'enfer sur un texte de Joseph Moncure March, Bons baisers de New York autour de son travail pour la revue The New Yorker et À l'ombre des tours mortes sur le 11 septembre 2001.
Spiegelman saura résister aux sirènes hollywoodiennes comme aux diverses tentatives de récupérer son œuvre. Dans MetaMaus, sa position de juif athée de la diaspora comme ses interrogations sur la mémoire ou la transcription d'une histoire vécue me touchent personnellement et passionneront ses admirateurs. On y retrouvera l'humour, la gravité, la précision et l'esprit critique du roman original. Du grand Art !

jeudi 11 janvier 2024

Mehr Licht !


[...] L'album solo de Bernard Vitet, Mehr Licht !, épuisé depuis plus de [40] ans, est publié en ligne dans une version augmentée. Cerise sur le gâteau, les sept morceaux sont en écoute et téléchargeables gratuitement sur drame.org. L'entretien qui suit avait été publié le 6 décembre 2007 sous le titre Un clou ne chasse pas l'autre alors que Bernard Vitet espérait que la réédition de ce nouvel objet verrait bientôt le jour. Il reprend la totalité du vinyle original augmenté de trois inédits. Dans l'attente, nous [avions] choisi d'un commun accord de le mettre en ligne dans une version mp3.

JJB : Pour "réussir" il ne faut plus bouger quand ça marche. Quel ennui ! C'est trop triste. Si tu avais continué à jouer comme lorsque tu avais du succès, tu n'aurais jamais cessé d'en vivre.
Bernard Vitet : Oui, mais cela ne correspond pas à ma façon de vivre.
- Si chaque fois que tu fais un disque, tu te promènes et tu fais quelque chose de différent, le public qui t'a aimé la première fois est dérouté, il se méfie des suivants.
- Tu as des exemples dans la tête ?
- Et bien, toi ! Tu as enregistré ton premier disque solo sans y jouer de trompette.
- Je me plaçais seulement du point de vue de l'intérêt que cela avait pour moi. Il n'y avait plus de mystère à percer à la trompette. Il n'y avait plus qu'à se donner du mal pour progresser voire évoluer. J'avais envie de terrains inconnus. C'est aussi positif de faire l'explorateur que de viser l'excellence.
- Tu cherches un moyen de produire la réédition de Mehr Licht ! avec des inédits d'avant et d'après, mais personne ne sait combien tu en vendras, parce que l'avenir du marché est totalement flou.
- Jamais personne ne l'a su.
- Si, nous, nous savons que nous vendons peu ! Nous avons toujours eu du mal à atteindre notre cible. Sauf qu'aujourd'hui, le marché est devenu flou. Personne ne sait ce qu'il faut faire. Tout le monde est paumé. L'industrialisation de la culture a déséquilibré le système. La dématérialisation des supports ne se fait pas aussi vite que les majors le souhaiteraient tout en la craignant. L'abandon des stocks est une idée plaisante pour un commercial. Mais, après un certain engouement, le public pourrait ne pas suivre et revenir vers des objets, de vrais objets.
- J'ai l'impression que c'est irréversible.
- Pourtant les citadins reviennent à la bicyclette. L'industrie discographique est condamnée dans ses formes actuelle et ancienne. De même que les gens s'éloignent et se rapprochent, je pense que le commerce de proximité va revivre. L'artisanat a de beaux jours devant lui, à condition d'être patient ! C'est la réplique logique à la virtualité, à la mondialisation, à toute cette désincarnation de la relation qui procède selon les mêmes schémas de profit que la dématérialisation. Alors, des artistes comme toi se disent qu'ils pourraient au moins se faire plaisir en réalisant quelque chose, un objet, qu'ils fabriqueraient, composeraient exactement comme ils le souhaitent.
- J'ai proposé à Michel Potage de s'exposer sur le disque. J'étais fou de ses momies. Des bandelettes de terre, de sable, de poussière entouraient des personnages qui n'étaient ni morts ni vivants. Il avait gratté les murs de la maison de sa grand-mère où il vivait, en faisant apparaître toutes les couches, il avait repeint des œuvres par-dessus et étendu une couche de résine.
- D'ajouter trois inédits dont un de ton grand-père a modifié les perspectives de Mehr Licht ! Tu commences avec Le silence éternel des espaces infinis m'effraie où tu joues du bugle.
(P.S.: Bernard Vitet a, depuis cet entretien, réorganisé les pièces dans un autre ordre)
- J'ai toujours préféré le bugle. On ne pouvait pas gagner sa vie sans jouer de la trompette, dans le bal comme dans le classique. Professionnellement, on est trompettiste. J'aurais aimé être un bugleux. Yves Montand me demandait parfois de prendre mon " beuguel' ", j'étais obligé de lui répéter : " ce n'est pas un clairon... En anglais, cela porte un nom allemand, c'est fluegelhorn".
- Dans la seconde pièce, tu lis une lettre en jouant du piano. Le bugle, ta voix et tes harmonies dessinent un portrait de toi. Ce sont les constantes de ton histoire. Ils forment une bonne introduction aux quatre morceaux suivants qui sont les originaux de 1979 de Mehr Licht !. Tu y joues de la trompette à anche, du dragon, du violon, et les titres semblent sortis de chez Edgar Poe.
- Et Goethe !
- Oui comment traduire Mehr Licht ! pour que l'on ne comprenne pas l'inverse ? "Plus de lumière !"
- En prononçant le s de Plus. Ce sont ses dernières paroles sur son lit de mort. On n'a jamais su s'il voulait fuir l'obscurité de sa chambre ou s'il s'agissait d'une remarque philosophique.
- Après la lettre où l'on entend très bien ton pigeon Youdi Youpi, L'ange du bizarre commence dans ton escalier, rue Charles Weiss, et Le diable dans le beffroi noie ton violon dans une réverbération naturelle.
- Cela se passait en 1979 dans les locaux en construction de l'Ircam, béton nu, avant que cela ne devienne une chambre sourde. Un jeune chercheur américain m'avait enregistré sur un ordinateur. J'ai mixé le violon avec un enregistrement de l'ambiance que j'avais réalisé peu de temps avant à Saint-Nicolas-du-Chardonnet, le fief des intégristes, à l'occasion de la Fête de Marie, le 15 août, en présence de Monseigneur Léfèvre. Le curé qui m'a donné l'autorisation d'enregistrer dans l'église a inspecté le contenu de la valise du Nagra. Il craignait un attentat. Il m'a invité à boire un verre au café du coin, remplacé aujourd'hui par un Crédit Lyonnais, comme d'habitude. Il était habillé comme un maquereau marseillais des années 30, crâne rasé, costume blanc, chaussures à plateaux blancs, il avait une énorme pierre en pendentif qu'il affirmait lui avoir été donnée par un moine tibétain. Ça a commencé par : "Moi, j'étais aumônier de la Légion..."
- D'où sort La Machine de Marly ?
- Daniel Deshayes a enregistré à Marly le long de la voie ferrée. On entend passer la machine ferroviaire. La Machine de Marly était aussi un immense moulin à aube du XVIIe siècle qui servait à alimenter Versailles en eau. Il était situé sur la Seine entre Marly et Bougival. L'eau remontait la colline jusqu'au château. Je joue avec un merle.
- Tu commences en 1999, passant à 1987 jusqu'en 79 et tout à coup patatras, 1948, tu passes un disque de ton grand-père...
- Mon grand-père avait un copain dénommé Seigneur, rencontré dans les tranchées de la Guerre de 14, qui avait trouvé un emploi de concierge à l'école Pigier, du côté de la Chaussée d'Antin. C'était au début de l'enseignement des langues par enregistrement sur disque de cire. Il l'a laissé squatter un studio. C'est très important pour moi parce qu'il est venu déjeuner chez nous le jour même avec le disque à la main. La fuite du temps m'intéresse. Ce disque est très réussi pour moi, parce qu'il crée des paradoxes temporels. Les choses sont finies, mais on y revient. Le disque se termine sur l'enregistrement le plus ancien. Un clou ne chasse pas l'autre.

Article du 17 janvier 2012
Bernard est décédé le 3 juillet 2013.

mercredi 10 janvier 2024

Rendez-vous chez Lacan


Contrairement aux médias omniprésents et prétendument universels, la psychanalyse s'adresse à une personne à la fois. Pas de généralité, mais du cas par cas. Contrairement à la médecine qui se cantonne aux symptômes, elle recherche les causes, quitte à nous révéler ce que nous ne voulons pas savoir de nous-mêmes et qui détermine nos actes ou nos difficultés à vivre.
[En 2008] j'écrivais, sous le titre Jacques Lacan, poète circonlocutoire, l'influence prépondérante que sa pensée eut sur moi qui n'ai jamais eu recours à la psychanalyse. À l'évoquer il me fait peser chaque mot que je tape, comme s'il possédait un sens double que sa phonétique ou la syntaxe de la phrase révèlent.


Le film de Gérard Miller, Rendez-vous chez Lacan, comble un vide. Il n'existait qu'un seul DVD sur Jacques Lacan (édité par Arte) où figurent la conférence de Louvain, un petit entretien avec la réalisatrice Françoise Wolf et un documentaire maladroit d'Elisabeth Roudinesco. Avec l'émission Radiophonie et quelques rares documents en ligne sur ubu.com, le film majeur Télévision réalisé en 1973 par Benoît Jacquot et Jacques-Alain Miller (que le psychanalyste réussit alors à imposer en deux parties le samedi à 20h30 sur la première chaîne !) n'est toujours pas publié en DVD, alors qu'il exista en VHS et est vendu (virtuellement) sur le site de l'INA.


Gérard Miller a rencontré Lacan grâce à son frère Jacques-Alain, fidèle élève qui rédigea le Séminaire et qui épousa sa fille Judith. Il en tire un portrait fidèle pour qui sait lire entre les lignes ("Gardez-vous de comprendre !" est l'antidote à toute conclusion hâtive), une analyse simple et précise (son "Je dis toujours la vérité" rime avec "les poètes ne mentent pas, ils témoignent" de Jean Cocteau), mêlant humour et pertinence ("Soyez lacaniens si vous le voulez... Moi, je suis freudien"). Gérard Miller interroge des patients de Lacan, ses élèves, mais aussi ses proches, pour tenter de comprendre qui était l'homme derrière le mythe ("L'inconscient est construit comme un langage", "Ce que Freud rappelle, c’est que ce n’est pas le mal mais le bien qui engendre, qui nourrit la culpabilité", "L’amour, c’est donner ce qu’on n’a pas"). Il pénètre dans son cabinet et son appartement, reproduit les rares photographies qui existent, son commentaire s'adressant paradoxalement au plus grand nombre pour lever le voile sur le mystère Lacan. En bonus, les deux entretiens avec son frère Jacques-Alain et Judith, ainsi que son propre commentaire, sont aussi passionnants que le film de 51 minutes (ed. Montparnasse).

Article du 9 janvier 2012, suivi de celui du 22 novembre 2008

Jacques Lacan, poète circonlocutoire


Ouf ! Voilà qui me rassure. Dans le film Jacques Lacan, la psychanalyse réinventée, Françoise Dolto, Pontalis et d'autres psychanalystes racontent qu'ils ne comprenaient souvent pas grand chose à ce que racontait le second génie de l'inconscient, mais qu'il leur semblait pouvoir devenir intelligents s'ils persévéraient. Fin des années 70, grâce à Dominique Meens qui me demande de l'enregistrer pour lui, je suis renversé par Radiophonie, sept questions de Robert Georgin auxquelles répond longuement Jacques Lacan pour les Après-midis de France Culture. Tout m'échappe, mais j'ai le sentiment d'être en présence d'une mine d'or et me laisse bercer par la poésie de la langue. Je place alors le psychanalyste aux côtés de Jean Cocteau et Jean-Luc Godard, ces trois voix devenant fondatrices de mon passage à l'âge adulte.
Je jouis des effets circonlocutoires qui permettent de tourner autour du sujet sans jamais viser le centre, mais s'en approchant au plus près au fur et à mesure des révolutions. La poésie, qu'elle soit verbale, sonore ou picturale, a cette force de ne jamais se périmer, contrairement à la science démentie à l'instant même où toute théorie est émise. La poésie vise juste, parce qu'elle va puiser ses racines au plus profond du moi, reflet égocentrique de toute organisation sociale. Dans son histoire féline, Cocteau écrivait que les poètes ne mentent jamais, ils témoignent.

Jacques Lacan fut peu enregistré, encore plus rarement filmé. Son dernier séminaire, à Caracas, se trouve en mp3 sur Ubu.com, comme ceux intitulés L'envers de la psychanalyse, ... Ou pire, Encore, Les non-dupes errent, L'insu que sait de l'une-bévue s'aile à mourre, un hommage à Lewis Carroll et Alice, un Petit Discours à l'ORTF et le premier impromptu de Vincennes. Télévision, one-man show extraordinaire de 1973 tourné par Benoît Jacquot (texte sur un petit fascicule paru au Seuil dans la collection du Champ Freudien que le psychanalyste dirigeait, et également présent sur Ubu), est avec Radiophonie la trace la plus importante en marge de ses Écrits ! Ce film, de très loin le plus passionnant de tous, n'a pas encore été porté en DVD, bien qu'il exista en VHS. Arte Vidéo édite aujourd'hui la Conférence de Louvain accompagnée de Jacques Lacan, la psychanalyse réinventée, documentaire d'Elisabeth Kapnist, écrit avec Elisabeth Roudinesco, ponctué par une musique inopportune de Michel Portal sur des plans vides. Ce film n'est pas à la hauteur du précédent, Jacques Lacan parle, réalisé par Françoise Wolff que le précédent cite abondamment et qui se terminait par un petit entretien où Lacan semble énervé par son interlocutrice. La conférence est exemplaire du fait qu'un jeune étudiant néo-situationniste l'agresse patissièrement, anticipant la tradition des entarteurs belges, tandis que celui-ci retourne la salle en défendant le révolté contre les endormis. Mais Télévision reste le chef d'œuvre qu'il serait urgent de rééditer.

mardi 9 janvier 2024

Le déficit des années antérieures


Je devrais aborder la question avec d'autant plus de sérénité qu'un rayon de soleil a réchauffé mon cœur depuis quelque temps, or quelles que soient les bonnes nouvelles nous restons fragilisés par les expériences passées. Grandir nous permet de considérer la vie avec plus de distance, une certaine relativité qui manquait souvent à nos jeunes années. Pourtant les déceptions, les coups du sort, les revers subis empêchent de jouir du présent avec la naïveté qui caractérisait nos premiers émois. Même si l'amour et la sexualité vont piocher leurs sources dans une régression salvatrice, le moindre contretemps peut faire remonter nos handicaps que seule la pérennité pourra dissiper, instaurant une confiance en l'autre qui n'est autre que la sienne propre. Ce déficit des années antérieures est à l'origine de tout ce qui nous encombre, ce qui nous échappe et ravive les blessures qu'on imaginait cicatrisées. C'est évidemment aussi ce qu'on risque de faire payer à nos conjoint/e/s sans qu'ils ou elles n'y soient pour rien.
Ayant profité avec succès de la pratique de l'EMDR sur des traumatismes physiques, j'ai imaginé que cette forme d'auto-hypnose pouvait atténuer de même les douleurs morales. Le protocole implique de se souvenir de la première fois où le problème est survenu. En remontant à l'origine des traumatismes on peut ainsi espérer se débarrasser de leurs effets pernicieux. La psychanalyse classique procède-t-elle autrement ? Ce n'est pas seulement la crainte de la reproduction de ce que nous avons subi qui nous afflige, car nous avons tendance à répéter cette situation douloureuse en nous y (in)confortant nous-même, comme si la fatalité nous y condamnait. Est-ce la nécessité inconsciente de revivre le trauma pour en comprendre les tenants et aboutissants ? Ce serait rassurant s'il en était ainsi. Ou bien nos défenses immunitaires seraient-elles défaillantes dans la structure du sujet au point de recommencer stérilement les mêmes absurdités ? La névrose m'apparaît évidemment toujours familiale, sans compter les traumatismes accidentels. Les mécanismes psychiques sont bien complexes pour en comprendre les rouages pervers. Néanmoins il me semble que remonter la chaîne causale offre une issue salvatrice.
Devant mes peurs je n'ai donc de solution que de rechercher dans mes premières années ce qui les "justifie". Techniquement il s'agira de mettre des alarmes sur le parcours qui y mène tandis que l'on remonte le temps. J'espère, par exemple, qu'ainsi le sentiment d'abandon qui m'assaille parfois finira par disparaître, comme je me suis débarrassé totalement, depuis dix ans, des crises colériques qui m'attristaient tant et que je ne savais pas enrailler. Bernard Vitet aimait rappeler à quel point nous sommes tous et toutes fragiles, et ces derniers temps je pense très souvent à la phrase de Jean Renoir dans le film La règle du jeu : "Ce qui est terrible sur cette terre, c’est que tout le monde a ses raisons." Ce n'en est pour autant pas une de nous complaire dans les nôtres lorsqu'elles nous font souffrir, et par extension celles et ceux qui nous entourent.

lundi 8 janvier 2024

Naufragés des Andes / Le cercle des neiges


Hier soir, j'ai regardé Le cercle des neiges (La sociedad de la nieve) réalisé par Juan Antonio Bayona et produit par Netflix. Ce film de "fiction" est nominé pour le meilleur film en langue étrangère aux Golden Globes 2024 et représentant de l'Espagne aux Oscars. Or je suis un peu choqué que les articles qui lui sont consacrés fassent rarement mention de Stranded, remarquable documentaire de Gonzalo Arijón sorti en 2007 sur le même sujet. À l'occasion du cinquantenaire de la catastrophe, le nouveau film est un une sorte de reconstitution dramatique où le suspense est évidemment entretenu et le spectacle forcément impressionnant, mais il est très loin de la profondeur et des interrogations que suscitait le film d'Arijón.



Je reproduis donc ci-dessous mon article du 19 octobre 2010 qui rend hommage au film de Gonzalo Arijón qui m'avait emballé.

En 1972, j'avais été très impressionné par le crash de l'avion sur la Cordillère des Andes dont les rescapés avaient dû leur salut en mangeant leurs camarades décédés. En gastronome curieux j'ai toujours prétendu que le cannibalisme ne me faisait pas peur et que cela n'était qu'une question de circonstances. Mais il s'agit plutôt ici de nécrophagie et la parabole christique "ceci est mon corps, etc." fait passer la pilule lorsque ces jeunes Uruguayens confrontés à la mort choisissent la communion pour ne pas mourir de froid et de faim. Leur condition sociale et physique permettront à 16 des 45 passagers de survivre 72 jours à plus de 4000 mètres d'altitude dans des conditions extrêmes. Jeunes bourgeois éduqués de la banlieue huppée de Montevideo allant disputer un match de rugby au Chili, ils devront affronter un des plus terribles tabous lorsqu'ils apprendront par la radio que les recherches ont été abandonnées au bout de dix jours.


Gonzalo Arijón, qui tenait l'une des caméras du film de 1983 sur Un Drame Musical Instantané et faisait partie de l'équipe des réalisateurs de Chaque jour pour Sarajevo en 1994, avait fréquenté le même lycée que certaines des victimes. En 1h52, il filme le récit extraordinaire de la catastrophe en un documentaire poignant et passionnant, film à suspens où les protagonistes témoignent avec une telle sincérité, où l'enchevêtrement d'images d'archives et de reconstitutions est réalisé avec une telle maîtrise qu'il nous semble assister à un film d'action. En intitulant en français son film Naufragés des Andes, il me rappelle indubitablement Les naufragés de la rue de la Providence, titre initial de L'ange exterminateur de Luis Buñuel, histoire d'un enfermement absurde où la solidarité reste la seule échappatoire. L'humanité qui s'en dégage est un miroir qui suggère quantité de questions anthropologiques (entretien de Gonzalo Arijón de 2022). La qualité technique du film et la subtilité du traitement valent à Arijón de prestigieux prix internationaux. [...] Arte l'avait édité en DVD, [et j'ai eu un peu de mal à en trouver les traces...]

dimanche 7 janvier 2024

Pique-nique au labo 3 in Citizen Jazz


C'est probablement la loi des séries, mais après Revue&Corrigée c'est au tour de Citizen Jazz de publier une chronique de mon disque le plus récent, à savoir Pique-nique au labo 3, donc volume 3 de mes rencontres avec déjà une soixantaine de musiciens et musiciennes que depuis maintenant dix ans j'aime appeler les affranchis. L'article qui paraît aujourd'hui est signé Franpi Barriaux dont la plume me fait bien plaisir.

Le pique-nique au labo de Jean-Jacques Birgé, c’est l’occasion rêvée de revenir en un disque physique sur les rencontres compulsives du musicien avec d’autres artistes dans le cadre d’enregistrements mis en ligne sur son site internet. Nous nous en faisons souvent l’écho, et ce travail au long cours tient autant de l’indexation des idées et des envies du musicien que d’une cartographie fidèle des forces en présence dans la musique créative en France et de par le monde. À ce titre, Pique-Nique au Labo, troisième du nom, telle une douce fête des voisins, est comme un panorama pour juger de la cohérence de l’œuvre. Et donner l’envie d’aller plus loin, voire de remonter aux racines.

Lorsqu’on parle de musique inventive et joyeuse, d’improvisation où l’humour et la fantaisie ne sont pas bannies, il est d’usage d’y rencontrer Élise Caron ; le contraire nous aurait même chagriné. Dans Pique-Nique au Labo III, on la retrouve dans « Utiliser une vieille idée » que nous célébrions déjà dans une précédente chronique. Mais ce qui est intéressant dans ce genre d’album, ces profils de l’œuvre qui servent de rattrapage et donnent envie d’aller plus loin, comme des étudiants un peu perdus dans la profusion, c’est qu’ils permettent de se pencher sur les zones d’ombre : ainsi, la découverte de la vocaliste Violaine Lochu, aperçue il y a quelques années à Jazz à Luz, donne envie d’aller écouter le disque en entier : Moite est un album en trio avec la guitariste Tatiana Paris, une des musiciennes prometteuses du label Carton. L’électronique de Birgé ronronne dans les ondes de la guitare, la voix de Lochu est puissante, lourde, théâtrale… On est conquis tout de suite par l’intensité dramatique de « Moitié Moite », et on sera secoué davantage sur l’album par « Cédez à la pire de vos impulsions », tiré d’une des cartes des Obliques Stratégies de Brian Eno, un procédé que Jean-Jacques Birgé avait déjà utilisé dans Questions avec Élise Dabrowski et Mathias Levy.

Le pique-nique, c’est aussi la bouffe. C’est surtout la bouffe. Jean-Jacques Birgé peut improviser sur tout ce qui est musical ; et comme, pour lui, tout est musical comme pour d’autres tout est politique [1], il semble pertinent que les travaux du pique-nique regardent dans nos assiettes. C’est le sujet de « Manger avec quelqu’un qui n’a pas d’appétit, c’est discuter Beaux-Arts avec un abruti », une des pièces du trio qui réunit l’hôte avec Csaba Palotaï et la violoniste Fabiana Striffler. L’idée est de convoquer des plats et d’improviser dessus. Le violon nous emmène vite dans les méandres du Danube que les cordes de Palotaï connaissent par cœur. Le piano de Birgé est l’élément solide du plat, quand ses compagnons se chargent des épices ; sur l’album -***, on goûtera d’autres mets, comme un fabuleux mezze et, selon ses goûts personnels et son degré de passion pour une Europe Centrale omniprésente, on choisira le sucré « Màkostészta » et sa guitare bouillonnante ou l’ardent « Töltött paprika » où Birgé utilise l’un des instruments de la lutherie Viret.

Puisqu’il est question de cuisine, on s’intéressera pour finir à Raves, le trio qui réunit autour de Jean-Jacques Birgé le bassiste Olivier Lété et la formidable tubiste Fanny Méteier dont on n’a pas fini de parler. Très en vue dans l’ONJ, et membre de notre Nouvelle Vague, Méteier est au cœur d’un travail assez sombre où les claviers de Birgé tracent au fusain des routes tortueuses dans une forêt sombre. L’instrumentarium y est pour beaucoup, tant les différentes inflexions sont subtiles. Comme d’autres précédentes rencontres au labo, c’est avec le jeu de cartes improvisationnel d’Eno que les directions sont pensées. « Un très court » est dans, ce Pique-Nique au Labo III, le plus récent enregistrement de ce panorama. Raves est le trente-neuvième rugissant de cette collection qui n’en finit pas de nous surprendre et de nous réjouir.

L'article est agrémenté de 3 morceaux choisis : Moitié moite avec Violaine Lochu et Tatiana Paris, Manger avec quelqu’un qui n’a pas d’appétit, c’est discuter Beaux-Arts avec un abruti avec Fabiana Striffler et Csaba Palotaï, Un très court avec Olivier Lété et Fanny Meteier.

À noter qu'après encore quatre rencontres inédites en disque, l'aventure se transforme en Apéro Labo où les futurs enregistrements auront lieu en public au Studio GRRR. La première se tiendra dimanche prochain avec le saxophoniste-clarinettiste Antonin-Tri Hoang et le violoniste Mathias Lévy, deux habitués de ces festivités où nous partageons plutôt compositions instantanées qu'improvisations, un terme qui ne m'a jamais convaincu. La suivante, en février, verra la tubiste Fanny Meteier rejointe par un/e autre invité/e.

samedi 6 janvier 2024

Pique-nique au labo 3 in Revue&Corrigée


Activiste musical depuis une bonne cinquantaine d’années, Jean-Jacques Birgé cultive aussi l’art de l’hospitalité, en son laboratoire de Bagnolet, pour des piques-niques sonores. En général, deux invité.e.s, soit des rencontres musicales en trio (il y en a deux en duo). Chacun.e amène son instrument, l’hôte officiant principalement aux claviers, parfois à la flûte, au kazoo, ou à l’harmonica. De cette convivialité est née une série d’enregistrements, disponibles sur le site de JJB*. Entre mars 2021 et juin 2023, il y eut ainsi près d’une douzaine d’enregistrements d’albums numériques. Avec principalement des musiciens français, ou vivant en France (la syrienne Naïssam Jalal, le hongrois Csaba Palotaï). Quelques nouveaux venus, qui commencent à se faire un nom (telle la guitariste Tatiana Paris ou la vocaliste Violaine Lochu), quelques noms qui hantent les musiques créatives depuis bien des années (Philippe Deschepper, Hélène Breschand, Gilles Coronado, François Corneloup, Fidel Fourneyron, David Fenech), d’autres un peu moins médiatisés. En tout, une petite vingtaine de musiciens participent aux diverses agapes. L’idée de cette compilation, près de trois ans après un premier Pique-nique au labo (GRRR 2031/32), reprenant, chronologiquement, un titre de chacun de ces enregistrements, est de nous mettre l’eau à la bouche, bref, de nous donner un avant-goût de chacune des recettes qui nous sont proposées. Les ingrédients varient, leurs combinaisons peuvent surprendre, offrant diverses saveurs parfois jusque dans un même titre. Ainsi après un goût légèrement acidulée, « Give the Game the Way » (Basile Naudet au saxophone soprano, Gilles Coronado à la guitare électrique et Jean-Jacques Birgé aux claviers) révèle peu à peu des saveurs plus épicées, plus corsées. « Utilisez une vieille idée » (Élise Caron, Fidel Fourneyron et l’hôte) cultive davantage une forme d’amertume, dévoilant des fumets aigres-doux, ou encore « Manger avec quelqu’un qui n’a pas d’appétit c’est discuter Beaux-Arts avec un abruti », qui associe le jeu d’un violon champêtre et printanier à un travail plus déstructuré des pianos et de la guitare (Csaba Palotaï), laissant apparaître quelques sons électroacoustiques me rappelant (c’est très personnel !) « Revolution 9 ». Bref, ces agapes au studio GRRR relèvent aussi, par la science de son chef, et en adoptant un autre vocabulaire, d’un singulier travail d’orfèvrerie, de créations de pièces uniques aux fines ciselures. Et l’aventure continue : trio avec l’artiste Raffaelle Rinaudo (qui officie dans un autre trio, Nout) et Hélène Duret à la clarinette (Le songe de la raison, septembre 2023), trio avec Isabel Sörling et Maëlle Desbrosses (Listen to the Quiet Plattfisk, octobre 2023), to be continued
*http://www.drame.org/2/Musique.php ?MP3
Pierre Durr in Revue&Corrigée n°138, décembre 2023

vendredi 5 janvier 2024

Éric Vernhes en 5 articles



ÉRIC VERNHES, SCULPTEUR AUDIOVISUEL
Article du 1er décembre 2011

D'origine architecte, Éric Vernhes est connu pour sa collaboration vidéo en temps réel avec de nombreux musiciens improvisateurs tels Serge Adam, Benoît Delbecq, Marc Chalosse, Yves Dormoy, Gilles Coronado, au théâtre avec Irène Jacob ou Jean-Michel Ribes, ou encore avec les rockers Alain Bashung ou Rodolphe Burger. Chaque fois qu'il attaque un nouveau médium, il doit trouver des solutions techniques inédites pour servir son propos. Qu'il aborde [...] la sculpture en cinéaste n'a rien d'étonnant. Ses œuvres sont parlantes, même si l'adjectif "sonores" serait plus approprié, sa narration se jouant autant dans le temps que dans l'espace.


Fukushima - Les témoins est un hommage direct au Japon, par ses lignes épurées, ses composants électroniques apparents et le non-dit qu'évoquent les sons sismographiques de déchirement ou les petites gouttes pendulaires. La calligraphie de Yokari Fujiwara entérine la catastrophe : « le tonnerre se tenait là, à l'intérieur du silence / l'enfant ne sait pas ce qu'a vu le père qui ne voit pas ce que vivra l'enfant. Ils avancent, aveugles / l'avenir nous échappe comme l'eau s'écoule et les larmes de Fukushima deviennent océan ». Vernhes précise : j'ai laissé la colère. Je voulais juste exprimer une empathie. J'ai donc cherché un médium des plus délicats en m'inspirant de l'Ikebana, du Sumi-e, ainsi que d'un souvenir d'enfance qui m'est cher: celui des sculptures cybernétiques de Peter Vogel. Il a fallu apprendre. Cela à donc été assez long. Suffisamment long pour que, de tout ce que je croyais vouloir dire, il ne reste qu'une trentaine de mots articulés par trois témoins.


Fukushima - La chambre nous attire dans un aquarium où les corps ont du mal à se mouvoir, perturbés par les radiations qui traversent le miroir. Nous assistons impuissants au spectacle de la mort, nous réfugiant dans un corps à corps, ultime planche de salut de l'amour face au crime organisé. Le dispositif est un théâtre optique de Raynaud, fondu entre l'aquarium bien réel et une image virtuelle qui flotte dans l'eau.


Plus ludique, GPS#1 joue sur un retournement de situation. Notre géolocalisation ne donne aucune réponse, mais la voix nous interroge. Dans la présence factice de la forêt, elle va jusqu'à s'inquiéter de nos motivations. Quel but poursuivons-nous ?

MACHINES ANTHROPOÏDES
Article du 11 septembre 2013


Le terme anthropoïde évite de sexualiser les machines androïdes ou gynoïdes qu'Éric Vernhes assemble dans son laboratoire, même si le désir anime leur conception, puisant dans les profondeurs de l'inconscient ou les souvenirs les plus intimes. Pour matérialiser ses rêves et ses fantasmes l'artiste aura appris à maîtriser la matière, programmant les ordinateurs, assimilant l'électronique numérique comme l'analogique, filmant, soudant, sciant, collant, accumulant les techniques pour s'approcher de son modèle, au-delà de l'individu, le rapport humain, un entre-deux. La collection d'histoires qu'il a imaginées a pris corps à force de travail. Les machines tiennent leur esthétique seulement de leurs composants. De l'utilité Vernhes accouche d'une forme. Hériter du Villiers de L'Isle-Adam de L'Ève future ou de L'inhumaine de Marcel L'Herbier, Vernhes, qui partage avec Jules les visions critiques d'un futur imminent, fait danser les mains d'Orlac sur les claviers de L'interprète en se prêtant au jeu troublant de la musique. Dans l'accompagnement du film muet les deux interagissent, refusant qu'image ou son jouisse de quelque priorité.


Dans presque toutes ses œuvres, ce va-et-vient entre le spectateur et un miroir mécanique qui lui répond se rendent la politesse. Avec De notre nature, inspiré par Lucrèce, les mouvements des visiteurs projetés sur l'écran font bouger les billes d'acier dans une cymbale dont le son amplifié transforme à son tour les éclaboussures vectorielles de notre image décomposée, recomposée. Pour GPS1 ou GPS3 les voix synthétiques des GPS détournés jouent de la séduction des mots. C'est de l'impossible résolution que naissent le désir et la fascination.


Ayant déjà évoqué le travail d'Éric Vernhes dans cette colonne il ne me reste qu'à y projeter mon double, là, dans la nature des choses, spectre aux côtés du plasticien et de Jean-Jacques Palix, autre visiteur alter ego (arrêt sur image immortalisant la scène !)... Au rez-de-chaussée de la Galerie Charlot où sont exposées toutes ces œuvres [...], l'horloge de Ses nuits blanches donne aux films de famille d'étranges ondulations au rythme du balancier. Au sous-sol, les Témoins de Fukushima renvoient le son du vide qu'un transistor débranché transforme en bruit blanc. Enfants nous regardions les circuits imprimés comme des paysages, adultes nous survolons les villes en nous souvenant de nos enfantillages. Partout des cadres figent des instants d'images sur papier cotonné comme les traces abordables de machines qui prendront un jour la tangente, laissant leur créateur seul face à lui-même, Frankenstein dépassé par des créatures que s'approprie légitimement le public.

SPECTRES ET PRÉDICTIONS
Article du 31 octobre 2016


Faites-moi confiance. Allez-y ! C'est épatant. À deux pas de la rue de Bretagne, entre Arts et Métiers et République, Éric Vernhes a installé ses nouvelles pièces dont Intérieur est le morceau de résistance. Résistance est justement le titre de celle qui nous accueille à l'entrée de la Galerie Charlot. Une horloge rythme le temps du manque. Des sentences viennent se briser contre le cadre avec un bruit de verre brisé. Mais c'est un autre balancier qui attire mon œil. Il fait partie d'Intérieur, une installation sonore et visuelle composée d'un piano mécanique, d'un petit écran, d'une projection vidéo et de ce fichu balancier. Le temps s'écoule, le piano joue tout seul, des images extraites de films anciens défilent, une partition graphique se projette au-dessus du Yamaha midi. Comme dans toutes ses œuvres, l'aléatoire ravive sans cesse l'intérêt du spectateur. Car chez lui on n'est jamais visiteur. On reste, captivé, captif de ces machines infernales dont la complexité nous échappe, cachée sous l'élégance des formes. Le rond du poids rouge permute soudain avec les inscriptions hiéroglyphiques. Mais le piano joue toujours ses partitions contemporaines uniques qu'aurait adoré Conlon Nancarrow. Éric Vernhes a tout programmé lui-même sur le logiciel Max, mais il a aussi soudé le métal, poncé le bois, découpé le verre, converti les films super 8 trouvés aux Puces. Parce qu'en plus de fonctionner impeccablement, c'est beau et ça raconte des histoires, des tas d'histoires, une ouverture sur le rêve et un révélateur de l'inconscient. Qu'attendre de plus de l'art ?


[En 2013] Éric Vernhes exposait ses machines anthropoïdes. Deux ans plus tôt, la Galerie Charlot avait inauguré la première exposition de ce sculpteur audiovisuel dont les œuvres figurent toujours mes préférées parmi ceux qui utilisent les nouvelles technologies pour mettre en scène leur art. Sur le mur d'en face sont posées Figures 1, 2 et 3, Saison 1, des ikebanas (l'art japonais de faire des bouquets de fleurs séchées), un assemblage d'aluminium, maillechort, papier enduit et de l'électronique pour faire marcher tout cela, pour qu'en sortent des images et des sons, miniatures délicates de nus qui s'animent devant nos yeux ébahis. Une dialectique entre la mort et le vivant est partout suggérée. La pluie, le vent, des voix chuchotées accompagnent les scènes bibliques ou mythologiques qui tournent, tournent longtemps après leur mort. Mais nous sommes bien vivants, et nous descendons au sous-sol admirer La Vague, encore un balancier ! Les mouvements de la petite fille sont synchronisés avec le va-et-vient de l'horloge. Lunaire, elle joue à attirer et repousser les vagues. On entend tout. Le sac et le ressac. Comment mieux illustrer l'astuce de Jean Cocteau : "Quand ces mystères nous dépassent, feignons d'en être les organisateurs." ? Les enfants ont ce terrible pouvoir de nous faire percevoir le temps qui file.


Face à elle, Gerridae permet au spectateur d'interagir en posant la main à plat sur son cadre. Les «insectes» électroniques de cette mare virtuelle se transforment en phrases selon la structure du Yi King déjà utilisée par John Cage, 64 hexagrammes, autant d'ouvertures vers l'interprétation de chacun, chacune. Le générateur de texte mis au point par Jean-Pierre Balpe et Samuel Szoniecky produit des propositions poétiques aléatoires dignes de quelque Pythie moderne.


Et vous manqueriez cela ? Ce n'est pas sérieux ! Ne laissez pas traîner ces œuvres pour que vos enfants s'en emparent sans que vous n'y voyez rien... Au premier abord elles sont si ludiques. Mais très vite, en vous y penchant, vous verrez apparaître le spectre de vos ancêtres ou les prédictions de l'avenir ! L'inconscient a tout enregistré. Libre à nous de le libérer ou pas de son cabinet noir !

→ Éric Vernhes, Intérieur, exposition à la Galerie Charlot, 47 rue Charlot 75003 Paris, jusqu'au 3 décembre 2016

PERSPECTIVES DU XXIIe SIÈCLE (13) : VIDÉO "DE VALLÉES EN VALLÉES"
Article du 2 juin 2020


De vallées en vallées est la deuxième vidéo du projet Perspectives du XXIIe siècle que j'ai reçue après Berceuse ionique de Sonia Cruchon. C'est évidemment une formidable surprise de découvrir comment Eric Vernhes l'a réalisée d'après le film muet de Segundo de Chomón, Le scarabée d'or. Cette idée lui est venue en écoutant la musique que j'ai composée, et elle colle magnifiquement à cette course folle sous les étoiles. Celle du Birgé guidait déjà les troupeaux vers les hauteurs ! Est-ce de circonstance virale, mais en regardant le magicien j'ai pensé à la phrase de Freud : "Je vous apporte la peste. Moi je ne crains rien. Je l'ai déjà."...
Replacer les musiciens dans l'espace, en particulier la nature qui aujourd'hui reprend ses droits après la sécheresse et les inondations qui ont suivi la catastrophe, fait apparaître l'exaltation qui s'est emparée d'eux. Emboîtant le pas à mes rythmes hypnotiques, le clarinettiste Antonin-Tri Hoang, le percussionniste Sylvain Lemêtre et Nicolas Chedmail, qui souffle simplement dans son embouchure, me rappellent la course folle des meules de foin des Saisons d'Artavazd Pelechian. La transposition est osée si l'on se réfère au troupeau perdu des Bulgares, aux appels au bétail des Peuls ou au chant de vacher asturien. Mais la magie autorise bien des choses !
Conseil : regardez le film en plein écran !


Jean-Jacques BIRGÉ
DE VALLÉES EN VALLÉES
Film réalisé par ERIC VERNHES

Jean-Jacques Birgé : clavier, phonographie
Antonin-Tri Hoang : clarinette basse
Nicolas Chedmail : souffle
Sylvain Lemêtre : percussion

Sources musicales :
Bulgares (Région de Sofia). Musique à programme : "Le troupeau perdu". Flûte à bec
Peuls (territoire du Niger). Appels au bétail, 1948-1949
Asturiens. Chant de vacher : vaqueirada. Voix d’homme, tambourin (pandeiro). Région de Luarca, 1952

Source cinématographique :
Le scarabée d’or de Segundo de Chomón
Réalisateurs : Ferdinand Zecca et Segundo de Chomón
Scénario et cinématographie : Segundo de Chomón
Société de production : Pathé Frères, 1907

#14 du CD "Perspectives du XXIIe siècle"
MEG-AIMP 118, Archives Internationales de Musique Populaire - Musée d'Ethnographie de Genève
Direction éditoriale : Madeleine Leclair
Distribution (monde) : Word and Sound
Sortie le 19 juin 2020
Commande : https://www.ville-ge.ch/meg/publications_cd.php

Tous les articles concernant le CD Perspectives du XXIIe siècle

GERRIDAE
Article du 2 novembre 2022


Hier matin Éric Vernhes est venu installer l'édition d'artiste de sa pièce Gerridae. J'ai mis du temps à me décider. Lorsque je passais à son atelier, je la regardais et l'écoutais en me disant que j'allais craquer, mais le lendemain matin je trouvais plus raisonnable de produire un de mes disques avec ce que cela m'aurait coûté. Cela me démangeait. Mon ami a réalisé des œuvres extrêmement variées, ce qui n'est pas courant. La plupart des plasticiens reproduisent infiniment des variations du truc qui les caractérise et qu'ils ont mis du temps à trouver. Si des constantes évidemment existent, Éric renouvelle chaque fois les supports, les matériaux et la programmation puisqu'il s'agit presque tout le temps d'art cinétique. C'est à ce courant que les œuvres interactives sont assimilées. Cela exige de sa part un savoir faire incroyable, de la menuiserie à la ferronnerie, de l'électronique à l'informatique, de la musique au cinéma, de la conceptualisation à la poésie et j'en passe. Gerridae s'insère parfaitement dans mon environnement. Le cadre noir rappelle celui des deux photos d'Un son qu'Éric m'avait offert pour mes soixante ans, sans parler de mon nouveau réfrigérateur qui est noir mat. Quant aux couleurs des leds, autour, qui suivent celles qui s'animent dans le cadre, elles collent merveilleusement avec le kitch flavinien de l'escalier. Le son reste discret, bien proportionné à l'œuvre de 70x70 centimètres et au salon où Gerridae est accroché. Eric a dû percer le mur de 29 centimètres d'épaisseur pour qu'aucun fil ne soit visible sur la façade. J'adore son travail parce que passé l'esthétique réside une éthique, sorte d'histoire ouverte à laquelle le spectateur participe par son interprétation. Les œuvres purement plastiques m'ont toujours un peu ennuyé. Cinéphile jusqu'à la pointe des oreilles, j'ai besoin qu'on me raconte des histoires. Mais je préfère laisser la parole à l'auteur qui présente ainsi Gerridae, agrémenté de photographies et d'un petit film explicite :
Des fragments graphiques évoluent sur un écran. Leur modèle de comportement et d’interaction est inspiré de celui des araignées d’eau (Gerris, de la famille des Gerridae) à la surface d’un étang. Lorsque le spectateur s’approche et effleure le cadre de l’écran, les fragments se stabilisent et s’assemblent en une proposition poétique, cryptique, aléatoire mais néanmoins (si on le souhaite) divinatoire.
L’homme a toujours cherché à voir dans les manifestations naturelles autonomes (formes des nuages, vols des oiseaux…) des “signes” qui l’éclaireraient sur son devenir. Ne comprenant pas les raisons pour lesquelles un objet ou un organisme s’anime, il cherche obstinément une intentionnalité, une volonté extérieure à lui qui s’exprimerait par ce mouvement, puis fait intervenir un médiateur initié, l’oracle, pour transformer ces signes cryptés en messages intelligibles qui s’adresseraient exclusivement à lui-même. Ce réflexe anthropocentriste n’est pas l’apanage des tribus primitives. Même pour nous, l’idée du hasard et de l’absence de déterminisme divin dans l’origine de ces mouvements, telle qu’exprimée par les Epicuriens à propos des atomes, ne s’impose jamais d’elle-même (c’est pour cela que j’ai fait “De notre nature”) et est constamment à redécouvrir. J’en veux pour preuve cette phrase elliptique et mystérieuse, généralement lancée pour clore une discussion et que tout le monde à déjà entendu: “De toute façon, il n’y a pas de hasard…” Cette phrase sous-tend une proposition connexe qui est que, si on s’en donne la peine, “Tout s’explique.” Dans ces moments là, on parle généralement, non pas du mouvement des choses naturelles, mais du mouvement des choses que l’on ne comprend pas en général. Et si l’intention qui préside à ces mouvements n’est pas celle d’un dieu en bonne et due forme, il y a là l’affirmation d’un principe déterministe universel qui régente le monde. Il n’y a donc pas de hasard et pas d’insignifiant. Tout fait signe, tout fait sens. Il ne reste qu’à trouver le bon oracle. Gerridae est partie de l’idée que si tout fait sens, j’aurais alors plaisir à produire les signes, ou, tout du moins, le contexte dans lequel ces derniers peuvent émerger. (C’est, il me semble, le travail de l’artiste que de produire des signes). Dans Gerridae, je crée donc la mare aux insectes qui doit faire signe et je laisse au spectateur le choix du moment ou ceux-ci doivent s’exprimer. Lorsqu’il effleure le cadre de sa main, les “insectes” électroniques se transforment en phrase. J’ai utilisé la structure du Yi King ainsi que des propositions du générateur de texte mis au point par Jean-Pierre Balpe et Samuel Szoniecky pour obtenir des propositions poétiques aléatoires qui peuvent se rapprocher, si l’utilisateur veut le voir en ce sens, d’une divination cryptée. Je souhaite néanmoins qu’il y voit avant tout une poésie qui, tout autant que la prédiction, révèle des aspects insoupçonnés de ce dont elle parle.
L'inspiration du Yi King n'est pas faite pour me déplaire. Matérialiste fervent, je connais néanmoins le pouvoir magique des mots comme de toutes les œuvres de l'esprit. L'inconscient fait partie de cette poésie que je retrouve chez Cocteau, Lacan ou Godard, mes trois voix préférées, même au sens littéral. Question de rythme probablement, d'adéquation entre le sens et le ton certainement. Dans de rares moments où je perdis mes repères, consulter le Yi King m'a aidé à valider mes choix. En lisant John Cage je m'étais aperçu de son étonnante construction, identique à notre ADN avec ses 64 hexagrammes. La récente version du Yi Jing réalisée par Pierre Faure enterre définitivement la vieille traduction de Richard Wilhelm pour mille raisons. Et Gerridae de me susurrer : " l'entendement ne se distingue pas du rêve / ciel au-dessus d'une eau stagnante / le roi cherche dans tous les coins / et parle de l'amour / pas un puits ".

FAUT QUE ÇA BOUGE
Article du 29 novembre 2022


Éteint, Gerridae ressemble à un four encastré au design élégant. Il est assorti à mon réfrigérateur noir mat et au cadre d'Un son qu'Éric Vernhes m'avait offert il y a exactement dix ans. Allumé, un collectionneur avancerait qu'il se marie bien avec mes Gayffier, mes Yip, mon Séméniako, mon Clauss ou mon Rothko. Sauf que je n'ai pas de Rothko. Alors personne ne dira rien. On écoutera le son des pattes d'araignée qui irrite Elsa, mais qui me rappelle les percussions varésiennes de mes nuits sarajéviennes quand les flammes sortaient des canons. Je m'endormais aussitôt, doucement, comme on compte les moutons. C'est léger, délicat. On ne peut qu'admirer les formes et les couleurs qui bougent sans cesse jusqu'à ce qu'apparaissent des lettres, puis des mots, enfin des phrases.


Effleurer la ligne de métal. Et la machine d'Éric distille son poème. Chaque fois un nouveau : "le destin joue avec les mots et les images / un voile dans ton ciel / le dément chasse en trois saisons / et ose poser la question directement / leur narration n'avance pas." Tout s'efface aussitôt qu'on l'a lu. Et les lignes de texte de s'entrechoquer encore et encore. De temps en temps je baisse le son pour varier la bande son. Une voiture passe dans la rue. Le chat miaule pour sortir. Le téléphone sonne. Des voix. De la musique. Pas celle de l'écran. Une autre, que j'aurais choisie, par exemple. Là un solo de guitare de Tatiana Paris extrait de son album Gibbon. Par hasard ? Cela m'étonnerait. Un coup de dés...


La contemplation des ronds dans l'eau est fascinante. Les caractères s'entrechoquent. Les lignes sont faussement solidaires. Les ricochets cinétiques font exploser les bulles légères. À cette étape les phrases ne tiennent pas. Il faut attendre qu'elles se stabilisent. Je pique du nez. Trois à cinq heures de sommeil ne suffisent pas. Voilà plus d'un mois que ça dure ! Je vais manger un fruit.


Depuis deux jours je recopiais quatre terras de sons sur un minuscule disque SSD externe pour accélérer les temps de chargement lorsque je joue. Ouf, c'est réussi. Regarder la jauge qui se remplit, comme du temps où les ordinateurs étaient beaucoup plus lents, n'est pas palpitant. Je préfère me laisser hypnotiser par le psychédélisme cinétique de l'œuvre d'Éric. Et la musique. Ma musique. Celle dont j'ai une vague idée dans la tête et qui devient réelle dès que mes doigts se posent sur le clavier. En fait je n'y comprends rien. Je n'y ai jamais rien compris, même après l'avoir analysée, quasiment autopsiée puisqu'à ce moment-là elle ne peut qu'avoir été. Or chaque fois que j'y plonge elle me dépasse, comme si mes mains étaient celles d'Orlac, comme si un autre m'animait, que j'étais une marionnette. Même sensation lorsque je compose. Un autre pense à ma place. J'exécute. La création artistique serait-elle une forme de schizophrénie ? En tout cas, c'est une échappatoire, un moyen de supporter le réel, si toutefois il existe. C'est peut-être pour cela que j'aime Gerridae. Comme toutes les œuvres qui bougent, elle entre en résonance avec mon ciboulot. En perpétuel mouvement, elle livre ses oracles. N'est-ce pas ce que j'attends de toute création de l'esprit, qu'elle oriente mes choix ?

jeudi 4 janvier 2024

Matador (Monopoly), série danoise 1978-1981


Comme j'avais interrogé la chanteuse Birgitte Lyregaard sur le Danemark, elle est revenue à Paris avec le coffret DVD de Matador en cadeau. "Si tu veux connaître les Danois !" Là-bas on ne se demande pas si on l'a vue, mais combien de fois on a regardé la saga de 27 heures. Quatre ou cinq fois, m'avoue Birgitte quant à elle. Si Matador (chef d'entreprise, mais également le nom du Monopoly en danois) fut tourné entre 1978 et 1981, l'action se déroule de 1929 à 1947, à raison d'à peu près un épisode par année, sans durée formatée (41 à 86 minutes). Les 24 épisodes se passent dans la petite ville imaginaire de Korsbæk où les fortunes se font et se défont. Le mélodrame qui oppose deux familles d'entrepreneurs, de la grande dépression à l'occupation allemande, est mâtiné d'un chaleureux humour propre aux Danois et l'évolution des personnages y est passionnante. La frontière entre les classes sociales rappelle le cinéma de Jean Renoir, comme si deux mondes cohabitaient. L'importance donnée aux femmes y est déterminante, phénomène toujours rare au cinéma. Dirigé près Erik Balling, Matador est dû à l'auteur Lise Nørgaard en collaboration avec Karen Smith, Jens Louis Petersen et Paul Hammerich. Espérons qu'un éditeur français aura la bonne idée de publier cette réussite, car la version superbement remasterisée en 2009 depuis le film en 16 mm ne comporte que des sous-titres norvégiens, suédois et... anglais.

Article du 22 décembre 2011

mercredi 3 janvier 2024

Chants vaudous de 1953


"Ti zwezo nan bwa ki tape koute..." : nous étions extrêmement attachés à la sublime mélodie de Choucoune. Était-ce un effet du vaudou si je perdis ce disque rare et exceptionnel il y a plus de [quarante] ans ? Alors que je le rapportais à la chanteuse Tamia qui l'avait adapté pour la chorale de ses élèves je le posai sur le toit de ma voiture pour ouvrir la portière et l'y oubliais. Voodoo figure l'un des deux actes manqués que je commis fin des années 70 avec la copie 16mm du film A Movie de Bruce Conner dont j'ai raconté ici la perte. Je rachetai une copie à Conner grâce à Bernard Eisenschitz. Quant au 33 tours 30 cm j'en avais réalisé une copie sur bande, numérisée [depuis]. L'objet rare, d'une durée de trente minutes, méritait que j'en fasse copie intégrale. Plus d'internautes partageant des œuvres rares, plus de chances de ne pas les perdre dans les plis de l'Histoire :
Cette authentique musique rituelle vaudou est interprétée par Emerantes de Pradines Morse dite Emy de Pradines, fille du poète et auteur-compositeur contestataire Ti-Candio, avec l'Haïti Dance Chorus and Orchestra, soit un chœur de douze danseuses accompagné de Rada drums, trompes en bambou, claves, shakers, flûte et guitare. Le disque fut enregistré en 1953 sous New York City Mono, référence 199-151, sur le label Deep Groove Remington.


Il commence par un rythme de tambour Banda et se poursuit avec I Man Man Man


où les noms des esprits Lwas, comme Simbi ou Ougun Badagris, sont prononcés jusqu'à la possession.


Choucoune (paroles d'Oswald Durand de 1883, musique de Michel Mauleart Monton de 1893) était notre morceau fétiche, une chanson d'amour composée sur un rythme Meringue. Il existe de nombreuses versions de ce tube haïtien et de son adaptation cavalière américaine intitulée Yellow Bird...


Negress Quartier Morin est un chant à répondre où une fille lance "Je vais danser vaudou, mais je ne peux pas dans ce vieux costume, prête-moi ta jupe" et une autre de répondre "Non, je ne te prêterai pas ma jupe", et ainsi de suite…


La face A se termine par un hommage à Erzulie Freda Dahomey, déesse de l'amour qui entre en possession du corps de la chanteuse, lui parfumant sa robe et ses bijoux…


La face B commence avec la berceuse créole Dodo Titit Maman, "Si tu ne dors pas le crabe te mangera, si tu ne dors pas le chat te mangera…", suivi par Rasbodail Rhythm, influencé par les rythmes de carnaval des Indiens Taïno et Arawak, premiers habitants d'Haïti.


Il conjure les mauvais esprits. Lao Azaou est une invocation de magie noire qu'il ne serait pas bon de jouer dans n'importe quelle circonstance.




J'adore aussi Panamam Tombe, une chanson humoristique sur un président haïtien qui pourrait perdre son pouvoir en perdant son chapeau, probablement une métaphore de l'esprit.


Enfin, Mreli Mreli Mande est la plainte d'une fille dont le père est un prêtre vaudou et sa mère versée dans les mystères : "Aucun diable ne peut m'atteindre! J'appelle, je crie, je défie ! Aucun ne peut me blesser !".

Original Meringues, un autre disque :



Article du 20 décembre 2011

mardi 2 janvier 2024

Iris van Herpen, le passé mis au futur


La vie des profondeurs, L'eau et les rêves, Les forces du vivant, Le squelette incarné, La dynamique des structures, Synesthésie, Atelier alchimique, Mythologie ténébreuse, Nouvelle nature, Voyage cosmique. Ce sont les dix stations de l'exposition Iris van Herpen Sculpting The Senses. Pionnière dans l’usage des nouvelles technologies en matière de haute-couture, la créatrice hollandaise y présente une sélection de plus de 100 pièces dialoguant avec des œuvres d’art contemporain, telles que celles de Philip Beesley, du Collectif Mé, Wim Delvoye, Rogan Brown, Kate MccGwire, Damien Jalet, Kohei Nawa, Casey Curran, Jacques Rougerie, Marinette Cueco, ainsi que des créations de design de Neri Oxman, Ren Ri, Ferruccio Laviani et Tomáš Libertíny, et des pièces provenant des sciences naturelles comme des coraux ou des fossiles créant une résonance unique avec des pièces historiques.
J'ai évidemment reconnu les planches de Ernst Haeckel qui avaient inspiré Sonia Cruchon pour Aksak Tripalium, huitième épisode de mon film Perspectives du XXIIe siècle, et retrouvé mon goût pour les pop-ups ! Le travail alchimique d'Iris van Herpen a bien un pied dans le passé (les arabesques du style Art Nouveau, le Ballet triadique d'Oskar Schlemmer ou des costumes de films muets d'anticipation comme Aelita ou Metropolis m'ont semblé souvent encore plus évidents que les nombreuses références revendiquées), un autre dans le futur (par les techniques employées : découpe au laser, plastique recyclé, fèves de cacao imprimées en 3D, intelligence artificielle, coquillages broyés, etc.). Trois espaces viennent compléter le parcours : une évocation de l’atelier d’Iris van Herpen, un cabinet de curiosités présentant chaussures, masques et éléments de coiffures en regard d’éléments des sciences naturelles et de vidéos et une salle où sont projetées des vidéos des défilés de la créatrice. J'ai pourtant trouvé l'ensemble un peu figé (peut-être ajouter quelques ventilateurs !) en regard de la mobilité des œuvres de cette créatrice qu'il serait plus juste d'assimiler à une sculptrice.


La scénographie de l'atelier de Nathalie Crinière colle bien aux effets de matière organique des robes. La composition sonore créée par Salvador Breed, qui pour la dernière salle a collaboré avec Machinedrum, Gwyneth Wentink, Thijs de Vlieger, Yarck, Marteen Vos, Casimir Geelhoed et Nick Verstand, tous ayant préalablement travaillé avec Iris van Herpen, épouse chaque salle avec délicatesse et intelligence, utilisant le silence et la spatialisation pour ne pas figer le décor sonore. Les couleurs de ce "voyage cosmique" (photo 1) m'ont étonnamment fait penser au Château de Barbe-Bleue de Bartók mis en scène par Michael Powell que j'ai chroniqué récemment dans cette colonne. En revendiquant, par son titre, de "sculpter les sens", l'exposition souligne bien que, au delà des matières, la fiction narrative alimente l'imaginaire de la créatrice.

Exposition Iris van Herpen Sculpting The Senses, Musée des Arts Décoratifs, jusqu'au 28 avril 2024

lundi 1 janvier 2024

APÉRO LABO au Studio GRRR


La liberté de l’indépendance
pour le plaisir des sens…
Concert dans un lieu mythique
excellentes conditions acoustiques

délicieuses provisions de bouche…
Nos compositions instantanées

sont enregistrées en votre présence
qualité disque…



J’annonce cette première (puisque d’autres suivront) alors que nous affichons déjà COMPLET. Le bouche à oreille a fonctionné comme une traînée de poudre. En effet, le Studio GRRR est relativement petit et nous ne pouvons recevoir qu’une trentaine de personnes, ce qui est déjà pas mal, à condition d’inviter des musiciens/ciennes dont les instruments ne prennent pas trop de place ! Cela se passera le dimanche 14 janvier en fin d’après-midi et le concert d’une heure environ sera suivi d’un apéro des plus sympathiques. L’idée est toujours de privilégier la qualité des rencontres en tablant sur le fait que la musique s’en ressentira forcément.

Pour cette première, entouré par toute ma panoplie sans avoir besoin de la démonter/trimbaler/remonter, je serai accompagné de deux musiciens exceptionnels à tous points de vue, le violoniste Mathias Lévy et le saxophoniste-clarinettiste Antonin-Tri Hoang.

 Nous jouerons au chapeau.


J’ai choisi de prolonger l’aventure de mes Pique-nique au labo (vol. 1/2, 3) en organisant des concerts/enregistrements publiques au Studio GRRR. C'est, d'une part, une manière d’échapper à la course à l’échalote organisée par les responsables de programmation des petites comme des grandes salles de spectacle. D'autre part, face aux décisions politiques plus manipulatrices que démocratiques, face au formatage qu’impose l’industrie culturelle, le travail de proximité est déterminant. Les concerts sont suivis d’un apéro partagé entre artistes et spectateurs. Antonin a d’ailleurs imaginé un protocole original très amusant avec le public pour susciter nos compositions instantanées. De plus, bénéficiant d’excellentes conditions acoustiques, elles sont enregistrées en direct, mises en ligne gratuitement quelques jours plus tard sous la forme d’un album virtuel. La jauge est évidemment limitée. 
Il y aura d’autres occasions lors de cette nouvelle année que je vous souhaite la meilleure, et vous pouvez signaler que vous seriez intéressé/e de participer à l'un des prochains Apéros-Labos en m'écrivant...