70 mars 2022 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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jeudi 31 mars 2022

Les hors-scène de Corneloup


François Corneloup est un musicien français, français comme le béret de Brunius dans le film L'affaire est dans le sac des frères Prévert. Quand il ne joue pas du soprano ou du baryton, il photographie des musiciens et des musiciennes français. Français ne veut pas dire grand chose dans un pays dont la richesse est constituée de la variété de nos origines. Le nez de l'Europe. Finis Terrae. Son livre Seuils change un peu de ceux où les Américains ont le plus souvent la vedette. Et puis il les fixe sans leur instrument, hors scène, dans un quotidien qu'il partage avec eux/elles. Et puis il n'y a pas que des musiciens, il y a des comédiens/diennes, des producteurs, des ingénieurs du son, des directeurs de festival, des acrobates, une danseuse, une cuisinière, le petit monde qui tourne autour du jazz en France, ses ami/e/s. Il n'y a pas que des premiers plans contrairement aux autres bouquins, il y a aussi des inconnu/e/s, des jeunes dont on a envie d'en savoir plus, certain/e/s dont on connaissait seulement le nom. Il n'y a évidemment pas que des Français, parce que le saxophoniste a la vue large. Lui qui est si bavard quand il s'agit de refaire le monde a laissé la plume au producteur Jean Rochard et la préface à Philippe Ochem, directeur du festival Jazzdor à Strasbourg qui publie le généreux ouvrage de 148 photos de famille. En épilogue il s'entretient avec le maître Guy Le Querrec. Ce sont des vues intimes où les protagonistes sont saisis dans l'instant, un instant de détente.
Ne m'y cherchez pas, mais ma fille y figure, du temps où elle chantait dans les Chroniques de résistance de Tony Hymas. Leur rencontre remonte à notre ¡ Vivian las Utopias ! dans le double CD Buenaventura Durruti lorsqu'Elsa avait 11 ans. Vingt ans plus tard, Jean Rochard l'avait rappelée. Je l'écoute de temps en temps, comme dans la version récente de Petite fleur de Sidney avec Ursus Minor. Depuis le Durruti, François Corneloup était venu au studio enregistrer une danse pour Bernard et moi en 2007, mais c'est l'année dernière que nous nous sommes éclatés en trio avec le guitariste Philippe Deschepper pour l'album Exotica, une histoire d'amitié, comme son livre, une grande fête où il a invité sa vie.
J'aime son œil affuté autant que sa musique et sa parole. Photographier les artistes en dehors de la scène, c'est leur redonner un prénom, c'est montrer que le jazz et ses dérivés sont avant tout une manière de vivre. Les rassembler dans cet épais volume, c'est souligner le collectif dans une musique où les individus ont la liberté d'être eux-mêmes.

→ François Corneloup, Seuils, Jazzdor Series, 39,90€, sortie le 4 avril 2022

mercredi 30 mars 2022

Le grand cirque magique


Le passage du Cirque de Navacelles à Sète fait ouverture à l'iris sur la grande bleue. Mais d'abord les canaux. Notre fenêtre donne sur trois senneurs qui reviennent de la pêche au thon. La demande japonaise vide la Méditerranée. Nous prenons le petit-déjeuner sur le balcon. Retour à la civilisation.


Pas tant que cela, car le MIAM, le Musée International des Arts Modestes, présente Fictions modestes & réalités augmentées, une exposition d'art brut et contemporain de La « S » Grand Atelier qui, en Belgique, accueille essentiellement des personnes dont le handicap participe à une transmutation des énergies créatives. On est forcément ailleurs, sur une autre planète, des mondes où les enjeux sont vitaux, où l'art n'est pas une pose, mais une nécessité. Les moyens actuels, tels que vidéo, photographie, musique, installation, informatique, sont convoqués. C'est la première fois que j'enfile un casque 3D et je ne suis pas déçu ! L'impression d'être dans un film des Residents. Je retrouve Jean-Marie Massou dont j'avais évoqué ici le disque La Citerne de Coulanges, guidé par Fantazio, et dont on aperçoit ici la collection de cassettes.


Intermède resto sétois. Gila nous a judicieusement indiqué la pizzeria Nossa et nous dînerons à la Fleur de sel. Arrivés à Montpellier, Anne et Luc ont une liste d'autres excellents endroits où nous irons la prochaine fois. En attendant de retrouver Pascale, nous allons au Musée Fabre. C'est chouette de découvrir des artistes locaux des siècles passés et présents, même si je ne suis pas un fan du mouvement Supports/Surfaces ou de Soulages. J'aime trop les histoires et les couleurs. Il faut remonter aux années 50 pour que Soulages me parle,peut-être parce qu'il me rappelle les tableaux de ma tante de l'époque. Intermède resto au Bar de Canourgues des frères Pourcel dont je photographie les magnifiques plafonds commandés à Jim Dine, Marlène Mocquet, Jan Fabre ou ici Le chant de la sybille d'Olympe Racana-Weiler.


Je ne dirai rien de Montignargues sauf que nous y sommes reçus comme coqs en pâte. L'accueil de Pascale est à la mesure de sa demeure, généreux, grandiose. Au milieu de la garrigue nous reprenons des forces pour affronter le retour. Aux puces de Sommières je dégotte une cythare allemande pour trois francs six sous qui remplacera celle que j'utilisais dès 1972, débuts que l'on retrouvera très bientôt sur un 45 tours publié sur le label allemand Psych.org. Un dernier tour à Sauve. La galerie de Robert Crumb est superbe jusqu'à ses caves voûtées, mais le proprio est à Paris pour le dernier jour de son expo. Nous nous replions sur la mer de rochers, un chemin de pierre magique au-dessus de cette charmante ville médiévale envahie par les galeries des artistes qui s'y sont récemment installés.


Dix jours après avoir quitté Paris, nous y revoilà. Je déballe l'ARP 2600 version Tsantzas arrivé en mon absence. Je suis devant comme un gamin pour en avoir conservé la virtuosité alors que j'avais vendu le mien il y a presque trente ans. J'y reviendrai évidemment.

mardi 29 mars 2022

A marché. A beaucoup marché.


"A marché, a beaucoup marché. S’impatiente d’arriver parce qu’il a beaucoup marché. S’arrête au bord d’un ruisseau." N'a pas marché tant que cela, mais je n'en ai pas l'habitude. C'est comme la gymnastique. S'y remettre après cinquante ans me semble un peu héroïque. Sauf que chaque fois que je rencontre une vieille dame de plus de quatre-vingt-dix ans en grande forme et que je lui demande son secret, elle me répond toujours qu'elle marche deux heures par jour. Il y a de l'espoir, mais il ne faut pas être flemmard. Ma mère et Bernard ont payé cher leur paresse sur leurs vieux jours. Alors j'ai repris, avec un coach qui évite que je me fasse mal. Là nous avions élu campement dans un gîte luxueux au-dessus de Saint-Étienne-Vallée-Française. Le parcours griffonné sur une feuille de papier nous a fait rater le sentier aux lapins. Au lieu de neuf kilomètres nous en avons dix-huit dans les pattes. Cinq heures de grimpette ! Le souper fin qui nous attend est promesse d'avenir. Le GPS nous a tout de même sauvés...


Nous étions déjà descendus à La Baume. Pascale connaît bien la région. Chaussures de marche pour éviter de se tordre une cheville et vêtements en oignon pour se couvrir ou dévêtir selon la chaleur que nous dégageons selon les pentes. Le gardon est magnifique. Peu d'oiseaux. Des poissons. Lors de la longue marche dans les Cévennes, pour moi c'est long, nous croiserons trois biches et un écureuil. Ils jouent l'effet carotte. Voir des animaux en liberté dans la nature me donne une pêche incroyable...


Le lendemain nous visitons la Bambouseraie d'Anduze. Le parc est superbe. En dehors de toutes les variétés de bambous, des nains aux géants, des bleus aux noirs, il y a un merveilleux jardin japonais, des serres de plantes carnivores, des séquoias... Les magnolias ont commencé à sortir. Hors saison il n'y a pas un chat. C'est extrêmement reposant. Les nôtres me manquent.


Notre virée dans les Cévennes nous fait découvrir des paysages fantastiques que j'avais entrevus l'été dernier. La halte à Bez-Esparon est tout aussi magique. Depuis le salon perché tout en haut, nous avons une vue à 360 degrés. Florence et Gila, qui ont déménagé sur Mars, près du Vigan, m'avaient invité cet été, mais j'avais dépassé la région, me dirigeant vers la frontière espagnole. Alors cette fois on y va. Belle promenade parmi les torrents. Il y a beaucoup d'eau qui dévale. C'est un peu rassurant...


Nous rejoindrons Sète pour voir la mer en passant par le Cirque de Navacelles où Fred m'avait emmené. La France rassemble une variété de paysages incroyable, le Grand Canyon et la forêt vierge, le désert et les pics montagneux. Cela me rassure, ne prenant plus l'avion pour polluer le moins possible.

lundi 28 mars 2022

Jean-Jacques ?!


Jean-Jacques ? Hall 2 de la Gare de Lyon. Je réchauffe mon Akita Bento au micro-ondes du stand Ekiben quand Juliette Lemontey m'interpelle. Derrière son masque j'ai du mal à reconnaître l'artiste-peintre dont j'aime beaucoup les œuvres. Comme je lui dis que nous sommes en partance pour les Cévennes elle me demande si je vais voir Gila. J'en suis comme deux ronds de flan, car visiter notre ami sur Mars est à notre programme. Je n'avais pas eu le temps d'y atterrir lors de mon périple estival, or sa planète est à moins de dix minutes de Bez-Esparon, près du Vigan, où nous passerons dans une semaine...


Jean-Jacques ! Trois heures plus tard Gare de Nîmes. Nous cherchons à quelle sortie nous attend Pascale quand Françoise Degeorges apparaît, flanquée des musiciens qu'elle emmène Salle de l'Odéon. Je n'avais pas revu la productrice de Radio France depuis sa merveilleuse émission Ocora Couleurs du Monde qu'elle m'avait consacrée il y a exactement un an. Françoise nous invite le soir-même au concert organisé pour Norouz, fête du nouvel an persan. Les frères Jaberi venus d'Iran m'impressionnent, mais le chanteur ouzbek Ilyâs Arabov nous emporte littéralement.


Jean-Jacques ? Une semaine est passée. Centre d'art La Fenêtre à Montpellier. Un grand gars m'appelle à son tour. Celui que nous appelions le petit Martin au milieu des années 70 lorsqu'il était assistant à Radio France est devenu le réalisateur et compositeur Martin Meissonnier. Anne et Luc nous avaient proposé de les accompagner à l'exposition "Albert et sa fanfare poliorcétique" dans laquelle Martin avait joué de la guitare !


Les coïncidences se sont donc accumulées pendant ce voyage de dix jours où nous avons sillonné les Cévennes à la recherche de nature et d'air pur. Trois bonnes surprises qui m'ont ravi et auxquelles je ne m'attendais guère, en plus des autres amis que nous avions prévu de visiter cette fois. Nous avons donc commencé notre aventure en déjeunant chez Fred et Seb, la graphiste-rédactrice Fred Jarnot qui travaille avec ma compagne et l'artiste-illustrateur Seb Jarnot dont nous allons voir l'expo Synthética à la Galerie Negpos à Nîmes, puis à Montignargues où réside Pascale qui nous a guidé à La Baume et Anduze pour commencer. C'était absolument génial, mais j'y reviendrai, dans tous les sens du terme.
En attendant nous sommes sur le retour et je n'y comprends rien : je ne reconnais personne sur le quai, ni au départ, ni à l'arrivée...

lundi 21 mars 2022

Entretien fleuve en anglais


Rentrant d'une randonnée cévenole de dix-huit kilomètres (nous avions prévu deux fois moins long, surtout que cela grimpait sec, mais nous avons raté le "sentier aux lapins"), je découvre l'interview fleuve à laquelle j'ai répondu il y a quelques semaines pour le célèbre It's Psychedlic Baby! Magazine du Slovène Klemen Breznikar. Elle est illustrée de pas moins de vingt-cinq photographies...
Klemen Breznikar a titré “My imagination seems to have no limit” et cela commence ainsi :
Jean-Jacques Birgé is French composer, film director and improviser and one of the first French synthesizer players. Together with virtuoso guitarist Francis Gorgé, they recorded a very unique improvised pop music in 1974. These unreleased and flamboyant recordings would be the source for the cult album ‘Défense de’, by Birgé Gorgé Shiroc, before founding Un drame musical instantané with Bernard Vitet. Much more followed.
“I used the cinematographic syntax to make my own music”
Sa première question :
How did you first get interested in music and was there a particular moment that you knew you wanted to become a musician?...
L'entretien couvre l'intégralité de mon travail strictement musical, des premiers balbutiements aux projets en cours.

jeudi 17 mars 2022

Pause cévenole


Il était temps. Temps de prendre des vacances. Je lève le pied jusqu'au 28 mars, prévoyant de ne rien publier pendant cette plongée dans la brousse. Mes notes me serviront plus tard, avec les images que j'enregistrerai. J'emporte aussi un magnétophone, on ne sait jamais. En notre absence, les chats tiendront la réception pour nos visiteurs parisiens. La livraison du CD Plumes et poils, une autre histoire naturelle, attendra mon retour. Ce matin, le merle s'est levé de bonne heure, il est quatre heures et des brouettes.

mercredi 16 mars 2022

Zappa, live in Europe 1967 to 1970


Je n'achète plus de disques de Frank Zappa sauf les coffrets augmentés de ceux que je préfère et qui ont marqué ma jeunesse et mon entrée en musique, comme ceux de Freak out, Lumpy Money ou 200 Motels. Ma discothèque abrite presque tous ceux qui furent édités de son vivant, plus un paquet de pirates et de publications posthumes. Les CD ont succédé aux vinyles. En découvrant que venait de sortir un coffret des concerts européens de 1967 à 1970, et plus particulièrement ceux de Londres, Amsterdam et Paris d'octobre 1968, j'ai craqué. Il y a une bonne raison à cela. Dans mon souvenir nous n'étions pas plus de trois cents à l'Olympia ce soir-là ; cela s'entend à l'acoustique de la salle quand le public se signale. Le spectacle était à la hauteur de l'énorme impression que produisaient sur moi les trois premiers albums que j'avais rapportés de mon voyage initiatique aux USA l'été précédent. Je n'avais encore que 15 ans et les rares concerts auxquels j'avais assisté avaient tous été mémorables : Sidney Bechet en 1958, les Rolling Stones en 1965 dans ce même lieu, Grateful Dead au Fillmore West, mais cette fois c'était mon héros, fascination qu'aucun de mes camarades ne partageaient encore, nous prenant, les Mothers of Invention et moi par conséquent, pour des dingues. J'ai raconté comment ensuite je fis la connaissance de Frank Zappa, d'abord au Festival d'Amougies, puis à Biot-Valbonne...


Le compositeur américain eut beau faire de considérables progrès avec le temps, engageant des musiciens incroyablement virtuoses, la première période des Mothers reste ma préférée. Ce n'est pas seulement parce que les premiers émois sont toujours déterminants, mais il y a une fraîcheur et une sincérité qui ne se reconnaissent que dans les balbutiements d'un artiste, avant que les enjeux du succès soient définis. D'un concert à l'autre, le groupe change de répertoire, improvisant ou jouant les partitions phares du maître. En écoutant le quatrième CD du coffret, je me revois les yeux comme des soucoupes et les oreilles grandes ouvertes sur l'univers qui va s'offrir à moi. Drôle d'effet que de se sentir traverser les frontières du siècle en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire ! Je me cherche parmi les rangées de fauteuils carmin et me réincarne en gamin au sourire banane, comblé outre mesure. Je me souviens parfaitement des intermèdes parlés de Zappa, des facéties de Don Preston, des vocalises de Roy Estrada. Les autres concerts dont je connaissais les captations télévisées sont aussi formidables, enthousiasme spontané d'une époque où tout semblait possible, le meilleur s'entend, exaltation de King Kong, jeux de scène puérils aux éructations provocatrices... Il n'y eut peut-être que les impros interminables de Coltrane, les volutes de Terry Riley ou plus tard Soft Machine pour me donner ce vertige. Mais ici la musique perd ses étiquettes mercantiles, le rock est pulvérisé par le jazz et les inventions contemporaines, c'est du brut, avec les bulles et le bouchon qui fait un trou au plafond. Le son est fidèle, l'image intacte.

→ Frank Zappa, Live in Europe 1967 to 1970, coffret 5 CD ou 6 LP Rox Vox, 31€ ou 71€

P.S.: Il y a un livret avec photos, mais pas le nom des musiciens.
1967 - Frank Zappa, Ray Collins, Billy Mundi, Bunk Gardner, Motorhead Sherwood, Ian Underwood, Don Preston, Roy Estrada, Jimmy Carl Black.
1968 - Frank Zappa, Bunk Gardner, Motorhead Sherwood, Ian Underwood, Don Preston, Roy Estrada, Jimmy Carl Black, Art Tripp.
1970 - Frank Zappa, Howard Kaylan, Mark Volman, Ian Underwood, George Duke, Jeff Simmons, Aynsley Dunbar.

mardi 15 mars 2022

Cachez ce sein que je ne saurais voir


On peut faire dire ce que l'on veut à une photographie. Son sens glisse entre les doigts comme une sirène que l'on saisirait par la queue. Se laisser porter par la rêverie et l'on invente des dizaines d'histoires. La quantité des interprétations possibles d'une œuvre lui confère sa valeur. Ainsi la Joconde en offre autant qu'il existe de visiteurs attentifs.
Sur la plage, l'homme semble regarder la fille aux seins nus à la dérobée sous une drôle de coiffe confectionnée à partir d'un sac en plastique. La grosse montre qu'il a gardée au poignet indique son souci de la précision. Rien n'a pu être laissé au hasard, ni l'anonymat de la fille dont on ne voit pas la figure, ni la ligne sur laquelle évoluent tous les personnages présents à l'écran, tournant le dos à la mer comme trop occupés par ce qui se passe du côté des dunes. Mais de cela, on ne saura jamais rien. Le geste qui pourrait être celui de la pudeur enserre le corps féminin dénudé dans l'étau triangulaire formé par le biceps, le poing et le regard en coin du Tartuffe. La masse de chair du colosse contraste avec la silhouette frêle de la jeune femme. En appuyant sur le bouton de son appareil, le photographe saisit le geste d'un autre voyeur.


Pure invention de ma part. C'est se faire du cinéma. Si l'horizon dramatise la situation en rendant toute fuite vers le large impossible, la réalité est tout autre, invisible à qui n'en fut pas le témoin. Elle n'en est pas moins cocasse. Nulle tentative de suicide par asphyxie, la scène, sur le second cliché, reste d'autant plus énigmatique que le corps près des vagues est bizarrement penché, comme tombant en arrière. Déséquilibre inexplicable sans la présence du vent. Les bourrasques laissent deviner la résistance offerte par un cerf-volant acrobatique sur la plage désertée. Comme je m'étais moi-même recouvert la tête de mon T-shirt pour éviter les réflexions du soleil en imitant les appareils à plaque d'antan avec le Lumix sans viseur, Serge s'était fabriqué une astucieuse cabine téléphonique de fortune pour entendre son interlocutrice malgré le bruit assourdissant qui soufflait tout autour de nous. Le reste est un mélange d'affabulation et d'observation, une interprétation parmi d'autres.

Article du 25 juillet 2009

lundi 14 mars 2022

Ça me soûle !


Avancer "ça me soûle !" signifie qu'on frise la saturation. En général c'est plutôt péjoratif. En tant que maximaliste, ce n'est pas le genre d'expression que j'utilise parce qu'il y a toujours une échappatoire avant d'en arriver à ces extrémités. Il n'est aucun sujet qui me soit tabou, et en face d'une impasse dans la discussion on peut y mettre fin de nombreuses manières. Même chose dans l'exercice de mon travail, domestique ou professionnel, il suffit de passer à autre chose et d'y revenir plus tard, en attrapant le problème sous un angle nouveau. Non, si ça me soûle, revenons au sens premier, c'est pour la meilleure des raisons, parce que cela me rend ivre. J'en ai la tête qui tourne, et en obsessionnel j'ai perdu mon polymorphisme au profit d'un long couloir dont je suis incapable de m'extirper. Je ne vois plus rien, je n'entends plus rien, plus rien d'autre que la musique qui tourne, s'allonge, s'étend au delà de mes propres limites, un gouffre, maelström sonore où je finis par ne plus rien distinguer qu'un enthousiasme commué en abrutissement absolu.
Ce vertige se produit par exemple lorsque je teste de nouveaux instruments, emporté par l'excitation. Il faut dire que j'attendais le retour de mon synthétiseur russe, après avoir constaté à la livraison, il y a quelques mois, qu'un des canaux crachait comme un damné. La réparation était prise en charge par la succursale polonaise qui, entre temps, m'avait livré un autre appareil de chez Soma, une station à mémoires «dérivantes», sorte de looper sans la répétition recherchée par la plupart des musiciens et que j'évite pour ma part soigneusement. Cette fois les sons enregistrés en direct subissent des recombinaisons, générant spontanément un paysage sonore en constante évolution, grâce à un décalage mathématique basé sur les relations entre nombres premiers (la durée des différentes lignes de retard), un fonctionnement asynchrone du LFO et une modulation lente via un signal aléatoire. Comme je lui montrai la démo, le saxophoniste Lionel Martin, dont notre superbe vinyle en duo sortira en mai, ne fit ni une ni deux et commanda aussitôt également l'objet. Ainsi vendredi je branchai dessus le synthé réparé et jouai jusqu'à en perdre la boule. Ce machin analogique produit des sons par contact du corps, plus exactement imposition des mains, générant toutes sortes de bruits "noisy", clics, scratches, glitches, et l'on peut aussi lui envoyer des sons électroniques ou acoustiques qu'il traite avec la même fureur destructrice. Ma peau tient lieu de résistance et de capacité, le moindre contact interférant avec le processus sonore, puisque tout est métallique hors son coffret de bois.
Comme jadis mes fenêtres roumaines, ce qui se construit à l'est, c'est du lourd, du solide. N'y voir aucune allusion avec l'invasion de l'Ukraine dont la plupart des artistes russes se désolidarisent. Comment les citoyens de toutes les nations peuvent-ils être complices des impérialismes et colonialismes criminels qui les poussent à s'entretuer ? Pour vous donner une idée de mon point de vue qui se rapproche de celui de Noam Chomsky, j'ai surnommé Poutine le matou qui terrorise mes chats en investissant le jardin. Que les amateurs de gastronomie québécoise me pardonnent ! Comme chaque fois que se pointe un conflit, j'espère des négociations les plus rapides possibles, puisque toutes les guerres y viennent in fine, après que les populations aient hélas payé le prix des ambitions des puissants. Très tôt j'ai choisi les arts plutôt que jouer avec le feu. Je n'ai jamais réussi à me faire à l'absurdité de l'humanité, c'est dire si le dérèglement du climat me semble autrement plus angoissant que les conflits dont les motivations économiques et énergétiques sont d'un temps révolu. Serait-ce l'annonce de la catastrophe imminente qui pousse les belligérants à marquer leurs territoires ? L'ivresse de la destruction est-elle plus forte que le besoin de respirer ? Je me le demande sincèrement lorsque j'éteins mes machines pour aller me reposer.

vendredi 11 mars 2022

Le thermomètre haïtien de Leyla McCalla


Je n'imagine jamais la musique détachée de son contexte, qu'il soit social, historique ou géographique. La resituer dans le quotidien me plonge dans une fiction qui tient tout du réel. Ainsi je souffre de regarder les tableaux au musée, même si c'est souvent l'unique manière de les approcher. Les salles de concert sont réputées présenter de la musique dite "vivante", mais pour moi c'est l'univers extra-musical d'origine qui lui donne le pouvoir d'évocation que je recherche. Alors quand un disque commence par une ambiance champêtre avec un cocorico je tends instantanément l'oreille. J'ai pourtant cru un instant que c'était la sonnerie à ma porte, puisque c'est le son que je lui ai programmé, et puis le violoncelle de Leyla McCalla fait son apparition. Comme j'ai un petit faible pour la musique haïtienne (des chants vaudous Emy de Pradines au rap de Wyclef Jean) et que le kreyòl produit une sorte de changement d'angle par rapport à ma langue, je suis ravi lorsqu'elle se met à chanter au milieu des vagues, des émissions historiques de Radio Haïti et des interviews contemporaines qui renvoient aux interrogations légitimes et tragiques sur la démocratie dans cette île dont la révolution, à la fin du XVIIIe siècle, constitua la première révolte d’esclaves réussie du monde moderne. Les cinquante dernières années n'ont pas épargné Haïti comme le raconte Raoul Peck dans sa récente série Exterminez toutes ces brutes, c'est aussi cette période que scrute Leyla McCalla dans son nouvel album intitulé Breaking The Thermometer. Américaine née à New York d'un couple d'émigrants et activistes haïtiens, elle reprend le flambeau en fouillant, à la requête de la Duke University, les archives d'une station de radio qui a résisté aux régimes gouvernementaux oppressifs et à la censure politique, avec l'aide de la veuve de son fondateur. Après un spectacle où la musique croise la danse, le théâtre et la vidéo, Leyla McCalla enregistre ce disque magique où les rythmes afro-carabéens se mêlent à de merveilleuses mélodies en anglais ou en kreyòl et au groupe formé par elle-même qui joue aussi du banjo tenor et de la guitare, le batteur-percussionniste Shawn Myers, le bassiste Pete Olynciw, Jeff Pierre au tanbou et le guitariste Nahum Johnson Zdybel, plus l'apparition de Melissa Laveaux ! Le thermomètre se brise-t-il sous la chaleur dégagée par la musique ou sous l'incontournable révolte ?


Je retourne à ses précédents albums, Vari-Colored Songs: A Tribute to Langston Hughes, A Day for the Hunter A Day for the Prey, The Capitalist Blues et Songs of our Native Daugthers, mais celui-ci possède une originalité sonore qui dépasse ses folk-songs habituelles...

→ Leyla McCalla, Breaking The Thermometer, CD Anti- [Pias], sortie le 6 mai 2022

jeudi 10 mars 2022

Fake Fakir


Ce n'est pas très malin de la part de ce médium d'avoir glissé hier soir sa pub dans notre boîte aux lettres, d'autant qu'il y est clairement stipulé que nous n'en voulons pas. Il est vrai qu'aucun nom n'apparaît sous la sonnette. S'il était un si grand voyant, le soi-disant Professeur Drame aurait su qu'il était à l'adresse-même du Drame, l'unique même si notre nom complet et authentique commence par un article indéfini. Découvrir la supercherie était trop facile, malgré son argumentaire étonnamment proche de la vérité. Il est certain qu'Un Drame Musical Instantané, appelé communément le Drame depuis 1976, traduit gratuitement tous vos rêves, 24h/24, et ce en ligne sans que vous vous déplaciez ! À titre de preuve incontournable, voici Rêves et cauchemars enregistrés live à La Java avec Alexandra Grimal, Antonin-Tri Hoang, Fanny Lasfargues, Edward Perraud et moi-même :


À côté de ce Hiroshige et les parallélépipèdes, sur YouTube vous pouvez vous plonger dans L'Afrique fantôme (sic !), Le rêve de Pascale, Sevrage, Le rêve de Judith et Le rêve d'Armagan... N'y voyez vous pas ni n'y entendez amour, attirance, affection, fidélité, chance, etcétéra ?
Pour les albums purement sonores, les thèmes de nos improvisations sont tirés au hasard. On bat les cartes. La magie opère. Attention, le téléphone indiqué n'est pas celui du Studio GRRR où sont régulièrement invités les musiciens et musiciennes les plus inventifs de leurs générations. Entendre qu'on s'y croise sans préjugés d'âge, de sexe ou de chapelle. Alors, que dire des futures sessions qui se profilent à l'horizon printanier ? Foin de cet usurpateur, seul le véritable Drame est à même de réaliser les miracles annoncés sur son désuet flyer. J'en veux pour preuve la centaine d'albums que vous pouvez écouter ou télécharger librement sur le site drame.org ou, pour 57 d'entre eux, sur la plateforme Bandcamp. Mais, c'est un comble, il est pourtant bien stipulé "pas de pub" à l'entrée !


P.S.: Je n'avais pas rêvé, mais je ne le retrouvais pas... Il y a aussi un album audio Rêves et cauchemars enregistré en trio quelque temps plus tôt avec Hoang et Perraud !

mercredi 9 mars 2022

Slavoj Žižek dans le désert du réel


Articles du 23, 25 juillet 2009 et 17 mai 2008

GUIDE CINÉMATOGRAPHIQUE DU PERVERS


" Le problème n'est pas que notre désir soit ou non satisfait. Le problème est de savoir quel est notre désir. Il n'y a rien de spontané ni de naturel dans les désirs humains. Nos désirs sont artificiels. On doit nous apprendre à désirer. Le cinéma est l'art ultime de la perversion. Il ne vous donne pas ce que vous désirez, il vous dit comment désirer. " Ainsi commence The Pervert's Guide to Cinema (maladroitement traduit Le guide du cinéma du perverti), un film de la réalisatrice Sophie Fiennes présenté par Slavoj Žižek. Le philosophe et psychanalyste, marxiste et lacanien, se met en scène dans les décors des films qui alimentent son propos : Possessed, Matrix, Les oiseaux, Psychose, Vertigo, Duck Soup, L'exorciste, Alien, Le dictateur, Les lumières de la ville, Mulholland Drive, Blue Velvet, Lost Highway, Dead of Night, La conversation, Solaris, Eyes Wide Shut, La leçon de piano, Dogville, Le magicien d'Oz, Frankenstein, Star Wars, autant d'extraits commentés avec la véhémence qui le caractérise, humour et brutalité, pour un feu d'artifice de révélations sur l'inconscient de l'humanité ! Contrairement aux citations qui en général affaiblissent les films qui les hébergent, ici les séquences livrent leur secret, sous un éclairage nouveau et inattendu.


Le moi, le surmoi et le ça cohabitent chacun sur un des niveaux de la maison de Norman Bates... La réalisation du désir s'appelle cauchemar... Ainsi le cinéma nous aiderait à comprendre la réalité à laquelle nous ne sommes pas prêts à nous confronter. Plus réelles que notre réalité, Žižek propose de regarder les fictions cinématographiques... Pendant 2h30, il nous tient en éveil sous un tourbillon analytique vertigineux, absolument indispensable à tout cinéphile, on vous aura prévenu. En complément, voir le film d'Astra Taylor, Žižek!, qui accompagne le philosophe pendant sa tournée de conférences à travers le monde.
Le premier DVD est multizones avec sous-titres français, le second (Žižek!) en zone 1, sous-titres anglais.

JEU DE L'ÉTÉ AVEC ZLAVOJ ŽIŽEK





Saurez-vous reconnaître ces quatre films qu'évoque Slavoj Žižek dans The Pervert's Guide to Cinema ?
Cadeaux-surprise pour les premières bonnes réponses si vous laissez vos coordonnées en commentaires. Elles ne seront évidemment pas publiées puisque je peux en prendre connaissance avant d'en autoriser la mise en ligne, et cette fois j'éviterai même soigneusement de les mettre en ligne pour que vous puissiez être nombreux à répondre. Les résultats n'afficheront que le nom des gagnants et la nature de leurs lots. Indices sur le blog !

ŽIŽEK DÉFEND BADIOU DEVANT LE TRIBUNAL DU PEUPLE


Après le préambule accusateur d'un olibrius paranoïaque depuis le fond de la salle connue dans le passé comme Cinémathèque de la rue d'Ulm, le titre sarcastique de la conférence du philosophe slovène invité par Alain Badiou à l'E.N.S. justifie bien son nom par la navette qui se fera d'un discours de l'un sur l'autre : "Alain Badiou devant le Tribunal du peuple". Ce lieu historique sied également à Slavoj Žižek (prononcer Slavoï Jijek) qui étaie souvent ses propos avec des blockbusters du cinéma holywoodien... Le rouge est mis.
Tandis que le discours quasi universitaire du Français est fluide et s'appuie sur des rapports de cause à effet ou d'effet à cause, nécessité des contingences et contingence des nécessités, celui du Yougoslave a tout du méridional hystérique à la recherche du point de rupture. Žižek fait son cinéma, c'est-à-dire qu'il pratique l'ellipse, l'art du montage, en interrompant ses phrases pour sauter à pieds joints de marche en marche. Sa pensée va vite, mais elle emprunte les mots de tous les jours. Alors on galope derrière lui qui nous fait face.
Dans sa longue introduction, Badiou évoque leurs différences et leurs points de rencontre, de Richard Wagner aux philosophes du début du XXe siècle. Hegel est sur leurs lèvres. Badiou fait rouler les mots dans sa bouche. Žižek ne mâchera pas les siens. Mais tous deux fustigent modernité et post-modernité qui ne sont que répétition et restauration de vieux schèmes. À l'Algérie et Mai 68 de l'un répondent le stalinisme et le titisme de l'autre, voilà pour leurs sources biographiques... De l'importance de nommer ses ennemis, et d'en avoir... Que veulent ceux qui ne veulent ni la terreur ni la vertu ? La corruption ! Le courage est de n'avoir pas peur de ce que l'on redoute...
À son tour, Žižek réveille le communisme pour démasquer le capitalisme global à visage humain que l'on a coutume d'appeler socialisme. Annuler l'opposition radicale de l'ennemi ne marche pas. On ne peut pas négocier. L'époque n'a rien de post-idéologique, c'est une idée des démocrates qui sont allés jusqu'à légitimer la torture... Lacan disait que l'angoisse est le seul affect qui ne trompe pas. À la terreur et à l'angoisse, Badiou répond par le courage et la justice à laquelle Žižek substitue l'enthousiasme. Se moquant du Dalaï Lama qui spiritualise l'hédonisme forcément avec succès, il est capable de traits d'humour sur les sujets les plus graves comme "l'antisémitisme sioniste" dont la "S.H.I.T. list" rappelle les méthodes des Nazis. Sa plaidoirie zappe à tout bout de champ. Le 1 devient le 0 inscrit dans le multiple. Trop de pistes passionnantes. Je prends des notes décousues, parce que demain je me souviendrai d'autres bribes. Je n'aurai plus qu'à me plonger dans ses livres [...].

mardi 8 mars 2022

Oan Kim & The Dirty Jazz


Occupé par l'écriture de paroles de chansons pour mon prochain projet de longue haleine, la sortie de plusieurs albums sur CD et vinyle, l'expérimentation de mes nouveaux instruments russes et ma sortie quasi définitive de l'aventure thyroïdienne, j'avais laissé de côté quelques albums dont la première écoute m'avait tiré l'oreille. Ainsi le CD de Oan Kim & The Dirty Jazz me rappelle un disque que j'adore et vers lequel je reviens souvent, Scar de Joe Henry avec, entre autres, l'incroyable solo d'Ornette Coleman. Quel rapport entre les deux ? Je ne sais pas. Des mélodies lancinantes comme si l'invention investissait discrètement la musique populaire ? La voix et le saxophone, puisque Oan Kim alterne les deux, même s'il joue aussi du violon, de la guitare, du piano, des claviers ? Sa voix est plus proche de celle de Paul Anka que de Tom Waits, "smoothy". Si ses musiques sont évocatrices de scènes de la vie, il est probable que cela vienne du fait que Oan Kim est aussi photographe, co-fondateur de l'agence MYOP, et ses images interrogent. Les chiens ne font pas des chats. Son père, le peintre coréen Kim Tschang Yeul, a passé sa vie à peindre des gouttes d'eau. Le fils réfléchit le monde dans ses perles de culture en variant les angles. Homme-orchestre, il a invité le trompettiste Nicolas Folmer et le batteur Edward Perraud pour élargir sa palette. Sa musique s'écoute dans un confort chaloupé. Il réalise lui-même ses clips, en variant les styles, mais toujours avec un pied dans le réel, un réel recomposé, on pourrait l'appeler fiction !







Sur scène Oan Kim est accompagné, comme sur cette version de Teenage Riot de Sonic Youth qui ne figure pas sur le disque, par Benoît Perraudeau à la guitare, Dany Lavital sur Rhodes et Philicorda, Paul Herry-Pasmanian à la basse et Brice Tillet à la batterie, plus Nicolas Folmer en invité...



→ Oan Kim & The Dirty Jazz, CD autoproduit !

lundi 7 mars 2022

La sexualité au fil des générations



La conversation dévie rapidement vers le machisme et l'homophobie dans les milieux musiciens et dans la société actuelle. À table, je fais face à Caroline et Sophie. Les deux filles se trouvent peu représentatives des nouvelles générations où l'on se marie à 18 ans et où la bisexualité n'est pas très courante [cet article du 19 juillet 2009 a été écrit avant le retour du polyamour chez les jeunes, et sa republication n'a pas de lien direct avec le conflit actuel en Ukraine, l'image renvoie à une époque où nous avions la naïveté de croire que la guerre du Vietnam était une des dernières]. Curieuses de savoir comment la mienne vivait la chose, elle me posent une foule de questions auxquelles j'essaie de répondre sans ne jamais porter aucun jugement.
Les relations sexuelles semblaient plus faciles, même si cela ne changeait pas grand chose aux rapports amoureux. Nous faisions parfois l'amour comme on dit bonjour, sans que cela implique quoi que ce soit d'autre qu'un moment agréable. La syphilis incarnait le passé, le Sida allait marquer notre avenir. Entre les deux, la pilule, le stérilet ou le diaphragme avaient donné aux femmes une liberté dont les hommes partageaient la jouissance. Ce présent n'excluait pas d'attraper des saloperies, mais elles n'étaient pas mortelles. J'en ai tant collectionnées que j'aurais pu écrire tout un poème avec des rimes en "oque". Nous nous racontions nos fredaines, incartades hors du couple, ce qui nous rendait évidemment très malheureux. La liberté sexuelle ne nous empêcha certainement pas de souffrir, mais elle donnait un parfum de légèreté à nos échanges. On n'en faisait simplement pas une histoire.
Ne pas confondre avec l'insatisfaction chronique qui peut pousser un individu à multiplier les rencontres. Même si nous étions très expérimentaux, nous cherchions l'âme sœur. Bernard Vitet m'avait raconté qu'une des Clodettes qui venait de passer la nuit avec Jimi Hendrix était réapparue le matin en clamant "I've been experienced !" Comme tous les jeunes gens depuis que l'on ne se marie plus par intérêt, nous étions tout de même à la recherche de l'amour. Nous pensions déjà posséder la jouissance, ignorant ce que la maturité nous apporterait plus tard. Au début du film de Denys Arcand, Le déclin de l'empire américain, un des personnages, professeur d'histoire, associe l'exigence amoureuse aux sociétés décadentes où les individus privilégient leurs propres intérêts à ceux du groupe et de son équilibre. Dans Žižek!, film passionnant d'Astra Taylor sur Slavoj Žižek, le philosophe slovène avance l'amour comme réponse à l'erreur du monde. Si la création est un accident dans l'histoire du cosmos, il choisit d'assumer le déséquilibre en invoquant l'amour, sans tomber dans l'écueil de l'amour universel qui le dégoûte, mais en l'associant à la notion du mal : "Love is Evil". L'amour, le manque à soi, il y aurait tant à développer...
Idem pour la bisexualité. C'était une découverte. Nombre de copains avaient été convertis par Bernard Mollerat qui revendiquait haut et fort son homosexualité sans tous ses atours caricaturaux. La plupart d'entre eux finirent par faire des choix, revenant à une hétérosexualité plus facile à vivre socialement ou affirmant leur refus d'une prétendue normalité. Peu continuèrent à être "bi". Les couples de filles étaient souvent plus stables que les garçons entre eux, le modèle dominant restant évidemment représenté par les hétéros. J'esquisse ici vaguement une réponse, mais il faudrait se pencher plus sérieusement sur le sujet pour ne pas dire trop de bêtises... Nous avions beaucoup d'imagination, et celles et ceux qui surent en préserver quelques traces lui substituèrent la fantaisie. Car, dans ce domaine comme dans tout ce qui nous anime et nous garde vivants, rien n'est jamais gagné, le cœur devant se reconquérir chaque jour comme si c'était le premier.

vendredi 4 mars 2022

Merci à vous tous et toutes


Merci à vous toutes et tous qui m'avez envoyé vos vœux et encouragements ! Vous avez contribué à ce que je garde un moral d'acier. La scintigraphie de ce matin indique que je suis sorti d'affaire. Il restera les contrôles tous les six ou douze mois, mais je tourne une page... En avant la musique !

Deux jours et pourtant


Mon isolement hospitalier n'aura duré que quarante-huit heures. Le principal désagrément fut essentiellement la nécessité de boire quatre litres d'eau par jour pour éliminer la radioactivité de l'iode 131. Je dois continuer les prochains jours, quitte à pisser tous les quarts d'heure ! Je voyais les infirmières seulement à travers le hublot de la porte plombée lorsqu'elles m'apportaient le plateau repas. Je mangeais tout et regrettai même que la collation du goûter annoncée sur une affichette ne soit que pure fiction. Les aliments ne correspondaient pas toujours au menu imprimé, mais quelle importance ! En isolement les trois repas sont les seuls indicateurs du rythme quotidien, avec le soleil qui se lève et se couche. Je ne pouvais m'empêcher de penser à la réclusion des prisonniers, même si la plupart peuvent prendre un tout petit peu l'air de temps en temps, de quoi devenir fou. Ici les fenêtres ne s'ouvrent pas et toute sortie est définitive. Invité par Nicolas Frize il y a une quinzaine d'années, j'avais fait une intervention à la prison de Fleury-Mérogis auprès des longues peines, à l'époque d'Alphabet. Cette visite m'avait beaucoup appris sur les conditions d'incarcération. À Saint-Louis le personnel est autrement plus prévenant, presque digne d'un grand hôtel. Et puis j'ai pensé que j'aurais du mal à partager la vie des sous-mariniers. Pourtant mon isolement n'aura duré que deux jours. Cela m'a rappelé le siège de Sarajevo où j'étais resté trois semaines alors que ses habitants y ont été séquestrés plus de trois ans. Il m'en avait fallu un pour m'en remettre. La seconde nuit j'ai fait des rêves ou des cauchemars qui mélangeaient fiction et réalité. Je me souviens avoir pensé que tout est documentaire.

Depuis l'annonce de mon cancer thyroïdien j'avais décidé de tout prendre expérimentalement. Comme la Claudette qui, ayant couché avec Jimi Hendrix, s'était proclamée avoir été "experienced" ! Si je me suis intéressé à mon cas médical, j'ai bien joué avec la télécommande du lit, les volets coincés et les connexions énigmatiques d'Internet. J'ai regardé par les fenêtres les gens qui n'imaginent pas qu'un jour ils seront probablement de ce côté de la rue, ou peut-être l'ont-ils déjà été ? J'étais déjà entré dans un hôpital en visiteur ou en accompagnateur, mais c'est la première fois que je me faisais opérer. À l'avenir, au minimum, j'aurai droit à des visites de contrôle. Je préfère tout de même d'autres aventures comme celle qui m'attend dans les Cévennes, en pleine nature. Penser à ma santé ne m'empêche pas de travailler ni de créer, mais le grand projet qui me titille avance au ralenti. Si la scintigraphie de ce matin s'avère rassurante, j'espère m'y atteler sérieusement.

Heureusement les affaires roulent toutes seules, puisque fin mars sortira déjà le CD que j'ai enregistré le 14 février en compagnie de Francis Gorgé et Dominique Meens pour le retour d'Un Drame Musical instantané, suivi du vinyle 30 centimètres de mon duo avec Lionel Martin dont la pochette est une magnifique sérigraphie d'Ella & Pitr, sans compter l'exhumation de mes archives comme avec le Drame en 1976 sur une face de 33 tours, l'édition CD du vinyle Les bons contes font les bons amis de 1983 et encore tout un tas de trucs que j'évoquerai en leur temps. Il n'y a que pour les concerts que je ne croule pas sous les propositions. C'est un secteur où les organisateurs et les musiciens ont la mémoire courte. La mémoire est un concept qui se conjugue à tous les temps. Le futur est mon préféré. Tout le monde ne le partage pas.

jeudi 3 mars 2022

Le grand plein des Lilas


Au détour de la donation Dubuffet au Musée des Arts Décoratifs, je tombe nez à nez avec le 96. Le métro n'était donc pas seul à passer Porte des Lilas dans les années 50 ! En remontant à la surface, le poinçonneur immortalisé par Gainsbourg aurait pu rencontrer le peintre, du moins les jours où le jaja pouvait partager le zinc avec l'eau minérale grande source. À la même époque, René Clair tourne Porte des Lilas avec Pierre Brasseur, Georges Brassens dans le rôle de L'Artiste, Henri Vidal, Dany Carrel, Raymond Bussières. On peut y voir les fortifications qui encerclaient Paris avant que le Périphérique ne les remplace. C'était le paradis des mômes et des mauvais garçons.
Lorsque j'étais enfant, il n'y avait pas de portillon automatique dans le métro, mais un employé de la RATP qui faisait un petit trou rond dans chaque ticket. Ceux de l'autobus étaient tout allongés, pliés en accordéon. Le receveur les glissait dans une boîte à manivelle attachée à sa ceinture qui faisait krrrr krrrr pour les oblitérer. Lorsqu'il pensait que tout le monde était monté il tirait sur une poignée de bois accrochée en l'air à une chaîne qui faisait dling ! Comme la plate-forme arrière était en plein vent et n'était fermée que par une autre chaîne gainée de cuir nous montions et sautions souvent en marche pendant que le préposé avait le dos tourné. Comme c'était l'unique accès, on pouvait descendre sans avoir besoin de traverser tout le couloir. J'adorais l'impression d'être sur un balcon sur roues. Que l'on supporte de voyager debout et c'était vraiment la meilleure place de l'autobus.

"En 1967, Jean Dubuffet offre au Musée des Arts décoratifs une partie de sa collection personnelle composée avant tout d’œuvres graphiques, ainsi que de 21 tableaux et 7 sculptures réalisées entre 1942 et 1967. Cette exceptionnelle donation d’artiste vivant à un musée qui n’était, à priori, pas destiné à accueillir des peintures, est le fait d’une amitié entre Jean Dubuffet et le directeur du musée des Arts décoratifs d’alors, François Mathey." Boulevard Montparnasse est une encre de Chine sur papier de mars 1961 (50x67cm).
En relisant mon article du 11 juillet 2009, je constate que le 96 exécute toujours le même trajet. En sous-sol, la station Porte des Lilas accueille les tournages de film sur un quai dédié que les passagers peuvent seulement apercevoir lorsque le train entre en gare.

mercredi 2 mars 2022

Isolement


Se connecter n’est pas une mince affaire. Je suis à l’isolement, séparé du couloir par un sas où s’ouvrent trois portes plombées pour empêcher le rayonnement radioactif d’atteindre les infirmières qui s’occupent merveilleusement de moi. La troisième porte est celle de la salle d’eau avec les toilettes à double évacuation et un lavabo. Jusqu’à jeudi matin où je quitterai ma chambre je n’aurai d’autre contact qu’à travers le hublot creusé dans celle derrière laquelle je passe mon temps à boire de l’eau pour éliminer la radioactivité de l’iode 131. À l’heure des repas je vais chercher la nourriture qui se trouve sur un plateau dans le sas. La pièce est suffisamment spacieuse pour y faire de la gymnastique. Le lit, une table et deux chaises, un fauteuil, une autre roulante au-dessus du lit, deux poubelles, l’une pour le plastique, l’autre, plombée, pour les matières organiques. Contrairement à ce qui est annoncé dans les cinq pages très bien faites, il ne fait pas froid au dernier étage du bâtiment, c’est même un peu suffocant. Il ne me semble pas que la prise de la gélule ait produit sur moi d’effet secondaire, si ce n’est un léger mal de tête, mais c’est peut-être dû à ma position dans le lit lorsque je regarde les derniers épisodes de la saison 3 de L’amica geniale, ceux de la seconde de Raised by Wolves ou le premier de la saison 6 de Peaky Blinders. Sinon j’ai ma liseuse bourrée de bouquins, mon ordi, l’iPad et le smartphone. Sauf que rien ne fonctionne tout à fait normalement. Pas moyen de récupérer mes mails sur mon MacBook, la connexion wi-fi au réseau APHP public est très fragile, la 4G me semble encore plus capricieuse. Souvent j’attends que ça passe. [Ma fenêtre est en haut à droite près des ceminées en zinc]


L’enfermement est très supportable, d’autant que depuis le sixième étage j’ai vue sur la rue. Des fumeurs sortent devant leurs bureaux, des étudiants discutent devant ce qui ressemble à une école privée, des jeunes jouent au basket sur un terrain près du square où se retrouvent les enfants en fin de journée, un poids lourd provoque un embouteillage, un grand type bosse tout seul sur le chantier en bas de l'immeuble. Quand le réseau est rétabli, j’ignore par quelle magie, je réponds aux provocations qui suivent mon article sur la crise ukrainienne. La plupart du temps on essaie de me faire dire des choses que je ne pense pas et que je n’ai pas écrites, mais qui rassureraient ceux qui ont des idées toutes faites. J’aurais préféré discuter du rapport du GIEC, chaque fois plus alarmant, qui est tombé hier. C’est de ma faute, je n’en ai rien dit. Est-ce par incompétence ou parce que c’est si énorme que je ne sais pas par quel bout le prendre ?
En attendant je me demande quand j’aurai du réseau pour publier mon article quotidien dans la nuit silencieuse de Saint-Louis. Alors je retourne dormir, il n'y a que cela à faire.

mardi 1 mars 2022

Rendez-vous au bac à sable


Après avoir été le jardin de mon enfance, le Palais-Royal est devenu mon ministère. Je ne l'exerce plus guère, mais je ne désespère pas de déclencher la manne providentielle pour monter quelque nouveau projet qui ne se ferait pas sans elle [les équipes qui s'y sont succédées m'ont fait rapidement abandonner cette idée au profit d'une indépendance salvatrice]. Le drapeau flotte sur la marmite tandis que je tourne le dos aux appartements de Colette et Cocteau, aux boîtes à musique Anna Joliet (100 euros la programmable, mais 500 pour les douze sons, c'est trop cher !) et à la rue Vivienne où nous habitions dans un ancien hôtel de chasse de Richelieu [c'était un meublé sous les toits, un bout d'appartement]. Le quartier a bien changé depuis les XVIIe et XXe siècles ! J'allais à la maternelle dans cette même rue... Deux jours avant que le nouveau ministre adorateur de monarchies [Frédéric Mitterrand] n'annonce sa nomination, Antoine et moi l'av[i]ons croisé rue Saint-Honoré en train de faire du lèche-vitrine devant un antiquaire, un barreau de chaise au bec et l'air étonnamment guilleret. Ne pensant qu'à la proximité de notre clapier au Musée des Arts décos, nous avons raté le scoop, ce qui nous fait une belle patte de lapin. C'était probablement son dernier jour de liberté. Pour en revenir aux mammifères à poils que nous gardons [voir notre opéra Nabaz'mob pour 100 lapins connectés alors exposé dans une aile du Louvre], les roses trémières et les roucoulements de pigeons faisaient obstacle à dresser un pont entre l'enfance de l'art et les colonnes du temple, ou l'inverse, soit l'art de l'enfance et le temple des colonnes. Si vous trouvez ce billet ésotérique, mettez-le sur le conte du jeu de mots et de la rêverie bucolique que m'inspire souvent la traversée du jardin, une délicate régression.

Cet article du 10 juillet 2009 me replonge dans une enfance d'un autre siècle. En vieillissant on creuse la terre et, avec un peu de recul, se révèlent des couches géologiques dont on peut admirer la coupe transversale. Le nez collé à la vitre ne permet que de pâles réflexions. Il y a quelque chose de schizophrénique à essayer de se souvenir. En avançant on accumule de nouveaux sédiments, comme aujourd'hui où je rentre à Saint-Louis pour avaler 100mCi d'iode 131 à 3700 MBq.
"L'iode 131 est un des isotopes de l'iode, émetteur β- et γ. Il est obtenu par fission d'uranium 235 ou par bombardement neutronique de tellure stable. La période de l'iode 131 est de 8,06 jours. Il décroît en xenon 131 stable par émission de rayonnement gamma de 364 keV (82%), 637 keV (6,8%) et 284 keV (5,4%) ainsi que de rayonnement β-d'énergie maximale 606 keV, absorbé à 90% sur 0,8 mm de tissu biologique."
Je n'émettrai hélas aucune lumière particulière permettant de faire des photos originales de l'artiste. Par contre, depuis l'annonce de mon cancer thyroïdien je prends l'ensemble des opérations de manière expérimentale, atténuant ainsi autant que possible les répercussions psychologiques ! J'ignore si je pourrai publier de nouveaux articles depuis ma chambre plombée, ou s'il me faudra attendre, jeudi prochain, de sortir de mon isolement.