Invité dans une soirée très sympathique, quasi familiale, j'essuyai l'agressivité déplacée d'une ancienne amie, probablement en but à une forme de jalousie inhérente à notre profession. Une heure plus tôt, je lui avais remonté les bretelles, choqué par ses propos racistes sur la communauté chinoise de Belleville. Les rumeurs hygiénistes propagés sur les restaurants et épiceries asiatiques m'ont toujours irrité. S'ils s'agrémentent de critiques sur leur manque de savoir vivre et leur refus de s'intégrer aux us et coutumes françaises, des relents "de bruit et d'odeur" me montent au nez. Les "on est tout de même en France", "on ne peut plus marcher sur le trottoir" et "je ne vais quand même pas déménager", qu'ils s'adressent aux Chinois, aux Arabes, aux Africains ou à quelque communauté que ce soit, me font le même effet. Il est toujours difficile de comprendre que nos cultures diffèrent souvent radicalement, mais que les écarts se résoudront fatalement d'eux-mêmes avec le temps et les nouvelles générations. N'empêche, j'ai droit à la litanie sur la saleté, l'impolitesse, le refus de parler notre langue "alors qu'en fait ils comprennent très bien", etc. Lorsque l'on a voyagé en Asie, on sait bien que c'est dans les bouis-bouis cracras que l'on mange le mieux, qu'une saloperie peut s'attraper n'importe où, et que nos propres us et coutumes peuvent être aussi choquants pour eux. De plus, ceux qui sont ici ne sont ni des touristes ni des émigrants de gaîté de cœur. Comme dans un couple, il est à première vue plus simple de critiquer l'autre que d'apprendre à accepter les différences, mais la méthode est vouée à l'échec. Suivant cet adage, je fis donc un effort pour rester calme et tenter d'expliquer que l'arbitraire des frontières politiques ou culturelles ne sauraient nous donner de prérogatives sur la manière de vivre, et de vivre ensemble. Sachant par ailleurs que l'on ne convainc personne qui ne veuille être convaincu, ma tentative de conciliation ne peut qu'aboutir à une fin de non-recevoir de la part du raciste ordinaire. Faute d'arguments, l'aigrie est partie en me tournant le dos. Tant pis, j'aurai fait ce que j'ai pu.
Je me sortis moins bien de ses attaques personnelles, alors qu'elles n'auraient dû me faire ni chaud ni froid. L'injustice et la méchanceté me désarçonnent. Refusant de me battre sur ce terrain, je glisse dans une position défensive que je tiens de mes plus jeunes années, issue d'une culture paranoïaque de la persécution. Je fus particulièrement touché par l'attitude de ma fille qui ne put s'empêcher de me défendre pour m'éviter de m'empêtrer dans des justifications déplacées pénalisant mon propos. Plus tard elle me demandera de but en blanc pourquoi j'essuyai plusieurs fois dans ma vie "les attaques de femmes castratrices", me renvoyant à mon enfance, dont je ne suis probablement jamais sorti totalement, et au sentiment de différence qui me poussa à me distinguer faute de pouvoir m'intégrer. Sa bienveillance rejoint celle de Françoise lorsqu'elles me conseillent de me taire. Je parle trop et mon entêtement à me justifier fiche tout par terre. Mon père avait coutume de me rappeler : "la bave du crapaud n'atteint pas la blanche colombe". Incorrigible maladroit, je répétais la maxime en m'étalant de tout mon long lorsque je me croyais obligé de préciser "et la blanche colombe ici c'est moi !". Désespéré devant mon cas, il aurait ajouté : "laisse pisser le Mérinos !".
En tapant ces lignes, je me rends compte à quel point ces deux paragraphes se répondent, touchant tous deux au sentiment d'exclusion et d'intégration. Les souffrances relatées montrent les difficultés de chacun, face à soi, au groupe, lui-même confronté à une société plus large, cercles concentriques dont le rayon n'en finit pas, jusqu'à une humanité qui feint d'oublier qu'elle n'est qu'une espèce parmi tant d'autres, ivre de son pouvoir de construction et de destruction. La question d'appartenance au groupe est indissociable de l'existence, quelle que soit l'échelle choisie. La difficulté d'être, dans ce qu'elle a de plus intime, relève somme toute d'un phénomène social.