Dès qu'un orchestre de jazz français concocte un cocktail à bases de racines locales je tends l'oreille et mes pieds se mettent à bouger tous seuls. Même si l'interprétation n'a souvent pas la puissance des cousins d'Amérique j'ai une tendresse particulière pour les musiciens qui s'approprient les ingrédients exotiques pour les mettre à leur sauce. Les copies conformes ont le goût des boissons en boîte. D'ailleurs le piano-bar m'empêche de me concentrer ou de suivre les conversations. Fuyons les lieux où la musique envahit l'espace qui ne lui est pas consacré.
Ou bien qu'elle assume son potentiel révolutionnaire et casse la baraque ! En jazz deux carafes remplissent mon verre : les terroirs qui s'en inspirent sans tenter de le copier et les revendications des Afro-Américains dont la légitimité produit les plus belles envolées lyriques, du blues au rap en passant par le free-jazz. À une époque mes menus se composaient de Fats, Cab, Mingus, Kirk, Ayler, Shepp, Sun Ra, l'Art Ensemble et le chariot des desserts qui suivait le cortège en sifflant, sniffant, soufflant, frappant jusqu'à ce qu'on les pousse dehors en éteignant la lumière.
Au programme hexagonal je ne m'attends pas à ce que le swing donne son sens à la chose. La bourrée, la gavotte, la java ont leur charme, mais ça se danse un peu raide, et le pétard est trafiqué. La valse et le tango trouvent meilleurs jeux de jambes ailleurs que par ici. Quitte à consommer local, si l'on tient aux produits bio qui font voir la vie en rose sans les éléphants, on commandera du musette ou des danses de salon. Les traditions ont du bon quand on peut les mettre au goût du jour. Rien à voir avec le folklore, certes millésimé, mais fixé à jamais par les livres d'histoire. Gloire aux aventuriers qui tracent leur chemin à la fourchette, aux initiateurs qui rapportent des épices inédites, aux inventeurs qui font cramer les vieilles poêles !
Ces lignes m'ont été inspirées par l'écoute du nouvel album de l'Orphicube d'Alban Darche, un CD très sympa intitulé Perception instantanée (sortie chez Yolk le 31 mars). J'ai l'impression qu'on diffuse dans la pièce à côté La séquence du spectateur, une succession d'extraits cinématographiques du programme dominical de l'unique chaîne télé de mon enfance. Sauf que l'on n'entend ici que leur son, passé au travers du filtre des décennies. Paso doble, valse et reggae au menu ! L'étrange objet produit le même effet que la série britannique que je viens d'entamer, Life on Mars, enquête policière où le détective ne sait pas si par quelque mystère il est reparti quarante ans en arrière, s'il est fou ou s'il est dans le coma après un accident de la circulation. On danse d'un pied sur l'autre, épreuve que mon lumbago me permet seulement d'esquisser. Quoi qu'il en soit le ton est personnel et les parfums suffisamment variés pour qu'on y revienne.
J'en profite donc pour me servir un autre album récent paru chez Yolk, quartet Jass formé d'Alban Darche au ténor cette fois, du batteur John Hollenbeck (ils ont tous les deux composé pour l'ONJ d'Yvinek), du trombone Samuel Blaser et du contrebassiste Sébastien Boisseau. À la première bouchée ça sonnait trop jazz à mon goût, et puis laissant les morceaux fondre doucement, j'ai commencé à sentir les contradictions qui me sont chair, et les nouvelles traditions européennes ont mis leur grain de sel et, pas si sectaire, je me suis laissé aller jusqu'au prochain épisode.