Dix jours après l'accident qui a emporté Ulysse, je n'arrive pas à me débarrasser d'une image qui me poursuit. Lorsque je l'ai découvert gisant dans la rue, là où quelqu'un l'avait déposé devant notre porte sans oser sonner, j'ai agi comme je l'ai toujours fait confronté à une catastrophe, d'un sang-froid exemplaire. Cela m'aide certainement à surmonter l'épreuve sur le moment, mais les conséquences sont dévastatrices. J'ai cherché à protéger Françoise, l'empêchant d'approcher de trop près. Elle est venue tout de même. En réalité, dans ces moments, je me défends comme un diable contre mes propres sentiments, refoulant l'émotion qui m'assaille. Les sanglots éclatent plus tard dans le calme de la solitude quand il est impossible de cantonner la tristesse au reniflement. Ce dimanche les fontaines du Trocadéro inondèrent Bagnolet. La semaine s'écoulant, les larmes se raréfièrent peu à peu. Nous avons enterré le petit chat chez une tendre amie sous un cerisier. Mais je ne dors pas. Une équation ne passe pas : l'image d'Ulysse, raide comme une planche, trop présente face au souvenir impossible de sa vitalité d'acrobate. J'ai simplement crié "Oh non !" et les dominos se sont écroulés les uns sur les autres. On pleure souvent beaucoup plus un animal qu'une personne. C'est étonnant. Est-ce disproportionné ? Qu'est-ce que cette mort vient titiller en nous ? Ulysse n'avait pas un an. Il avait toutes les qualités rêvées chez un vrai chat, il ne griffait pas, ne mordait pas, ne volait pas, se laissait soigner, d'autant que c'était un casse-cou, il ronronnait, nous câlinait, obéissait, jouait comme un fou, il rapportait tous les matins une souris qu'il dévorait sur la moquette blanche sans laisser une seule trace, les voisins infestés lui en savent gré, il n'avait peur de rien. C'est probablement ce qui l'a tué, une confiance absolue dans l'autre. Il ne craignait pas plus les automobiles que les passants, se laissant prendre dans les bras par des inconnus. Lorsqu'il voulait attraper la queue des chevaux en montagne, nous avions peur d'un coup de sabot. Nous ne sommes jamais allés aussi souvent chez le vétérinaire pour un chat. Une morsure d'un gros matou, un coup de griffe sur l'œil, un truc à la bouche. Et puis le dernier choc, fatal. Aucune blessure. Sa fourrure aussi douce, mais son corps raidi par la mort. C'est probablement cette équation insupportable qui m'obsède. Il ne marchera plus debout sur ses pattes arrière. Il ne fera plus des bonds incroyables dans les airs. Il ne grimpera plus à la cime des arbres, sur les branches les plus fines. Ulysse nous laisse orphelins, mais comme dit Françoise il a eu une vie fulgurante.