Chaque année 37 millions de touristes arpentent Venise, mais seulement 9 millions y passent ne serait-ce qu'une nuit ! Je regrette de n'avoir pris aucune photo de ces hordes qui suivent au pas de course un petit fanion de crainte de se perdre. Mais pendant les premiers jours de notre séjour, écœuré, j'étais incapable de me saisir de mon appareil. L'absurde y rivalise aujourd'hui avec la magie. Comme ces immeubles flottants qui envahissent parfois la lagune au point d'en cacher le soleil, lorsqu'ils ne se crashent pas sur un quai, détruisant tout sur leur passage !


Pour mon septième voyage dans la ville d'Europe qui me fascine le plus, j'avais choisi un logement près de l'Arsenal où la majorité des touristes ne mettent jamais les pieds. La via Garibaldi est ainsi restée la même et le linge continue de sécher dans les petites ruelles de ce quartier populaire. Nous en avons profité pour faire une balade en barque sur des canaux officiellement interdits à la navigation, enceinte encore sous contrôle militaire.


Alain m'avait conseillé de rencontrer un de ses amis vénitiens, artiste polymorphe qui passe allègrement de la sculpture à la musique. Il ne m'avait pas raconté qu'il est pratiquement impossible de vivre de son art à Venise. Ainsi Mauro est gondolier, comme son père, et tous les trois jours il s'en octroie deux pour faire ce qui lui tient le plus à cœur, comme sa fille, branchée multimédia, qui est partie à Milan, centre artistique de l'Italie.


Malgré tout, Venise n'a rien perdu de son charme ni ses calle de leur éclat. Chaque pont enjambé révèle les images d'un passé que l'humidité dévore depuis des siècles. Pendant la Biennale d'Art Contemporain les expositions permettent de visiter des palais fermés en temps normal. J'y reviendrai, et sur la déception qu'engendra chez nous la Biennale officielle, vitrine d'un marché d'une superficialité lamentable, et sur l'incroyable faste d'antan que nous livrent de somptueuses demeures... Le pèlerinage exige aussi de prendre le temps de voir ou revoir San Rocco, San Giorgio dei Schiavoni, les galeries de l'Arsenale et bien d'autres merveilles qui ne peuvent voyager. C'est la première fois que je prenais l'avion pour Venise, une heure trente de vol auquel s'ajoute une heure trente de navigation. Le train de nuit n'existe plus. La navette s'arrête à certaines îles comme Murano qui n'a pas beaucoup d'intérêt à moins de vouloir rapporter quelque verroterie. Nous n'avons hélas pas eu le temps de nous rendre à Burano dont les maisons m'ont inspiré la couleur de la mienne...


Nous avons marché, marché et encore marché. La gastronomie vénitienne marquait des haltes dans notre boulimie d'expositions. Le sommet revient au restaurant Riviera de GP, l'ancien bassiste de Sanseverino. Nous avions opté pour le menu di qua e di là : tartare de saint-jacques avec chips de fromage et fruits, wafer d'araignée de mer avec artichauts, risotto de petits pois et huîtres chaudes de Scandovari, langue de bœuf avec confiture salée de citron, céleri et feuille d'anis, foie de génisse à la camomille et au citron, pigeon avec masse de cacao, ricotta de buffone au chocolat blanc et herbes aromatiques (c'est ce que j'enfourne là enrobée de feuilles de riz), sans compter la ribambelle d'amuse-gueule et de trous vénitiens. La noisette enrobée de foie de pigeon et croûte de cacao fut le clou du repas. Ailleurs nous nous sommes délectés de fruits de mer, de crabes mous frits, de risotti à l'encre de seiche, de pâtes al dente, de tiramisus, et de glaces évidemment tant il faisait une chaleur harassante... Je n'étais jamais allé au Lido et le bain dans l'Adriatique marqua une pause salutaire.


La nuit, Venise, vidée de ses marcheurs blancs, est transformée en décor de cinéma, un décor dans lequel on nous aurait enfermés en nous y oubliant. Il y avait tant à voir que nous y avons passé une semaine et que nous pourrions y rester des années.