vendredi 2 février 2007
Le désert rouge et les Carpaccio
Par Jean-Jacques Birgé,
vendredi 2 février 2007 à 07:14 :: Cinéma & DVD
Pour mon prochain article de la rubrique Sur l'écran noir de vos nuits blanches du Journal des Allumés du Jazz que je consacre cette fois aux partitions sonores, j'ai revu Le désert rouge de Michelangelo Antonioni, son premier film en couleurs (Carlotta). Je me souvenais de la bande-son industrielle, jets de vapeur et électroacoustique de Vittorio Gelmetti, mais j'avais oublié le caractère de cantate du film, à l'image de la musique du générique de Giovanni Fusco, le compositeur de L'avventura, L'éclipse et Hiroshima, mon amour. Le trouble des personnages tient de l’abstraction musicale des sentiments. Le cinéaste a remplacé les dialogues par un vide contemporain, minimalisme varésien, deux termes a priori incompatibles. Encore plus que celui d'un musicien, Le désert rouge est un film de peintre. Antonioni badigeonne les usines de couleurs vives et atténue la nature au brumisateur. Il "peint la pellicule comme on peint une toile". Si Matisse est son modèle, le décor semble avoir été commandé à de Kooning ou Rothko. On verrait bien ce film accroché aux cimaises du Centre Pompidou. Dans l'un des bonus du dvd, Antonioni termine l'interview en répondant qu'il ne se pose de questions ni avant ni après, mais pendant le film. "Vous arrivez trop tard", fait-il à celui qui l'interroge.
C'était la première fois que j'allais à Venise, un lendemain de Noël, en 1978 je crois, peut-être 79. Jean-André (Fieschi) m'avait emmené pour "fêter" la fin de notre collaboration de quatre ans. La ville était recouverte de neige, beaucoup. Ce matin-là, Jaf me guida jusqu'à San Giorgio degli Schiavoni pour voir les Carpaccio. Je fus saisi par les cadres, hors champ préfigurant déjà le cinématographe, et par le mouvement. J'y voyais aussi un ancêtre de la bande dessinée. Il y a chez ce peintre la même modernité que l'on rencontre dans la musique médiévale, la plus proche de nos improvisations contemporaines. Ses rouges et ses bleus se retrouvent dans Le désert.
Nous étions seuls dans la petite église avec un couple, un monsieur qui semblait déjà âgé et une jeune femme. Nous l'avons reconnu, lui, mais nous n'avons pas osé bouger, nous aurions brisé le charme. Nous l'avons regardé s'éloigner, de dos, le long du canal. Tout était magique. Venise sous la neige, les peintures sur les murs, le dragon terrassé, le silence et l'absence, et Michelangelo Antonioni. Depuis, je n'imagine pas faire le voyage sans aller admirer les Carpaccio. Il y a deux ans, j'y suis retourné pour la septième fois.