Arrivé au bout des 750 pages du best seller d'Alex Ross sur l'histoire de la musique au XXe siècle, je ne suis pas aussi emballé qu'en en commençant la lecture.
L'essai est passionnant, mais il nécessite d'y ajouter quelques bémols, à commencer par le choix de ne pas en traduire le titre. Attention, le texte abonde en faux amis, au propre comme au figuré. Avec The Rest is Noise, Ross renverse les derniers mots d'Hamlet ("le reste est silence") pour signifier que tout le reste n'est que du bruit, assimilant le silence au bruit, clin d'œil à la pièce 4'33" de John Cage, emblématique de l'art conceptuel et de la musique contemporaine. Le "rest" anglo-saxon est aussi une pause en langage musical, mais il y en a peu dans ce texte au demeurant plein d'anecdotes croustillantes, de perspectives historiques et de courtes analyses musicales. Il reste (en français dans le texte !) peu de place pour le silence et la réflexion. Le titre apparaît alors comme un élément de marketing sans réel rapport avec le contenu du livre.
Alex Ross survole en effet son sujet sans savoir en tirer de réelle leçon, tant historique qu'analytique, trop enclin à vouloir revaloriser la musique américaine face à l'hégémonie allemande, à confondre les ravages du nazisme avec ceux du stalinisme par un anti-communisme primaire, oubliant complètement l'école française du début du siècle (Debussy, Ravel, Satie, etc.) et privilégiant des compositeurs comme Stravinsky, Sibelius ou Copland au détriment de Ives ou Varèse. L'ensemble prétend "parler de la musique classique comme si elle était universellement populaire, et de la musique populaire comme si elle accédait enfin à l'intemporalité de ce qui est classique". Or ce dernier mouvement est hélas bâclé, son survol rapide ne permettant pas de comprendre sérieusement ce qui lie les unes aux autres, ce qu'elles se doivent mutuellement. Faisant également l'impasse sur l'influence des musiques traditionnelles sur celles-ci, son approche finit par se révéler fondamentalement bourgeoise, centralisatrice et colonialiste car coupée des racines profondes qui leur ont permis de se développer. Manifestation typique de l'industrie culturelle américaine, il offre néanmoins un point de vue intéressant sur comment est perçue l'Histoire de la musique depuis le centre du Monde !
Si l'on ne prend donc pas l'essai pour une Histoire de la musique au XXe siècle, sa lecture peut apporter maintes informations amusantes ou dramatiques sur tel ou tel compositeur, surtout s'il émigra un temps outre Atlantique. Alors que la judaïcité de nombre d'entre eux est connue, Ross se conforte d'une homosexualité courante parmi les compositeurs du XXe siècle sans qu'il sache tirer parti de ce coming out forcé. De même les engagements politiques largement évoqués apparaissent confus. On flotte la plupart du temps en surface, sauf pour Britten dont l'étude est la plus poussée.
La démarche est intéressante, mais elle n'est que le prologue d'un travail à réaliser. Le journaliste ne comprend pas les motivations profondes qui animent les compositeurs pas plus qu'il ne sait analyser la relation étroite des différents courants artistiques en butte aux épreuves de l'Histoire. À trop chercher à défendre ses inclinations personnelles il passe à côté de la découverte des diamants noirs qui jalonnent le XXe siècle. Sa "modernité" en devient réformiste et son "écoute" gentillette. De l'astucieuse "orientation discographique et bibliographique" au Blog et au site Internet où l'on peut picorer des extraits des œuvres évoquées, on sent l'opération marketée plus qu'une recherche philosophique qui permettrait de comprendre la diversité des approches musicales des dernières décennies. Le chapitre consacré au reste de la planète et l'épilogue ne suffisent pas à cacher que le livre d'Alex Ross obéit à la banale et insupportable démarche américaine qui consiste à prendre la culture de son pays pour l'étalon universel. Les pages sur les musiques actuelles souffrent ainsi d'une méconnaissance des différents courants et processus à l'œuvre. The Rest is Noise (Ed. Actes Sud) est un livre plein d'informations, qu'il faut prendre avec des pincettes dès que l'on s'écarte du domaine musical et qui manque fondamentalement d'un point de vue sur ce qu'est la création.