J'ai longtemps revendiqué de ne pas m'intéresser à l'information au profit de l'Histoire. Cela avait justifié que je ne regarde plus la télévision, me désabonne des quotidiens et me coltine Le Monde Diplomatique de la première à la dernière page, épreuve douloureuse mais nécessaire !
Une déconvenue personnelle concernant ce fameux mensuel m'a plus démoralisé que de découvrir la personnalité paranoïaque du candidat Front de Gauche après les élections présidentielles. Un surprenant storyrtelling me concernant m'a empêché de continuer d'y publier des articles pourtant déjà commandés (en particulier une énorme enquête sur la vie des musiciens de jazz en France), jetant un doute profond sur les coulisses de la pensée (le fait que mes articles soient souvent en une de Mediapart n'y est pas non plus complètement étranger). Mon implication aux élections municipales a de même révélé que l'arène politique ressemblait plutôt au marché de l'embauche. Je me suis naïvement consolé en me souvenant que pendant le Siège de Sarajevo personne n'y parlait jamais politique, mais philosophie et poésie... Les rapports de pouvoir minent les rapports humains et éclairent la réécriture de l'Histoire comme de nos petites histoires.
Le nouveau livre de Shlomo Sand pulvérise mon approche de l'Histoire en analysant le storytelling à l'œuvre depuis que l'homme sait écrire. L'Histoire n'échappe nullement à la règle de la désinformation, bien au contraire elle grave dans le marbre les récits de ceux qui tiennent les rênes du pouvoir. Je savais qu'elle était écrite par les vainqueurs, mais je n'avais pas forcément perçu à quel point elle était l'apanage exclusif de la classe dirigeante qui ne relate que ses hauts faits. Elle oblitère totalement la vie du peuple en relatant essentiellement celle des têtes couronnées et les grandes batailles. Ceux qui écrivent dessinent le passé tandis que la mémoire s'éteint doucement. De génération en génération la fiction devient le réel, inoculant la culture sans que l'analyse puisse en relever les incohérences. Les religions sont le meilleur exemple de cette mécanique de l'oubli et de la foi. Pour Crépuscule de l'Histoire Shlomo Sand remonte le temps et déplie la longue suite des historiens qui s'interrogèrent progressivement sur la véracité de leur transmission.
La rigueur ne semble pas de mise en Histoire ! Pour la comprendre il faudrait d'abord envisager tous les angles, à savoir s'échapper de la mythistoire nationale, sorte de coup d'État sur la mémoire. Aujourd'hui mettre en doute l'histoire officielle revient à être traité de complotiste, terme inventé par les Américains au lendemain du 11 septembre 2001. Il suffirait pourtant de comparer par exemple les informations télévisées françaises, américaines, russes, syriennes, turques, saoudiennes, iraniennes, israéliennes, libanaises, libyennes, etc. pour se faire une idée du conflit au Moyen Orient. Mais cette diversité contradictoire ne suffirait pas, il faudrait accumuler les témoignages de celles et ceux qui sont sur le terrain, qu'ils y vivent quotidiennement ou le fuient, etc. Pour se faire une idée un peu plus juste il ne suffit pas de comprendre de quoi il s'agit, mais de regarder qui en parle. À quelle classe sociale appartiennent les historiens qui nous ont transmis ces informations ? Par exemple, les prêtres longtemps, la bourgeoisie plus récemment...
Face aux réflexions de Shlomo Sand, professeur à l'Université de Tel-Aviv, qui se demande si l'on peut encore enseigner l'Histoire, on se met à douter de tout ce que l'on nous a appris dans les livres scolaires. À qui profitait ce qui nous était inculqué, du sentiment national au fantasme social de la réussite ? Existe-t-il même une réalité ou l'Histoire est-elle un fantastique récit de fiction servant les intérêts des uns et des autres ? Une étude scrupuleuse des textes, un regard large et non exhaustif sur les sources, entendre plurinationales, une interrogation pluridisciplinaire du passé, associant par exemple la sociologie, la psychanalyse, l'éthologie, permettrait probablement de nous approcher non seulement des faits, mais également de leur manipulation systématique, instrument de contrôle des peuples par une poignée de marionnettistes agissant sous couvert de science, ce que l'Histoire n'est définitivement pas.

→ Shlomo Sand, Crépuscule de l'Histoire, Flammarion Documents et Essais, 23,90€