Robert Wyatt : "Terrific CD" (10 mai 2017)

Louis-Julien Nicolaou (Les Inrocks, 12 mai 2017)
Les 10 albums de jazz français qu’il faut écouter d’urgence :
"La première impression est câline : petite boîte à musique et voix douce nous affirmant que la liberté existe, ce que nous sommes tout prêts à croire, comme à n’importe quel conte de l’enfance. Et puis, rapidement, ça se détraque et on décolle vers un territoire sans balises, hors-monde, traversé de transes obsédantes, d’étranges ruminations vocales et tripatouillages qui déconstruisent le sens, déroutent, égarent, ravissent. Le paysage s’élabore en collages et zigzags aléatoires et c’est toute une anarchie fantasque, drôle et vivante à laquelle nous invitent l’expérimentateur compulsif Jean-Jacques Birgé, la chanteuse Birgitte Lyregaard et le percussionniste Sacha Gattino. La musique si neuve d’El Strøm nous vient sans doute d’un lointain futur : la seule chose dont on est sûr, c’est qu’on ne s’y ennuie pas."

Jean Rochard (natomusic, 11 mai 2017) :
En 1844, Grandville, inimaginable illustrateur, publie Un autre monde (Transformations, visions, incarnations, ascensions, locomotions, explorations, pérégrinations, excursions, stations, cosmogonies, fantasmagories, rêveries, folâtreries, facéties, lubies, métamorphoses, zoomorphoses, lithomorphoses, métempsycoses, apothéoses et autres choses). Le déroulé complet du titre est celui du plus explicite des programmes ou plutôt des déprogrammes de la plus folle intériorisation à l'extérieur le plus absolu (l'imagination selon Will Spoor).
Dans une mise en scène d'Etienne Mineur, les illustrations d'Un autre monde ornent justement, 173 ans plus tard, le livret du premier album (physique comme on dit de nos jours) de El Strøm, trio constitué de Birgitte Lyregaard, Sacha Gattino et Jean-Jacques Birgé (également mixeur de l'enregistrement). Cela tombe bien, car le dessein d'Un autre monde et ses immanquables sous-titres est aussi celui de ce disque titré Long time no sea, jeu de mots entièrement associable à l'univers de Grandville.
Les trois camarades de luth, troubadours des impossibles, philosophes des tentations avides et joyeuses, en 9 stations, livrent et délivrent autant de formes, autant de détails chantés où le réel scruté n'a qu'à bien se tenir. Les à-coups sont tendres mais déterminés et les frontières facétieusement piétinées. C'est que l'accueil est l'une des multiples qualités des trois baladins. Leurs chansons sont effectivement des points hospitaliers pour qui cherche, des situations riches de petites énigmes pour mieux se libérer, "Approchez-vous même en dormant, délivrez-nous du contretemps" dit l'une des chansons. Qu'ils trifouillent la radio où vibrent de saveurs orientales, à l'évidence, les trois labadens turbulents s'entendent à merveille et cette joie d'être ensemble fait du bien.
Leurs chansons sont des fêtes taquines tintinnabulantes, des loupes qui ne craignent pas l'infiniment petit où tout se révèle ("C'est tout petit, ça veut dire loin, oui mais c'est grand quand tu t'approches"). L'évocation de "Lover Man", la chanson de Jimmy Davis, Ram Ramirez et James Sherman, écrite pour Billie Holiday, surprendra plaisamment en pareil territoire où c'est bien parce qu'il est interdit d'interdire qu'on a grande mémoire. Ah oui, El Strøm signifie "le courant" en danois, ça vous étonne ?

El Strøm, Long Time No Sea (Grrr 2029, dist. Orkhêstra)
→ À signaler également la très attendue réédition du classique Rideau ! de Un drame musical instantané par le label viennois Klanggalerie (Klanggalerie gg221)