jeudi 20 août 2020
Jean Epstein, le lyrosophe
Par Jean-Jacques Birgé,
jeudi 20 août 2020 à 05:59 :: Cinéma & DVD
Article du 11 mars 2007
De tous les films muets que nous avons mis en musique avec Un Drame Musical Instantané depuis 1976, ceux de Jean Epstein sont certainement parmi mes favoris. Nous les avons d'abord interprétés en trio, puis nous avons recréé La glace à trois faces à Corbeil en 1983 avec notre orchestre de 15 musiciens. Denis Colin à la clarinette basse remplaçait Youenn Le Berre qui jouait habituellement de la flûte, du sax et du basson. J'avais découvert ce film lorsque j'étais étudiant à l'Idhec avec Jean-André Fieschi qui avait réalisé un Cinéastes de notre temps sur la Première Vague en collaboration avec Noël Burch. Si Germaine Dulac, Louis Delluc et Marcel L'Herbier (dont nous avons "accompagné" L'argent, 3h10, certainement l'une de nos plus belles réussites) m'avaient intéressé, j'ai tout de suite été séduit par l'adéquation du fond et de la forme chez Epstein. Son Bonjour Cinéma est une petite merveille tant graphique que littéraire éditée en 1921 par la Sirène dirigée par Blaise Cendrars. Je me suis plongé dans ses Écrits avec la même passion, fasciné par ses théories sur le son qui corroboraient ce que je définirai moi-même dans mon travail. Le gros plan sonore par ralentissement du son est resté pour moi une référence. Je me réfère ici à ses films plus récents comme Le tempestaire ou Finis Terrae, mais ce qui m'occupe cette fois sont ses films muets. Baissez le son des films en lien sur Google Video et laissez-vous porter par la magie des images. Si le silence vous pèse, mettez sur votre platine n'importe quel disque de Debussy, cela fera très bien l'affaire !
1927. La glace à trois faces. Le portrait d’un homme à travers trois femmes. Les fragments de plusieurs années viennent s’implanter dans un seul aujourd’hui. L’avenir éclate parmi les souvenirs... Le découpage est simple. Nous accompagnions "la bourgeoise" dans un style impressionniste, à la fois superficiel et élégant. Nous passions au jazz, assez free, pour "la bohème" et dans un registre plus tendre avec "l'ouvrière", un peu techno dans les dernières interprétations. Car si les principes narratifs et critiques étaient souvent les mêmes, chaque traitement variait d'un concert à l'autre, et particulièrement au fil des années puisque nous avons continué jusqu'en 1992. Absolument pas iconoclastes, mais résolument inventifs, nous essayions de nous hisser à la hauteur des inventions de l'image et du montage, nous agissions tout simplement comme si le réalisateur nous commandait la partition aujourd'hui. Les films muets sont souvent beaucoup plus créatifs que ceux qui ont suivi. Ils posent la grammaire du cinéma, sa syntaxe en se permettant toutes les outrances sans être contraints par ce qui se fait ou ne se fait pas. Le muet est l'âge d'or du cinématographe en tant qu'art, le septième du nom dit-on. Après les flonflons de la fête du village, nous terminions La glace à trois faces par le drame proprement dit, avec la course effrénée arrêtée par une hirondelle, le bec meurtrier frappant l'homme en plein front.
1928. La chute de la maison Usher. Le ralenti, les surimpressions, les travellings de ce cinéaste poète donnent déjà à Edgar Poe l’inquiétante musique qu’il mérite. C'est à cette occasion que Francis et Bernard adaptèrent pour la première fois L'invitation au voyage de Baudelaire et Duparc. Notre travail était beaucoup plus contemporain, nul besoin de repères historiques. Si La glace est très "modern style", Usher est intemporel et de nulle part, juste dans le rêve et l'inconscient. Nous voulions transposer Edgar Poe en musique, j'utilisais d'ailleurs une thématique empruntée à la version inachevée de Claude Debussy (rendant visite à Peter Scarlet dans son appartement de Ann Street, la plus petite rue de New York, célébrée par la plus courte chanson de Charles Ives, nous remarquons la plaque rappelant que Poe y écrivit Le corbeau...). Les deux films convenaient parfaitement au style d'Un Drame Musical Instantané. J'ai été très triste lorsque Marie Epstein, qui nous avait soutenus pendant des années, choisit une autre bande-son que la nôtre pour sortir La glace en salles. Elle nous confia que notre interprétation était la plus créative, mais elle préférait une musique qui ne fasse pas d'ombre au film de son frère. Nous avons souvent été confrontés à cette pensée absurde, reléguant le son à une pâle illustration...
Nous avons donc toujours tenté d'être aussi inventifs que les réalisateurs du passé, recréant, par exemple, le laboratoire de l'ouïe imaginé par Vertov lorsque nous montâmes L'homme à la caméra en janvier 1984 avec le grand orchestre à Déjazet. Aujourd'hui, le ciné-concert est devenu une mode, un genre. On a oublié que le Drame inaugura le retour à cette forme dès 1976. Nous avons fait le tour du monde avec les films d'Epstein, Caligari ou la Jeanne d'Arc de Dreyer, inscrivant vint-deux films à notre répertoire dont l'intégrale Fantômas de Feuillade pour le Centenaire du cinéma en Afrique du Sud ou des raretés de Pathé et Christensen au Festival d'Avignon... Nous n'acceptions jamais de composer une nouvelle musique si d'autres s'en étaient déjà chargés. Il y a tant de trésors de l'époque du muet. Nous voulions faire découvrir ces merveilles. C'est dire que nous fûmes les premiers à nous coltiner ceux que nous avions choisis. Lorsque les programmateurs que nous avions initiés sentirent le filon, ils nous écartèrent savamment pour en tirer le prestige. Le temps d'Orsay et des grandes commémorations était venu. Notre paranoïa nous poussa un peu bêtement à l'esquive. Nous avions peut-être aussi envie de sortir de la fosse d'orchestre ou de derrière l'écran. On y reviendra.
JEAN EPSTEIN, BOUJOUR CINÉMA
Article du 6 juin 2014
En apprenant que Potemkine sort un coffret de 8 DVD des films de Jean Eptein je saute au plafond. Après avoir découvert les cinéastes de la Première Vague dans les années 70 grâce à Jean-André Fieschi et Noël Burch je jette mon dévolu sur La glace à trois faces (1927) et La chute de la Maison Usher (1928) d'Epstein, même si les films de Marcel L'Herbier comme L'inhumaine ou L'argent, ceux de Germaine Dulac, Louis Delluc, ainsi qu'Abel Gance que l'on peut rattacher à cette mouvance, nous interrogent également à distance sur l'état du cinéma contemporain au même titre que nombreuses œuvres inventives de l'époque du muet. Epstein est l'égal de Vertov ou d'Eisenstein, de Murnau ou Dreyer, mais nul n'est prophète en son pays. Il possède une sensibilité hors pair, un sens du rythme exceptionnel, une imagination pour traduire en images des scénarios qui, sous son objectif, deviennent bouleversants. Avec lui se révèle L'intelligence d'une machine, titre de l'un de ses Écrits sur le cinéma, littérature que je dévorerai lorsque paraîtront les deux gros volumes en 1974 où le cinéaste aborde ses concepts de lyrosophie, ses idées révolutionnaires sur le son, le montage rapide alterné et les superpositions, le panoramique inversé ou le gros plan. Une réédition est annoncée chez Independencia sous la direction de Nicole Brenez, Joël Daire et Cyril Neyrat, 9 volumes avec de nombreux inédits.
Il y a 40 ans, par chance, sortant de l'Idhec, je dégotte à la librairie du Minotaure un dernier exemplaire de son petit fascicule Bonjour Cinéma, une merveille éditoriale et graphique publiée en 1921 par Blaise Cendrars aux Éditions de La Sirène. Très vite le trio et le grand orchestre d'Un Drame Musical instantané accompagneront La glace et Usher que nous projetterons dans le monde entier. À part ces deux films que je dois à Marie Epstein qui travaillait à la Cinémathèque, la sœur de Jean disparu en 1953, je ne connais alors rien d'autre que Finis Terrae et surtout Le Tempestaire où Epstein met en pratique sa théorie du gros plan sonore en ralentissant la pellicule. Mais ses écrits annoncent "la couleur" comme ceux d'Edgard Varèse pour la musique, l'un et l'autre précurseurs pour avoir agi, mais aussi énormément rêvé.
Les trois premiers DVD rassemblent Le lion des Mogols, Le double amour, Les aventures de Robert Macaire tournés pour les Studios de l'Albatros à Montreuil, siège de l'École russe, après ses débuts chez Pathé. Orientalisme de pacotille et mondanités parisiennes n'empêchent pas Le lion des Mogols de livrer, au milieu d'un scénario abracadabrant, des passages merveilleux comme les scènes automobiles, Montparnasse ou le bal masqué. Les costumes de Paul Poiret et les décors de Pierre Kéfer réalisés par Lazare Meerson font tout le charme du drame du Double amour. Robert Macaire est un feuilleton en cinq épisodes où les escrocs ressemblent à des marionnettes humaines comme les appelait Cocteau.
Deux DVD présentent la période des chefs d'œuvre du muet qui vont ruiner Epstein devenu son propre producteur, La glace à trois faces et La Chute de la Maison Usher, précédés de Mauprat et Six et demi, onze, tous très réussis dans des genres différents. Mauprat est une adaptation du roman de George Sand, film romantique en costumes où l'on reconnaît la force d'Epstein lorsqu'il filme la nature et partout une critique affirmée du machisme. Sa sensibilité exacerbée lui fait prendre le parti des femmes devant des hommes dont l'autorité cache la lâcheté et la faiblesse. L'homosexualité du cinéaste, révélée depuis peu par ses propres textes, est finement suggérée dans la manière de faire jouer ses comédiens, dans leur solitude aussi, face à une société qui en fera longtemps un tabou. Le mélodrame Six et demi, onze où se devine les inclinations d'Epstein, met en valeur décors et costumes d'une époque où la peinture moderne déteignait sur les arts appliqués. Quant aux deux chefs d'œuvre, sujets de fascination absolue, on se reportera à mon article de mars 2007 ou l'on s'y plongera aveuglément en me faisant confiance.
Deux autres DVD sont consacrés à la période bretonne avec Finis Terrae, L'or des mers, Les berceaux, Mor-Vran, Chanson d'Ar-Mor, Le Tempestaire, Les feux de la mer, poèmes documentaires ou fictions immergées dans le réel où le cinéaste ruiné retrouve sa liberté. Ses accélérés et ses ralentis vont influencer tout le cinéma expérimental, voire carrément commercial, jusqu'aux récentes compressions vidéographiques de Jacques Perconte. L'océan et la Bretagne sont devenues terres d'inspiration et d'expérience. Il préserve la langue bretonne et fait tourner des comédiens non professionnels, mais son montage, les images et les sons distillent la poésie des rêveurs. Le concept de partition sonore est directement issue du Tempestaire (1947), son réel retravaillé alors par le compositeur Yves Baudrier.
Jean Epstein, Young Oceans of Cinema de James June Schneider qui occupe le dernier DVD complète intelligemment cette somptueuse édition dont la plupart des films ont été restaurés par la Cinémathèque Française et reteintés selon les scènes comme les monochromes d'origine. Les autres bonus ne sont pas des modèles d'invention cinématographique comme l'avait été le numéro de Cinéastes de notre temps de Burch et Fieschi consacré à la Première Vague, mais tous les entretiens sont extrêmement passionnants et nous en apprennent largement plus que les présentations qui précèdent chaque film, spoilers que je vous déconseille d'écouter avant les projections.
De même, la plupart des illustrations musicales qui accompagnent les films muets sont absolument catastrophiques, scies répétitives au piano dont le formatage attendu et poussiéreux est indigne des inventions de Jean Epstein. On sent bien que les tapeurs n'ont pas lu les Écrits. Sur Usher "Joakim" Bouaziz est le seul à comprendre la variation de timbres et d'atmosphères qu'exige l'adaptation extraordinaire d'Edgar Poe tandis que la version de Gabriel Thibaudeau à la tête de l'Octuor de France développe un classicisme de bon ton ; sur Six et demi, onze Krikor prend le parti électro en jouant une suite de drônes minimalistes passe-partout ; quant au trio Aufgang sur La glace, il répète hélas les mêmes séquences inlassablement comme si le matériau manquait. Pour le reste je préfère couper la chique des pianistes "de style" pour ne pas subir leur logorrhée sonore trépanatrice au lieu de s'inspirer de la musique incroyable que produisent les images et le montage, fruits des théories du lyrosophe. Si les musiques composées dans les années 30 et 40, souvent imposées à Epstein contre son gré, restent très illustratives (les mauvaises habitudes ont la vie dure) on peut rêver de ce que aujourd'hui une véritable réflexion sur le son aurait pu apporter en écoutant les derniers films sonorisés par Epstein, ruptures de ton, son réel retravaillé, jeu sur le temps... Comment le cinéma contemporain a-t-il pu à ce point régresser depuis le muet d'abord, et sur le travail du son ensuite ? Le film de Schneider commandé par la Cinémathèque échappe à ces écueils, seul fidèle à son modèle. Le remarquable livret de 160 pages accompagnant cette édition indispensable se termine par deux facsimilés où la poésie et l'intelligence de Jean Epstein se lisent à chaque ligne.