Pourquoi la solitude me rend-elle triste? Être seul de longues semaines ne me pose aucun problème lorsque c'est provisoire. Seule la durée sans échéance m'est insupportable. C'est un peu ce que vit plus ou moins tout le monde en ce moment avec la gestion calamiteuse de la crise dite sanitaire. Sans perspectives nous perdons pied. La date d'un retour à la vie est sans cesse repoussée. En ce qui me concerne, la situation pourrait se renverser d'un claquement de doigts, si nous avions le droit et la possibilité de faire des rencontres. Ce n'est qu'une question de patience. J'essaie de comprendre le vague à l'âme qui m'étreint lorsque vient la nuit ou avant l'aube, puisque je dors si peu. Serait-ce le souvenir des colonies de vacances où je m'ennuyais à mourir, me sentant différent des autres enfants, par mes origines culturelles et une maturité relative qui leur faisait cruellement défaut ? Volontariste, comme je le suis resté, je faisais avec, mais je comptais les jours où je retrouverais mes parents. J'ai l'impression d'être dans une colonie pénitentiaire sans date de retour à la normale, et mes parents, d'où ils sont, ne risquent pas de venir me chercher... Et comme ce serait les pieds devant, je n'y tiens pas ! Il faut bien l'humour de Kafka pour tenir le coup. Car l'état normal, pour moi, c'est partager. Je continue à faire une cuisine recherchée, à écouter de la musique, regarder des films le soir, mais c'est beaucoup moins drôle de le faire seulement pour soi. De nombreux amis passent en journée, j'ai de la chance, et puis les voisins sont adorables, mais ce ne sont que des fenêtres quand je voudrais vivre en plein air.


Dans la journée je n'ai pas le temps de déprimer. D'ailleurs, la dépression n'est pas mon fort. Temps perdu à ignorer la loi des cycles, comme le font, par exemple, les suicidés. Il paraît que cette tendance grandit dramatiquement avec la durée du confinement et les lois assassines. Dès le début j'avais écrit que les effets de bord seraient bien plus meurtriers que le virus. Néanmoins, nous avons beau être costauds, nous sommes tous et toutes affectés par la bascule que nous impose le capitalisme, incapable de gérer correctement l'épidémie. Au contraire il s'en repaît. Les réactions de chacun, chacune, sont inattendues. Certains, pétrifiés par la peur prennent leurs distances et se renferment. D'autres ne veulent plus rien savoir et obéissent, ou n'en font qu'à leur tête. Les spéculations vont bon train. De quelle manipulation serions-nous les victimes ? Il n'y a que l'embarras du choix entre les Chinois, les vaccins, la destruction systématique de l'économie, l'eugénisme, etc. L'incompétence se marie avec l'utilisation odieuse de la crise par notre gouvernement qui en profite pour faire voter des lois iniques et liberticides que presque personne n'ose contrer en l'état. Cela se paiera plus tard...
Dans la journée je travaille avec Nicolas Chedmail sur un disque de rock déjanté qui m'emballe. Je range, je jette, je répare, je m'entraîne, musique, gymnastique, lecture, hospitalité, marche, courses, écriture, communication (ont tout de même été publiés mes CD Perspectives du XXIIe siècle pendant le premier confinement et Pique-nique au labo juste avant le second !), etc. Le premier est une dystopie prémonitoire, le second laisse espérer que la vie est possible, ensemble. Le projet de disque sur la ville de Victoria en Transylvanie est évidemment retardé, d'autant que j'ai besoin d'avoir une vue d'ensemble du livre de Dana Diminescu avant de m'attaquer à la partition symphonique. Je fourbis mes armes et prends des contacts avec des musiciens/ciennes...
Mais le fond de l'air est triste, dans ma solitude, vous me hantez avec des rêves d'autrefois, vous me narguez avec des souvenirs qui ne mourront jamais ; je m'assois sur ma chaise, sentiment de désespoir, la morosité partout, renvoyez-moi l'amour... Dans ma solitude, je fais des rêves d'avenir, des souvenirs qui n'existent pas encore, je m'allonge sur mon lit, sans jamais perdre l'espoir...

Illustration : Edward & Nancy Kienholz, Useful Art No. 3 (table & chairs), 1992