Je viens de recevoir FICTIONS, notre nouveau disque enregistré en duo avec le saxophoniste lyonnais Lionel Martin. La pochette peinte par Ella & Pitr, tendrement grinçante et drôlement abrasive à l'image de nos labels respectifs (Ouch! et GRRR), est éclatante. C'est toute une histoire. Ou plusieurs, allez savoir ! Épinglés comme des papillons sous enveloppe transparente, mais debout, étendus, serions-nous à l'abri du temps ? On doit aussi le magnifique travail sérigraphique à Geoffrey Grangé (L’Apothicaire), avec son rabat magnétique. Le vinyle sortira officiellement le 3 juin, mais on peut dores et déjà le commander sur le site de Ouch! Records ou Bandcamp. Il faudrait même mieux, parce que l'objet va devenir très vite collector, d'autant que son tirage numéroté est limité à 300 exemplaires. Quant à la musique, elle m'enchante. Rien à voir avec tout ce que j'ai fait jusqu'ici. Quasi méditative, même si elle est aussi riche et colorée que d'habitude, avec des différences de dynamique incroyables, elle transporte littéralement ! On me demande donc comment cela s'est passé...

D’une part j'avais chroniqué les duos de Lionel Martin avec Mario Stantchev, le disque des Tenors Madness et ses solos in situ. D’autre part le saxophoniste avait monté son propre label de disques, Ouch !, onomatopée piquante rappelant mon mordant GRRR que j’avais fondé en 1975. Partageant cet intérêt mutuel pour la bande dessinée et les images en général, nous étions appelés à nous rencontrer ! Lionel, qui connaissait mes sessions d’improvisation dont étaient parues les 22 premières sur le double CD Pique-nique au labo, me proposa de monter à Paris pour un duo où il apporterait son ténor.


Il débarqua donc un lundi soir, et le lendemain nous enregistrâmes deux heures de musique sans nous connaître plus que cela. C'était le 11 mai dernier, il y a un an jour pour jour ! Lionel proposa que nous tirions au hasard des phrases de Fictions de Jorge Luis Borges comme thèmes de nos compositions instantanées. Je n'avais pas relu ce merveilleux recueil de nouvelles depuis 1975 alors que c’était son livre de chevet du moment. Nous nous sommes lancés à l'assaut de ces phrases mystérieuses, lui au ténor, moi comme d'habitude en « home-orchestre ». La musique c'est bien, c'est encore mieux lorsqu'elle s'accompagne de convivialité, d'amitié et de gastronomie. Le soir précédent, nous avions ainsi dégusté andouillettes et gratons remontés par Lionel, accompagnés d'une purée patate-céleri rave-réglisse-sirop d'érable que j'avais préparée et d'un Saint-Joseph dû aux bons soins de Christophe Charpenel qui nous photographia sous toutes les coutures...


Lionel utilise deux boucleurs et des pédales d'effets, son saxophone Keilwerth étant sonorisé par une cellule. Moins sobre, j'ai joué, en plus de mes claviers, de mes deux synthétiseurs russes, la Lyra-8 et The Pipe, et soufflé, gratté, frotté, frappé toutes sortes d'instruments acoustiques. Le mercredi nous avons mixé ensemble, nous entendant comme larrons en foire. C’est dire que nous n’allons pas en rester là !


Comme chaque fois, c'est à la réécoute que je découvre ce que nous avons enregistré. Lors de l'enregistrement j'agis en somnambule, même si je dois assurer la technique de la séance. Et comme chaque fois, la rencontre me fait faire des choses que je n'ai jamais faites. Il faut souligner que là aussi je gagne de nouveaux amis tant la complicité se révèle fructueuse. Les phrases tirées au hasard ont poussé la musique vers un réalisme magique, poésie du fantastique propre à l'écrivain argentin. J’y note une sérénité qui ne m’est pas habituelle, probablement influencé par l’énergie et le calme olympien de mon camarade de jeu. Les titres nous y ont aussi aidés : Prologue / Le jardin aux sentiers qui bifurquent / À l’espoir éperdu succéda comme il est naturel une dépression excessive / Nos coutumes sont saturées de hasard / Ut nihil non iisdem verbis redderetur auditum.

J’ai traduit cette phrase latine que l’on retrouve sur les macarons du disque : « de sorte que rien de ce que nous entendons… / … ne peut être répété avec les mêmes mots. » Et j’ai demandé à Ella & Pitr de réaliser la sérigraphie de la pochette pour laquelle ils ont eu toute liberté. Plus un artiste est libre, plus il se sent à l’aise pour créer. Cela s’entend, cela se lit, cela se voit !

→ Jean-Jacques Birgé & Lionel Martin, Fictions, LP OUCH! V0001/20, actuellement en exclusivité sur Bandcamp, 35€