Un de mes amis musiciens que j'admire énormément maugréait contre les hommes de pouvoir et autres apparatchiks qui l'ont souvent snobé et ont longtemps boycotté son travail. Sa rogne contre les directeurs de festivals, les programmateurs de salles, les journalistes spécialisés, les responsables du Ministère et tous ceux qui tournent autour de la musique sans la pratiquer, le rendait amer, pour ne pas dire qu'il frôlait l'aigreur. Il fustigeait leur médiocrité ou leur inaptitude à la pratique musicale qui les avaient poussés vers des carrières de juges ou d'employeurs. J'essayai d'abord de lui remonter le moral en l'assurant de mon estime qu'il savait indéfectible. Comme il tournait en boucle, je lui rappelai qu'il était toujours en activité malgré son grand âge, mais que la plupart de ceux qui l'avaient brocardé avaient pris leur retraite, une retraite là bien réelle, terriblement fatale, où leur pouvoir s'était volatilisé du jour au lendemain. Il pouvait quant à lui se targuer de continuer à faire ce qu'il aimait alors que tout le monde avait déjà oublié ces donneurs de bons ou mauvais points. Nous convînmes aussi que parmi ses partenaires historiques quelques uns avaient tout de même été de fidèles compagnons de voyage. Les autres avaient choisi de programmer ou de défendre toujours les mêmes copains année après année, sans la moindre curiosité, animés d'une arrogance égale à leur médiocrité.
J'avais du mal à le contredire, d'autant que dès mes vingt ans j'avais compris que je ne devrai mon salut qu'à ma force de travail et à mes initiatives, et surtout à la persévérance et à la solidarité. Je créai ainsi dès 1975 le label de disques GRRR et mon propre studio d'enregistrement, et l'année suivante le collectif Un Drame Musical Instantané avec mes camarades Francis Gorgé et Bernard Vitet. Assez vite je décidai de ne plus œuvrer qu'avec des gens gentils, ignorant les opportunistes et les malveillants dont je trouvais la vue courte et les oreilles sales. J'arrivai à faire rire mon ami en lui racontant qu'un soir j'avais lancé à un plumitif "si je travaillais comme vous, vous n'auriez rien à écrire !". Si j'admirais quelques journalistes, de ceux qu'on appelle des "plumes" pour souligner qu'ils ont un style, ou même du style, c'est bien la pénurie qui me fit créer mon blog solidaire et militant, comme j'avais choisi l'indépendance pour exercer mon art. Je devrai dire "mes arts" tant la question s'est posée chaque fois que j'attaquais un nouveau médium.
Le pire, ou peut-être la meilleure, c'est que mon ami est très prisé dans le métier. Or les artistes, quel que soit leur niveau de notoriété, ont toujours un problème avec la reconnaissance. Miles Davis, par exemple, souhaitait celle du "great black people", mais c'était James Brown qui en profitait alors que son public à lui était majoritairement blanc. C'est probablement la raison pour laquelle il avait contractuellement exigé un chauffeur blanc ! Il y a autant d'anecdotes comme celle-ci qu'il y a d'artistes. J'ai moi-même mis du temps à me faire à l'idée que je n'obtiendrai pas la reconnaissance de ceux dont je l'espérais et à accepter qu'elle vienne d'autres auxquels je ne m'attendais pas.
En m'écoutant parler de moi, ce qui aurait pu l'énerver bien que ce soit une façon de me mettre à la place de mon interlocuteur, mon ami se calma, sans pour autant retirer un mot de ses opprobres. Les artistes qui n'ont connu la gloire que posthume n'arrangent pas nos périodes dépressives. Il me rappela les difficultés de Varèse, Ives ou Bartók, Kafka ou Vian, Van Gogh ou Gauguin, plus récemment Goliarda Sapienza, des tartes à la crème dont je me repais quotidiennement. Il est rassurant de constater que nous avons totalement oublié ceux qui les avaient négligés... Et puis nous sommes allés boire un coup en bas de chez lui et nous avons recommencé à refaire le monde, un monde comme celui dont nous rêvons et dont nos œuvres se rapprochent, autant d'autoportraits en creux qui ne semblent là que pour nous rassurer.