Ce n'est pas si facile de travailler à deux au montage. Je suis rapide et impatient, Françoise est méticuleuse et têtue. Je lui ai donné un coup de main au tournage et déjà fourni un paquet de sons pour que l'entretien sur Appelez-moi Madame glisse subrepticement vers la fiction comme elle aime le faire dans tous ses documentaires. Pendant que j'apprends ainsi à me familiariser avec Final Cut, Françoise prend le recul qui lui est nécessaire. Après avoir presque terminé la version française de ce retour en arrière de vingt-deux ans, elle a souhaité faire un montage radicalement différent pour la version anglaise qu'elle a baragouinée tant bien que mal, nouveaux plans, nouveaux sons, nouvelles astuces et nouveaux gags.
L'idée est marrante de faire deux films différents en français et en anglais pour aborder les mêmes thèmes : la transsexualité en 1986, le regard face caméra, le contrechamp explicite, le refus des commentaires, la difficulté de ne pas céder aux critiques, la distanciation, l'émotion des caractères, la fictionalisation... D'une langue à l'autre, le ton est différent. Le français est plus direct et badin, l'anglais plus sec et hésitant.
Comme j'avais équipé Françoise d'un micro-cravate caché sous son corsage et clippé sur son soutien-gorge, la voix est claire, détachée, sans presque aucun coup de vent sur la membrane. Nous sommes même obligés de rajouter des sons seuls pour retrouver l'ambiance maritime et les grillons lorsque la terre est en vue. Clapotis, grincements que je mêle à ceux de la contrebasse d'Olivier Koechlin, mouettes moqueuses, splash et la musique composée initialement pour son film Si toi aussi tu m'abandonnes. Supprimée pour de sinistres raisons déjà abordées à l'époque du procès (gagné) contre la société de l'indélicat Serge Moati, c'est la première fois qu'on pourra l'entendre, du moins les parties avec le violoncelliste Didier Petit.
Il faut donc tout réimaginer et inventer en s'attaquant à la version anglophone. Les prises de vue sont évidemment différentes, mais il faut trouver le ton qui convient par le rythme du montage et la bande-son qui prend une importance colossale puisqu'elle joue sur le hors-champ. Françoise s'amuse d'ailleurs de quelques contrechamps savoureux avec son père qui roupille à l'avant du bateau et ma pomme, le casque sur les oreilles, m'agrippant au filin pour ne pas passer par-dessus bord ! Pour garder le cadre fixe tandis que le bateau tangue tant que ça peut, je maintiens la caméra si fort avec la main gauche que j'attraperai une tendinite dès le premier matin. Je veux que le cadre ne lâche pas Françoise avec l'arrière-plan qui chavire à nous en faire attraper le mal de mer.
Pour cette seconde interprétation, avec relativement peu de matériau, Françoise joue des désynchronisations, des frottements, des chevauchements, elle provoque en montrant que les coulisses sont aussi parlantes que l'attaque frontale. Sans tout dévoiler, ce sont les bêtises et les maladresses du tournage et du montage qui déclenchent en nous les meilleures idées. Face à l'adversité, nous sommes obligés d'inventer... Tout le monde est logé à la même enseigne.