Blaise Merlin aime jouer avec les mots pour présenter le festival qu'il a monté avec son homologue tunisienne, Bakhta Ben Tara, responsable du Chantier et auteure de l'affiche. À Tunis au Théâtre du 4ème Art, dès le premier soir La voix est libre est devenu "une zone de libre-étrange". Pour lutter contre la disparition du vivant, bio-diversité ou cultures minoritaires, il a choisi de générer de nouvelles associations, souvent aléatoires mais mûrement réfléchies, qui renforcent les organismes par une combinatoire que ne renierait pas la génétique moderne. En s'alimentant mutuellement, ils affinent leur système de défense contre le formatage et la consanguinité, deux facteurs de dégénérescence de notre civilisation et de nos cultures ayant fortement tendance aujourd'hui à fonctionner sur l'exclusion. En préservant le langage de chacun il ne sombre pas pour autant dans l'affadissement qu'avait produit la world music où souvent plus personne ne se retrouvait. Ici on apprend à se comprendre en parlant avec les mains, en devinant ce que les mots de l'autre revêtent, en assimilant la fonction de chacun dans l'élaboration de spectacles artistiques où le langage universel de la musique est la clef de sol qui ancre chaque terroir en y faisant expérimentalement pousser des graines issues d'autres continents. Si l'art peut être considéré comme le dernier rempart contre la barbarie, le festival La voix est libre est une opération radicalement politique opérant par le biais de la poésie, mariage du sens et de l'émotion dont la réciprocité montre que nous ne pouvons nous passer ni de l'un ni de l'autre. En résumé, le plaisir est immense et ça fait réfléchir !


Pour commencer la soirée Blaise Merlin interroge le philosophe islamologue Youssef Seddik, spécialiste de la Grèce antique et de l'anthropologie du Coran. Comme nombreux vieux érudits Seddik répond avec humour et humilité. Contre le dogmatisme de la mort il rend hommage à Giordano Bruno brûlé vif en 1600 pour hérésie par l'Inquisition alors qu'il a entre autres développé la théorie de l'héliocentrisme. Pour Seddik l'éternité est en nous toute notre vie, mais après on s'en fiche ! Il se méfie évidemment des interprétations des textes sacrés dictés au peuple alors que chacun devrait les lire en se faisant sa propre interprétation.


La soirée aborde tous les âges de la vie, mais elle bat sans cesse les cartes. Ainsi le duo de la danseuse Imen Smaoui et de la chanteuse accordéoniste Violaine Lochu incarne l'adolescence quand celui de Médéric Collignon et Alia Sellami retombe en enfance. Imen Smaoui a l'habitude d'intervenir dans des lieux où la danse est inattendue comme la rue, les marchés... On frôle la danse-contact. Lochu souligne la différence de leur art en chantant parfois hors-champ. Son style, plutôt proche de la musique contemporaine, a parfois des accents bretons, mais il s'affranchit des frontières.


Régression totale avec Alia Sellami et Médéric Collignon qui comparent leurs jouets comme les garnements dans le train au début du film Zéro de conduite de Jean Vigo ! Ils se ressemblent et passent du plus petit au plus gros, de la paille à la poutre, soufflant, frappant maints tuyaux qui n'étaient pas fabriqués à l'origine pour sonner. La voix s'en mêle et s'emmêle les pinceaux dans un capharnaüm qui incite Sellami à nommer leur pièce Range ta chambre !


Le clou de la soirée est le trio formé du chanteur tunisien Mounir Troudi, du percussionniste franco-libanais Wassim Halal et du sonneur Erwan Keravec. Le chanteur égyptien Abdullah Miniawy aurait dû être des leurs, mais son gouvernement ne l'a pas autorisé à sortir du pays. Je me laisse porter par le chant soufi de Troudi et les quatre peaux de Hallal, mais le plus étonnant est la cornemuse de Keravec qui enveloppe l'ensemble d'un tapis multicolore comme ceux admirés hier dans la Medina. Le Breton phrase aussi de manière virtuose soutenu par un bourdon en do droit comme un minaret. On retrouvera les trois musiciens aux Bouffes du Nord le 30 mai dans le cadre de l'édition parisienne de La Voix Est Libre.
Les deux programmateurs, qui ont amené chacun/e la moitié des artistes qui composent le Festival, sont audacieux de l'ouvrir avec la soirée la plus difficile, constituée de petites formes assez "contemporaines", mais le public tunisien est gourmand de nouvelles expériences... Comme pour le Mézoued, musique populaire interdite du temps de la dictature ainsi que le Stambéli, cousine de la musique des Gnawa d'Algérie et du Maroc, respectivement programmés vendredi et samedi. Doucement les liens se dénouent tandis que d'autres se tissent.