Rien ne se perd, rien ne se crée. Nous avions feint de l’oublier. Les éléments se transforment et s’assemblent en de nouvelles combinaisons. Dans la région, nous étions quelques uns et quelques unes à avoir survécu. Nous n’avions d’autre choix que de nous reconstruire. Mais comment éviter de reproduire éternellement les mêmes erreurs ? Chaque cellule avait la responsabilité d’assumer sa façon, quitte à ce que nous les confrontions ensuite pour en tirer le meilleur. Écœurés par la prétendue démocratie qui avait toujours écrasé les plus faibles, nous fonctionnions à l’unanimité. Toute rivalité avait fait long feu. La propriété était de l’ordre du passé, du temps qu’il était coutume d’appeler L’Indésir.

Nous avons d’abord cherché à comprendre comment une telle catastrophe avait été rendue possible. Les humains avaient fini par se faire à eux-mêmes ce qu’ils avaient fait subir pendant des siècles aux autres espèces. Ils l’avaient ensuite expérimenté sur leurs semblables, sans se rendre compte qu’ils seraient finalement leur propre cible. Leur violence avait gagné la terre qui s’était déchaînée au delà de l’imaginable, sauf peut-être dans le cerveau des plus désespérés. Ceux-là avaient hélas disparu les premiers.

D’une vallée à l’autre, s’il restait âme qui vive, les Jambes rapatriaient les bonnes nouvelles. La musique était devenue la langue universelle, un espéranto sans paroles, capable de franchir les montagnes et peut-être un jour les océans. Comparer nos anciens dialectes alimentait néanmoins cette poésie sonore.

Notre cellule avait eu la chance inestimable de s’établir sur les ruines du Musée d’Ethnographie de Genève où avaient été conservées les Archives Internationales de Musique Populaire. Les fouilles exhumaient des rouleaux, des cires et les machines pour les écouter, des instruments aussi, des idiophones. Nous étions tombés sur une mine avec le Fonds Constantin Brăiloiu, un collecteur roumain qui avait été le premier à comprendre l’importance qu’elles pourraient un jour revêtir. Il classait les musiques selon leurs fonctions plutôt que leurs origines géographiques. Exactement comme nous. Nous venions de partout, mais nous avions le même projet.

Un camarade dit que pour être de partout il faut être de quelque part. Nous nous sommes appropriés les chants et les cris de tous et de toutes. Les sonorités étaient parfois étranges. Il suffit d’en partir et de se laisser aller à la rêverie. Chaque note de cette nouvelle Renaissance fait sens, comme à l’époque où les anciens disaient que tout est politique. La Nature qui se réveille avec nous participe aux agapes. On ne comprend pas toujours ce que les autres expriment, mais nous tombons toujours d’accord parce que nous partageons le même projet. Les sujets n’ont aucune valeur en face de l’objet.

Nous sommes donc arrivés à accepter la chaleur et les inondations. Nous avons seulement pris l’habitude de creuser. La manière de les honorer est encore plus excitante que les trésors que les fouilles laissent apparaître. Nous apprenons à nous exprimer en sons avec la même liberté que jadis la parole qui d’ailleurs ne s’est jamais tue. Il est si délicieux d’étonner et d’être étonné. Nous rions beaucoup. Nous avons enfin compris ce que signifie d’être ensemble.

Texte rédigé pour l'album à paraître au printemps en coproduction avec le MEG, les AIMP et GRRR