À 15 ans, lorsque j'ai découvert les émotions que me produisait la musique, j'ai acheté quelques disques, mais mon porte-monnaie n'était pas à la hauteur de ma curiosité boulimique et de mon enthousiasme adolescent. Trois amis me fournissaient en matière première que j'enregistrais en 9,5 cm/s sur un magnétophone quart de piste qui me servit plus tard à immortaliser les disques de mes débuts. Le premier m'ouvrit les portes du free jazz et de la pop déjantée : pas plus fortuné que moi, Michel volait les 33 tours chez Lido Musique, il est devenu DJ à la radio et continue de nous faire découvrir des raretés insoupçonnées. Le second avait des parents friqués qui le gâtaient, il était surtout branché par la pop américaine, du folk au rock psychédélique, Philippe a hélas succombé à une overdose qui n'avait rien de musical. Le troisième vendait ces objets de désir à l'angle de la rue de Luynes et du boulevard Saint-Germain, chez Givaudan alors le meilleur importateur parisien, ce furent par exemple Sun Ra, Harry Partch et le reggae naissant, j'ignore ce que François est devenu. J'ai continué à emprunter la discothèque de Jean-André qui m'a initié à la musique contemporaine, à l'opéra et au classique. Je possède toujours les doubles pages à carreaux où je recopiais l'intégralité des notes de pochette imprimées au dos des vinyles. C'est ainsi que s'est construite ma culture musicale et que j'ai amélioré mon anglais !
De temps en temps je pouvais m'offrir les objets qui comptaient le plus à mes oreilles, les Mothers of Invention, Captain Beefheart, Bonzo Dog Band, Terry Riley, La Monte Young, Pink Floyd, Family, White Noise, etc., et plus tard, en fonction des époques, l'ancien et les nouveaux jazz, la musique classique et contemporaine, la chanson française, les musiques extra-européennes, etc. Cet important corpus est maigre face aux bandes magnétiques représentant trois mois de musique 24 heures sur 24. Aujourd'hui elles prennent surtout la poussière. Je suis passé aux cassettes sur lesquelles j'enregistrais France Musique et France Culture en cochant à l'avance les émissions sur les pages radio de Télérama. Ma base de données était sur fiches cartonnées jusqu'à ce que j'utilise le logiciel File Maker Pro. Et puis le CD est arrivé alors que mes moyens financiers s'étaient améliorés. Avant un déménagement j'avais déjà vendu la plupart des 78 tours hérités de ma famille, je me suis débarrassé d'une grosse partie de mes disques noirs, sauf le classique et ceux auxquels je tenais le plus. Le problème est évidemment le stockage. Malgré les dizaines de mètres de linéaire, les étagères arrivent régulièrement à saturation. Rédigeant des petites chroniques sur cette page je reçois chaque jour des services de presse. J'écoute tout et ne peux me résoudre à vendre ceux qui ne m'intéressent pas, pour des raisons de décence vis à vis des artistes qui me les ont adressés. J'en donne autant que je peux, mais ce sont évidemment ceux qui me plaisent le moins. Que ce soit les livres ou les disques, un de rentré devrait provoquer un de sorti, mais je n'arrive pas à m'y tenir.


Voilà une longue introduction à l'annonce du titre de cet article ! J'ai pensé à l'écrire en écoutant ce matin des albums dématérialisés. Selon l'application utilisée, les morceaux s'enchaînent en léger fondu ou en les espaçant toujours de la même longueur de silence. Or choisir le bon nombre de secondes entre chaque pièce fait partie de mon travail de création lorsque je fabrique les miens. Ensuite je ne sais pas toujours ce que j'écoute lorsque se déroule le flux. J'ai besoin des notes de pochette, des paroles des chansons, du minutage, du nom des musiciens, ainsi que de l'iconographie qui enveloppe l'objet. À mes yeux les images représentent un morceau de plus, la transposition visuelle de l'univers sonore. Les enveloppes cartonnées, formes ramassées de l'original, que m'envoient les attachés de presse, ne suscitent que rarement le désir d'écrire. J'avoue n'acheter que des disques dont la présentation apporte quelque chose de plus que la simple écoute.
En tant que producteur moi-même, au compteur une cinquantaine de vinyles et CD ainsi que près d'une centaine d'albums dématérialisés (mais ça c'est une autre histoire !), j'ai toujours apporté un soin énorme à l'objet-disque, dans sa présentation iconographique et récemment augmenté de copieux livrets remarquablement mis en page par les meilleurs graphistes. Les considérer ainsi les rend incopiables, puisqu'ils ne peuvent être réduits à l'aspect purement sonore. Il me semble que c'est la meilleure réponse à ce qu'on appelle abusivement le piratage. Provoquer le désir au lieu de réprimer est forcément plus sympathique. Petit a parte pour rappeler que ce n'est pas le piratage, mais les plateformes comme iTunes, Deezer ou Spotify qui pénalisent le plus les artistes. J'ignore ce que deviendra l'industrie du disque dans l'avenir. Les indépendants se battent bien contre les majors, certes David contre Goliath. Il est important de se souvenir que le support influence aussi les œuvres. La partition écrite répondait à la nécessité de voyager à une époque où l'enregistrement n'existait pas. La tradition orale avait d'autres avantages. Le 78 tours privilégiait les formats courts. Le 33 tours 30 centimètres était structuré sur la base des deux faces. Le CD offrait des durées plus longues et des musiques à petit bruit que les craquements de surface interdisaient. La musique en ligne m'a permis, par exemple, de fabriquer un album qui dure 24 heures ! Mais rien ne vaut le plaisir de fabriquer un bel objet, comme les 30 centimètres qui se profilent pour les mois à venir, éditions limitées et numérotées en sérigraphie ou en volume réalisées avec des plasticiens. On y reviendra !