S'il y avait eu plus de journalistes comme Philippe Carles je n'aurais peut-être pas entrepris ce blog il y a dix-huit ans. Rédacteur en chef de Jazz Magazine et producteur à France Musique pendant près de quarante ans, il n'était pas seulement curieux et bienveillant, il était ce que dans le métier on appelle une plume. Au début des années 70 la découverte du livre Free Jazz Black Power, écrit avec Jean-Louis Comolli, avait été pour moi une bible. J'aimais beaucoup discuter avec lui de tel ou tel artiste, des motivations profondes que nous avions les uns et les autres.
À l'âge de la retraite, il avait été extrêmement affecté d'être viré de France Musique, et peut-être encore pire, d'être écarté de la rédaction de Jazz Mag par Frédéric Goaty qui en représentait l'antithèse. Soutenant les jeunes musiciens, il valorisait l'avant-garde en accord avec les évènements politiques contemporains. À la cérémonie du Père Lachaise, rapportée par Franck Bergerot, j'avouai à Michèle Carles, son épouse, que je vais le moins possible aux enterrements, surtout au columbarium, mais qu'il était très important pour moi que j'accompagne Philippe ce jour-là. Son intervention, comme celles de Jean Narboni, François-René Simon, Alexandre Pierrepont, Jean-Michel Proust, Mathilde Azzopardi furent entrecoupées de Momentum de Jimmy Giuffre et André Jaume, Blue Moon par Ella Fitzgerald, I See Your Face Before Me par Miles Davis, Sometimes I Feel Like a Motherless Child par Jeanne Lee, A Love Supreme de John Coltrane. J'étais ému de revoir quelques amis fidèles qui l'avaient toujours soutenu.
En 2005, alors que je partageais la rédaction-en-chef du Journal des Allumés avec Jean Rochard, pour le numéro 12 nous interrogeâmes une quinzaine de musiciens sur les occasions manquées. L'une d'elles m'est revenue à l'esprit, d'autant qu'elle est relativement récente. Elle ressemble à une autre, l'étonnante rencontre de Fadia Dimerdji à Tunis en 2015 ; pilier historique de Radio Nova, elle mourut quelques mois plus tard sans avoir eu le temps de raconter l'origine de l'habillage de la station que j'avais inspiré avec Un Drame Musical instantané, depuis la boucle qui tournait toute la nuit jusqu'aux extraits de films. Et donc, trois ans plus tard, comme j'avais envoyé amicalement à Philippe Carles l'album de mon Centenaire (!), il m'appela pour me demander d'en envoyer un exemplaire à Jean-Louis Comolli, car il désirait le chroniquer à quatre mains. Je connaissais Jean-Louis, qui était aussi son beau-frère, comme Narboni, depuis mes années à l'Idhec au début des années 70, chroniquant ensuite ses films. Ainsi j'étais excité comme une puce d'avoir un article signé Carles-Comolli, une chose impensable, me semblait-il, depuis Free Jazz Black Power. Hélas Philippe me rappela pour me dire que, d'une part, Jean-Louis avait des problèmes de santé, et, d'autre part, que, quasiment boycottés à Jazz Mag (de mon côté depuis quinze ans, pour avoir critiqué les couves), il ne voyait pas où publier. Jean-Louis est décédé le 19 mai 2022, Philippe le 14 octobre dernier. C'est une page qui se tourne. Les jeunes musiciens et musiciennes ne savent souvent pas ce qu'ils doivent à ces défricheurs fondamentalement bienveillants.