À l'occasion de l'annonce du concert du 1er décembre au Café de Paris (20h30-23h), 158 rue Oberkampf, je republie les trois articles que j'avais écrits en mai 2021 et 2022 pour l'album devenu vinyle intitulé "Fictions" que j'avais enregistré avec le saxophoniste Lionel Martin (en écoute libre sur Bandcamp), rencontre mémorable qui méritait que nous nous retrouvions un jour (une nuit) sur scène devant vous, avec également le violoniste Mathias Lévy, la contrebassiste-chanteuse Élise Dabrowski et l'électroacousticienne Gwennaëlle Roulleau.



Hier matin, Lionel Martin a proposé que nous tirions au hasard des phrases de Fictions de Jorge Luis Borgès comme thèmes de nos compositions instantanées. Je n'ai pas relu ce merveilleux recueil de nouvelles depuis 1975 alors que c'est le livre de chevet actuel du saxophoniste lyonnais. Et nous nous sommes lancés à l'assaut de ces phrases mystérieuses, lui au ténor, moi comme d'habitude en homme-orchestre. La musique c'est bien, c'est encore mieux lorsqu'elle s'accompagne de convivialité, d'amitié et de gastronomie. Le soir précédent, nous avons ainsi dégusté andouillettes et gratons remontés par Lionel, accompagnés d'une purée patate-céleri rave-réglisse-sirop d'érable que j'avais préparée et d'un Saint-Joseph dû aux bons soins de Christophe Charpenel qui nous a photographiés sous toutes les coutures...


Lionel utilise deux boucleurs et quelques pédales d'effets, son saxophone étant sonorisé par une cellule. Moins sobre, j'ai utilisé, en plus de mes claviers, mes deux synthétiseurs russes en même temps, la Lyra-8 et The Pipe, jumelé deux Tenori-on, transformé le son de la shahi-baaja avec l'H9 d'Eventide, et soufflé, gratté, frotté, frappé toutes sortes d'instruments acoustiques. N'utilisant pour une fois aucun micro sensible, nous avons pu jouer sans casque, baignant dans le son grâce aux deux paires d'enceintes qui nous encerclent. Les Fictions de Borgès nous ont évidemment fortement inspirés et j'ai hâte maintenant de passer au mixage des deux heures récoltées. [...]


Enregistré mardi, mixé le lendemain, livré aujourd'hui vendredi !
En plus, cet album de 88 minutes est gratuit, libre à vous de l'écouter ou d'en télécharger les 12 pièces magiques enregistrées en duo avec le saxophoniste lyonnais Lionel Martin. Il y a d'une part l'histoire, le documentaire, comment nous nous sommes retrouvés au Studio GRRR sans nous être jamais rencontrés auparavant, et d'autre part les Fictions inspirées par la lecture du recueil de nouvelles de Jorge Luis Borges, autrement dit, la musique...

Mon blog est devenu un lien social important pour un compositeur professionnellement confiné à l'année, aussi la situation critique n'a pas changé grand chose si ce ne sont les sollicitations extérieures qui se sont raréfiées. De nombreux musiciens et musiciennes m'écrivent pour que nous nous rencontrions, en particulier les plus jeunes dont j'ai chroniqué les travaux dans cette colonne. Et puis on passe voir le dinosaure comme on lisait les histoires de l'Oncle Paul. Jouer ensemble est un mode de conversation privilégié qui permet d'entrer dans l'intimité de chacune et chacun, pudiquement, contrairement à certains de mes billets extimes. Passer une journée conviviale à improviser, sans les pressions financières ou de notoriété que la profession a installées malgré nous, faisant fi des frontières de styles, de générations ou de chapelles, offre de retrouver les raisons profondes de notre engagement, remontant loin dans l'enfance, dans l'enfance de l'art. De mon côté j'aime aussi solliciter les créateurs et créatrices qui m'impressionnent. Jeune homme, je montais au charbon et j'eus la chance de rencontrer mes héros d'alors, Frank Zappa, Sun Ra, George Harrison, John Cage, Robert Wyatt, Michel Portal et bien d'autres que j'interrogeais avec des étoiles dans les yeux. On est toujours bien reçu lorsqu'on pose les bonnes questions. [...]

J'avais donc chroniqué les duos de Lionel Martin et Mario Stantchev autour du précurseur du ragtime et du jazz, Louis Moreau Gottschalk, le disque des Tenors Madness ou ses récents solos in situ et j'avais été surpris que cet étonnant saxophoniste ne soit pas plus connu de ses congénères. Peut-être était-ce le fruit trop mûr de la ségrégation parisienne ? De plus, Lionel Martin avait monté son propre label de disques, Ouch !, onomatopée piquante rappelant mon mordant GRRR. Intérêt mutuel pour la bande dessinée et les images en général. S'il fait partie des fans du vinyle et de ses grandes pochettes offrant aux graphistes plus de liberté, tel son dernier illustré magnifiquement par Robert Combas, il sait s'adapter à toutes les situations, comme celle qui nous réunit ici, lui et moi, mais vous aussi.


Montant de Lyon à Paris, il apporta quelques spécialités culinaires de sa région, accompagné par le photographe Christophe Charpenel qui le suit partout en vue de son prochain album. La veille, après le dîner, comme je leur faisais visiter la maison et le studio, et que je demandai à Lionel s'il avait un choix thématique pour nos improvisations, que je préfère toujours appeler compositions instantanées, il sortit son livre de chevet actuel, le livre de Borges dont la lecture lui avait été suggérée par celle de la bande dessinée Perramus d'Alberto Breccia et Juan Sasturain. J'allais aussitôt chercher mon exemplaire dans la bibliothèque où sont rangés les romans. De mon côté je dois à Jean-André Fieschi la découverte en 1975 de cet auteur majeur qui influença tant d'artistes bien au delà du cercle littéraire, même si ma préférence argentine va à L'invention de Morel de son ami Adolfo Bioy Casares. Ils écrivirent d'ailleurs ensemble Six problèmes pour Don Isidro Parodi en 1942 (deux ans avant Fictions), Chroniques de Bustos Domecq en 1967, et Nouveaux contes de Bustos Domecq en 1977.


Comme chaque fois, c'est à la réécoute que je découvre ce que nous avons enregistré. Lors de l'enregistrement j'agis en somnambule, même si je dois assurer la technique de la séance. Et comme chaque fois, la rencontre me fait faire des choses que je n'ai jamais faites. Il faut souligner que là aussi je me fais de nouveaux amis tant la complicité se révèle fructueuse. Lionel avait choisi de se concentrer sur le ténor, un Keilwerth. Il apportera probablement soprano et baryton la prochaine fois, puisque nous avons prévu de vivre de nouvelles agapes avec le percussionniste Benjamin Flament. Ma proximité avec Sidney Bechet (j'avais cinq ans) l'a marqué durablement au point de glisser quelques notes de Petite Fleur dans l'une des pièces ! Je suis surpris du calme olympien de cet ancien punk qui tisse et trame nos fictions en rêveur éveillé. De mon côté, je joue évidemment des claviers, mais il y a tout de même un morceau où je n'utilise que mes deux synthés russes plutôt noisy, un autre où j'associe mes deux Tenori-on, ailleurs le générateur d'impulsions pour guimbarde, et tout un tas d'instruments acoustiques plus ou moins transformés par l'électronique.


Les phrases tirées au hasard dans Fictions ont poussé la musique vers ce réalisme magique, poésie du fantastique propre à l'écrivain argentin. Pour la petite histoire j'ai choisi les phrases des index impairs et Lionel les pairs. Pour la pochette j'ai retrouvé une photographie de ce que sont les nuages éclairés par la lune qui me semble bien coller à la suite de nos frasques : Nul ne le vit débarquer dans la nuit unanime, Le jardin aux sentiers qui bifurquent, La loterie est une part essentielle du réel, Nos coutumes sont saturées de hasard, Une autre inquiétude se répandait dans les bas quartiers, Dormir c’est se distraire du monde, Le dialogue ambigü de quelques inconnus sur un quai, Ut nihil non iisdem verbis redderetur auditum, La visuelle et la tactile, À l’espoir éperdu succéda comme il est naturel une dépression excessive, Le nord magnétique, soit 88 minutes qui se terminent par un court Prologue.

→ Jean-Jacques Birgé & Lionel Martin, Fictions, GRRR 3105, en écoute et téléchargement gratuits

Photos © Christophe Charpenel


Je viens de recevoir FICTIONS, notre nouveau disque enregistré en duo avec le saxophoniste lyonnais Lionel Martin. La pochette peinte par Ella & Pitr, tendrement grinçante et drôlement abrasive à l'image de nos labels respectifs (Ouch! et GRRR), est éclatante. C'est toute une histoire. Ou plusieurs, allez savoir ! Épinglés comme des papillons sous enveloppe transparente, mais debout, étendus, serions-nous à l'abri du temps ? On doit aussi le magnifique travail sérigraphique à Geoffrey Grangé (L’Apothicaire), avec son rabat magnétique. Le vinyle sortira officiellement le 3 juin, mais on peut dores et déjà le commander sur le site de Ouch! Records ou Bandcamp. Il faudrait même mieux, parce que l'objet va devenir très vite collector, d'autant que son tirage numéroté est limité à 300 exemplaires. Quant à la musique, elle m'enchante. Rien à voir avec tout ce que j'ai fait jusqu'ici. Quasi méditative, même si elle est aussi riche et colorée que d'habitude, avec des différences de dynamique incroyables, elle transporte littéralement ! On me demande donc comment cela s'est passé...

[...]

J’ai traduit la phrase latine que l’on retrouve sur les macarons du disque : « de sorte que rien de ce que nous entendons… / … ne peut être répété avec les mêmes mots. » Et j’ai demandé à Ella & Pitr de réaliser la sérigraphie de la pochette pour laquelle ils ont eu toute liberté. Plus un artiste est libre, plus il se sent à l’aise pour créer. Cela s’entend, cela se lit, cela se voit !

→ Jean-Jacques Birgé & Lionel Martin, Fictions, LP OUCH! V0001/20, 35€
→ Jean-Jacques Birgé, Double CD Pique-nique au labo avec 28 autres invités, Disques GRRR, dist. Orkhêstra / Les Allumés du Jazz / Bandcamp
→ Jean-Jacques Birgé, CD Pique-nique au labo 3 avec 20 nouveaux invités, Disques GRRR, dist. Orkêstra et Les Allumés du Jazz, également sur Bandcamp

Articles des 12 et 14 mai 2021, ainsi que 12 mai 2022