vendredi 13 janvier 2012
5. Les kids de Cincinnati
Par Jean-Jacques Birgé,
vendredi 13 janvier 2012 à 00:27 :: Roman-feuilleton
Pourquoi le ballon rouge me rappelle-t-il celui du Prisonnier dont nous n'avons manqué aucun épisode à la télévision cette année ? Pendant les évènements de mai nous rigolions souvent en répétant : "non, je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre !". Est-ce la perspective de voir ma petite sœur minuscule, seule au fond du jardin, la présence au-dessus d'elle du filet blanc et d'un masque dont on ne sait s'il s'agit d'un accessoire rituel ou la figure molochienne d'un robot anthropophage, sont-ce les bouées de sauvetage et la corde suspendues, le décor trop propret ?
Je l'abandonne pourtant sans scrupules près de la piscine, sachant que je la retrouverai devant la télévision. Elle passe sa vie devant la télé. The Avengers, James West, Superman, Acquaman, Spiderman, mais aussi Elena et les hommes en anglais ou Fort Apache. Au fur et à mesure des jours qui passent j'ai l'impression que c'est son activité préférée. Accroupie, allongée sur le ventre, assise en tailleur, par terre, sur le canapé, dans la cuisine, elle reste hypnotisée par le petit écran. Les Kraus ont des postes de télé dans presque toutes les pièces, même une salle de bain. Il n'y a qu'au cabinet qu'on a la paix.
Je le croyais du moins. Il y a quelques jours je faisais tranquillement caca quand passe devant mes pieds nus un drôle d'insecte rampant. On dirait un épais mille-pattes qui se dandine en avançant lentement mais sûrement. Je ne sais pas ce qui me prend, peut-être ne suis-je pas très rassuré de voir ce machin qui risque de me grimper dessus, mais mon instinct meurtrier refait surface alors que je prétends adorer les animaux et réfute toute velléité criminelle. Je ne trouve rien d'autre qu'un gros savon à portée de main. Je le place au-dessus du scolopendre. Il fait exactement la même taille. On dirait un fait exprès. Je vise le monstre en tenant le savon entre le pouce et le majeur, et splatch je l'écrabouille. Berk ! Personne ne fait trop attention à mon histoire jusqu'à ce que nous allions au musée admirer les spécialités locales. Là je suis tout fier de montrer à Mona, la maman de Jeff et Pam, la pauvre victime de mon tableau de chasse. Tout le monde est maintenant retourné. J'ai simplement écrasé un des rares spécimens extrêmement dangereux encore en activité dans la région ! Avec le recul je ne fais plus du tout le mariolle et je me trouve même carrément débile. La vie est faite de ces accidents que l'on croise et auxquels on échappe, par je ne sais quelle chance. L'instinct de préservation jouerait-il son rôle malgré soi ? Mon naturel inquiet m'incite à la prudence et je crois posséder un sens intuitif hors du commun que je préfère taire pour ne pas passer pour un mystique. J'ai toujours considéré mon athéisme comme un avantage. Jamais eu de crise mystique justement, mon père m'ayant définitivement écarté de la tentation, alors que j'étais tout petit, en me répondant par une phrase de l'écrivain Georges Arnaud dont il avait été l'agent littéraire pour Le salaire de la peur : "Si Dieu existait ce serait un tel salaud qu'il ferait mieux de ne pas s'en vanter."
(une minute de ping-pong) Cette remarque en appelle deux autres. D'abord je n'ai jamais su bien jouer au ping-pong, parce que la table était au catéchisme et que j'étais pratiquement le seul à ne pas fréquenter l'aumônerie. Regrets éternels. L'autre fait partie des histoires de mon père qui avait lancé Frédéric Dard, alias San Antonio, et Robert Hossein, été l'agent de Michel Audiard, Marcel Duhamel et sa Série Noire, Francis Carco dont il produisit les pièces, avait fondé et dirigé la Collection Métal (romans d'anticipation) avec Jacques Bergier, fait la contrebande de livres pornos avec Éric Losfeld comme équipier, et rencontré ma mère alors qu'elle était vendeuse à la librairie de l'Odéon, après avoir travaillé cinq ans à celle du Lycée Jules Ferry, rue de Douai. Georges Arnaud avait été accusé du meurtre inexplicable de son père, de sa tante et d'une domestique, à coups de serpe, dans le château familial. L'avocat Maurice Garçon avait réussi à le faire acquitter en demandant aux jurés comment un type avec une telle tête d'assassin pouvait être coupable ! Or une nuit que mon père dormait sur le canapé du salon, il voit s'approcher Arnaud avec un énorme couteau de boucher. Frayeur. Jusqu'à ce qu'il voit son hôte à la cuisine se découper quelques rondelles de saucisson. Franchement, mon scolopendre n'avait pas l'aspect d'un tueur.
Ce n'est pas tout ça. Jeff m'attend pour m'emmener à une hippy-party que l'on appelle une vibration. À seize ans il a déjà le droit de conduire une automobile. Cela change de ma mobylette grise. Nous nous asseyons sur la pelouse d'un grand parc où la scène est en contrebas des petites collines qui l'entourent. La Battle of the Bands voit se succéder une ribambelle de groupes psychédéliques qui confrontent leurs musiques les unes aux autres. Jeff joue de la guitare électrique et un peu de batterie dans le sien baptisé Cherry Binerch. Son groupe répète dans un garage. La liberté sur gazon me change de celle de la grève générale. L'électricité est partout.