jeudi 16 octobre 2014
Le Maroc contemporain affiche sa vivacité et son autodérision à l'Institut du Monde Arabe
Par Jean-Jacques Birgé,
jeudi 16 octobre 2014 à 00:11 :: Expositions
On commence par un thé à la menthe sous la tente sahraouie en laine de chameau plantée devant l'Institut du Monde Arabe et l'on enchaîne avec la table dressée pour les invités, mais dans les assiettes blanches de Driss Rahhaoui ne sont servis que des morceaux de charbon sous le titre Matricule 38555 ou Les mots et les choses. L'exposition Le Maroc contemporain offre un panorama exceptionnel et inattendu des artistes de tout le pays, du nord évidemment, mais aussi du sud, de l'est et de l'ouest. Si certains ont suivi les cursus officiels, d'autres sont autodidactes, l'ensemble étant à l'image de cette nation aux paysages riches et variés, mer et montagne, désert et verdure, architecture et nature. On ne pouvait en attendre moins du conservateur Jean-Hubert Martin, secondé entre autres par Moulim El Aroussi et Mohamed Métalsi, rassemblant des œuvres qui, fidèle à son credo, jouent sur le sensible plutôt que de nous imposer une leçon d'histoire, de l'art ou de l'affranchissement du passé colonial. On sera en effet surpris de constater à quel point les artistes marocains assument leur terroir tout en s'en moquant, avec un à propos radicalement contemporain. L'autodérision locale remplace l'asservissement aux canons universels. Ils dévoient souvent avec humour les ressources et les poncifs attachés à leur pays, leurs ressources devenant le matériau qu'ils pétrissent.
Si, par exemple, l'art de la tapisserie perpétue un passé incontournable il échappe au classicisme qu'exigerait le touriste lambda, celui que les préjugés fabriquent avec l'appui des agences de voyage. Plutôt qu'imiter l'Occident les artistes du royaume chérifain où la moitié de la population a moins de 30 ans assument leur patrimoine en se l'appropriant à la lumière du XXIe siècle. Peinture, dessin, sculpture, vidéo, photographie, installations, etc. reflètent la marche vers la libération, là plus morale que politique, plus coquine que révolutionnaire. Le Maroc n'est pas l'Algérie. Longtemps muselés, ses ressortissants ne peuvent s'affranchir d'un phénomène dont ils ont été tenus à l'écart. La violence a été (relativement) contenue, en comparaison des autres pays du Maghreb. Le Préambule de la nouvelle Constitution du 29 juillet 2011 affirme que "son unité forgée par la convergence de ses composantes arabo-islamique, amazighe et saharo-hassanie, s'est nourrie et enrichie de ses affluents africain, andalou, hébraïque et méditerranéen". Sur les cimaises cohabitent ainsi le français, l'arabe et le berbère ou tamazight.
Cette fantaisie où tous les mouvements artistiques ont leur place, et toutes les formes d'expression comme la musique et la danse, le théâtre et le cinéma, le design et l'architecture, rappelle les fantasias pleines de cris et de désordre joyeux, cavalcade où les coups de pinceaux ont remplacé les coups de feu. La contemporanéité du projet se vérifie par la radicalité des choix comme, par exemple, la présence des musiques actuelles (rock, rap et hip hop) et de celle dite contemporaine (idem pour les autres arts ; voir le programme des réjouissances). Soixante artistes plasticiens, une quinzaine de designers et stylistes, occupent les 2500 mètres carrés de l'IMA, une première. Des petits salons permettent de se reposer devant des œuvres réclamant votre patience. Si j'ai souvent pris la visite à l'envers, est-ce d'avoir oublié que l'arabe s'écrit de droite à gauche ? Les salles se déploient d'étage en étage, fil d'Ariane cousu avec la complicité de la scénographe Clémence Farrell.
Prenez la peine de retirer vos souliers à l'entrée de Zahra Zoujaj de Younès Rahmoun pour reprendre votre souffle. Farid Belkahia suggère quelques grivoiseries sur peau d'agneau. Abdelkebir Rabi' révèle des petites tâches de couleur émergeant de sa calligraphie noire. Une quarantaine d'artisans de Marrakech travaillant le bois, la corne, le métal se sont réunis pour fabriquer les 465 pièces du moteur Mercedes 12 cylindres en V de Eric van Hove. El Ghrib El Khalil refuse de vendre ses œuvres qui se désagrègent. Les derviches numériques de Najia Mehadji donnent le tournis. J'aurais bien prélevé un des Oreillers déchirés de Safaa Erruas pour me laisser aller à la contemplation, comme lorsque, jeunes gens, épuisés, nous nous étendions sur des nattes avec des pâtisseries, au sortir du hammam de la Mosquée. Mais ici les théières de Hicham El Madi découpées en tranches n'autorisent probablement pas qu'on les ébouillante ! La gigantesque exposition de l'IMA qui court jusqu'au 25 janvier 2015 permet de découvrir un monde, un monde où les artistes jouent avec le réel et lui tordent le cou pour pouvoir y vivre et grandir. Cela donne envie de retourner au Maroc pour découvrir comme il a changé.