Dans la plupart des expositions qu'il conçoit, la démarche de Jean-Hubert Martin est foncièrement politique. En mettant en avant le plaisir plutôt que la leçon dogmatique, il permet généreusement aux visiteurs de s'approprier les œuvres, sans distinction de classe, de connaissances culturelles ou d'âge. Ce mouvement s'applique d'abord aux œuvres, puisqu'elles sont issues de tous les coins du monde, de tous les temps, mêlant inconnus et célébrités, autodidactes et érudits... Il a choisi de nous faire découvrir des objets rares, surprenants, qui d'abord nous interrogent. Car Carambolages pose plus de questions qu'elle n'apporte de réponses. Je me suis longtemps demandé pourquoi les enfants perdaient leur inventivité initiale : c'est simplement lorsqu'à l'entrée au cours préparatoire on leur donne les réponses avant qu'ils aient le temps de poser les questions ! L'exposition du Grand Palais est un retour en enfance avec les attributs de la sagesse.


Conséquence formidable de la fin des années 60 et du début des années 70, Carambolages ramène l'imagination au pouvoir, initiative salutaire en ces temps sombres où la liberté a perdu ses lettres de noblesse. Les jeunes y sentiront le souffle de la révolte qui gronde, celle de l'impossible qu'on oppose au réel et qui pourtant l'incarne mieux que la léthargie de l'orthodoxie. Godard disait que la culture est la règle et que l'art est l'exception. Tout ce qui est montré au Grand Palais et la manière de le présenter est exceptionnel. L'intimité retrouvée face aux œuvres offre de voir l'invisible. Contrairement aux sciences dites exactes, la poésie est éternelle, du moins tant qu'il y aura des hommes et des femmes. L'art est aussi le dernier rempart contre la barbarie.


Journal de bord, discours de la méthode, c'est le sixième billet que j'écris sur l'exposition, mais je n'ai pour ainsi dire évoqué aucune œuvre. En vue de l'illustrer j'ai photographié Annette Messager, Joseph Heinz le Jeune, Damiano Cappelli (regardez l'ombre ! Dans cette expo il faut chercher les détails...), un reliquaire du XVIIe, et puis Bertrand Lavier, Hergé, Joachim-Raphaël Boronali, dit «l’Âne Lolo», Clovis Trouille, Pierre-Alexandre Aveline, Matthieu Dubus, ou les quatre écrans de Jean-Jacques Lebel... Dire que je préfère telle ou telle œuvre serait absurde. C'est l'ensemble qui fait sens, chacune renforçant l'autre par des effets de montage dignes du cinématographe. Passé les successions, se dessinent des rimes, associations d'idées et de formes que le roman graphique de Jean-Hubert Martin fait naître en chacun de nous, selon nos propres références, renvoyant l'émotion à notre vécu pour la projeter dans le futur. Le patrimoine de l'humanité est un vivier inépuisable que nous réinventons sans cesse, par notre regard. Le néon de Maurizio Nannucci est explicite : Listen to Your Eyes. Pour croire ce que l'on voit, il faut d'abord apprendre à voir, l'interpréter. Si tout se passe comme espéré, il y aura autant de versions que de visiteurs...


Le Do It Yourself du grand escalier s'intitule Le mur des réinterprétations. Chacun peut réorganiser l'exposition en agençant à sa guise les 180 magnets au lieu de suivre la continuité imaginée par Jean-Hubert Martin. C'est une pirouette, cacahuète. Une exposition est comme une œuvre : terminée elle appartient au public. À vous de vous en saisir ! Carambolages est une partie de plaisir, aussi drôle que profonde, aussi grave que légère, aussi provocante qu'apaisante, aussi surprenante que passionnante... C'est un nouveau théâtre du monde, bouillonnant évènement annonciateur d'un autre temps !

Articles précédents sur Carambolages : 1. Le regard / 2. Synchronisme et mp3 / 3. Suivez le guide / 4. Le parcours sonore / 5. Trois angles