Il est toujours délicat et un peu énervant de rencontrer de (plus) jeunes compositeurs qui ne connaissent pas du tout mon travail et, en ignorant l'origine, m'annoncent fièrement mêler des bandes-son de films à leurs musiques, y ajouter des ambiances réelles ou des bruits de la vie quotidienne, mixer instruments acoustiques et électroniques, faire des montages d'échantillons volés à la radio ou à la télé, accompagner des textes en direct, s'être spécialisé dans les ciné-concerts ou créer de la musique interactive...
Si la paranoïa de Jacques Séguéla lui fit récemment prétendre qu'il inventa la publicité, je me garderai bien d'avancer que je suis l'auteur de la roue. Je ne peux néanmoins m'empêcher de ressentir un pincement au cœur lorsque je ne suis pas crédité pour les innovations auxquelles j'ai contribué. Être un précurseur, en avance sur les modes, n'est pas une qualité. L'orgueil en est flatté, mais la reconnaissance va en général aux suiveurs qui sauront exploiter commercialement ces avancées. L'isolement que cela prodigue ne permet pas de s'épanouir autrement que dans une course effrénée où l'on cherche en permanence à être le premier pour avoir toujours un métro d'avance. Connaissant bien l'histoire des arts et des inventions, j'eus dès mes débuts la précaution de laisser des traces, elles-mêmes relayées par la presse qui, si elle a souvent la mémoire courte, n'efface heureusement pas ses publications. Idem avec les récompenses obtenues dont la liste couvre des champs extrêmement variés. La conscience du temps que tout cela allait prendre m'a poussé à créer mon propre label de disques en 1975 et à revendiquer par écrit mes positions critiques aussi souvent que les occasions m'en furent données. Comme sur ce blog, il m'arrive de me contredire, mais je ne me dédis jamais.
Pour m'éviter des aigreurs, injustes en regard de la reconnaissance dont je profite dans d'autres domaines, je me suis décidé à rappeler ici quelques dates de réalisations qui n'ont jamais été fortuites, puisque toujours initiées par une réflexion incessante sur les arts et le monde qui nous entoure et dont nous sommes à la fois les acteurs et les spectateurs, les victimes et les bourreaux. Je rappelle enfin que mes études de cinéma ont largement influencé mon travail, mais qu'en musique je reste un autodidacte complet, en marge des circuits officiels que prodiguent une origine bien née ou un cursus scolaire exemplaire. Je gagne néanmoins ma vie depuis près de 40 ans en composant une musique "barjo" sans concession et une œuvre multimédia dont le succès n'aurait par contre pas eu besoin de cette mise au point.
1974 : dans mon premier film important, La nuit du phoque, j'exécute des montages radiophoniques cut que l'on retrouvera plus tard dans Crimes Parfaits (1981), développant le concept de "paysage social" contre celui de "paysage sonore" alors en vigueur. Je découvrirai John Cage peu après. J'avais déjà enregistré ma pièce pour ondes courtes et pompe à vélo en 1965 ! Entre temps, j'aurai l'occasion d'écouter la musique tachiste de Michel Magne, les reportages mixés de Barney Wilen, des passages de Luc Ferrari, les Shadoks de Cohen-Solal, les premières œuvres de Frank Zappa, le Poème électronique de Varèse, qui imprimeront leur marque indélébile sur mes propres recherches.
1975 : Défense de, disque entièrement improvisé, mêle les instruments électroniques joués en temps réel (ARP 2600) à des bandes électro-acoustiques créées dix ans plus tôt, des orgues à tuyaux au piano-jouet, des appeaux aux instruments classiques... La réédition CD de ce vinyle, devenu culte grâce à la liste Nurse With Wound, qu'en fit MIO, rassemble plus de sept heures de musique sur le DVD qui l'accompagne en plus du film La nuit du phoque. De 1975 à 1978, j'enseigne la partition sonore à l'IDHEC.
1976 : désirant faire connaître au public les merveilleuses inventions du cinéma muet, j'ai l'idée de jouer en direct une partition contemporaine entièrement improvisée avec le collectif Un Drame Musical Instantané que je viens de fonder avec Francis Gorgé et Bernard Vitet. Nous rejetons le terme improvisation au profit de composition instantanée en opposition à composition préalable. Dans les années qui suivront nous jouerons la musique de 26 films différents. La pratique des ciné-concerts était éteinte depuis l'avènement du parlant. Nous initierons, entre autres, la programmation du Festival d'Avignon (où nous "improviserons" également en direct sur les Jeux Olympiques de Los Angeles). J'ai un petit faible pour La glace à trois faces et La chute de la Maison Usher de Jean Epstein, découverts en 1972 grâce à Jean-André Fieschi, Le cabinet du Docteur Caligari de Robert Wiene, La Passion de Jeanne d'Arc de Carl T. Dreyer...
1977 : Un Drame Musical Instantané enregistre Trop d'adrénaline nuit. La pièce éponyme intègre dynamiquement la bande-son d'un film français de 1936. Dans Au pied de la lettre je dis un texte inédit de Jean Vigo. À cette époque, il était impossible d'enregistrer les films à la télévision, aussi j'en captais le son dans les salles ou sur le petit écran pour les réutiliser ensuite par bouffées (souvent délirantes et toujours sensiques) dans nos œuvres. J'imagine le concept de musique à propos.
1980 : pour le disque Rideau !, je compose Rien ne sert d'espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer (le titre est emprunté à Guillaume d'Orange par Bernard Vitet) en nous superposant à un orchestre classique qui s'accorde. Je découvrirai beaucoup plus tard Tuning d'Edgard Varèse, comme un adoubement ! M'enfin est quant à lui basé sur un enregistrement réalisé dans le café kabyle en face de chez moi.
1981 : création du grand orchestre d'Un D.M.I. mêlant mes synthétiseurs aux cordes, cuivres et percussion. Francis Gorgé y joue de la guitare électrique. Bernard Vitet fabrique depuis les années 60 de nombreux instruments originaux, lutherie souvent copiée (clavier de poëlles à frire, de pots de fleurs, de limes ; contrebasse à tension variable ; trompes et flûtes chromatiques en PVC, trompette à anche, trompette plongée dans l'eau, cor multiphonique, etc.). À Musica à Strasbourg en 1983 nous créons la musique de L'homme à la caméra de Dziga Vertov pour cet ensemble.
1984 : La Bourse et la vie est une œuvre pour le trio (synthétiseur PPG, guitare électrique, trompette à effets) avec le Nouvel Orchestre Philharmonique de Radio France. En plein théâtre musical, nous risquons une grève (inscrite dans la partition !), mais le chef, Yves Prin, arrange le coup. Sur l'album Carnage, il y a également une pièce où nous remplaçons les instruments et les bruitages par des voix.
1985 : nous renouons avec la tradition des textes accompagnés en musique. Le K sera nommé aux Victoires de la Musique en 1992.
1987 : L'hallali est l'un des premiers CD à sortir en France, certainement le premier en musique nouvelle. Nous utilisons toutes les ressources de ce nouveau support (large plage dynamique, silence). Dans l'opéra-bouffe éponyme, j'utilise le vocodeur pour répondre à la soprano et à la basse qui interprètent les rôles principaux. La même année, je zappe en direct les chaînes de télévision sur satellite pour écrire un scénario à la volée que l'orchestre improvise illico.
1988 : l'album Qui vive ? intègre une radiophonie TV dans Des haricots la fin.
1992 : je participe à la création de la collection de disques Zéro de Conduite produite par André Ricros pour offrir aux enfants des œuvres de qualité conçues spécialement pour eux.
1993 : mon court-métrage Le sniper est la première fiction tournée à Sarajevo pendant le siège.
1994 : l'exposition-spectacle de la Grande Halle de la Villette Il était une fois la fête foraine scénographiée par Raymond Sarti est sonorisée par 70 sources indépendantes et des centaines de haut-parleurs.
1997 : Carton est le premier CD-Rom d'auteur à sortir en France. Je dois ce saut dans le multimédia au Puppet Motel de Laurie Anderson et à la confiance de Pierre Lavoie (Hyptique). Précédemment, avec Au cirque avec Seurat je pose les bases du design sonore dans les œuvres multimédia (humanisation de la machine, évolution de la partition en fonction du temps, notions de palette sonore, etc.). Mon site drame.org date de la même année.
1998 : le CD-Rom Machiavel est une œuvre comportementale réagissant au plaisir et à l'ennui, réalisée avec Antoine Schmitt.
1999 : le CD-Rom Alphabet est jugé par certains comme l'apogée de l'art interactif sur ce support. 15 prix internationaux.
2004 : La Pâte à Son, conçue avec Frédéric Durieu, anticipe le futur FluxTune, des machines à composer la musique sur un modèle radicalement différent du séquenceur.
2005 : Participation à la création du lapin Nabaztag, premier objet communicant grand public. J'invente pour lui tout ce qui passe par le conduit auditif.
En marge de ces créations, je suis fier d'avoir participé à la reconnaissance du statut d'improvisateur à la Sacem, ainsi qu'au dépôt sur support matériel plutôt que sur papier et à la signature collective, des réformes indispensables suite aux nouvelles pratiques. Je regrette que mes conseils n'aient pas été suivis en ce qui concerne la création sur les nouveaux médias et la mutation d'Internet. En ce domaine, mes interventions à la Sacem, à la Sacd et à la Scam semblent avoir été vains.
Toute cette autosatisfaction n'exclut pas que d'autres aient creusé leur sillon avant les miens. En réalité, personne n'invente jamais rien, il n'y a pas de création spontanée. Ce rappel permettra seulement de réintégrer mes différents apports à la chronologie.