Jonathan Buchsbaum, marié avec une Américaine d'origine caraïbienne dans une vie antérieure, m'expliquait qu'être noir aux USA ou en France ne signifie pas la même chose (si ce n'est les Antillais ou les Guyanais). Être issu de la colonisation ou de l'esclavage n'implique pas les mêmes séquelles. Car la culture du viol est inscrite dans l'Histoire américaine. Tandis que la polémique désigne des boucs-émissaires aux pratiques violentes de notre système machiste (lire précédent article), je revois le formidable documentaire de Raoul Peck, I Am Not Your Negro (Je ne suis pas votre nègre) qui sort en DVD chez Blaq out.
Ces jours-ci Roman Polanski ou Kevin Spacey sont mis à l'index alors que toute la population noire américaine est le fruit d'un viol massif. Il faut alors beaucoup d'hypocrisie pour se focaliser sur quelques personnes célèbres, un petit juif "polack" (dixit le juge !) et un homosexuel qui fait son "coming out" (il manque un noir à la panoplie), alors que le pays entier s'est fondé sur le génocide des "natives" sans jamais le reconnaître, puis sur ce viol généralisé qui a donné naissance à des centaines de millions d'enfants dont les ancêtres sont très rarement exclusivement noirs ! Face à l'image que la société américaine lui renvoie, le jeune Baldwin ne se rend d'ailleurs compte de la couleur de sa peau et de ce que cela implique que vers l'âge de six ans. J'en connais ici qui ont attendu quatorze ans pour le comprendre !
En France, colonie économique états-unienne, on emboîte le pas vite fait à cette hypocrisie qui consiste à désigner des boucs-émissaires pour camoufler le sexisme généralisé. Que l'on commence par donner des salaires équivalents aux femmes et aux hommes ! Que l'on sélectionne plus d'œuvres de femmes dans les festivals et que les jurys ne soient pas presque exclusivement masculins ! En période de crise économique, entendre d'exploitation maximale de "l'homme" par "l'homme", il est facile d'exacerber la vindicte populaire en se focalisant sur quelques cas pour provoquer un retour au puritanisme et exiger la censure. Pensez-vous sérieusement que condamner quelques violeurs ou acteurs d'harassements sexuels résolve la question de la violence faite aux femmes ? Toutes les religions s'emploient depuis des millénaires à les rabaisser. En 1975, alors que j'étais assistant sur un disque pour célébrer l'Année de la Femme produit par le PCF, le Comité Central censura une phrase d'Engels qu'il trouvait trop dure pour les ouvriers : "la femme est le prolétaire de l'homme". Cela m'est resté en travers de la gorge. Si la question ne génère pas un nouveau puritanisme, elle a le mérite de rappeler la différence abyssale du statut social des hommes et des femmes dans notre civilisation.
Fin 1993 je fus accusé par le responsable de la BBC de n'avoir plus de recul avec les évènements et d'être devenu Sarajévien. Je réalisais alors chaque jour un court métrage dans le cadre de Sarajevo Under Siege. Je répondis que je les emmerdais, car j'étais juif, noir, femme et pédé, choisissant toujours le camp des opprimés. Sans rentrer dans les détails, ma colère me fit accoucher de la première fiction tournée pendant le siège, Le sniper, qui fit le tour du monde. Je souhaitais montrer que l'information objective n'existait pas dès lors que l'on cadrait et montait un film. Le concept de cinéma-vérité est une fumisterie.


Il est dommage que Raoul Peck se soit planté en réalisant Le jeune Karl Marx de manière conventionnelle. Si le sujet est génial, remettant ce "dieu" barbu à hauteur d'homme en suivant la genèse de l'étincelle révolutionnaire, le biopic est banal dans son traitement. Peck est plus inventif dans ses documentaires que dans ses fictions, trop américanisées. S'il met énormément de poésie dans les premiers, le fait de vouloir faire entrer la réalité dans les seconds les formate. Il n'empêche que c'est un cinéaste incontournable, qu'il filme en France L'école du pouvoir ou L'affaire Villemin, au Congo Lumumba ou au Rwanda Quelques jours en avril, aux USA I Am Not Your Negro, en Europe son film sur Marx, et surtout en Haïti, sa patrie, avec Moloch Tropical et bien d'autres. Ministre de la Culture de la République d'Haïti de 1995 à 1997, il est président de la Fémis depuis janvier 2010. Je préfère donc ses documentaires où la poésie critique rivalise avec l'intelligence comme Le profit et rien d'autre qui constitue un modèle pédagogique sur la situation économique planétaire, jouant sur les idées plus que sur les chiffres ou les anecdotes. De même je me souviens avoir préféré le documentaire Lumumba, mort d'un prophète à sa fiction, pour les mêmes raisons qui me font applaudir I Am Not Your Negro.


Raoul Peck crée une œuvre rythmée par les 30 pages de notes que James Baldwin a rédigées sans terminer le livre qu'il avait prévu. Lu par Samuel L. Jackson ou JoeyStarr selon les versions anglaise ou française, le texte est magnifié par les archives des assassinats de Medgar Evers, Malcolm X, Martin Luther King, et la répression policière, voire militaire, des émeutes raciales. Les images contemporaines immergent le récit dans une géographie montrant la rémanence de l'Histoire. Sur le DVD, Peck raconte comment il a découvert le texte inédit de Baldwin autour des trois assassinats, choisi de ne faire entendre aucun autre témoin et comment il a construit son film autour d'une histoire, une histoire vécue, devenue une œuvre audiovisuelle qui interroge l'Histoire. Les autres bonus sont aussi passionnants. En 1971 Baldwin remonte le temps de l'enfance avec sa découverte d'être noir et ce que cela signifierait désormais, d'où son départ pour Paris pour fuir la folie et la mort. Toujours en français, dans le film de Koralnik de 1962 qui s'inspire de sa Chronique d'un pays natal (Notes of a Native Son, 1955), Baldwin raconte ce que lui évoque son voyage en Suisse, du racisme ordinaire et de la xénophobie. Peck comme Baldwin insistent sur une Histoire spécifiquement américaine, et sur la manière dont nos racines orientent notre regard.

→ Raoul Peck, I Am Not Your Negro, DVD Blaq out, incluant un entretien avec Peck, Un Étranger dans le village, documentaire de Pierre Koralnik et James Baldwin à propos de son enfance à Harlem, 18,90€