Dans quoi me suis-je lancé en acquérant le livre de Harry Partch, Genesis of A Music ? Peut-être que si l'ouvrage était en français mes paupières seraient moins lourdes. C'est pourtant passionnant, une plongée incroyable dans un univers qui finira par être découvert comme ce fut le cas pour Moondog qui influence tant de jeunes compositeurs aujourd'hui. J'imagine qu'on pourrait le glisser entre le Viking de la 6e Avenue et Conlon Nancarrow. Si le minimalisme et les rythmes de Moondog sont facilement transposables, comment négocier l'échelle musicale à 43 degrés (ou octave à 43 tons inégaux dérivée de la série des harmoniques naturelles) pour laquelle Harry Partch a construit tout un orchestre d'instruments sur mesures, de fabuleuses sculptures sonores ? Mon dernier synthétiseur, le Terra de Soma, est accordable selon les désirs du compositeur californien décédé en 1974 à l'âge de 73 ans, mais rien ne vaut les timbres des marimbas diamant, basse, Eroica ou Mazda, des chambres de nuages ou des pertes de guerre, du Zymo-Xyl ou de l'Eucal Blossom, de ses Chromélodéons ou du Mbira Bass Dyad.
Il y a deux ans j'avais republié deux articles que j'avais consacrés à Partch, découvert grâce à François qui travaillait au magasin d'importation de disques Givaudan, boulevard Saint-Germain. J'y évoquais, entre autres, l'extraordinaire spectacle présenté en 2016 à la Grande Halle de La Villette par Heiner Goebbels. Il s'agissait de l'opéra Delusion of The Fury dont le coffret m'avait sidéré à sa sortie en 1971. Quant à Nancarrow ces rouleaux pour pianos mécaniques ne sont pas non plus faciles à s'approprier pour en faire autre chose, et ses instruments sont à peine plus simples à faire voyager. Ces trois compositeurs américains sont des iconoclastes, des artistes véritablement indépendants. Et donc en 1949 Partch a publié un bouquin de 500 pages sur la musique microtonale, l'influence qu'eurent les musiques du monde sur cet autodidacte (hymnes chrétiens, berceuses chinoises, rituels des Indiens Yaqui ou du Congo, musique populaire cantonaise ou des vignobles d'Oklahoma...).
C'est la seconde édition de 1974 de Genesis of Music que j'ai entre les mains. Précurseur du théâtre musical, Partch a choisi de fondre l'écart entre les musiciens et les chanteurs, de les faire s'incarner, par la danse, les costumes et la lumière, soit la corporéalité contre l'abstraction. Dans le chapitre De l'Empereur Chun au Terrain vague il analyse en quelques pages les étapes majeures de l'Histoire de la musique, puis dans le suivant il aborde les tendances américaines. Mais il rentre vite dans le vif du sujet, la tonalité, l'accord, le tempérament. C'est précis, techniquement documenté. Une grosse partie du livre concerne la description de ses instruments et l'étude de six de ses pièces pour revenir à l'histoire de l'intonation. Son travail sur la microtonalité marquera John Cage, Steve Reich, mais aussi Tom Waits, The Residents ou Dr. John... Il existe deux disques où des musiciens créent une œuvre à part entière sur des instruments de Partch : Stranger to Stranger de Paul Simon en 2016, et précédemment l'album Weird Nightmare: Meditations on Mingus, produit en 1992 par Hal Willner avec Bill Frisell, Vernon Reid, Henry Rollins, Marc Ribot, Keith Richards, Charlie Watts, Don Byron, Henry Threadgill, Gary Lucas, Bobby Previte, Leonard Cohen, Diamanda Galás, Chuck D, Elvis Costello, etc.


Plus facile d'approche que le document exceptionnel que représente l'ouvrage théorique est la musique elle-même ! Ainsi ai-je récemment ajouté à ma collection de disques de Harry Partch deux CD sortis respectivement sur Bridge Records en 2014 et 2019, Plectra and Percussion Dances et Sonata Dementia, tous deux interprétés par un ensemble qui porte le nom du compositeur. Le premier fut conçu comme un triptyque avec Castor & Pollux, Ring Around The Moon (où une belle part est faite au récitant, préoccupation récurrente de Partch pour l'intégrer à l'ensemble) et Even Wild Horses. Jusqu'ici aucune n'avait été jouée correctement ou intégralement. Le second CD est encore plus étonnant, offrant des pièces inédites telles la partition d'un film expérimental, Windsong, ou la Sonata Dementia en trois mouvements : Abstraction & Delusion / Scherzo Schizophrenia / Allegro Paranoia. On retrouvera cet humour dans les paroles des chansons. Les 12 intrusions font entendre de magnifiques percussions et Ulysses at the Edge of the World fut écrit pour Chet Baker, mais jamais enregistré ! Le disque se termine sur un chant des Indiens d'Amérique diffusé par un rouleau en cire de 1904 et Barstow: Eight Hitchhikers’ Inscriptions chanté par Partch lui-même à la guitare sur huit graffiti d'autostoppeurs découverts dans la ville désertique de Barstow. Que vous connaissiez déjà sa musique ou que mon article vous y amène, ces disques sont deux petites merveilles.