Jean-Jacques Birgé

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lundi 20 mars 2023

Le Kronos décrit un arc-en-ciel en Asie Centrale


Pour la septième fois en trois jours [j'écoutais] le nouveau CD du Kronos Quartet enregistré en compagnie de musiciens afghans et azéris. L'album financé par The Aga Khan Music Initiative in Central Asia est accompagné d'un DVD, sorte de making of et de catalogue pour la collection Music in Central Asia réunissant huit autres références qui me font envie. Rainbow, un de leurs meilleurs depuis longtemps, propose une pièce d'une demi-heure du compositeur Homayun Sakhi et cinq mélodies d'Azerbaïdjan arrangées par Alim Qasimov. La première est censée réfléchir la multitude de communautés afghanes avec les parties du Kronos arrangées par un habitué du quatuor, Stephen Prutsman, et la participation du compositeur lui-même au rubab, luth aux cordes sympathiques, Salar Nader au tabla, Abbos Kosimov au doyra et qayraq, d'autres percussions. Les morceaux suivants sont arrangés pour le Kronos par Jacob Garchik avec l'ensemble de Qasimov qui chante avec sa compagne Fargana Qasimova, accompagnés de Rafael Asgarov au balaban, une sorte de hautbois, Rauf Islamov au kamancha et Ali Asgar Mammadov au tar, deux instruments à cordes, Vugar Sharifzadeh au naghara, un tambour. Tous ces instruments sont présentés en images, textes et extraits sonores sur le DVD et sur le livret de 44 pages.
Pour ces deux rencontres les arrangeurs ont dû trouver un moyen de figer les improvisations des Azéris et d'interpréter les enregistrements de l'Afghan pour que le Kronos puisse s'y fondre. Les musiciens traditionnels se mêlent merveilleusement aux partitions écrites du quatuor américain parfois tenté par un jeu plus ouvert. Le résultat, d'une incroyable unité, nous entraîne dans des contrées que l'on souhaiterait libérées de la colonisation déguisée des profiteurs belliqueux [ou de l'absurdité des mâles qui ont accaparé le pouvoir]. Le changement de repères nous fait chavirer, un peu comme hier matin lorsque je montrais à Sonia le film Les saisons de Pelechian avec les hommes dévalant les pentes entraînés par les immenses meules qu'ils tirent derrière eux ou faisant traverser leurs moutons à gué et à cheval au milieu des flots bouillonnants. À l'art du montage cinématographique de l'Arménien, j'oppose la fluidité et l'évidence de la musique, deux formes d'art que je tente de réunir dans mon propre travail. En me fixant des modèles inaccessibles, je peux me laisser inspirer sans risquer de les suivre !
Sur le site de l'éditeur Smithsonian Folkways, on peut avoir un avant-goût de chacun des neuf double albums en regardant gratuitement les making of mis en ligne. Tandis que je rédige ces notes, je ne peux m'empêcher de commander ceux d'Homayu Sakhi, des Qasimov et les rencontres sur les traces de Babur, trois volumes de la collection. Ces musiques m'insufflent une énergie hors du commun telle que les musiques traditionnelles savent transmettre, du jazz le plus hirsute au tango intello de Piazzolla, des tambours africains aux rythmes tziganes des parias reconduits à la frontière par une bande de bandits incultes.
Si vous préférez le Kronos Quartet et que vous voulez les soutenir ou vous faire un petit plaisir, sur la page Give de leur site vous [pouviez] vous faire une idée de ce qu'il vous en [aurait coûté], donations pures ou jusqu'à 149$ des enregistrements inédits, jusqu'à 499$ un CD avec autographe, 2499$ assister à un concert privé, 4999$ une répétition, 9999$ un dîner, 24999$ David Harrington en DJ chez vous, 49999$ avec concert du quatuor... C'est donné ? [Les prix ont probablement augmenté depuis cet article 31 août 2010] ? Je traduis peut-être mal le Give du titre de leur page...

vendredi 17 mars 2023

Dangers et limites de l'IA par elle-même


J'ai demandé à ChatGPT "Quels sont les dangers de l'IA ?". L'application d'intelligence artificielle m'a répondu :

L'intelligence artificielle (IA) présente plusieurs dangers potentiels, notamment :
1. Les biais : les algorithmes d'IA peuvent refléter les préjugés ou les discriminations de leurs concepteurs ou des données sur lesquelles ils ont été entraînés. Cela peut entraîner des résultats injustes ou discriminatoires, notamment dans les domaines de l'emploi, de la justice ou de la santé.
2. Le remplacement d'emplois : l'IA peut automatiser certaines tâches, ce qui peut entraîner la suppression d'emplois ou la réduction des salaires dans certaines industries. Cela peut avoir des conséquences économiques et sociales importantes.
3. Le contrôle des données : l'IA dépend des données pour fonctionner, et les entreprises ou les gouvernements qui contrôlent ces données peuvent utiliser l'IA pour surveiller ou contrôler les individus.
4. Les cyberattaques : l'IA peut être utilisée pour concevoir des attaques informatiques sophistiquées, ce qui peut compromettre la sécurité et la confidentialité des données.
5. L'impact environnemental : l'IA nécessite des ressources importantes en termes d'énergie et de traitement de données, ce qui peut avoir un impact négatif sur l'environnement.
Il est donc important de mettre en place des réglementations et des éthiques rigoureuses pour l'utilisation de l'IA afin de minimiser les risques et d'assurer que son développement se fasse dans l'intérêt de la société dans son ensemble.

Comme cela ne me suffisait pas, j'ai renchéri : "quelles sont les limites de l'IA ?"

L'intelligence artificielle (IA) a fait d'énormes progrès ces dernières années, mais il existe encore des limites importantes à son utilisation et à son développement. Voici quelques-unes des limites les plus importantes de l'IA actuelle :
1. Apprentissage limité : Les algorithmes d'apprentissage automatique utilisés dans l'IA ont besoin d'une grande quantité de données pour fonctionner correctement. Dans de nombreux cas, ces données ne sont pas disponibles ou sont de mauvaise qualité.
2. Compréhension limitée : L'IA est très bonne pour résoudre des problèmes spécifiques dans des domaines limités, mais elle a du mal à comprendre des situations complexes ou à s'adapter à des situations imprévues.
3. Limites du traitement du langage naturel : Les systèmes de traitement du langage naturel (NLP) de l'IA peuvent comprendre et produire du langage humain à un niveau de base, mais ils ont encore des difficultés avec les nuances et les subtilités du langage humain.
4. Biais : Les algorithmes d'IA sont formés sur la base des données qu'ils reçoivent, et si ces données sont biaisées, cela peut se refléter dans les résultats de l'IA. Il est important d'être conscient de ce biais et de travailler à le réduire.
5. Manque d'empathie : L'IA n'a pas la capacité d'empathie ou de compréhension des émotions humaines, ce qui limite sa capacité à interagir avec les êtres humains de manière significative.
6. Éthique : Les décisions prises par les systèmes d'IA peuvent avoir des conséquences importantes sur les êtres humains, et il est donc important d'adopter une approche éthique pour la conception, le développement et l'utilisation de l'IA.
Il est important de noter que ces limites ne sont pas insurmontables et que de nombreux chercheurs travaillent sur des solutions pour les surmonter. Cependant, il est important de reconnaître que l'IA a encore des limites importantes et qu'elle ne peut pas remplacer complètement l'intelligence humaine dans tous les domaines.

No comment.

jeudi 16 mars 2023

Chronique d'une révolution féministe


En regardant l'affiche du film de Nina Faure j'ai repensé au slogan que Marianne avait épinglé dans notre cuisine au début des années 70 : "Une femme sans homme, c'est comme un poisson sans bicyclette". Je me suis aussi souvenu du disque pour l'Année de la femme (ça ne s'invente pas !) produit en 1975 par la Parti Communiste Français et pour lequel, jeune assistant, le Comité Central m'avait refusé la phrase d'Engels "la femme est le prolétaire de l'homme", soi-disant trop dure pour les camarades. Mon opinion sur ceux que nous appelions les révisos était déjà faite !


Chronique d'une révolution féministe est le sous-titre du film We are coming de Nina Faure. Le titre est bizarrement en anglais comme les chansons américaines à la fin de nombreux films français, ce qui n'est pas le cas ici lors du générique de fin de ce documentaire essentiel, la musique étant de Lou Cadet (TedaAK). Dès le début, Nina Faure attaque direct sur l'ignorance des femmes de leur propre morphologie, à savoir leur clitoris. Comme la suite reste fondamentalement pédagogique, même si traitée avec beaucoup d'humour et de joie communicative, je me suis aussitôt fait la remarque de l'ignorance des hommes sur leur propre plaisir lorsqu'ils assimilent l'éjaculation à l'orgasme masculin. Un autre film reste à faire si l'on veut comprendre ce qui est resté jusqu'ici inextricable dans le rapport sexuel, d'autant que le portrait à charge, néanmoins juste et justifié, ne leur donne pas la parole, si ce n'est par leur incapacité à témoigner, du moins telle qu'elle est là mise en scène. Ce court-circuit est ce qui m'ennuie dans les revendications féministes actuelles d'une jeunesse prometteuse, de plus en plus motivée. Mais peut-être faut-il en passer par là pour faire vaciller des siècles de patriarcat ? L'inconscient de la réalisatrice, présente hier soir à l'avant-première au Cin'Hoche de Bagnolet, lui joue d'ailleurs des tours lorsqu'à la fin du film elle annonce que les questions des hommes cis feront l'objet d'une seconde partie du débat, qui se clôturera pourtant sans qu'aucun n'ait pu en placer une ! Si les propositions de groupes de paroles, de grève du travail domestique (sur le modèle des Islandaises en 1975, et j'ai évidemment pensé à Lysistrata) sont formidables, elles aboutissent à une critique mécaniste de l'hétérosexualité par manque de dialectique. Et la revendication communautaire pointe évidemment son nez à la fin de la démonstration. J'avoue avoir une aversion pour tout repli communautaire, qu'il soit religieux, sexuel, local, professionnel ou autre. Si le film de Nina Faure est indispensable, de salubrité publique et d'une santé réjouissante, son efficacité est réduite par l'absence d'analyse de la réalité masculine au profit de la terrible oppression que les hommes font subir au "sexe opposé". Pas facile de devoir endosser le costume du mâle hétéro dans ces conditions, mais la brutalité absurde dont mes congénères font preuve depuis des siècles n'est pas plus confortable à assumer, si ce n'est en dénonçant la complicité des mères. Homme ou femme, allez le voir (il est programmé à l'Espace Saint-Michel à Paris pour les deux semaines à venir), il interroge et passionne, même si je reste sur ma faim.

mercredi 15 mars 2023

Le sexe assisté


Douze ans avant les témoignages "no sex" d'Ovidie et d'autres écrivaines qui uniformisent un peu vite les rapports sexuels entre hommes et femmes mais donnent un coup de pied dans la fourmilière, embarrassé par les frontières floues initiées par le mouvement MeToo qui aura eu le mérite de révéler des réalités insupportables comme "la promotion canapé" ou plus souvent "la pute gratuite", troublé par les replis communautaires que génèrent les questions du genre, je reproduis un article du 15 septembre 2010 sur trois films de Jean-Michel Carré qui m'avaient particulièrement remué.

En choisissant de regarder d'abord Sexe, amour et handicap, j'y allais plutôt à reculons, mais il faut parfois se faire (douce) violence pour avancer. J'avais choisi celui des trois films de Jean-Michel Carré qui a priori m'attirait le moins. J'ai été longtemps gêné par les handicapés et je continue à ne me pas me sentir rassuré, mais très vite le film m'époustoufle par la liberté des propos énoncés. Carré fait sauter un verrou énorme en évoquant le désir sexuel des handicapés tant moteurs que cérébraux, hommes et femmes, et la charge de celles et ceux qui les aident et que l'on nomme assistants sexuels. Il bouleverse le regard porté sur la prostitution qu'il avait déjà abordé avec Les travailleur(s)es du sexe.
Dans ce précédent documentaire, le réalisateur montre l'hypocrisie de notre société libérale. En France, la fermeture des maisons closes par Marthe Richard en 1946 avait jeté les filles dans la rue, la loi Sarkozy de mars 2003, alors ministre de l'Intérieur, qui réprime le racolage passif et profite à la mafia, les rend encore plus vulnérables. Leurs témoignages critiques, intelligents, sensibles remet les pendules à l'heure. Avec un regard politique sur leur métier, elles mettent en question l'exploitation de l'homme par l'homme, la prostitution non sexuelle comme la nécessité de l'assistance. Hommes et femmes, là encore, racontent leur profession en insistant sur leur rébellion contre une société basée sur la frustration, la répression et le formatage.
Les deux films sont précédés de la bande-annonce du documentaire de Virginie Despentes, Mutantes. Je croyais à tort avoir gardé le meilleur pour la fin. Là où je m'attendais à une succession de provocations "féministes porno punk" comme annoncé, le film est un montage rapide de fantasmes conventionnels. Au delà de la libération acquise par les féministes "pro-sexe" dans les années 80, la fascination réactionnaire des artistes interviewées pour le machisme mâle éclate sur l'écran contrairement aux prolétaires du sexe filmé(e)s par Jean-Michel Carré dont les revendications apparaissent autrement plus vitales et révolutionnaires. Ses deux enquêtes nous remuent fortement, laissant des traces indélébiles tandis que les commentaires explicatifs de Despentes montrent les limites de son sujet et de son montage. Elle cherche vainement à épater ou à choquer quand Carré remue le couteau dans la plaie des idées reçues. Le spectacle n'égalera jamais l'incroyable scénario du réel et, à comparer ces films, l'on assiste à une manifestation involontaire et passionnante de la lutte des classes. Le sexe en fait partie, comme de bien entendu...
En bonus, les entretiens de Despentes avec Catherine Breillat, Lydia Lunch, Annie Sprinkle, nettement plus intéressants que l'ennuyeuse suite d'extraits qui composent Mutantes, rejoignent les interrogations des films de Carré, mais les performances de Victor Marzouk, Laszlo Pearlman, Pierna Lungas et Pellea de Perras, plates représentations fantasmatiques des poncifs les plus en vogue, soulignent définitivement les limites du spectacle face aux urgences du quotidien. C'est dommage, car j'avais beaucoup aimé Baise-moi, et plus encore King Kong Théorie. J'espère ne pas être aussi déçu par Apocalypse Bébé [...]
Un troisième film de Jean-Michel Carré complète le coffret DVD [...] Drôle de genre est une comédie satirique où les rôles homme-femme sont inversés. C'est un peu outré et systématique, mais la relation ne l'est-elle pas ? Comme dans le film de Despentes, les femmes n'auraient pas d'autre choix que d'imiter les hommes et vice versa ! On pourrait pourtant rêver qu'elles ne commettent pas les mêmes absurdités ni les mêmes grossièretés si elles décidaient de bouleverser l'ordre imposé depuis l'éternité. À moins d'une catastrophe planétaire, ce ne semble pas pour demain...

mardi 14 mars 2023

Nuits blanches


Nuits blanches a la brutalité du rêve : rien n'est plus cruel que le réveil. En 1957 Lucchino Visconti abandonne le néoréalisme qui a fait son style et son succès pour un néoromantisme où le réalisme poétique sert l'intemporalité du conte. À l'époque la critique ne lui pardonnera pas. La beauté des images en noir et blanc colle avec les contradictions intérieures des protagonistes ; le flou du brouillard qui les grise, réalisé avec des tulles immenses au lieu d'effets de fumée, la neige qui tombe sur un coup de baguette magique font ressortir les sentiments puissants qui nous enchaînent et nous entraînent. Visconti porte le théâtre essentiel à l'écran par une maîtrise absolue de l'art cinématographique. Il construit à Cinecitta le décor de Livourne, la petite Venise, pour que l'intrigue soit non seulement de toujours, mais aussi de nulle part. Dans l'un des bonus qui accompagne la superbe copie remasterisée (Ed. Carlotta), le chef costumier Piero Tosi évoque le réalisateur avec une élégance et une maîtrise dont on devine la complicité avec le maître. Le film est une leçon de vie et une leçon de cinéma. La solitude des personnages montre à quel point il est difficile de partager le même rêve. Marcello Mastroianni en garçon pudique hors de son temps, Maria Schell en jeune fille à peine sortie des jupons de sa grand-mère, Jean Marais en beau ténébreux étonnamment froid et absent, Clara Calamai la prostituée dont la tendresse et l'injustice font partie du métier, vivent dans des mondes parallèles.
En revoyant le film, j'ai pensé au tragique Parapluies de Cherbourg de Jacques Demy, et puis j'ai eu très envie de revoir Les quatre nuits d'un rêveur, autre adaptation du même roman de Dostoïevski par Robert Bresson en 1971. Plus récemment James Gray rendit explicitement hommage au romancier russe et au réalisateur italien en filmant Two Lovers. La version de Bresson est, comme chez Visconti, en porte-à-faux par rapport à ses précédents films, plus terre à terre dans cet impossible qui le caractérise. Ses effets de modernité sont encore plus caricaturaux que le rock 'n roll de Nuits blanches, mais ils en retirent une éternité blessante qui nous renvoie encore à notre solitude tout en étant plus que jamais de notre temps. Sa direction clinique renforce l'aspect obsessionnel. Les quatre nuits d'un rêveur est, je crois, bloqué [en France] par des problèmes de droits, mais il serait passionnant de le comparer aux Nuits blanches comme le fit Criterion en publiant ensemble Les bas fonds porté à l'écran par Jean Renoir et Akira Kurosawa d'après un roman cette fois de Maxime Gorki...
Au cinéma, le pouvoir de l'imagination confère aux films un ailleurs qui nous est proche et que nous ne pouvons partager avec personne. Un célèbre carton dans Nosferatu de Murnau effleure cet inconscient qui se raccroche au réel en s'appuyant subrepticement sur le phénomène d'identification, reconnaissance de ce que nous avons déjà vécu, fut-ce dans un rêve : "De l'autre côté du pont, les fantômes vinrent à sa rencontre."

Article du 16 juillet 2010

lundi 13 mars 2023

Sans pète au casque


Sans pète au casque... Mais tout de même j'ai eu chaud ! Embouteillage d'automobiles, de cyclistes et de piétons traversant tous n'importe comment la place Auguste Métivier devant la station de métro Père Lachaise.
Je connais très bien l'endroit pour y avoir eu mes fenêtres pendant treize ans. À cette époque-là il n'y avait pas de couloirs pour les vélos ni de feux tricolores un peu partout. Un jour un hélicoptère a même atterri en son centre pour emporter un grand brûlé. Certains soirs je voyais des noctambules escalader les murs du cimetière. Il paraît que récemment ont été installés des barbelés pour empêcher les rendez-vous nocturnes et les profanations. Où sont passés les chats ? Je me rappelle Zouzou que les mamies considéraient comme le roi de ce petit peuple. Il arrivait aussi que des cortèges de manifestants passent devant chez nous. Lorsqu'Elsa était petite, elle s'en souvient encore parce que c'était le jour de son anniversaire, mais aussi celui de la mort de Jim Morrison, le boulevard de Ménilmontant avait été envahi de jeunes gens qui avaient campé là toute la nuit. Mouloudji et Gotainer habitaient en face et Lucienne, l'adorable fromagère chez qui ils se fournissaient comme nous tant elle connaissait son métier, votait Arlette Laguiller. Mais la place a changé. Tout comme Paris s'est transformé depuis que j'ai déménagé de la rue Vivienne à la rue Léon Morane (devenue rue des frères Morane), puis à Boulogne à deux pas de la Porte de Saint-Cloud avant d'enfin revenir à ma ville natale place de la Butte aux Cailles lorsque ce quartier était encore populaire. C'est comme si nous avions chaque fois fui les arrondissements avant qu'ils ne deviennent bourgeois. Cela n'a rien d'étonnant vu les revenus de mes parents puis les miens pendant longtemps. Le plus gros changement fut l'obligation de rouler phares allumés, jusque là Paris portait merveilleusement son nom de ville lumière ; en en rajoutant, certes pour éviter quelques écrasements de passants, l'afflux l'a éteinte, faisant disparaître ses ombres mystérieuses.
Or jeudi dernier vers 17h j'ai fait comme tout le monde en tentant de rejoindre l'avenue de la République depuis l'avenue Gambetta. Au moment où j'allais emprunter la voie vélo j'ai vu arriver en trombe un cycliste à la monture très large qui roulait objectivement comme on fait lorsqu'on veut que tout le monde s'écarte sur son passage. J'avançais tout doucement, mais j'ai tout de même freiné pour le laisser passer alors que je devais me glisser dans l'espace étroit où s'interrompt la petite bordure qui délimite la voie vélo. Je hais ces longs monticules particulièrement dangereux, préférant largement prendre des rues sans protections, mais permettant plus facilement d'éviter les nouveaux chauffards que sont cyclistes et trottineurs. Je ne sais pas ce que j'ai fabriqué, un coup de guidon ou heurté cette bordure, je suis tombé sur le côté droit. Ma tête a heurté le trottoir. La cagoule et le casque que je portais m'ont sauvé tant le choc était violent. En plus, en ce moment j'ai des cheveux ! J'ai eu le temps de voir le cycliste brutal s'arrêter, se retourner et filer à l'anglaise pendant que deux Africains prévenants m'enjoignaient de ne pas me relever. Je les ai rapidement rassurés. Bizarrement je saignais du pouce gauche sous mon gant de cuir déchiré. Ni ma monture ni mes vêtements n'étaient esquintés, mais je sentais le coup sur ma tempe. Après un temps de respiration j'ai repris délicatement ma route vers le Centre Jacques Bravo où Linda Edsjö présentait son solo In This House, spectacle tout frais construit de bruits et de douceurs. Entre temps j'avais traversé une manif boulevard Magenta où les flics étaient plus nombreux que les manifestants, sans compter les cars planqués dans les rues adjacentes. Le lendemain mes courbatures étaient évidemment extrêmement douloureuses et invalidantes, et le surlendemain pas moyen de lever les bras. Si on me crie "haut les mains !" je suis mort. Rendez-vous est pris avec mon ostéo que j'avais justement consulté la veille ! J'en vois deux qui se marrent. Mais franchement, je le dis à tous mes ami/e/s : ne pédalez pas sans casque, même pour faire cent mètres. Pascal s'était retrouvé à l'hôpital le seul jour où il l'avait laissé chez lui, et je connais maintenant une dizaine de proches qui ont été accidentés. Le port du casque fait toute la différence.

vendredi 10 mars 2023

Pornographie du direct


Je pense évidemment à France, le dernier film de Bruno Dumont, en relisant mon article du 28 août 2010...
Heure de la sieste. Allongé sur le dos. Testant les chaînes TV sur mon nouvel iPhone je tombe par hasard sur la prise d'otages de Manille diffusée en direct sur Euronews. Séquence pornographique. Extrême violence du voyeurisme. Suspense de l'absurde. Un ancien officier de police, viré deux ans auparavant, s'est engagé dans cette entreprise suicidaire et criminelle pour demander sa réintégration ! Ce genre de coup de folie découle directement de l'écho médiatique qu'il est susceptible de rencontrer. La presse est complice. Tout a commencé dix heures auparavant, mais je ne regarde que le dénouement. Les commentaires des deux présentatrices sont ce qu'il y a de plus déprimant, parce qu'ils démontrent l'inanité de la télévision, son absence de regard. Traduisant servilement le prompteur en bas de l'écran et tentant maladroitement de comprendre les images depuis Bruxelles, les deux prétendues journalistes ne font que répéter avec un léger délai ce que n'importe quel spectateur est capable de voir, à condition de lire l'anglais, certes. Il y a bien des psychologues pour s'occuper des rescapés, ne devrait-il pas y en avoir pour nous accompagner ? Ne sommes-nous pas aussi les otages de cette société du spectacle ? Puisque c'est ainsi on pourrait imaginer d'autres compétences pour suivre l'action. Qu'est-ce qui peut pousser un individu à un tel désespoir ? Quels processus névrotiques poussent les prisonniers, les employés de France Telecom (l'autre nom d'Orange !), les forcenés, à se suicider, voire entraîner avec eux une quinzaine de touristes hong-kongais ? Pourquoi les cameramen cadrent-ils de telle ou telle manière ? Sur place, c'est le cafouillage le plus complet. Il pleut à torrent. Les parapluies obstruent les objectifs. La foule se presse. Au cours de l'assaut du bus immobilisé on entend plusieurs fois des gens rire. Qui sont-ils ? Comment une journaliste se retrouve-t-elle avec la responsabilité de devoir tenir en haleine les téléspectateurs tandis qu'il ne se passe rien à l'image ? Quel est son parcours professionnel ? Comment le preneur d'otages a-t-il choisi ses victimes ? Il semble qu'il ait relâché les enfants et les vieux. Mais ensuite ? Quelle marche de manœuvre a celle ou celui qui est en joue devant un M16 ? Comment sont formés les policiers pour résoudre ce genre de drame ? Quel degré de sophistication possèdent leurs armes ? Passé le fait divers, de quel malaise est-ce le symptôme ? Depuis le passage à l'acte de l'assassin jusqu'à l'absence de recul criminelle de la télévision, que nous inspire la société que nous avons façonnée, que nous le voulions ou non ? Jusqu'à quelles extrémités sommes-nous prêts à aller ? Comment évaluer notre degré de complicité ? Décidément, la bande-son de ce reportage manquait fatalement de profondeur... Je m'emporte probablement parce que je ne regarde jamais la télévision. Mais la presse écrite vaut-elle guère mieux ?

jeudi 9 mars 2023

Les uchronies de Jaco van Dormael


Neuf ans après cet article du 17 août 2010, j'avais découvert Cold Blood à La Scala à Paris, un spectacle illusionniste où le cinéma se jouait en temps réel, signé Jaco Van Dormael et Michèle Anne De Mey... On y retrouve ses interrogations sur la mort, et donc la vie, qui m'avaient impressionné à la projection de Toto le héros... En 2015 était sorti Le Tout Nouveau Testament qu'il avait aussi réalisé...



Seconde chance pour Mr Nobody, un film quantique

Après Toto le héros (1991) et Le huitième jour (1996), le cinéaste belge Jaco Van Dormael [avait] attendu treize ans avant de réaliser son troisième long-métrage. Alors que le Festival de Cannes sélectionne quantité de navets, Mr Nobody (2009) a été refusé en sélection, mettant en danger sa sortie en salles, repoussée de plusieurs mois pour sortir discrètement en janvier 2010. Le scénario, fruit d'un travail quotidien pendant six ou sept ans, a dû être repris à la demande des distributeurs. Comme jadis Dans la peau de John Malkovich, l'édition DVD (Fox Pathé Europa) lui permettra peut-être de devenir un film culte au fur et à mesure des années. Car Mr Nobody échappe à la logique du cinéma de papa et fiston réunis, celui que nous infligent tant l'entertainment américain à destination des adolescents du monde entier formatés sur leur modèle et les balourdises hexagonales dont les ficelles ressemblent à des cordes à nœuds. Ce n'est pas non plus le cinématographe de grand-papa, même si l'invention plastique n'a rien à envier au temps du muet, car Mr Nobody est une autre manière de voir un film, si personnelle qu'elle n'augure pas même le cinéma de l'avenir. On peut éventuellement le rapprocher de l'excellent Eternal Sunshine of the Spotless Mind de Michel Gondry ou de l'épouvantable L'étrange histoire de Benjamin Button de David Fincher, en termes de préoccupations scénaristiques.


Impossible à raconter sans gâcher le plaisir du futur spectateur, Mr Nobody, 2h17 avec des comédiens anglophones, est un film d'anticipation, de construction complexe, basé sur les principes d'incertitude et les théories de Schrödinger, ce qui fit dire à des jeunes spectateurs qu'il s'agissait d'un film quantique ! Puisqu'il faut une explication à tout, la psychanalyse viendra au secours de la science pour justifier des univers parallèles que composent nos possibles "tant qu'on n'a pas choisi". Les images, les effets spéciaux, les décors sont à la hauteur de cet ambitieux projet qu'ils servent avec intelligence. Le recours à de nombreuses citations musicales sont justifiées par le propos et Jared Leto est formidable dans son rôle à transformations. J'en ai déjà trop dit, il vaut mieux vous souhaiter le plaisir de la découverte...

mercredi 8 mars 2023

Musique à distance du quartet Kaze & Ikue Mori


S'il y a deux ans leur précédent CD, Sand Storm, avait été enregistré en studio à New York, la nouvelle collaboration entre le quartet Kaze et la musicienne électronique Ikue Mori s'est déroulée à distance, d'une manière très originale. Lors d'un concert à Lille le trompettiste Christian Pruvost et le batteur Peter Orins ont diffusé les enregistrements new-yorkais d'Ikue Mori et ceux tokyoïtes de la pianiste Satoko Fujii et du trompettiste Natsuki Tamura. Les compositions des Japonais comme celles des Français enregistrées en studio ont été évidemment conçues pour permettre l'overdubbing, car chacun/e fut initiateur ou initiatrice d'une des pièces de l'album. Le résultat est très vivant, ne laissant pas supposer le délai spatio-temporel entre les improvisations des un/e/s et des autres. Des indications de jeu accompagnaient les fichiers envoyés d'un bout à l'autre de la planète. La musique est très libre, on dira abusivement free, tant les timbres et le rythme sont préférés à des mélodies facilement identifiables ou à des ensembles homogènes et uniformes. Elle joue sur l'énergie et le contraste, l'individualité et la complémentarité des protagonistes, distillant des surprises au détour des rencontres. Leur précédente collaboration, plus posée, à la fois homogène et contrastée, bénéficiait de la proximité, mais les deux démarches se complètent et offrent une bonne lisibilité des intentions de chacun/e comme de l'ensemble.

Avec Un drame musical instantané nous avions ainsi programmé l'échange de fichiers en 1989 avec le groupe Controlled Bleeding et en 2004 avec le Trio Ganelin. Les New-Yorkais n'ont hélas jamais renvoyé notre enregistrement amendé par leur contribution, mais j'eus le plaisir de travailler à distance avec eux il y a cinq ans (index 2 et 40). Le mélange (sans indication préliminaire) du Drame (composé alors du trompettiste Bernard Vitet, du violoncelliste Didier Petit et moi-même au synthétiseur) et du trio de Vyacheslav Ganelin (piano, trombone), Gershon Wayserfirer (oud) et Meidad Zaharia (percussion) n'est jamais sorti suite à la cessation d'activité de Mio Records, et seulement la moitié avait vu le jour. Nous étions enthousiastes, mais en musique on ne compte jamais les rendez-vous manqués... Kaze et Mori ont eu plus de chance !

→ Kaze & Ikue Mori, Crustal Movement, CD Circum-Disc, dist. Les Allumés du Jazz / Atypeek Distribution / Circum-disc, sortie le 17 mars 2023
→ Un D.M.I. & Ganelin, Overprinting, libre en écoute et téléchargement sur drame.org

mardi 7 mars 2023

Bernard Vitet avec Wayne Shorter...


1959. Jean m'envoie une photo de Bernard (Vitet) que je ne connaissais pas. Il est bord cadre, avec sa trompette, à côté de Georges Arvanitas, Wayne Shorter, Francis Darizcuren (ici au sax alto), Emmanuel Soudieux et Jean-Pierre Drouet. Mêmes soirées que les fameux passages d'Art Blakey et les Jazz Messengers au Club Saint Germain, précise Jean qui se souvient avoir discuté avec Bernard, ici un soir de 2001, de la "philosophie de la paresse" que Wayne Shorter évoquait dans Jazz Hot. C'est le genre de truc qui devait plaire à mon camarade. Il ne m'a jamais remis une pièce terminée, il fallait toujours que je recolle les morceaux et je rentrais les notes dans l'ordinateur sous sa dictée parce qu'il n'a jamais tenu une souris ! À l'époque de la photo, le jazz se jouait souvent dans les caves. J'imagine que c'est la mort récente de Wayne Shorter qui a fait remonter celle-ci de quelque archive. Bernard m'avait conté qu'un soir il avait vraiment mal joué. Il remplaçait tout simplement Miles Davis dans le "quintet de rêve", soit Shorter, Herbie Hancock, Ron Carter et Tony Williams, mais Miles était dans la salle !
Je suis contrarié que les jeunes musiciens ne sachent plus qui est Bernard Vitet, et nombreux trompettistes ne savent pas ce qu'ils lui doivent. Je les renvoie à sa fiche Wikipédia. Il fut pour moi un troisième père après mon géniteur et Jean-André Fieschi. Ceux qui m'ont tout appris et surtout, plus important, les moyens de continuer à apprendre. Bernard est mort il y a bientôt dix ans et il me manque terriblement. Je n'ai personne à appeler lorsque j'ai une idée saugrenue, même s'il en prenait souvent le contrepied, m'obligeant à préciser mon projet. Pendant trente-deux ans nous avons travaillé ensemble presque cinq jours sur sept, et nous avions de très longs coups de fil le reste du temps. Le collectif que nous formions avec Francis Gorgé (Un drame musical instantané) est ce qui me manque le plus dans mon activité musicale. En de rares occasions il m'arrive d'avoir des conversations profondes sur la musique avec Sacha Gattino, Antonin-Tri Hoang, Pascale Labbé et celles ou ceux qui passent me voir ou avec lesquel(le)s j'enregistre. Mes articles m'offrent aussi des échanges qui me font réfléchir, mais j'adorais confronter quotidiennement mes élucubrations et mes doutes.
Les collectifs effectifs sont pour la plupart des histoires de jeunesse, voire d'extrême jeunesse. La majorité des groupes pop les plus fameux n'ont duré qu'une dizaine d'années dans leur forme originale, souvent la plus inventive, en tout cas fondatrice. La vie de famille et les aléas du métier nous coupent de l'enthousiasme partageur de nos débuts. Avec le temps la complicité s'estompe. Je poursuis dorénavant avec Bernard un échange imaginaire lors de chaque nouvelle avancée qui me semble déterminante ou lorsque je m'interroge sur la voie à suivre.

lundi 6 mars 2023

Mes petits pianos


Le hasard fait bien les choses. Lynda Michelsonne me demande de contribuer au livre qu'elle écrit sur les instruments construits par son père, les célèbres pianos-jouets utilisés par Comelade, Tiersen, Musseau, Les Blérots de Ravel et bien d'autres. Cherchant en vain des photos d'époque je me résigne à poser avec le retardateur, après avoir griffonné quelques notes [ce 9 juillet 2010].

Enfant, j'accumulais les objets cassés pour en faire des sculptures. Devenu musicien, je ne jetais aucune chose sans d'abord l'avoir fait sonner. On me parle souvent de ma collection d'instruments, mais c'est une boîte à outils, ma palette de timbres. Je ne me souviens plus comment j'ai acquis mes deux pianos Michelsonne, probablement des cadeaux d'amis qui n'en avaient aucun usage. Le son du plus grand vaut tous les glockenspiels d'orchestre. Ses fines tiges tubulaires sont justes et cristallines. Il évoque l'enfance, l'enfance de l'art, l'âme d'enfant de l'adulte et de l'interprète.
On l'entend sur Le réveil, au début de la seconde face de Défense de de Birgé Gorgé Shiroc, mon premier disque, devenu culte grâce à la Nurse With Wound List. Enregistré en 1975 sur le label GRRR, il fut réédité par le label israélien Mio Records en 2003 sous la forme d'un double cd+dvd [puis par le label espagnol Fauni Gena (Wah Wah) en 2013 en vinyle+dvd]. Hélas, il y a trente ans, comme j'initiais de très jeunes enfants à la musique, ils tapèrent dessus jusqu'à en briser trois notes au milieu du clavier.
Aussi, récemment, quand je voulus l'utiliser pour la musique d'un film sur La chanson d'amour de Giorgio di Chirico avec le violoncelliste Vincent Segal, je me rabattis sur ses clones virtuels, plusieurs Michelsonne remarquablement échantillonnés par UltimateSoundBank. Rythmique ou mélodique, il possède une puissance et une poésie irremplaçables. J'aimerais beaucoup en retrouver un en bon état pour pouvoir en jouer à nouveau sur scène.

vendredi 3 mars 2023

Les grandes répétitions


Pour les avoir plusieurs fois évoqués dans cette colonne, je savais que le compositeur Luc Ferrari avait réalisé des films entre 1965 et 1967, mais je ne les avais jamais vus jusqu'à très récemment. Celui sur Edgar Varèse m'intriguait particulièrement et il aura fallu quarante ans pour qu'enfin les cinq grandes répétitions soient éditées [...] sous la forme de 2 DVD. En réalité les portraits de Varèse, Scherchen, Stockhausen, Messiaen et Cecil Taylor sont cosignés par le réalisateur Gérard Patris sur une initiative de son beau-père, Pierre Schaeffer, qui dirigeait alors le Service de Recherche de l'(O)RTF. Ferrari manque de peu la répétition avec Varèse lui-même qui a la mauvaise idée de mourir quelques jours avant l'enregistrement, mais il réussit de peu celui de Scherchen qui va s'éteindre deux mois après. Ces témoignages, aussi urgents que lorsque Guitry a l'idée en 1914 de filmer à l'œuvre Monet, Rodin, Renoir ou Saint-Saëns pour Ceux de chez nous, forment œuvre de salubrité publique. L'intelligence du regard porté sur ces artistes fondamentaux du XXe siècle fait entendre l'acte créateur dans ce qu'il a de plus intime et de plus authentique. Ce double DVD fait partie des rares objets qui devraient être obligatoires dans les écoles. Chaque film obéit à sa logique propre, réfléchissant les compositeurs et leurs interprètes au travail.
En l'absence d'Edgar Varèse, nous assistons à la répétition de Déserts dirigée par le grand Bruno Maderna et à celle de Ionisation par Constantin Simonovic, augmentés de l'Hommage rendu par Xenakis, Schaeffer, Boulez, Messiaen, Scherchen, Jolivet, Duchamp et les exégètes Fernand Ouelette et Pierre Charbonnier.
Le chef d'orchestre autodidacte Hermann Scherchen a commencé en dirigeant le Pierrot Lunaire de Schönberg. Il a créé quantité d'œuvres de Berg, Webern, Hindemith, Richard Strauss, Dallapiccola, Roussel, Dessau, Stockhausen, Nono, Xenakis, Henze et Déserts qui fit scandale en 1958, mais c'est avec L'art de la fugue de Bach que nous suivons ici ses indications. Son épouse, la mathématicienne roumaine Pia Andronescu, raconte en français à leurs cinq enfants qui fut leur père récemment disparu, un être généreux au-delà de la musique.
Toujours en français, Karlheinz Stockhausen commente son travail et dirige son œuvre emblématique Momente qui révolutionne toute la musique contemporaine en organisant une sorte de cut-up inouï où se mêlent mélodies, onomatopées, applaudissements, lettres d'amour à sa femme ou Le Cantique des Cantiques. Martina Arroyo y est exceptionnelle avec l'orchestre et les chœurs du West Deutscher Rundfunk.
En Et Exspecto Resurrectionem Mortuorum d'Olivier Messiaen je reconnais ce qui inspira à Bernard la musique de ma chanson Les oiseaux attendent toujours le Messie qui clot notre CD Carton ! Enregistrée la veille de la création dans la Cathédrale de Chartres sous la direction de Serge Baudo, l'œuvre permet au compositeur d'en donner les clefs, véritable discours de la méthode, analyse des timbres, précision de l'interprétation.
Le plus provocant reste le pianiste Cecil Taylor [...] dont le free jazz reflète les positions politiques radicales. Taylor resitue sa musique dans le contexte historique de sa communauté afro-américaine, il exprime ce qu'aucune analyse musicale ne peut offrir, le pourquoi des choses, l'urgence de la révolte. Même si Messiaen fait exception en évoquant pieusement son Dieu, c'est en fait le lot de chacun des compositeurs choisis par Luc Ferrari, d'immenses provocateurs !


Il nous offre cinq leçons de musique qui l'ont certainement influencé, car il fut lui-même un très grand symphoniste (Histoire du plaisir et de la désolation) à côté de ses activités électroniques et radiophoniques. Minuscule bémol eu égard à l'importance des films, mais on eut aimé plus de soin dans l'édition du livret qui recèle nombre de coquilles jusqu'aux étiquettes des DVD qui ont été inversées. Absolument indispensable si l'on s'intéresse à la musique quelles que soient ses compétences en la matière !

Article du 14 juillet 2010

jeudi 2 mars 2023

Mairie des Lilas comme si c'était une gloire


Voilà 22 ans que j'habite à proximité du métro Mairie des Lilas et qu'il est question du prolongement de la ligne 11 qui desservira Romainville, Montreuil, Noisy-le-Sec, Rosny-sous-Bois... En attendant, la ligne est fermée pour travaux et essais des nouvelles rames MP14, les soirs à partir de 22h du mardi au jeudi inclus jusqu'au 28 septembre 2023, et totalement entre les stations Belleville et Mairie des Lilas du vendredi 24 mars au dimanche 2 avril 2023. Le métro devrait être enfin opérationnel au printemps 2024.



Le 13 juillet 2010 j'écrivais :
Station Jourdain j'ai pensé aux parents seuls avec poussette lorsqu'il n'y a ni ascenseur ni escalator. Qu'est-ce qu'on attend pour soulager le fardeau des vieux, des handicapés, des mômes, des porteurs de valises et des râleurs ? Le train s'est arrêté au milieu du tunnel. Le conducteur pensait-il à un miracle lorsqu'il a prononcé Marie des Lilas comme si c'était une gloire ? Au terminus, je me suis ému d'une petite blonde, une canette de bière à la main, retenant ses larmes face à son punk à crête qui ne cédait pas au chantage affectif. Elle a fini par lui emboîter le pas. Combien de temps faut-il pour apprendre à ne pas se faire soi-même du mal quand on est contrarié ?
Un Africain en salopette bleue balayait consciencieusement en bas des marches. En haut, les habitants avaient ouvert leurs portes pour laisser le vent s'engouffrer. Parfois, le rideau de fer à moitié baissé ne laissait entrevoir que leurs jambes. Au premier étage des Arabes regardaient la télé au milieu des lits superposés. J'avais totalement échappé au Mondial. Moi qui suis toujours en colère sans n'être plus énervé, j'arborais mon regard attendri des soirs d'été lorsque l'on est amoureux. On dit bonsoir à des inconnus, on leur sourit. Combien de temps faut-il pour apprendre que la bienveillance est inutile si nos interlocuteurs ne sont pas réceptifs ? On donne à qui peut prendre. On parle à qui veut l'entendre. La moindre insistance braque celles ou ceux que les miroirs désespèrent. On a beau leur dire qu'on est comme eux, leur porte est cadenassée. Un chauffard dévale la rue à fond la caisse, toutes vitres fermées. J'ai d'abord cru que c'était pour faire de l'air. Plutôt une illusion de puissance.
Nous essayons de vivre ensemble, mais le passé dicte nos pas avec la brutalité des inconscients multipliés. On fait payer à ses proches le déficit des années antérieures. Et cela ne date pas d'hier ! Jusqu'à combien de générations faut-il remonter pour comprendre ce qui nous torture ? Si nous étions capables de marcher autrement qu'à reculons vers le futur, atteindrions-nous la sagesse ? Impossible, tel le bonheur on peut y tendre ou y prétendre, ce ne peut être un but, tout juste un vecteur. La paix intérieure permet de relever la tête et de se battre contre les démons, les siens, ceux des autres, l'humanité tout entière. Le concept de B.A., la bonne action des scouts, n'est pas si débile, pas que l'on s'y adonne mécaniquement pour se donner bonne conscience, mais parce qu'elle oblige à s'interroger sur notre vie pétrie de conventions et d'habitudes.

mercredi 1 mars 2023

Partout j'écris ton nom


Écrire, toujours écrire. Chaque jour, tous les jours. [C'était le 10 juillet 2010.] S'il n'y avait qu'ici, mais là aussi. [Aujourd'hui.] Jouer avec les mots ou les sons échappe aux lassantes habitudes. Mon amour pour l'écriture finit par se savoir. En vérité, j'improvise. Ma main ne m'obéit même pas. Elle revnerse les lettres. Sommes-nous tous dyslexiques ? Les idées tricotent. Les bulles de savon éclatent en frôlant la portée. Les clefs perdues, je rentre par la fenêtre. L'assurance se nourrit de la commande. Courte, elle se construit phrase après phrase. Conséquente, l'intro - trois parties - conclusion mène le bal. Ça sonne aux abonnés absents. Le regard perdu sur la ligne bleue des Vosges. Oiseaux devant, oiseaux derrière, peu d'automobiles, autant d'avions, insecte, un autre, encore... Dix lignes pour hier soir, quatre ou cinq feuillets pour très vite, le nouveau projet pour la semaine prochaine, les comptes, les chèques, signer ou faire signer ? Je passe d'un clavier à un autre. Le merle est revenu. À l'instant ! C'est la fête. Je me demandais.


Si Vincent Segal ne m'avait pas raconté qu'il adorait Fra Angelico, lui aurais-je proposé d'enregistré le playback du Couronnement de la Vierge ? Sur la basse recopiée trois fois, il ajouta la seconde voix. Je n'aurais plus qu'à poser un instrument à vent sur la corde à linge de ses violoncelles. À la recherche de trompettes célestes, j'ai ressuscité le bugle de Bernard Vitet cryogénisé il y a plus de vingt ans dans le S1000 [cassé depuis, je l'ai fait tomber]. Différents timbres. Mes mains font ce qu'elles peuvent. Je ne pense qu'au sens, à l'émotion que la scène me procure. Enregistré dix prises successives, pratiqué des élisions chirurgicales jusqu'à ne garder que l'essentiel. Sonia y entend de la bienveillance. C'est ma manière de traiter avec le sacré. Idem avec La Vierge aux rochers de Vinci. J'ai demandé à Elsa de la jouer comme Edith Scob dans La voie lactée de Buñuel, comme si elle chantonnait en faisant la vaisselle. "Ne te rase pas mon fils, la barbe te va si bien !". Elle est tendre avec les bambins, bienveillante. Un coup de vent, un ru, je noie sa voix dans l'écho de la grotte (et non pas...). Je n'ai pas pu m'en empêcher. Comme l'illustration de l'article !


Traiter avec l'histoire de la peinture, c'est se coltiner un paquet de bondieuseries. Sans foi, on s'invente sa loi. Pour y arriver, je me glisse souvent dans la peau de l'artiste, je pense à son salaire, au délai qu'il lui fallut respecter, au refus de ses commanditaires, au scandale que sa plume ou son pinceau provoquèrent... À condition de pouvoir jouer sur les deux tableaux, auteur ou sujet, le système d'identification fonctionne aussi bien en musique qu'au cinéma ou au théâtre. Je prends l'accent de mes modèles pour voyager dans le temps.

mardi 28 février 2023

Tribute to Lucienne Boyer, bis


Il y a cinq ans j'avais chroniqué le CD Tribute to Lucienne Boyer par le Grand Orchestre du Tricot avec la chanteuse Angela Flahault. À cet album enregistré en 2016 et paru l'année suivante sur le label du Tricollectif a succédé plus confidentiellement un disque enregistré en public au Petit Faucheux en 2019 et paru en 2020 sur B-Records, label exclusivement consacré aux concerts live. Comme j'avais ensuite été enthousiaste lors de leur passage à Paris à l'Ermitage j'ai commandé le nouveau, intéressé de comparer les deux versions.
On ne retrouve pas la précision du studio où Angela faisait les chœurs en plus de la voix principale, mais l'orchestre tient une place beaucoup plus importante, tant vocalement qu'instrumentalement, ce qui est cohérent en regard de la qualité des musiciens et du spectacle auquel j'avais assisté. La différence technique est souvent constitutionnelle du live qui ne permet pas de passer des jours à régler chaque détail. J'en veux pour preuve un autre disque très intéressant paru également chez B-Records, une version de l'opéra de Fausto Romitelli, An Index of Metals, dirigé par Fiona Monbet avec la chanteuse Linda Olah, évidemment plus rock (voix naturelle) que Donatienne Michel-Dansac (voix lyrique) dans l'excellente version de l'Ensemble Ictus. Comparaison passionnante. On peut regretter qu'au mixage la basse et la guitare ne soient pas suffisamment mises en évidence, d'autant que ce sont Olivier Lété et Christelle Séry qui se sont joints à l'Ensemble Miroirs Étendus. Par ailleurs la transversalité des interprètes est une excellente nouvelle dans les mondes contemporains où la porosité n'existait pratiquement pas lors des décennies précédentes. On se souvient pourtant de la sublime version de 1987 de Laborintus II de Luciano Berio dirigée par le compositeur et où excellaient Michel Portal, J-F Jenny-Clarke, Bernard Lubat, Jean-Pierre Drouet, Christiane Legrand... La musique aussi s'y prêtait. Je n'ai pas entendu la version live de 2010 avec Ictus et Mike Patton comme narrateur (P.S.: Ictus m'a depuis envoyé le lien vers leur version). Le répertoire contemporain bénéficie de plus en plus souvent de versions différentes comme par exemple Different Trains de Steve Reich, chose à laquelle nous a habitués la musique classique.
La version live de Tribute to Lucienne Boyer se justifie par le travail de l'orchestre qui avec le temps a pris ses aises, l'interprétation s'imposant face aux excellents arrangements de Roberto Negro et des frères Ceccaldi. Le souffle de liberté que propulse l'orchestre est évident et les intermèdes parlés d'Angela Flahaut ont été préservés au milieu des applaudissements du public. Le côté festif de ces chansons impertinentes y gagne évidemment, mais c'est surtout le concept du collectif qui apparaît ici, les morceaux durant nettement plus longtemps. On passe de chansons à un spectacle de music'hall qu'il est facile d'imaginer. De plus le disque est accompagné d'un livret avec les paroles des chansons et d'un entretien avec le batteur Florian Satche à l'origine du projet.

lundi 27 février 2023

Pierres précieuses


Le cairn au fond du jardin avait besoin d'être nettoyé des feuilles mortes du charme qui commençaient à l'enfouir. Les pierres de Nathalie auxquelles les miennes se sont jointes étaient trop lourdes pour voyager encore. Elles retrouvaient ainsi le rythme des saisons. Plutôt que les mandalas qu'elles avaient dessinés j'avais préféré les entasser. J'ai toujours préféré les volumes aux surfaces, comme le mystère aux évidences. Lorsque l'une d'elles dégringole, bousculée par les intempéries, les oiseaux ou les chats, je la replace sur le dessus. À l'image du passé, certaines réapparaissent de l'amas. L'histoire de chacune est tellement plus longue que la nôtre. Mon côté animiste s'exprime dans cette observation méditative qui me propulse très loin dans le temps. De quoi les imaginer en quatre dimensions. En m'accroupissant je me suis souvenu des jardiniers japonais que j'avais observés à Kyoto entretenir la pelouse avec une pince à épi(l)er et de minuscules ciseaux de couture. C'était de l'ordre de l'instant. L'herbe avait aussitôt recommencé à pousser. Ici l'ombre, le jardin fait de la résistance. Il y a un temps pour tout. Ce n'est pas toujours facile de l'accepter. J'apprends.

vendredi 24 février 2023

L'accord parfait


Le miracle se reproduit chaque fois en la présence de Vincent. Tout coule de source, le son du violoncelle prend trente secondes à régler, aucune répétition n'est nécessaire, nous nous comprenons à demi-mot voire sans paroles, lorsque je suis au clavier je le sens lorgner sur mes mains pour être certain de rattraper les balles impossibles qu'il m'arrive de lui lancer ! Nous enchaînons la musique de cinq films avec une efficacité déconcertante. Vincent Segal passe d'un style à l'autre comme qui rigole et nous ne nous en privons pas (photo : Sonia). L'atmosphère détendue permet de nous concentrer tant sur les effets de sens que sur la musique proprement dite. La première prise est la bonne. Mis en confiance par son goût de la surprise et son agilité de funambule, je m'autorise d'imprévisibles expérimentations, je me découvre des talents que j'ignorais. Je crois n'avoir connu cette complicité de jeu qu'avec Francis Gorgé du temps d'Un Drame Musical Instantané. Sur le Chirico je joue d'un ballon de baudruche en modulant les notes avec ma caisse de résonance buccale et ma guimbarde prend des intonations que je ne lui connaissais pas. Vincent pense que, n'ayant aucun complexe pour jouer quelque musique que ce soit, nous nous affranchissons de tous les préjugés musicaux dans la plus grande liberté. Il sait tout jouer, je crois ne rien savoir, ce qui revient au même lorsqu'il faut se jeter à l'eau. Dimanche après-midi nous improvisons sans effort, du pur plaisir !


Lyrique et dramatique pour le début du Lorrain, Vénitien et irradiant pour la fin, il imite le oud sur le Ingres mieux que je ne l'aurais fait avec la cythare inanga. Nous accumulons les petites formes nerveuses pour le Chirico qui n'est pas encore tourné, après avoir lu le découpage réalisé par Pierre Oscar Lévy, plus une dernière séquence dans un seul souffle pour la remontée de la montgolfière. Si j'utilise également le piano-jouet Michelsonne et la pomme-carillon pour donner l'aspect ludique et enfantin à La chanson d'amour, je suis assez fou pour agripper le violon, encouragé par mon camarade ! Comme j'évoque mes difficultés à trouver les trompettes célestes du Fra Angelico, Vincent me propose un sublime continuum à deux violoncelles qui me permettra de poser un cromorne ou un autre instrument à vent lorsque Le couronnement de la vierge aura été filmé. Pour terminer la journée, il enregistre quelques nuages inspirés par Zao Wou-Ki, le seul peintre vivant de la collection, bien que nous ne connaissions pas encore le tableau choisi.

Nous avons continué ainsi depuis cet article du 5 juillet 2010. Déjà douze ans et toujours la même complicité...

jeudi 23 février 2023

Nurse With Wound


La musique du groupe anglais Nurse With Wound est souvent occultée par l'importance de la Nurse With Wound List considérée comme la Bible de l'Underground. Les trois liens hypertexte qui précèdent rappellent la nature de cette liste établie par les membres originaux du groupe, soit Steven Stapleton, John Fothergill et Heman Pathak, énumérant les cent disques qui les ont influencés. Ils la publièrent en 1979 sur leur premier 33 tours, Chance Meeting on a Dissecting Table of a Sewing Machine and an Umbrella et elle fut maintes fois reproduite. Sa présence dans la liste valut à mon premier disque, Défense de de Birgé Gorgé Shiroc, de devenir culte, créant des sympathies, au début pour moi incompréhensibles, avec Thurston Moore de Sonic Youth ou Trent Reznor de Nine Inch Nails, fans de la liste en question ! Thurston a d'ailleurs composé un remix du Drame que nous devrions publier sur un 17 cm lorsque nous aurons enregistré l'autre face.
En 1984 Steven Stapleton demanda ainsi à Un Drame Musical Instantané de participer à l'album collectif In Fractured Silence, réédité prochainement par le label du Souffle Continu agrémenté d'un texte de Stapleton ressuscitant sa genèse. Avec Francis Gorgé (guitare, synthétiseur, percussion, flûte) et Bernard Vitet (piano Bösendorfer Imperial, percussion) nous envoyâmes ainsi Tunnel sous la Manche (Under the Channel), une très belle pièce où je joue du synthé, de la flûte, de la trompette et où je détourne un extrait de circonstance d'un film de Jacques Becker. Nous suggérâmes aussi d'inviter Hélène Sage qui se fendit d'un admirable Frissons dans la cochlée.
Renouant allègrement avec Steven Stapleton après une quarantaine d'années de silence réciproque, nous nous sommes mutuellement envoyé quelques CD. Steven Stapleton s'est entouré de musiciens différents selon les époques. Lui-même est polyinstrumentiste et change souvent son fusil d'épaule, pratiquant l'électroacoustique, la batterie, le violoncelle, la guitare, le piano, les percussions et toutes sortes d'objets non identifiés.
En 1986, sur Spinal Insana sont notés David Jackman (du groupe Organum) au banjo, Robert Haigh à la guitare électrique, Chris Wallis à la guitare sèche. Ce disque rappelle que Nurse With Wound fut un précurseur de la musique industrielle, de drone aussi, sans sombrer dans les clichés du genre. Clusters, nappes, rags et engrenages construisent une sorte de rituel de la nouvelle ère. Ça zappe, glougloute, crisse et décape joyeusement, même dans la dark ambient.
Dix ans plus tard, le double Who Can I Turn To Stereo est encore plus expérimental. Stapleton joue de ses boucles obsessionnelles tandis que les voix introduisent d'étranges narrations. Le second disque, plus calme et planant, rassemble des débris du premier. Stapleton et Colin Potter invitent une dizaine d'invités à ces agapes sonores rappelant parfois le krautrock d'Amon Düül ou Can. Mais c'est évidemment autre chose, car l'infirmière fut savamment blessée.
Voyage dans une terre inconnue, suspendu à des fils invisibles, traversé de parasites et de rythmes sarcastiques, l'autre double, The Surveillance Lounge, contient l'original de 2009 et un alternate mix, drone excité où l'on retrouve la sirène grave d'un navire imaginaire, des voix éthérées et des accidents de parcours réfutant l'axiome du titre. En fait ça se calme une fois posé. Stapleton fait là équipe avec Andrew Liles et David Tibet (de Current 93). Les inscriptions sur la pochette, collages surréalistes réalisés comme les autres par Stapleton sous le pseudonyme de Babs Santini, sont transparentes. Il faut incliner l'objet pour les lire. Un peu comme la musique !
Associé seulement à Liles, même si apparaissent Ian Hinton à la guitare, Rick Tomlinson au cor et Matt Waldron aux grooves atmosphériques, Stapleton enregistre Chromanatron en 2013, sous-titré A Hallucination On The Music Of Sand. L'introduction tellurique se transforme rythmiquement, s'apparentant à de la noise, ce qui n'a rien d'étonnant pour Nurse With Wound, et la suite montre que tous ces disques sont d'essence rock, comme on pouvait s'en douter, ce qui s'écoute à fort volume.
J'ai donc pris un très grand plaisir à découvrir ces quatre albums de musique qui sonnera bizarre aux oreilles non averties, transporté vers des territoires dont la carte ne précise ni le lieu ni l'époque, les explorateurs traçant leur chemin comme ils peuvent, s'appuyant sur des réminiscences qui n'ont probablement jamais existé.

mercredi 22 février 2023

Comment échapper à la répétition ?


Je fuis la répétition, mais j'y suis contraint, puisque je m'endors chaque soir pour me réveiller chaque matin. Les moments les plus ennuyeux de ma vie consistent donc à me brosser les dents matin et soir, à me raser, me laver, m'habiller, etcétéra. Je m'y applique pourtant dans la plus grande auto-discipline, content d'en être débarrassé pour passer enfin à rêver, découvrir, inventer, rencontrer, produire... Cette indisposition explique mes choix artistiques et leur pratique, mais révèle l'ambiguïté de mes propos trop souvent ressassés. J'adore en effet raconter certaines histoires étonnantes qui me sont arrivées, citer mes auteurs favoris, partager mes découvertes.
La raison de cet ennui profond à recommencer chaque fois le même tour m'échappe. Probablement la répétition systématique de quelque aventure vécue dans ma petite enfance en dirait long sur ce tout que j'ai développé grâce à cela. Seraient-ce les sorties quotidiennes au théâtre de mes parents me laissant seul le soir ? L'origine de mon caractère inquiet ne fait aucun doute. Dès l'âge de trois semaines ils m'abandonnaient à la nuit, la concierge montant jeter un œil et c'est tout. À trois ans, plus de concierge, je gardais ma petite sœur qui n'avait que six mois. Au départ de mes parents je faisais semblant de dormir et, aussitôt le bruit de l'ascenseur entendu, je me levais vérifier qu'ils avaient bien fermer le verrou et le gaz, ces inconscients ! Cette responsabilité précoce nous fit prendre le train vers Grenoble alors que nous avions cinq et trois ans. À onze ans je partais seul en Angleterre. Mon roman USA 1968 deux enfants évoque notre voyage initiatique pendant trois mois aux États-Unis. Deux enfants de quinze et treize en faisant le tour seuls et découvrant le monde. Mon caractère inquiet est le pendant de mon autonomie et de ma liberté. Cette liberté influerait-elle sur mon rejet de toute forme de répétition ?
Longtemps j'ai revendiqué de ne pas m'endormir sans avoir appris quelque chose de ma journée. En musique j'ai choisi la composition instantanée, ce qu'on appelle communément l'improvisation, pour que le réel colle au plus près à mes rêves. Ma mémoire privilégie l'encyclopédisme à la fixation des acquis. Entendre que je n'ai jamais été capable de me souvenir des paroles d'une chanson sans anti-sèches et archi-sèches. Ce blog me sert d'ailleurs souvent de mémoire. Il y a quelques années Jacques Rebotier m'avait proposé de m'écrire un solo avec cinquante dates à la clef. Comme je lui demandais si je devrais rejouer cinquante fois la même chose, il me répondit évidemment que oui. Ah non, cinquante fois la même chose, je meurs. J'ai besoin d'être surpris, ne pas figer l'avenir, mais je prépare énormément, j'envisage tous les possibles, afin d'être capable de gérer l'impossible quand il se présente, et cela ne manque jamais.
Lorsque je prépare mes conférences sur l'interactivité dans le multimédia, et surtout sur le rôle du son dans l'audiovisuel, je prévois trois ou quatre points principaux à aborder, ce qui structure mon intervention, me laissant aller à l'improvisation pour produire une prestation la plus vivante possible. Il faut évidemment bien connaître son sujet. Pour tous mes concerts et spectacles, le principe est le même. Je travaille énormément les intentions, mais l'interprétation reste libre. La partition est une sécurité dont je peux enfreindre les directions si j'attrape au vol une meilleure idée. Lorsque nous avions appelé notre groupe Un Drame Musical Instantané, "un" signifiait l'unicité" de chaque représentation et la composition instantanée s'opposait à composition préalable. Très vite nous sommes pourtant passés à la musique écrite, mais pour ma part j'avoue avoir souvent écrit pour les autres en laissant à moi-même la plus grande liberté. En ce qui concerne les répétitions avant concert ou spectacle, je crains aussi de trop bien faire et de perdre en intensité quand nous serons ensuite confrontés au public. Je focalise donc toujours sur la rigueur de la préparation en évitant de déflorer la représentation. L'alchimie entre la parfaite connaissance du sujet, la gestion des risques prévisibles et la fulgurance du choix au moment de l'instant décisif est la base de mon travail.
Catastrophe, j'ai certainement déjà raconté tout cela dans l'un des mes 5256 articles précédents. Comment échapper à la répétition ?

mardi 21 février 2023

Ostrakinda d'Olivier Lété


Il y a cinq ans j'avais chroniqué Tuning, le solo de basse d'Olivier Lété. Si je l'ai entendu avec d'autres depuis, il revient aujourd'hui en trio avec le trompettiste Aymeric Avice et le batteur-percussionniste Toma Gouband. Le projet s'intitule Ostrakinda en référence à un jeu d'enfants de la Grèce antique, ancêtre de pile ou face, les côtés noir et blanc du coquillage ou du tesson de jarre représentant le jour et la nuit. Pas de hasard : l'indétermination guide les compositions de Lété. On confond souvent l'indétermination revendiquée par John Cage avec l'aléatoire qui semble exclure le choix, ou le non-choix, ou encore la résultante des choix, ça joue comme la loterie de l'hérédité, allez savoir comment la musique se forme sous les crânes pour terminer au bout des doigts ou des lèvres. Les deux acolytes du bassiste travaillent le timbre de leurs instruments comme lui, en valorisant ce qu'ils ont de spécifique. Le souffle et les pistons, les heurts et frottements. La basse est ronde, grave, profonde. La trompette et le bugle métalliques, aériens, lyriques. La batterie ou les percussions de peau, de feuilles, de pierre, et de métal aussi, comme les deux autres. Cet âge du bonze ne manque pas d'air. Ensemble ils construisent un rituel rupestre, paysage sonore où s'inscrit une histoire du jazz un peu tordue, comme sur une route de montagne où les sorties de virages sont vivement recherchées. Et la nature frémit en écoutant passer l'attelage.


→ Olivier Lété, Ostrakinda, CD Jazzdor Series, dist. L'autre distribution, 15€ (10€ en numérique), sortie le 3 mars 2023