70 Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

mercredi 19 novembre 2025

Un Drame Musical Instantané sur les traces de Dick


Nous avançons lentement, mais sûrement, sur notre projet en hommage à Philip K. Dick entrepris il y a deux ou trois ans, je ne sais plus. Sans obligation, j'ai perdu mes repères. Dick est une idée de Francis Gorgé. L'écrivain et poète Dominique Meens, qui s'en est inspiré en prenant le large, nous a envoyé ses textes en amont. Francis et moi les enregistrerons avec lui après avoir terminé toute la musique. C'est copieux. Notre album est vraiment un disque d'Un Drame Musical Instantané, composé comme dans le temps, dans le temps où nous étions tous les trois avec Bernard Vitet, fondamentalement expérimentaux, et donc hétérogènes. Le plaisir de travailler ensemble avec Francis est le même que lorsque nous nous sommes rencontrés en 1969, et surtout durant la période où nous composions à trois de 1976 à 1992. Je retrouve également la complicité de la recherche au jour le jour, chaque piste entraînant une nouvelle réflexion critique. L'un et l'autre sommes ouverts à toutes les propositions, aux essais les plus bizarres. Tout est permis. J'imagine que nos incompétences nous obligent à inventer sans cesse. Pourtant ce nouvel album a des accents rock (rythmiques d'enfer quasi beefheratiennes), jazz (ça swingue, si, si), de musique classique et contemporaine, d'évocations radiophoniques ou cinématographiques. En ce sens les citations explicites de Richard Strauss, Maurice Ravel, Claude Debussy, Charles Mingus ou Thelonious Monk paraîtront couler de source, quitte à leur tordre parfois un peu le cou. Ici ou là j'insère les pas d'un centaure, les ruines de la désolation, les rires d'un barjo, le chant des étoiles. Les titres des pièces sont quasi éponymes des romans de Dick. Nous pensons en être à la moitié du travail. Programmant, enregistrant, nous exerçant chacun chez soi, nous avançons très vite lorsque nous sommes ensemble dans le studio. La première prise est souvent la bonne. Si la seconde ne fonctionne pas, c'est que nous n'avons pas pris le bon chemin. L'expérience n'est jamais mauvaise, il faut bien essayer des choses qui peuvent sembler incongrues à l'un ou à l'autre. La composition obéit aux mêmes lois de l'intuition que l'improvisation. C'est plutôt en hors-la-loi que nous jouons de ces temporalités. On remet sans cesse l'ouvrage sur le métier pour en être finalement satisfaits. Entre temps il faut avancer sans se laisser corrompre par la moindre déception. C'est d'elle que nous tirons nos meilleurs idées. L'ordre et le mixage seront décisifs, mais d'ici là il faudra secouer l'arbre pour que tombent les fruits trop mûrs et ajouter quelques épices exotiques pour favoriser l'émulsion.

mardi 18 novembre 2025

Le juste niveau sonore


De mon point d'écoute, le bon niveau sonore pour un disque est celui qui correspond à celui imaginé par ses musiciens ou, plus justement, au type de musique. Je fais hurler Rudel, le nouveau disque de Jü, et j'écoute les quatuors à cordes de Mieczysław Weinberg comme s'ils étaient dans mon salon. Pas question de les jouer en sourdine ou de pousser le volume au delà. Pour les symphonies je rajoute quelques décibels. Il y a des musiques qui doivent faire vibrer les murs (je n'ai aucune mitoyenneté de voisinage !) et d'autres dont il faut presque deviner la présence. C'est pareil pour les concerts, encore faut-il que la salle soit adaptée. Il en existe où la musique acoustique sonne merveilleusement comme la Salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris qui convient mal aux musiques amplifiées. La musique de chambre devrait toujours être jouée dans une proximité avec le public, ce qui pose le problème de la rentabilité, mais cela c'est une autre histoire. Je déteste évidemment les salles immenses et les stades où les artistes sont minuscules, quasi invisibles, retransmis sur des écrans géants avec une sonorisation tonitruante obligeant à porter des boules Quiès. De toute manière, même si cela donne un sentiment de puissance, ô cruelle vanité, on ne devrait jamais risquer ses oreilles. Trop de camarades finissent leur vie avec des acouphènes (depuis quelques années fleurissent des "parasons" derrière les cordes des orchestres symphoniques qui ont les cuivres assis derrière eux).
Quant aux fêtes domestiques je ne comprends toujours pas pourquoi on fait hurler les systèmes au point de distordre monstrueusement le son. Pour diffuser fort il est indispensable d'avoir des amplificateurs et des enceintes adéquates. C'est presque toujours de la bouillie avec des suraigus criards qui empêchent de faire connaissance et que l'on ne me dise pas que la danse y pourvoie, ce n'est plus de la musique, c'est un champ de bataille procurant certes une certaine ivresse, mais à quel prix ? J'aime trop la musique pour subir ces massacres ou pour me la coltiner pendant les repas. La plupart des musiciens détestent les restaurants où l'on en diffuse, soi-disant pour préserver l'intimité des convives. Quel intérêt si l'on est obligés de crier ? En constatant sur quel système les auditeurs écoutent ma musique, je me demande parfois combien l'ont vraiment entendue. J'ai tant de sympathie pour le diable qui est dans les détails.

J'attends donc d'être seul à la maison pour profiter de , un groupe hongrois de free-rock mêlant la liberté du free-jazz à des rythmiques répétitives chaotiques avec des sonorités très personnelles pour un power trio. Ádám Mészáros à la guitare, Ernő Hock à la basse et le nouveau batteur, Szilveszter Miklós, délivrent un rock inventif où la variété de timbres de la percussion est déterminante. Il y a un petit côté beefheartien qui me plaît bien, comme si le chaos créait l'équilibre.


Lorsque ma compagne rentre du boulot, je préfère lui faire découvrir la musique de chambre et symphonique de Mieczysław Weinberg (1919-1996), découverte grâce à un article de Télérama. Polonais émigré en URSS à l'âge de vingt ans, grand ami de Chostakovitch qui l'a soutenu et énormément influencé, il y a souffert de l'antisémitisme stalinien. Je n'ai pas fini d'en faire le tour avec ses 7 opéras, un requiem profane, 26 symphonies dont 4 de chambre, 2 sinfoniettas, plusieurs concertos (violon, violoncelle, flûte, trompette, clarinette), 17 quatuors à cordes, sonates pour violon et piano, 4 sonates pour violoncelle et piano, etc. Il avait aussi composé la partition du film Quand passent les cigognes de Mikhaïl Kalatozov (Palme d'or à Cannes en 1958). C'est un romantique moderne qui plaira aux amateurs de Mahler, Schnittke ou Chostakovitch.

→ Jü, Rudel, CD BMC 11€, dist. Socadisc

lundi 17 novembre 2025

Grand-père de garde


Mes petits-enfants sont loin des écrans, épargnés d'un côté comme de l'autre. Comme Jil fait le clown derrière le livre Vroum et qu'il est impossible de la reconnaître, je me permets de publier exceptionnellement la photo de samedi dernier. Ses parents jouant à Paris, je me suis retrouvé grand-père de garde. Jil est particulièrement espiègle, elle rit tout le temps, montre du doigt tout ce qu'elle découvre et teste systématiquement les instruments de musique du studio. Son approche est évidemment peu conforme aux usages en vigueur. À quinze mois, on tape sur tout ce qui est à portée de main avec tout ce qui nous tombe sous les doigts. Les boîtes à meuh sont évidemment très appréciées, quitte à les secouer comme des maracas. Son acharnement sur les grandes toupies à musique reste vain et je dois l'aider à les faire siffler. Je sélectionne évidemment des percussions qui ne sont pas trop fragiles, mais elle réussit à souffler dans de minuscules flûtes en plastique. Et puis tout à coup la fatigue a sonné l'heure de la sieste.
À nos âges, le sien et le mien, le grand écart n'est pas simple. J'ai tout de même du mal à jouer à quatre pattes. À prendre des pauses de travers, je me fais régulièrement un tour de rein ou un petit torticolis. Et lorsque les éboueurs sonnent à la porte pour les étrennes avec leurs calendriers je dois descendre avec onze kilos dans les bras, puis les remonter si nous étions en train de jouer là-haut. En dehors de ces aléas et sans évoquer les innombrables consignes parentales concernant les repas, le sommeil, les activités ludiques, les déplacements en poussette, etc., c'est un régal de voir pousser cette jeunesse vive et rigolote. Comme le remarquait son grand frère qui sait subtilement en profiter avec notre complicité, les grands-parents ont beaucoup moins de règles et d'interdits que les parents. C'est notre rôle. Nous avons le meilleur, épargnés par le pire.
Je me souviens tout de même d'un soir où Eliott avait eu un saignement de nez et que j'ignorais totalement comment l'arrêter. Je fis même tout le contraire de ce qu'il fallait. Au lieu de lui pincer le haut du nez, je lui mettais la tête en arrière, et sans coton je cherchais à endiguer le flot avec du papier hygiénique roulé. Il y avait du sang partout, par terre, sur les murs, à tel point que je nous entraînai dans la cabine de douche. Ma fille était injoignable et le répondeur de SOS Médecins avait répondu de rappeler cinq heures plus tard ! Nous avons fini par échapper à cette scène très gore au bout d'une trentaine de minutes. Donc tout va bien, sauf en cas de maladie, voire d'accident, où, comme tout le monde, nous nous sentons démunis, surtout face à des enfants ne pouvant s'exprimer verbalement.
Ce week-end, rien de tout cela, mais une partie de plaisir nouvelle, car j'avais franchement tout oublié. Le soir, comme je désirais profiter de la fête chez mes voisins, ma fille eut l'excellente idée de laisser un téléphone ouvert dans la chambre de Jil connecté au mien tandis que je conservais une oreillette au milieu du tintamarre ambiant. Le baby-phone eut été inopérant et probablement trop éloigné. Une oreille à la fête, l'autre dans sa chambre, jusqu'à ce que ses parents prennent la relève, leur spectacle terminé, j'assurai mon rôle, me rappelant la dénomination dont on nous affuble avec raison, les chicoufs, pour "Chic ils arrivent ! Ouf ils s'en vont !".

samedi 15 novembre 2025

Les déments, Coup de Cœur de l'Académie Charles Cros


Nous avons l'immense joie d'annoncer le Coup de Cœur de l'Académie Charles Cros, dans la catégorie "parole enregistrée", pour l'album LES DÉMENTS avec le comédien Denis Lavant, le saxophoniste Lionel Martin et moi-même. C'est un double CD où Denis dit des textes de Marcel Moreau (1933-2020), André Martel (1893-1976), Xavier Grall (1930-1981) et André Schlesser (1914-1985). Il est distribué par Inouïe. On peut aussi l'écouter et l'acquérir sur Bandcamp, et voir un clip sur Viméo. Enregistré et mixé par mes soins au Studio GRRR, c'est une coproduction de OUCH!, le label de Lionel, et de GRRR, le mien dont c'est le 50e anniversaire cette année. Le graphisme, taches et yeux, a été réalisé par Ella & Pitr.

Ce Coup de Cœur me touche particulièrement, plus que la nomination aux Victoires de la Musique du K en 1993, car j'en rêvais, depuis qu’enfant, en 1957, j’ai vu sur le disque de La Marque Jaune un encadré avec le nom de l’Académie Charles Cros. Dans cette adaptation de Jean Maurel qui en était également le récitant, Jean Topart incarnait Blake et Yves Brainville Mortimer. Je le connais pratiquement par cœur, du moins le début.
Il y a cinq ans ma fille Elsa avait reçu un même Coup de Cœur, et même mieux, puisque le disque Comme c'est étrange de Söta Sälta, son duo avec Linda Edsjö, bénéficia du Grand Prix International de l'Académie quelques semaines plus tard. Je m'étais dit que c'était formidable, qu'un de mes rêves d'enfance saute ainsi une génération. Retour vers le futur ou route vers le passé ?
Quoi qu'il en soit, la journée que nous avons passée tous les trois au Studio GRRR enchanta Denis, Lionel et moi. Ce 21 novembre 2024, il neigeait. Nous n'avons eu besoin d'aucune indication les uns ou les autres. Tout s'est fait naturellement comme si nous nous connaissions depuis des années. Nous nous sommes lancés, improvisant sans qu'aucun d'entre nous sache ce que les autres allaient jouer. Lionel et moi n'avions pas lu les textes. La diction musicale de Denis Lavant laisse respirer les décors sonores que nous interprétons, infléchissant son jeu à notre tour. Lionel Martin est au ténor, comme sur le vinyle Fictions, duo que nous avons enregistré trois ans plus tôt. En homme-orchestre, cette fois je choisis clavier, synthétiseurs, shahi-baaja, flûtes, harmonica, guimbarde et percussion. Nous avons sélectionné quatre des sept pièces enregistrées ce jour-là. Les trois premières, M'accorderez-vous ?, Cantode du Lobélisque et Les déments font figures pour moi de fictions tandis que sur le deuxième CD Petit chien sans ficelle, que Denis découvre en direct, est plutôt de l'ordre du documentaire. Au bout du "conte" c'est simplement devenu une histoire d'amitié.

vendredi 14 novembre 2025

Une phobie de la répétition ?


L'idée d'écrire un article sur les tâches répétitives commence par la vérification que je ne l'ai pas déjà commis dans le passé. Ce ne serait pas la première fois que je développe un sujet avant de m'apercevoir que j'ai produit presque le même quelques années plus tôt et que, par conséquent, je le jette au panier ! On peut donc trouver des allusions, mais pas d'évocation explicite de l'ennui profond que me procure la répétition quotidienne de tel ou tel geste comme me laver les dents ou me raser. Pour certains je n'ai pas vraiment le choix, genre la brosse à dents matin et soir. Pour la barbe j'ai choisi de la laisser pousser pour ne m'en occuper que lorsque cela me chante. Il faut biaiser pour ne pas me lasser de faire la vaisselle (elle n'est jamais la même heureusement !), la lessive (idem : je note que ce terme frise l'inconscience) ou le ménage (je me fais heureusement aider). Ma garde-robe est suffisamment variée pour me donner l'impression de m'adapter à l'humeur du jour et mon héritage gastronomique m'empêche de refaire deux fois le même tour.
C'est probablement la raison pour laquelle je déteste rejouer deux fois la même chose et que l'improvisation (sans aucune contrainte stylistique) est garante d'une sorte de nouveauté permanente. L'idée-même de répétition me fait fuir. Se lancer dans le vide donne des ailes. Au pire, une préparation méticuleuse tient lieu de filet. Pour préserver l'innocence de la première fois je mets systématiquement le compteur à zéro quelques jours après avoir bouclé un projet, mais à force d'effacer la mémoire de ce qui est achevé je risque de reproduire un schéma, celui de ne jamais me répéter !
Au démarrage de ce Blog je me souviens avoir eu conscience que cela devrait m'éviter de radoter face à de nouveaux interlocuteurs : je répondais qu'on n'avait qu'à lire l'article que j'avais consacré à la question. Cette échappatoire arrogante a fait long feu et je préfère prendre le temps qu'il faut, quitte à ressasser mes vieilles lubies. Mon goût pour l'encyclopédie et mon insatiable curiosité tempèrent la boucle qui me terrifie. Mes goûts artistiques s'expliquent ainsi facilement, et j'ai besoin d'autant de surprises dans la vie de tous les jours. L'éventail des possibles canalisé par une rigueur morale, la découverte est mon carburant. Répéter, être victime de quelque addiction, se plier à un rituel régulier, banaliser le quotidien me font fuir. Le moindre écart, le changement d'angle, l'exploration, la contradiction, le regard de l'autre éclairent ma manière de voir et donc de vivre. C'est bien le sens de la vie, d'avancer sans cesse, quitte à se retourner de temps en temps, jusqu'à la pirouette finale, irreproductible.

jeudi 13 novembre 2025

La tachycardie tanzanienne de Sisso & Maiko


Le quartet Sons of Kemet du saxophoniste Shabaka Hutchings m'avait emballé, mais mon cœur est parti sur les chapeaux de roue quand j'ai découvert l'album Singeli Ya Maajabu de Sisso & Maiko que m'indiquait Antonin-Tri Hoang. La noire à 200, ça tue. C'est totalement délirant. Moi qui cherche des trucs étonnants, je suis servi. Il y avait des musiques un peu folles comme ça au début des années 90, comme l'intelligent jungle de Coldcut, mais rien d'aussi dangereux pour le cœur, si ce n'est peut-être le footwork ou juke de Chicago, ou le gabber, un sous-genre néerlandais du mouvement techno hardcore. On pourrait désirer un ou deux morceaux lents pour retrouver sa respiration, mais les deux jeunes Tanzaniens ne débandent pas. De quoi mettre K.O. les danseurs excités les soirs de fête. Ado, j'aurais adoré trembler comme une pile électrique sur ces rythmes impossibles.


Mohamed Hamza Ally (aka Sisso) et Maiko se sont rencontrés à Dar es Salaam. Ils ont adapté le taarab de Zanzibar (îles au large de la Tanzanie), né au début du 20ème siècle, mélange d'influences africaines, arabes, indiennes et européennes, à l'instrumentation proche des orchestres classiques égyptiens avec violon, violoncelle et contrebasse, voire accordéon, oud, qanun et section rythmique, pour leurs instruments électriques et électroniques. Le premier programme sur son MacBook, le second joue sur un piano électrique Yamaha PSS-170 avec un contrôleur FL Studio lui permettant d'ajouter basse et percussion. Sons de synthés 8 Bit des premiers PC, glouglous, cris et autres samples rajoutent humour et dinguerie à la transe. Excusez-moi, je m'arrête là, besoin de reprendre mon souffle.


Comme si cela ne suffisait pas, alors que j'ai terminé mon article, et reposé (entre temps j'ai composé et enregistré le dernier épisode de la série vidéo Patrimoine d'Ile-de-France pour la DRAC), Antonin m'envoie un nouvel exemple de singali tanzanien. Encore plus délirant, si, si, c'est possible, c'est Naona Laaah du DJ Duke (pas celui d'Assassin) avec MCZO & Don Tach. Sur un tempo du diable (le singali oscille généralement entre 200 et 300 à la noire !), une voix qui semble accélérée, me rappelant les barjitudes du Japonais Tony Tani.

mercredi 12 novembre 2025

Excursion en Serbie expatriée


Amateur depuis des années du lard fumé de l'épicerie serbe près de chez moi, j'ai testé avec un ami le restaurant qui a déménagé du même coup. Il m'arrivait d'y acheter aussi des cornichons ou du jambon de bœuf. Si la ville n'est plus la même, ce n'est qu'une question de trottoir. Nous sommes d'emblée reçus comme un chien dans un jeu de quilles. Trois tables sont vides, nous n'avons pas réservé pour le déjeuner et, comme j'insiste délicatement, le serveur finit par nous placer. Aucun menu affiché, nous en sommes pour notre goût de l'exotisme. Nous voyons aux tables autour que c'est un menu fixe ; parfait ! Nous nous risquons pour un verre de rouge, plutôt vert. Salade de tomates et concombre recouverte d'une sorte de feta râpé avec deux tranches de trois sortes de charcuterie, porcelet accompagné de pommes de terre rissolées et d'une salade de chou. Autour de nous les costauds qui nous font ressembler à des nains et la télévision allumée ne parlent que serbe. L'endroit ressemble à un restaurant de quartier dont les habitués ont au moins la cinquantaine. C'est sympa, ça tient au corps, jusque là tout va bien. C'est au moment de payer que nous comprenons que nous ne sommes pas les bienvenus. Le gars, mais ce n'est pas le patron qui me connaît, nous annonce 30 euros par personne. Je suis idiot de ne faire aucune remarque. Nous partons en rigolant. L'expérience est réussie, mais cela nous a rappelé un autre rade du coin, jadis connu pour être le quartier général de la mafia serbe, où nous avions espéré boire un café il y a quelques années. Il est certain que je changerai de fournisseur de lard fumé désormais.

mardi 11 novembre 2025

Phantastama d'Eric Vernhes à la Galerie Charlot


Une fois de plus je suis fasciné par les créations d'Eric Vernhes. Si Meeting Philip, son hommage critique à Philip K. Dick, fait un carton à la Biennale Nemo, son exposition à la Galerie Charlot rassemble des pièces anciennes ou récentes comme Dormeurs éveillés qui s'empare d'un texte incroyable de Gaston Bachelard. Dit par l'écrivain lui-même, intégré à la composition musicale de Vernhes, il semble avoir été écrit pour l'I.A. ou du moins pour la virtualité dans laquelle nous sommes immergés quotidiennement devant nos écrans, alors qu'il date de 1954. Le rêve nocturne agence les images comme un cadavre exquis où elles se fondent par le truchement graphique de l'intelligence artificielle tandis que le jour impose des formes abstraites quasi géométriques. Les figures fantasmatiques, identifications à des personnages cinématographiques (Bergman, Antonioni...), sont recomposées. La boucle de huit minutes qui s'étale sur deux écrans peut être vue et entendue comme un court métrage onirique où se cognent l'élasticité du morphing et les lignes de fuite brisées par les couleurs vives.


Ligne de fuite est justement une installation de 2022, sorte de machine markerienne se jouant aléatoirement des souvenirs qui ont marqué notre vie. La mémoire répète ses instants choisis, quitte à les figer ou les plonger dans un abîme dont l'écho est d'autant plus déstabilisant. "Les captations vidéo de quelques-uns de ces moments glissent à la surface d’un écran horizontale. Ces images viennent se placer aléatoirement sous une caméra d’observation qui les diffuse sur un second écran en tant que continuité cinématographique. Sur cet écran se condensent les hachures du temps, les décompositions d’instants notables de la ligne “pellicule” de la vie. Souvent, la caméra re-filme les images qu’elle vient de capter. Le processus de “feedback” qui en découle provoque une dégradation de la qualité des images, évocation du processus d’érosion de la mémoire et de finitude." C'est le principe-même de toute œuvre d'art, et de la mémoire proprement dite.


Ne pensez pas que les danseurs de Fantasmata obéissent servilement au rythme du balancier. Ils sont à l'affût des spectateurs qui les regardent et interagissent au gré d'une fantaisie qui va au delà de la figure de danse du XVème siècle, consistant en un arrêt momentané, une pause pendant laquelle le corps reste suspendu entre l’accomplissement d’un mouvement et l’appréhension de celui qui va venir.
La galerie Charlot expose également Bashô, des mots transformés en idéogrammes comme une langue hiéroglyphique imaginaire, Spectres, vingt images carrées crées avec l'I.A., ou les scènes programmées par Oslo Kahn dans son monde totalement artificiel, ou encore l'installation Suspendus, un nid habité sur une branche d'arbre où les chants d'oiseaux aspirent le visiteur.

Les œuvres d'Eric Vernhes ont souvent trait à la mémoire, des événements dont on se souvient ou qu'on invente en y croyant dur comme fer. Mais cette mémoire n'est pas toujours tournée vers le passé, elle peut aussi annoncer l'avenir. Il faut toute la panoplie des conjugaisons pour effleurer ce qui transparaît. Il est impossible de tricher avec ses machines, terriblement humaines parce qu'elles sont le fruit de son intarissable imagination et qu'il nous laisse ensuite le plaisir de nous les approprier par la magie de notre interprétation, nous renvoyant à nos interrogations les plus nécessaires.

→ Eric Vernhes, Phantastama, exposition à la Galerie Charlot, jusqu'au 17 janvier 2026



→ Eric Vernhes, Meeting Philip, dans le cadre de la Biennale Némo au Cent-Quatre, jusqu'au 11 janvier 2026 (sur ce Blog + 5 articles)

lundi 10 novembre 2025

Nonselves sur Bad Alchemy 131 (revue allemande)


JEAN-JACQUES BIRGÉ ne laisse pas passer le 50e anniversaire du label GRRR sans démontrer une nouvelle fois, avec Nonselves (GRRR 3124, DL), sa fantastique créativité et la vitalité de son œuvre.
En une sorte de « plunderphonie » qu'il a composée en 2019 en référence aux 110 courtes vidéos présentées à la Galerie nationale du Jeu de Paume à Paris par John Sanborn, l'artiste américain connu notamment pour ses collaborations avec The Residents, qui avait créé un autoportrait inhabituel. À savoir ex negativo, avec 110 caractéristiques et attitudes qui, prétend-il, ne le caractérisent pas, lui, Sanborn – NOT ME : Not wild. Not binary. Not romantic. Not gay. Not honest. Not hostile. Not innocent. Not liberated. Not sociable etc. etc... Mis en images sur des motifs absurdes, de nombreux clips musicaux, un mélange de contrastes bizarres, ironiques, sarcastiques. Mais voyez par vous-même →http://nonself.me !!!
Birgé s’y colle, en analogie musicale, avec des claviers d'échantillons, dans sa « radiophonie » il mélange, à l'instar de Sanborn, des sons pop, classiques, art rock et avant-gardistes, des extraits de tubes, des citations de films, d'interviews, de publicités, des effets de distanciation brechtienne, qu'il « birgétise » de manière cinématographique et auditive. Avec pratiquement aucun son « Not Me ». Le cut-up se joue également « en direct live », comme un Anything-goes (tout est permis) et un orchestral Everything-together (tout tous ensemble). Birgé est certes mentionné à juste titre dans Wikipédia sous le mot-clé « Plunderphonics » en relation avec John Oswald, The Residents et Negativland. Mais, comme il me l'écrit, c'est John Cage qui lui a donné l'impulsion, notamment avec le « Roaratorio », la « Sinfonia » de Berio et, enfin et surtout, « Number 9 » des Beatles. Avec mon penchant pour Mahler et Charles Ives, j'ai toujours été réceptif à ce genre de choses, notamment en tant que contrepoint – surréaliste ? – au narcissisme et à l'expressivité. En tout cas, pour moi, cela ne tient pas à un jeu occasionnel, mais à l'essence même de Birgé. Comme quelqu'un qui, avec Jean Cocteau, se distingue de ceux qui « se divertissent sans arrière-pensée ». Qui se sent proche de Simon Rummel, « encyclopédiste avide de savoir », lorsque celui-ci, avec son ensemble Umlaut, réussit à créer une musique bizarre qui rappelle à la fois Haydn, Offenbach, Kagel, Spike Jones ou le Bonzo Dog Band. Et bien sûr à Un Drame Musical Instantané. Compagnons de voyage, voyageurs et guides à travers l'espace et le temps. [drame.org/blog/, 10.11.25]

Nonselves : → version audio de Birgé / → version vidéo de Birgé et Sanborn

Et comment pourrais-je, en tant que Bad Alchemyst, ne pas citer JJB : "Alors, à Lille comme je sortais de ma conférence sur 200 Motels de Frank Zappa, mes oreilles se sont dressées et mes yeux n'ont fait que trente-trois tours lorsque Falter Bramnk m'a remis son CD tout frais. Vinyland Odyssee est une sorte de collage. Il me rappelle les œuvres de Max Ernst ou Jacques Prévert, les affiches déchirées de Raymond Hains ou Jacques Villeglé, voire mes propres émissions de radio telles qu'elles étaient diffusées sur Crimes parfaits (1981). Max Ernst ou Jacques Prévert, aux affiches déchirées de Raymond Hains ou Jacques Villeglé, ou encore mes propres radiophonies telles qu'on les entend dans Crimes parfaits (1981) ou L'ai-je bien descendu (1989). Certaines pièces sont drôles et spirituelles, d'autres grinçantes et corrosives. Je pense aussi aux premiers dessins animés de Walt Disney avant qu'ils deviennent politiquement corrects." [drame.org/blog/, 29.10.25]

Rigobert Dittmann

Simon Rummel Ensemble sur Umlaut


Jean Cocteau critiquait ceux qui « s’amusent sans arrière-pensées ». Ce n’est certainement pas le cas de Simon Rummel, compositeur et chef d’orchestre allemand à la tête d’un ensemble de onze musiciens dévoués. En encyclopédiste curieux il puise son inspiration dans tous les folklores, j’entends par là la musique classique, le jazz, les variétés internationales sans oublier son propre terroir, le bruitisme moderne et d’autres sources qui ne sont pas forcément sonores. Pour créer des pièces microtonales il n’hésite pas à utiliser les voix ou un synthétiseur Casio rudimentaire affublé de potentiomètres, et à côté des cuivres, des anches, du violon et de la batterie on entend des flûtes à bec, un harmonium et des sons électroniques. Ces petits courts métrages joyeux rappellent les facéties de Haydn, Rossini, Offenbach, Satie ou Kagel comme de Spike Jones et ses City Slickers ou du Bonzo Dog Band. Il prolonge aussi la tradition des fanfares allemandes, particulièrement réputées, même s’il leur tord le cou avec bienveillance, mais c’est tout de même au big band de jazz que semble aller sa préférence, un cadre qui sert aussi bien l’ensemble que les individualités. Ce cousin germain d’Un Drame Musical Instantané (époque du grand orchestre 1981-86) m’enchante en me faisant voyager dans l’espace et dans le temps. Le grand jeu : passé, présent, avenir !


Parallèlement à l'Ensemble, Simon Rummel dirige des chœurs amateurs, joue de l’orgue chaque dimanche dans une petite église de la banlieue de Cologne, compose pour la danse et le cinéma et réalise des installations/sculptures sonores avec des instruments originaux qu'il invente, basés sur la microtonalité.

Albums de l'Ensemble parus sur le label Umlaut :
Nichts Für Alle 2016
Im Meer 2017
Singinging 2023
Antworten auf seltene Fragen, à paraître le 29 novembre 2025

vendredi 7 novembre 2025

De la mémoire et des bosses


Comment se fait-il qu'après 25 ans de pratique dans ma maison je me cogne toujours aux mêmes endroits ? Pourquoi suis-je incapable de me souvenir des trois bas de plafond qui font de moi un bas du front ? Je m'assomme donc régulièrement, mais heureusement pas très souvent, sous l'escalier de la cave, en remontant du garage et en entrant dans le petit local jardin. Ce sont évidemment des impasses où l'on marche souvent à reculons, ou sinon des passages un peu bizarres. Le coup est douloureux sur l'instant, on voit trente-six chandelles comme Roger Rabbit au début du film de Zemeckis, début à la Tex Avery dont je ne me lasse pas, mais la douleur passe vite. Seule la bosse se rappelle à votre bon souvenir. Pour éviter de me casser une fois de plus le petit orteil gauche, j'ai placé des pots de fleurs aux endroits stratégiques du jardin, mais je ne peux éviter certaines embûches si je marche pieds nus. Il serait par contre ridicule que je porte un chapeau lorsque je pénètre dans les endroits reculés du pavillon.
Quant à se souvenir des dangers domestiques qu'ils représentent, je sens bien que ma mémoire n'est plus aussi affûtée qu'elle le fut. J'ai du mal à associer un nom et un visage, je cherche des mots courants, je pose mes lunettes n'importe où, etcétéra. Le ciboulot se comporte peut-être comme un disque dur. Sa capacité de stockage ne serait pas expansive ? Plus on vieillit, plus le nombre d'informations est grand. En jetons-nous alors d'anciennes pour faire de la place aux nouvelles ? Il paraît pourtant que l'on peut récréer de synapses à tout âge. Nous sommes néanmoins tentés de réécrire notre histoire. À force de la raconter, nous la figeons sous une forme confortable. La répétition ne favorise pas l'imagination. Déménager permet, par exemple, de préserver des souvenirs en les situant géographiquement. Ainsi je me souviens de très nombreuses choses, plutôt rattachées à des localisations, vécues jusqu'à cinq ans. Je fais abstraction des délires somnambuliques de mon enfance que j'assimile peut-être à tort à l'épreuve de ma naissance. On se raconte parfois des histoires auxquelles on finit par croire. Les photographies apparues ces dernières années sur le Net m'ont permis de me rassurer, je n'avais rien inventé ! Par contre, lorsqu'on compare le souvenir très ancien de deux personnes, il arrive que les versions ne correspondent pas du tout. Inconsciemment les uns ou les autres réécrivons l'histoire, et les deux protagonistes de ne pas démordre de leur interprétation dont l'incompatibilité peut se révéler troublante. Les optimistes ont tendance à se rappeler les bons moments de leur existence, les pessimistes à noircir le trait. Voilà donc comment une bosse me fait divaguer tout en ravivant ma mémoire !

Illustration : gros plan d'une œuvre de Sheila Hicks au Musée du Quai Branly

jeudi 6 novembre 2025

Le violon augmenté d'Adrianne Munden-Dixon


Suite à mon second article évoquant le travail de Denman Maroney, le compositeur et pianiste américain m'écrit d'écouter le solo de violon d'Adrianne Munden-Dixon. Son album Vision Mantra se rapproche du dernier enregistrement que j'ai réalisé avec la violoniste allemande Fabiana Striffler, paru quelques mois plus tôt. Dans le cas de l'Américaine, elle interprète des solos avec électronique composés par Martin Gendelman, Kimia Koochakzadeh, Gemma Peacocke et John Thompson, plus deux trios de Marcos Balter et inti figgis-vizueta joués avec l'altiste Carrie Frey et la violoncelliste Julia Henderson, qui respectivement ouvre et clôt cet album galvanisant. Quant à Fabiana, il s'agit de dix études instantanées enregistrées dans la même journée où elle tient l'archet tandis que je traite ses sons en direct, sans aucune préparation préalable. Dans d'autres circonstances, l'une et l'autre composent et improvisent.
Dans les deux cas, le violon devient "augmenté". Par le truchement des effets électroniques, il se démultiplie, s'allonge, s'épaissit, se déplace... Sur l'album Vision Mantra, l'acoustique et l'électroacoustique s'accouplent dans un bal diabolique où l'instrumentiste est au centre d'un cyclone qui donne le vertige. Les frottements de l'archet se marient parfaitement avec les saturations, les harmoniques deviennent l'élément prépondérant ou les répétitions répondent au fantasme du quatuor à cordes. Les transformations ont quelque chose de chirurgical, nous entrons dans le bois d'un écorché, le microscope révèle l'âme comme la colonne d'un temple où les sons tournent en glissant le long des parois. Les 71 pièces de bois dialoguent avec l'immatérialité des algorithmes. La restitution stéréophonique laisse supposer qu'une mise en espace profiterait d'autant mieux à ces exercices de haute voltige. Distorsions, délais, traitements granulaires, réverbérations extrêmes, les effets spéciaux utilisés ont leurs limites, exactement comme tous les instruments classiques ou modernes. Ces jeunes compositeurs et compositrices font comme les anciens, avec ce qu'ils ont sous la main, et se laissent porter par leurs rêves.

→ Adrianne Munden-Dixon, Vision Mantra, CD Neuma
→ Fabiana Striffler & Jean-Jacques Birgé, Le violon dingue, GRRR online

mercredi 5 novembre 2025

Ça commence à faire beaucoup


Je ne sais pas comment ça ce fait, mais exactement 73 ans après ma naissance mon anniversaire tombe aussi un mercredi. D'après ce que je comprends, il retombe le même jour de la semaine tous les 11 ans, 6 ans ou 5 ans, selon la répartition des années bissextiles. Chaque année, le jour de la semaine d’une date donnée avance de +1 jour sauf les années bissextiles +2. Détail qui ne rentre pas en ligne de compte entre 1901 et 2099, les années bissextiles étant simplement divisibles par 4 (sauf les années séculaires, divisibles par 100, car le calendrier grégorien a un cycle de 400 ans après lequel tout se répète exactement). Donc calculant le décalage total, cela donne 55 années normales ×1 + 18 années bissextiles ×2 = 55 + 36 = 91 jours (13 semaines) qui est multiple de 7, et voilà ! Depuis mes débuts dans la vie j'ai toujours aimé les mercredis et le chiffre 7, allez savoir pourquoi...

Arrivé là, je répondais récemment que mon activité principale est de faire la musique bizarre et que étonnamment j'en vis depuis plus de cinquante ans. Comme c'est le jour des chiffres je peux ajouter que cet article porte le numéro 6012, mais qu'il ne tient pas compte de ceux que j'ai écrits pour des journaux, des magazines et autres supports. Sur le site des disques GRRR, on trouvera 106 albums (83 sont sur Bandcamp), 1752 pièces en écoute libre dont 1346 inédites, soit 202 heures (plus de 8 jours non-stop !). Ajoutez des milliers de représentations, les quelques films que j'ai réalisés, les centaines de compositions pour des films, des CD-Roms, des expos, des sites Internet, la radio, mes romans, des images, des installations, les travaux en tant que designer sonore, l'enseignement, et on comprendra pourquoi j'ai besoin de pense-bête pour me souvenir. Mon Blog m'est évidemment très utile grâce à son champ de recherche. Dans la pratique j'oublie ce que j'ai fait une semaine après qu'un projet est terminé. J'ai sans cesse besoin de remettre le compteur à zéro, histoire de retrouver l'innocence de mes débuts. Et pour commencer je fais des listes. Mon côté obsessionnel est pratique et rassurant, mais je n'en suis tout de même pas au stade de l'Homme aux rats, étudié par Freud, qui ne pouvait pas ouvrir un livre sans compter les points ni passer devant un arbre sans compter les feuilles. Tout est affaire d'équilibre, ou plus exactement du déséquilibre qu'il s'agit de contrebalancer. Mon travail, comme la vie en général, est une marche sur le fil, et j'espère bien ne pas arriver de l'autre côté avant encore un bon nombre d'années !

À part ces comptes d'apothicaire, le plus important à mes yeux, ce sont les amitiés et les amours. J'ai cette chance d'avoir de vrais ami/e/s et d'aimer aujourd'hui autant que j'ai aimé et que je fus aimé, si ce n'est plus. Elles et ils ont fait de moi une meilleure personne et il reste du boulot pour pouvoir continuer à me regarder sereinement dans la glace. Enfant, je rêvais de changer le monde, du moins d'y participer, qu'il soit meilleur, plus clément et pour toutes et tous. Chacun/e en porte la responsabilité. Je n'ai jamais baissé les bras, malgré des résultats très douloureux pour la majorité d'entre nous ! Mais nous ne sommes que de minuscules éphémères aux pouvoirs très limités. En levant la tête vers les étoiles je me rends compte de la vanité de l'espèce humaine. À l'échelle du cosmos nous comptons pour rien. C'est ce rien que je fête aujourd'hui, ce rien que nous faisons durer, autant que possible en le partageant tendrement.

mardi 4 novembre 2025

Découvertes du label Neuma (3)


Décidément, le label Neuma, installé à Saint Paul, la ville jumelle de Minneapolis, fait mon bonheur. En mai dernier j'avais chroniqué une dizaine de disques parmi les centaines du catalogue (Découvertes 1 / Découvertes 2), sans parler de ceux de Denman Maroney grâce à qui j'avais été mis en relation avec Philip Blackburn. Comme l'Europe ne pratique pas le protectionnisme à outrance du fada facho, la poste fonctionne toujours dans le sens USA→France, et je reçois trois nouveaux CD sortis cet automne. Leur qualité me fait m'interroger sur la partie immergée de cet iceberg, tant j'ignore la presque totalité de ces artistes américains.

Commençons justement par ce compositeur et pianiste qui vit dans le sud de la France. Je ne comprends pas que les programmateurs ne se l'arrachent pas. Car Denman Maroney, c'est canon ! Canons, décalages rythmiques savants, ping-pong sans filet, tourneries vertigineuses, swing monkien. Pour Umwelt enregistré à Pernes en juin dernier, le quartet que Denman Maroney a formé avec le bassiste Scott Walton, le sax ténor et clarinettiste Robin Fincker et le batteur Samuel Silvant s'enrichit de la présence du toujours aussi époustouflant soprano et alto Guillaume Orti. Maroney et Orti étaient faits pour se rencontrer, ils s'entendent à merveille. C'est du jazz de très haut-vol. Je dis jazz, ou free jazz, mais c'est restrictif, tant les compositions du pianiste sont personnelles, tout autant que celles reprises de précédents disques avec Ratzo Harris et Bob Meyer, ou pour le big-band de Diane Moser. Ce jeune musicien de 76 ans devrait trôner aux côtés des plus grands. Il y a des mystères. De toute manière, j'ai beau faire l'intéressant, je ne comprends rien à rien. "Un umwelt (environnement en allemand) est la manière spécifique dont les organismes d'une espèce particulière perçoivent et expérimentent le monde, façonnée par les capacités de leurs organes sensoriels et de leurs systèmes perceptifs". Alors, face à l'humanité, on a ici une petite idée de comment les rêveurs qui vivent dans leur monde perçoivent cette espèce invasive...


Professor Girlfriend est un projet de l'autrice-compositrice et productrice Anna Weesner, de la chanteuse Charlotte Mundy et de l'ingénieur du son et producteur Charles Mueller. L'album My Mother In Love: The Summer Sessions marque leurs débuts. Mundy, Weesner (parfois au piano) et Mueller (guitare, basse, batterie) sont entourés d'une quinzaine de musiciens/ciennes qui constituent un orchestre à la formation plutôt classique. Cette "lettre d'amour à la pop-music" s'assimile au courant art rock. Il suffit souvent d'une guitare et d'une basse électriques, avec une batterie, pour qu'un orchestre acoustique sorte du rang. Les marchands ont toujours besoin de coller des étiquettes et je regrette d'y avoir parfois recours, surtout que de plus en plus de projets font des emprunts à des musiques très variées. On appelle cela "transgenre" ! C'est aussi tout un mouvement de la musique contemporaine, comme j'ai pu l'entendre récemment à la Philharmonie avec The Blue Hour de Shara Nova a.k.a. My Brightest Diamond, où la compositrice chantait Carolyn Forché accompagnée par les cordes de l'Orchestre national Avignon-Provence dirigées par Débora Waldman sur des musiques de Rachel Grimes, Sarah Kirkland Snider, Angélica Negrón, Shara Nova et Caroline Shaw. L'art rock, musique propice à des textes poétiques et moins brutale que les démonstrations viriles incluant la puissance sonore et la virtuosité ostentatoire, séduit de plus en plus d'artistes féminines qui font le pont entre la pop et le classique.


Tout ce qu'il produit sur Neuma ou innova n'empêche pas Philip Blackburn de planer. Certaines pièces de Another Intensity sont des nuages électroniques, une autre est enregistrée dans la grotte d'un temple maya au Belize en faisant résonner les stalagmites et les stalactites, ou encore il demande à des instrumentistes de rejouer exactement ce qu'ils entendent d'une ancienne performance. Ainsi la violoncelliste Madeleine Shapiro et la percussionniste Patti Cudd, ou le joueur de sheng Wang Zhen-Ting avec Blackburn à l'archet sur des rayons de bicyclette, se fondent dans le son. Cette musique de recueillement, néanmoins vive et active, fonctionne très bien après le lyrisme rythmique de Denman Maroney et les chansons arty d'Anna Wessner.

→ Denman Maroney Quintet, Umwelt, CD Neuma, sur Bandcamp
→ Professor Girlfriend, My Mother In Love: The Summer Sessions, CD Neuma, sur Bandcamp
→ Philip Blackburn, Another Intensity, CD Neuma, sur Bandcamp
The Blue Hour, CD New Amsterdam Records et sur Bandcamp

lundi 3 novembre 2025

Exposition Générale à la Fondation Cartier


S'il y a une exposition où courir à Paris, c'est à la Fondation Cartier pour l'art contemporain dans son nouveau bâtiment place du Palais Royal. On aperçoit la Collection depuis les gigantesques baies vitrées, de chaque côté, rue du Louvre et rue Saint Honoré que l'ont voient évidemment réciproquement depuis l'intérieur. C'est le quartier de mon enfance. Nous habitions rue Vivienne dans les années 50. Mon père achetait ses cigares à la Civette. Mon jardin était le Palais Royal. Je me souviens des ânes de celui des Tuileries et des fiacres devant les arches de la rue de Rivoli. L'architecte Jean Nouvel, qui avait déjà réalisé le Cube de verre boulevard Raspail, tant de passionnantes expositions, a entièrement repensé les anciens Grands Magasins du Louvre (1887-1978), là où s'est tenu plus tard le Louvre des Antiquaires. Je me souviens encore d'avant cela de la Fondation à Jouy-en-Josas. Et du concert que nous donnâmes en duo avec Michel Houellebecq en première partie de Patti Smith pour le 10e anniversaire des Inrockuptibles, à l'endroit-même où s'élevait auparavant le Centre Américain, un autre concert, le premier que nous fîmes sous le nom d'Un Drame Musical Instantané ! Le nouveau lieu ne me rappellera pour l'instant que le fantastique après-midi que nous y passâmes jeudi dernier.


Le nouveau lieu, abrité par ce qui fut édifié à l’occasion de l’Exposition universelle de 1855 comme Grand Hôtel, est absolument époustouflant. Je me demandais à quoi servaient les chaînes et poulies aux quatre coins de chaque plateau. Les cinq plateformes qui se suivent peuvent se déplacer comme des ascenseurs, permettant toutes les conformations du lieu, sur une hauteur de onze mètres. Idem avec les garde-corps. La salle de spectacle en gradins rouge sera bientôt rejointe par un café et un restaurant. L'Exposition Générale, qui vient d'ouvrir et se prolonge jusqu'au 23 août 2026, tient son nom d'un évènement saisonnier des anciens magasins. La disposition actuelle choisie permet de présenter les œuvres sur trois niveaux.


Les habitués de la Fondation Cartier reconnaîtront forcément de très nombreuses œuvres ou artistes dont on ne voyait que des expositions temporaires, mais l'accrochage est particulièrement remarquable. Cinq fois plus grand, l'espace respire et la jauge des visiteurs évite les embouteillages. Mise en espace astucieuse des designers italiens Formafantasma. Comme jadis à La Maison Rouge, les salles sont modulables, adaptées à la taille et à la nature des œuvres. Les niveaux permettent de les apprécier souvent sous différents points de vue. À certains endroits de l'étage du bas, les fondations en béton sont restées apparentes, voire (et écouter) le long couloir de Night Would Not Be Night Without The Cricket de Bernie Krause. Les installations sonores comme Box (ahhareturnabout) de James Coleman ou Nine Attempts to Achieve Immortality de Bill Viola sont suffisamment isolées pour ne pas interférer avec le reste et celles qui nécessitent l'obscurité comme Skeet de James Turrell ou Les éphémères de Christian Boltanski sont si agréables que l'on a envie d'y passer du temps, donc d'y revenir.


Tous les continents sont représentés, toutes les techniques également (peinture, photographie, dessin, architecture, design, cinéma, textile, céramique, son, art numérique). Comme lorsque j'évoque un film, j'essaie de ne pas divulgâcher (spoiler) votre visite. Je signalerai seulement les auteurs des œuvres reproduites de haut en bas dans cette colonne : The Earth Has its Black Hole Too: Project for Extraterrestrials No 16 de Cai Guo-Qiang (poudre à canon et et encre sur papier japonais, 1993), Panama, Spitzbergen, Novazemblaya de Panamarenko (acier, verre acrylique, peinture, moteur, tubes fluorescents, caméra, moniteur, etc., 1996), Miracéus de Solange Pessoa (plumes sur tissu, 2014-2018), Projet pour le Kinshasa du troisième millénaire de Bodys Isek Kingelez (bois, carton, carton plume, papier, métal, etc., 1997), Sans titre de David Hammons (bois, fer, corde, plastique, miroir, peinture, 1997)... J'y verrais bien Nabaz'mob, notre opéra de lapins connectés qui dort dans un terrier pantinois, mais je ne sais pas du tout comment m'y prendre !


Exposition Générale est structurée en quatre parties que l'espace ouvert rend poreuses : Machines d'architecture, Être nature, Making Things, Un monde réel. Quel que soit votre goût vous serez happé par telle ou telle œuvre qui vous transportera vers un ailleurs onirique qui échappe au réel. C'est le propre de l'art, même lorsqu'il réfléchit des sujets graves.

→ Fondation Cartier pour l’art contemporain , La Grande Visite, du mardi au dimanche de 13h à 18h (pour les entrées)

vendredi 31 octobre 2025

Marc-Antoine Mathieu à la loupe


Pour son nouvel opus, L'infiniment moyen et plus si infinités dans les limites finies d'une édition minimaliste, Marc-Antoine Mathieu propose cette fois un bande dessinée de 2 cm2, qui ne peut donc se lire que d'un œil en fermant l'autre. Un physicien et un philosophe y dialoguent sur l'infini et l'infiniment petit. On a certes l'impression qu'ils enculent les mouches. La loupe est fournie pour ce faire. Mais plus on avance dans le récit, plus l'abîme s'ouvre sous nos pieds, euh, nos yeux. Choisir alors entre le vertige et la migraine !
Mes huit dictionnaires Larousse Lilliput (1961) pouvaient se lire à l'œil nu, mais une loupe était déjà fournie avec la cultissime BD Saga de Xam (1969), et le manuscrit du Voyage du mauvais larron de Georges Arnaud (1951), dont j'ai hérité une page autographe écrite sur le cargo où l'auteur était passager clandestin, explose les limites de l'infiniment petit...

→ Marc-Antoine Mathieu, L'infiniment moyen et plus si infinités dans les limites finies d'une édition minimaliste, 88 pages, livré avec une loupe, sous coffret, 21,50€. Une version numérique est proposée à 14,99€, mais j'ai bien l'impression que c'est une blague. Par contre, à la fin du mini-livre, le digicode renvoie à un Hyperrêve où les bulles de dialogue glissent malicieusement dans le cosmos...
→ Sur ce Blog, Marc-Antoine Mathieu en 5 articles (2011-2022) et Kafka : Denis Lavant, Marc-Antoine Mathieu et Wilfried Wendling (2024)

jeudi 30 octobre 2025

Amazônia au Quai Branly


Le Musée du Quai Branly est toujours facteur de rêves. On ne s'en lasse pas et les expositions temporaires poussent à y revenir souvent. On commence ou on finit par traverser le jardin sauvage conçu par Gilles Clément dont les feuillages disparaissent la nuit pour être envahi de tubes de lumière colorée. Jusqu'au 18 janvier c'est Amazônia qui occupe l'espace en escargot du rez-de-chaussée. L'exposition a le mérite de mélanger les collections historiques et des œuvres contemporaines.


Je suis pourtant déçu par le choix des objets et surtout par la scénographie qui ne rend absolument pas l'émotion que procure la forêt amazonienne. D'un côté les œuvres anciennes viennent presque toutes du Musée et on en connaît la plupart, d'ailleurs il en reste d'autres parfois plus intéressantes en haut dans les merveilleuses collections permanentes, et d'un autre côté la sensation que quiconque a vécue en pénétrant la moindre forêt, et pas seulement amazonienne, n'y est pas du tout. Conséquence, l'ensemble ressemble à un accrochage de pièces épinglées, sans aucune âme ni profondeur, d'autant que, pour la plupart, les œuvres contemporaines ne sont pas mémorables. Si l'on n'a pas l'habitude de ce musée, la visite vaut tout de même le coup, mais, sinon, l'exposition semble un projet fade qui n'a pas coûté grand chose en rassemblant des objets parmi les collections permanentes selon une thématique passe-partout.


Par contre, on en profitera pour grimper tout en haut sur les mezzanines où sont exposés Le fil voyageur raconté par l'artiste textile américaine Sheila Hicks (91 ans) et Monique Lévi-Strauss (99 ans), sociologue spécialisée dans l'histoire du textile... Et une autre, scénographiée par Studio Formule, sur la photographe iranienne basée à Melbourne Hoda Afshar qui entreprend une lecture critique des photographies issues des collections du musée, réalisées par le médecin-psychiatre Gaëtan de Clérambault au Maroc entre 1918 et 1919 dans un contexte colonial. Le psychiatre est connu pour ses études sur l'érotomanie liée aux drapés et au textile, à ses chamailleries avec le jeune Lacan et pour la mise en scène de son suicide qui m'a rappelé la fin du fabuleux film Falbalas de Jacques Becker, bien que les motivations et le protocole soient différents.


Déçu aussi que l'exposition Musika Automatika de Junior Mvunzi ne soit pas accessible lors de notre visite, je prends quelques photos des instruments de musique montrés à Amazônia, ici un hochet aray et une trompe latérale hohinty, brésiliens comme la plupart de ce qui est exposé. Enfin, puisque le cylindre magique, que Madeleine Leclair m'avait permis de visiter en 2007, est dans le noir, j'achète quelques jouets musicaux pour mon petit-fils à la boutique en sortant.

mercredi 29 octobre 2025

Vinyland Odyssee de Falter Bramnk


J'ai toujours aimé les instruments qui sortent de l'ordinaire. Dans les années 80 j'ai eu la chance de voir Christian Marclay en concert solo à Würzburg en Allemagne. Nous avions le même producteur de disques, Jürgen Königer, du label Recommended Records/No Man's Land. C'était la première fois que je voyais quelqu'un scratcher des disques, avec des pédales d'effets sur les platines et des bricolages inattendus comme les disques qu'il avait découpés et réassemblés, et ce bien avant la plupart des DJ. Il utilisait aussi deux bras de tourne-disques sur le même vinyle. Lorsque, grâce à Benoît Delbecq j'ai appris que DJ Nem scratchait Ligeti et Miles, nous lui avons demandé de rejoindre Un Drame Musical Instantané ; il est présent sur l'album Machiavel dont le concept est justement autour du vinyle et sur Tchak enregistré en 2000 mais sorti récemment sur le label autrichien KlangGalerie. En 2010 le violoncelliste Vincent Segal est venu me voir pour que nous organisions une visite musicale de l'exposition Vinyl à la Maison Rouge où Françoise Romand nous filma. Depuis 2016 où nous avons fondé le duo Harpon je joue de temps en temps avec Amandine Casadamont dont un des talents est d'être platiniste ; nous avons, entre autres, enregistré trois albums : Harpon, Live at Silencio Club et Paradis. Alors, à Lille comme je sortais de ma conférence sur 200 Motels de Frank Zappa, mes oreilles se sont dressées et mes yeux n'ont fait que trente-trois tours lorsque Falter Bramnk m'a remis son CD tout frais.
Vinyland Odyssee est une sorte de collage. Il me rappelle ceux de Max Ernst ou Jacques Prévert, les affiches déchirées de Raymond Hains ou Jacques Villeglé, ou encore mes propres radiophonies telles qu'on les entend dans Crimes parfaits (1981) ou L'ai-je bien descendu (1989). Certaines pièces sont drôles ou spirituelles, d'autres grinçantes et corrosives. Je pense aussi aux premiers dessins animés de Walt Disney avant qu'ils deviennent politiquement corrects. Falter Bramnk ne s'endort pas sur sa platine, il joue aussi du piano, des synthés, des percussions, de la trompette, etc., et il a convoqué ici ou là les voix de Patrick Guionnet et Xuan Mai Dang, l'accordéon ou la basse de Dave Willey, le sax ou la clarinette de Laurent Rigault, la guitare de Sébastien Beaumont... Sur le disque Vinyland Odyssee les morceaux s'enchaînent, j'aurais peut-être suggéré quelques silences entre, pour mieux apprécier la qualité de chaque tableau. Il me semble qu'un cadre permet de mieux cerner le sujet. Le chaos de l'ensemble, néanmoins parfaitement maîtrisé, produit un vertige comme si nous étions dans la centrifugeuse de la Foire du Trône quand le sol se dérobe sous nos pieds, ou plutôt si nous étions parmi les spectateurs-voyeurs perchés en haut du cylindre. C'est un disque que je dois réécouter plusieurs fois pour profiter de toutes ses synapses sonores ; à la troisième et prochaine écoute je ferai probablement une pause entre chacune des 19 pièces en en vérifiant le titre. Discophile, je fais toujours grand cas de la présentation graphique, des textes lorsqu'il y en a, et des titres.

→ Falter Bramnk, Vinyland Odyssee, CD Attenuation Circuit (940 albums au compteur !) 10€ et en numérique 5€ sur Bandcamp

mardi 28 octobre 2025

Les effets de bord providentiels de l'I.A.


Soyons clair, l'Intelligence Artificielle est une révolution dont on ne connaît pas encore véritablement les effets sur l'humanité. Internet et les téléphones portables ont déjà totalement transformé les usages de toutes les populations. D'un côté je croise des enfants de trois ans qui naviguent sans contrôle sur leur smartphone, de l'autre les migrants ne sont plus isolés dans leur douloureuse errance de pays en pays. D'un côté je vois des adolescents rivés à leur écran, de l'autre des personnes qui vivent dans des contrées reculées retrouvent un lien avec l'extérieur. Mais on voit bien que l'I.A. à la solde des médias possédés par les puissants de la planète sont de nouveaux outils de manipulation considérablement plus dangereux que tout ce qui les a précédés. Les citoyens ne pouvaient déjà plus faire confiance aux informations qui leur sont imposées. Les deepfakes n'arrangent rien. Ce n'est pas nouveau, le roman national existe depuis des siècles, les croyances les plus absurdes animent la majorité de la planète. L'I.A. ne va vraiment rien arranger ! C'est une nouvelle église, le culte du robot suprême. Le fantasme des machines prenant le pouvoir me semble pourtant relever de fictions dystopiques qui ne prennent pas en compte le fait que ces algorithmes sont programmés par des humains. La puissance de calcul des ordinateurs qui les portent est certes époustouflante, mais il ne s'agit en l'état que de simulation. Le terme intelligence est absolument galvaudé. Alors considérons cette technologie comme un outil dont l'usage peut être providentiel ou pernicieux, selon qui et comment on l'utilise.
À l'I.A. j'opposerai, par exemple, l'A.I. pour l'Acte Instinctif ou l'Affranchi Indépendant ! D'un côté l'I.A. est un système s'appuyant sur l'accumulation de données en flux continu récupérées sur la Toile, ce qui tend au formatage et à la banalisation. De l'autre, l'A.I. valorise le geste instantané, l'oral, la rupture, une action impossible à reproduire. C'est une force libre, détachée des scripts, qui échappe au contrôle et au dressage des algorithmes. Elle affirme la singularité du geste, l’irréductibilité du présent, elle agit comme une révolte vitale là où l’I.A. calcule de façon mortifère et joue sur la répétition. À l’intelligence artificielle des machines, s’oppose la voix, le corps, le souffle. Les expressions marginales, en particulier dans le monde des arts, pourraient bénéficier de l'avènement de l'IA qui banalise les expressions en s'appuyant sur une sorte d'audimat des informations, le règne des statistiques. D'un côté nous aurions un formatage des consciences plus puissant que jamais, de l'autre l'évidence d'une résistance où la marginalité ferait toute la différence. Le spectacle vivant, le théâtre, la danse, l'improvisation musicale, par exemple, prendraient tout leur sens. C'est encore le combat de l'idée contre la matière, Moïse et Aaron, ou celui de la vie contre la mort, l'imprévisible absolu contre la mise en forme la plus adaptée. Dans un monde saturé de simulacres, l’imperfection devient signe de vie. L’intonation, la maladresse, le silence ou la rature prennent une valeur nouvelle, celle de l’irréductibilité. Errare humanum est, c'est la glorification merveilleuse de l'humain. L’I.A. est donc peut-être une chance à saisir pour les marges : en nivelant les styles, elle révèle ce qui résiste au nivellement. Quand tout est produit par calcul, le geste non calculé devient révolutionnaire. Car c’est peut-être là, en réaction à la banalisation généralisée, que naît la possibilité d’un art neuf : un art du dérapage, du déséquilibre, du non-formaté, du vivant enfin retrouvé.
J'ai copié dans GPT ce texte que je venais d'écrire. Il n'a rien trouvé de mieux que de me proposer une mise en page avec un travail typographique, par exemple des respirations visuelles, des contrastes entre majuscules et bas de casse, un jeu sur les rythmes du texte ! Tout cela relève d'un empêchement de réfléchir par soi-même, une négation de la sérendipité qui a abouti à tant de grandes découvertes, un rejet du changement d'angle permettant un point de vue inédit. Si le rôle de l'art est la construction de nouveaux mondes pour échapper à celui qu'on nous impose et qui nous est insupportable, il faudra bien trouver de nouvelles formes de lutte contre l'uniformisation mortifère de l'I.A. Hélas, aucun système global ne pouvant fonctionner sans ses contradicteurs, c'est malgré tout grâce à la résistance que la misère peut perdurer. Cela laisse aux plus fragiles et aux plus courageux un espace de liberté que rien ne peut non plus altérer ou empêcher.

P.S.: si vous êtes intéressé par l'I.A., en particulier d'un point de vue graphique, regardez la remarquable conférence d'Étienne Mineur à l'PSAA, l'école de communication visuelle de la Ville de Paris.

lundi 27 octobre 2025

Le Locataire de Roman Polanski


Contrairement à ce qui était annoncé, Le locataire est un film comique, du moins jusqu'à ce que la folie prenne le dessus. C'est son côté kafkaïen. Max Brod raconte qu’en lisant des passages du Procès à ses proches, Kafka, perché sur un tabouret, riait aux larmes. Logique aussi lorsqu'on connaît l'humour, certes noir, de Roland Topor qui avait écrit le livre d'où est tiré le scénario. Dernier volet de sa « Trilogie des appartements maudits », après Répulsion et Rosemary’s Baby, le film de Roman Polanski traite évidemment de la folie, celle d'une schizophrénie paranoïaque.
Longtemps mésestimé pour des raisons absurdes, boudé à Cannes en 1976, Le locataire est un film à découvrir. Les comédiens sont excellents, que ce soient les Américains (Mervyn Leroy, Shelly Winters, Jo Van Fleet...) qui incarnent les habitants (il y a aussi Claude Piéplu, Florence Blot...) de l'immeuble construit méticuleusement au Studio d'Épinay ou les Français qui évoluent dans les décors réels de Paris (Bernard Fresson, Jacques Monod, Romain Bouteille, Rufus, Gérard Jugnot, Josiane Balasko, Michel Blanc, Bernard-Pierre Donnadieu, Claude Dauphin.... ) dont la rudesse réputée des Parisiens est inénarrable. Le rôle tenu par Isabelle Adjani est aussi épisodique que tous les autres, sauf Polanski dans le rôle titre. Le film est connu pour avoir été le premier à utiliser une Louma, caméra sur grue commandée à distance, et pour le plan où la perspective est inversée grâce à la construction du décor. La lumière du chef opérateur Sven Nykvist qui a œuvré sur presque tous les Bergman, la musique très réussie de Philippe Sarde, la précision de Polanski participent au cauchemar du locataire. La chute est également mémorable, mais je ne veux pas divulgâcher le film.
Les suppléments sont comme d'habitude passionnants : entretien récent avec le réalisateur, avec François Catonné qui n'était alors qu'assistant-opérateur, avec la scripte Sylvette Baudrot, avec Topor et le coscénariste du film Gérard Brach, etc. Le coffret Prestige ajoute de nombreux memorabilia (fac-similé du dossier de presse avec toutes les bios, photos, marque-page, affiche) qui raviront les fétichistes et qui constituent toujours de beaux cadeaux quand Noël approche

→ Roman Polanski, Le Locataire, ed. Carlotta Blu-Ray 20€ / 4K UHD 25€ / Édition Prestige Limitée Blu-ray 4K Ultra HD inclus Blu-ray et Memorabilia 34,99€