Jean-Jacques Birgé

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vendredi 9 juin 2023

Parade aux moustiques


Les moustiques ont finalement attaqué mercredi soir. Le dispositif de défense et contre-attaque a aussitôt été déployé. J'ai descendu le cadre en bambou du plafond et fixé la moustiquaire pour pouvoir leur tirer la langue toute la nuit. Je dors si peu. Quant à celles qui m'avaient piqué les arpions pendant que je rédigeais mon article, la raquette électrique en a eu raison, quitte à ce que je grimpe sur un escabeau. La lumière bleue attire ces culicidés. Évidemment ça sent un peu le grillé, mais je n'ai rien contre les insectes rôtis. De plus j'adore le petit bruit sec et les étincelles qui l'accompagnent.


Jonathan avait regagné New York la veille, juste à temps. Sa technique est tout autre. Il fait tourner un ventilateur toute la nuit. Cela fait du bruit et consomme inutilement de l'électricité, mais c'est aussi efficace. En Asie du Sud-Est nous ne prenions jamais de chambres avec l'air conditionné, mais celles avec un grand ventilateur au plafond. Cela nous épargnait aussi des rhumes et des maux de gorge. J'ignore s'il y a des moustiques dans le nord du Maroc où nous nous envolerons bientôt, et si oui, quelle technique utiliser ?

jeudi 8 juin 2023

Trente ans après, Bad Alchemy


Quelle idée ai-je eue de vouloir traduire le nouvel article de Rigobert Dittman de l'allemand ! C'est d'abord que je ne comprenais pas toujours le sens de ses phrases. J'y ai passé la soirée au lieu de me détendre devant Showing Up, le dernier film de Kelly Reichardt que j'avais prévu de regarder, comme je sortais du vernissage de l'exposition Ron Mueck à la Fondation Cartier : sculptrice et sculpteur sont dans un bateau, mais c'est Bibi qui tombe à l'eau. Donc Rigobert m'écrivait :

Cher JJB,
c'est Bad Alchemy = rbd = Rigo D. qui vous parle, de Würzburg, où vous avez joué avec Un D.M.I. il y a des années et des années.
J'ai perdu la trace de ta musique après "Operation Blow Up", mais j'ai gardé Un D.M.I. à l'esprit comme l'un des plus grands groupes français de tous les temps.
Votre nom est revenu sur le site Psych.KG de Matthias Horn, un bon contact du magazine Bad Alchemy.
Cela m'a ramené à votre musique, grâce à Bandcamp. Et cette corne d'abondance de musiques magnifiques m'a fait écrire ce petit article de 3 pages que je joins à la présente. Désolé, c'est en allemand.
Dommage que je ne puisse pas lire votre blog. Mais d'Albert Ayler à Tintin... - C'est bien l'esprit. Vous êtes un frère de cœur.
Alors c'est juste pour dire : Merci d'être JEAN-JACQUES BIRGÉ !!!!
Avec mes salutations et mes meilleures vibrations de ce bon vieux Würzburg.

Après cela, comment pouvais-je résister ? Donc voici, tant bien que mal, le texte de Rigobert Dittmann pour la revue Bad Alchemy...

Là je ne peux qu'aller à Canossa et reconnaître que je suis passé à côté de la musique. Que Bad Alchemy n'aurait jamais dû perdre de vue. Mais le temps est heureusement relatif, comme le dit Jean-Jacques Birgé (JJB), le magicien du synthé né en 1952, co-initiateur des ciné-concerts, blogueur →drame.org/blog← et surtout cofondateur en 1976 de →Un Drame Musical Instantané.

Il le démontre lui-même →jjbirge.bandcamp.com← avec "Le centenaire de Jean-Jacques Birgé (1952-2052)" (2018, GRRR 2030) avec une autobiographie musicale en dix 'décennies' : Il a mis dix ans à construire ce qui, du musette au rock psychédélique en passant par la leftfield electronica, est une avant-garde toujours surréaliste et un drame dramatique, avec les voix de sa fille Elsa, de Pascale Labbé et Birgitte Lyregaard, avec Michèle Buirette l’accordéoniste de Pied de Poule, son camarade d’Un D. M. I. Bernard Vitet à la trompette dans l’eau et au bugle, Vincent Segal à la basse, le violoncelliste Didier Petit, Nicolas Chedmail au cor, les guitaristes Hervé Legeay et Philippe Deschepper, les batteurs Cyril Atef et Éric Échampard, le tromboniste Yves Robert, et Amandine Casadamont aux platines dans ce qui est devenu un roaratorio, comme un sillon sans fin, qui répond à une berceuse élégante très Blanche-Neige pour les années 2010 technoboostées. Avec 'Les années 30' nous sommes seuls sous l'orage de fin d'été. Puis un chant du cygne avec des cordes, plouf, une cythare inanga avec Antonin-Tri Hoang pour 'Les années 40'. C'est à Sacha Gattino qu'il revient de conclure en toute zénitude le 'Tombeau de Birgé' en sifflant, pour compléter l’heure commencée par JJB avec une boîte à musique et une valse à trois temps, des sons de synthétiseur, des samples d'orchestre, du Thérémine et de la musique vocale très théâtrale, clôturant un arc-en-ciel extraordinaire qui ne faiblit pas.

"Chifoumi" (2018, numérique), Birgé joue des claviers, ciseaux, flûte, papier, erhu, appeaux, guimbarde, H3000, Lyra-8, trompette à anche, Tenori-on, comme 'Schnick-Schnack-Schnuck' avec Sylvain Lemêtre aux percussions & ciseaux et Sylvain Rifflet au sax ténor & Venova.

"Questions" (2019, numérique) est né de la même manière, multi-instrumentale, avec Élise Dabrowski à la contrebasse & voix et Mathias Lévy au violon, saxo alto & Venova : à partir des cartes conçues par Brian Eno et Peter Schmidt du jeu Oblique Strategies [https://en.wikipedia.org/wiki/Oblique_Strategies] comme fil conducteur, comme auparavant "Game Bling" (2014) avec Ève Risser et Joce Mienniel, le mallarméen "Un coup de dés jamais n'abolira le hasard" (2014) avec Médéric Collignon & Julien Desprez ou "Un coup... 2" (2015) avec Pascal Contet & Antonin-Tri Hoang ou "WD-40" (2019) avec Christelle Séry & Jonathan Pontier.

En trio avec Hasse Poulsen aux guitares et Wassim Halal au daf, bendir, darbouka & tara, il réalise "La révolte des carrés" (05/19, numérique), hommage à des héros révolutionnaires : Hô Chi Minh, Rosa Luxemburg, Malcolm X, Julian Assange, Maximilien Robespierre, Toussaint Louverture, Thomas Sankara (le président du Burkina Faso assassiné en 1987), Louise Michel, Angela Davis, Spartacus, Mahatma Gandhi, Geronimo.

Ou encore, Birgé révèle un trio éraillé en compagnie de Karsten Hochapfel aux violoncelle, guitare, cosmicbow & zheng et Jean-François Vrod au violon, kazoo, appeau, percussion & voix dans "Ball of Fire" (11/19, numérique). Dans le sympathique 'Cross the border, close the gap', il montre d’ailleurs son penchant pour Barbara Stanwyck dans la comédie musicale éponyme, et - à grâce à la belle pochette - pour Friedensreich Hundertwasser.

"Duck Soup" (12/19, numérique), le clash d'improvisation avec Nicholas Christenson à la contrebasse & babycello et Jean-Brice Godet aux clarinettes & cassettes, partage le titre avec un film des Marx Brothers et tire ses morceaux des livres de photos qu’il admire, "Asylum of the Birds" et "Le monde selon Roger Ballen".

Sur "Pique-nique au labo" (2020, GRRR 2031-32, 2xCD), Birgé se présente aux claviers, electronics, plunderphonics, ambiences etc. pour un best-of de 22 duos et trios, théâtraux et extravagants, avec 28 musiciens*, avec lesquels il a travaillé entre 2010 et 2019, le plus souvent au studio GRRR.

À noter que "Établissement d'un ciel d'alternance" (1996 avec M. Houellebecq), "Carton" (1997 avec B. Vitet), "Long Time No Sea" (2017 avec Lyregaard et Sacha Gattino sous le nom du trio El Strøm) et "Le centenaire" font partie des CD préférés de JJB, ses favoris personnels [interview avec "It's Psychedelic Baby Magazine", 21.3.22].

Outre "L'air de rien" et "To Be Or Net To Be" (05/21, numérique), à nouveau sous Oblique Strategies, rencontres avec Élise Caron aux voix, flûte, sifflement, synthé-jouet, piano & percussions et Fidel Fourneyron au trombone ou avec Gilles Coronado à la guitare et Basile Naudet au sax soprano & alto, "Fictions (complete)" (05/21, numérique) a donné naissance à un vinyle sur le label Ouch ! Records (2022) avec Lionel Martin au saxophone ténor en hommage à Jorge Luis Borges, disque dont Birgé est également fier.

Quinze jours plus tard, parfait accord avec François Corneloup au sax baryton et Philippe Deschepper à la guitare, sur "Exotica" (05/21, numérique), et si dans 'Side Story' ce n'est pas Bernstein, dans 'Full Metal Packet' ce n'est pas Kubrick, et si le titre de l’album n'évoque pas Atom Egoyan, j’avale une grenouille !

Dans "Only Once" (06/21, digital), solennellement encadré par 'Réincarnation' et 'R.I.P', il joue sur le grandiose 'Orphelins' (Orphée ou roulette ?), et sur la révolte ('Insurrection') avec Hélène Breschand à la harpe électrique & à la voix et Uriel Barthélémi à la batterie & synthé.

En 2022, on retrouve ce touche-à-tout sur le label... Psych.KG ! Avec 'Intervention d’une prière en miettes' pour guitare, koto & percussion sur "Fluxus +/-" (Psych.KG 571, 17cm) en tandem avec Kommissar Hjuler, ainsi que sur "-- +/-dru_M?flux" (Psych.KG 585, K7), sur "- FLUXUS +/-" aux côtés du percussionniste autrichien Gerhard Laber (Psych.KG 573, K7), le présentant avec le guitariste d'Un D.M.I. Francis Gorgé, avec sur l’autre face Mama Bär.

Sur "Scénographie" (06/22, numérique) il se délecte de l'harmonie de ses claviers, Cosmos, Enner, Lyra-8, ARP 2600, harmonica, guimbarde, percussion, jumelées avec les sons électroniques des Vital & Lyra-8, les effets et la caisse claire de Gwennaëlle Roulleau, sur des souvenirs de classiques du cinéma de Lumière, Méliès, Cocteau, Kurosawa, Bresson, Garrel.

La musique de Birgé, bien que largement improvisée, est hors des sentiers battus plinkplonkiens ou post-freejazz, c'est un jeu à part entière, surréaliste, imaginaire, cinématographique, évocateur et (mélo)dramatique. Dreamscape ou Sonic Fiction, j’avoue ne pas avoir trouvé de mots plus justes.

L'oblique-stratégique "Chou" (10/22, numérique) met en scène Birgé avec Sophie Agnel aux piano, piano-jouet, flûte, percussions & bric-à-brac ainsi que David Fenech aux guitares, bendir & sanza. Et si vous pensez que vous allez vous en sortir en quelque sensiblerie, la guitare électrique et la guitare acoustique s'entrechoquent. Birgé mélange cela avec ses incontournables claviers et synthétiseurs, avec ses shahi baaja, flûte, guimbarde, trompette à anche, voix & radio, pour que s’affirme son penchant pour le surréel, l’absurde, l’art brut et grotesque - qui est en même temps si 'typiquement français' - au sein de GRRR. Le Studio GRRR s'épanouit une fois de plus. Rien d'étonnant avec un esprit qui va de 'La répétition est une forme du changement' à 'Soyez extravagant'.

Quelle était la part de Birgé dans Un D.M.I. et quelle était la part d'Un D.M.I. dans Birgé ? Question futile ! La cellule orignielle de la formation légendaire se trouve dans sa rencontre avec Francis Gorgé en 1969 au Lycée Claude Bernard et dans le quatuor Epimanondas en tant que tête pensante acrobatique, ainsi nommé d'après un personnage de Boris Vian. Birgé avait passé trois mois aux États-Unis en 1968 et en avait ramené une cargaison de disques - Zappa et Mothers of Invention, les Silver Apples, Jefferson Airplane, Iron Butterfly... et la passion de la musique. Il avait vu Grateful Dead, Kaléidoscope et It's a Beautiful Day au Fillmore West, fait pousser des graines sur son balcon et une crinière jusqu'aux épaules.

JJB a tâté des bandes, de l'oscillateur, de l'orgue Farfisa Professional, de tout ce dont il pouvait tirer des sons, mais surtout du synthétiseur ARP 2600, pour un avenir commun. Ils ont ainsi posé la première pierre avec "Défense De" (1975, GRRR - GR 1001) avec Shiroc le batteur de Speed Limit, et sont ainsi apparus sur la liste culte de Nurse With Wound. En s’associant au trompettiste Bernard Vitet (1934-2013), une grande figure du free jazz avec François Tusques, Alan Silva et Sunny Murray, mais qui a aussi joué avec Barbara et Colette Magny, ils ont enregistré des disques, et avec "Trop d'adrénaline nuit" (avec la photo d’une scène marquante de "La vie est à nous" de Jean Renoir), Un D.M.I. était venu au monde. Avec leur mélange presque unique d'ArtRock, d’AvantJazz, de nouvelle musique, de théâtre musical, de pièces radiophoniques, d’opéra grotesque, on peut les comparer au théâtre musical de Heiner Goebbels. À partir de "Opération Blow Up" (1992) et le départ de Gorgé - c'est Gérard Siracusa qui joue des percussions sur "Crasse-Tignasse" (1993) ; il avait déjà joué un rôle important dans "Kind Lieder" (1991). Gorgé est cependant présent sur "Machiavel" (1998, GRRR 2023), l'adieu d'Un D.M.I. Pour "Machiavel Live" (2000) - Birgé et Vitet jouent avec Philippe Deschepper & Nem en tant que Machiavel Quartet et avec des invités.

Avec le décès de Vitet en 2013, une pierre tombale semblait être posée sur Un D.M.I., mais le 12.12.2014, JJB & Gorgé ont proposé à Hélène Sage, Antonin-Tri Hoang, Hélène Bass et Francisco Cossavella de se produire en concert @La Semaine du Bizarre à Montreuil en son honneur. Cette grande relecture du matériel d'Un D.M.I., cru et hautement complexe, se moque des tiroirs et fait exploser les cercueils. Et avec "Plumes et poils" (2022, GRRR 2034), Birgé & Gorgé célèbrent à nouveau leur amitié éternelle sous forme d'UN DRAME MUSICAL INSTANTANÉ. En compagnie de Dominique Meens, une vieille connaissance depuis 1976, dans un rôle proche de celui de Frank Royon Le Mée pour 'Le Poil et la Plume' (sur "L'Hallali") ou des acteurs Michael Lonsdale/Daniel Laloux/Richard Bohringer sur "Jeune Fille Qui Tombe...Tombe" et "Le K/Dino Buzzati". L'écrivain & poète de Saint-Omer a souvent utilisé la musique de Gorgé et, pour "Le pic" (1987) celle de Birgé. Ils sont accompagnés de bruits de la nature, d'une guitare, d'un sampler, d'un clavier et de JJB, dans une évocation pastorale, mais aussi avec un parfum plunderphonique. Dans des instantanés poétiques Meens fait apparaître des alouettes, des courlis, des hirondelles, y mêle un sanglier, y croasse lui-même, gris-gris d’automne, et finit même par lâcher un "Je ne sais pas" en allemand. Ich Weisse nicht ! Les sons glissent sur les mots comme des cours d'eau, l'aigle de Gustave Doré (inspiré par 'L'aigle et la chouette' de La Fontaine) mange la couvée hideuse et criarde de la chouette parce qu'il n'y reconnaît pas ses 'jolis' oisillons qu'il a promis d'épargner, et se permet de sourire sur la couverture. Alors voilà.

mercredi 7 juin 2023

Carré noir


En attendant le feu vert de la tubiste Fanny Meteier et du bassiste Olivier Lété pour la mise en ligne du nouvel album en trio intitulé Raves, j'ai cherché et retrouvé des courts et longs métrages de Jacques Rozier absents du coffret DVD de ses films. Je vais donc en profiter pour regarder ces jours-ci : Dans le vent (1963), Cinéastes de notre temps : Jean Vigo (1964), Le parti des choses : Bardot et Godard (1964), 2 épisodes de Ni figue ni raisin (1965), La légion d'honneur avec Michel Polac (1967), Le gimmick (1967), Berlioz (1969), Vive le cinéma ! (1972, avec Jerry Lewis, Orson Welles, Jeanne Moreau, etc.), Nono Nénesse avec Pascal Thomas (1976), Marketing Mix (1978), Lettre de la Sierra Morena (1983), Oh oh oh jolie tournée (1984), la série Joséphine en tournée en 4 épisodes (1990), Comment devenir cinéaste sans se prendre la tête (1995) et les deux heures de Fifi Martingale (1972-2001) !
Un peu obnubilé par de nouveaux projets et rencontres qui me bousculent, j'essaye de penser à autre chose pour ronger mon frein. Ainsi je peaufine le futur vinyle La preuve du groupe Poudingue avec Nicolas Chedmail, en particulier en soignant les basses et la voix. Préparation également du voyage dans le nord marocain qui se rapproche. Pendant le séjour dans le Rif je mettrai d'ailleurs le blog en veilleuse pour jouer le grand-père de garde pendant que les Spatistes seront en résidence à Tétouan.
Samuel Kilcoyne m'envoie les premiers tests du livre de photographies qu'il publiera en Grande-Bretagne, à savoir des images que j'avais créées fin des années 60 pour le light-show H Lights et des photos que Thierry Dehesdin avaient prises en 1973 pour notre spectacle Brrr qu'il fait froid ce soir, j'ai grand regret de n'avoir pas pris double manteau. Se pose la question de la séquence des Morts où les figurants sont nus. Elles réclament leur autorisation. Nous faisons évidemment sauter celles qui gênent les protagonistes. En marge de sa qualité esthétique, l'intérêt historique de l'ensemble est flagrant. L'ouvrage devrait être accompagné d'une cassette de pièces que j'ai enregistrées en 1974 et 1976.
La semaine dernière j'ai été accaparé par le remplacement de l'électro-ménager dont les éléments sont morts tous en même temps après 22 ans de bons et loyaux services. Les marques allemandes tiennent deux fois plus longtemps que les autres, mais il est peu probable que les nouvelles machines tiennent aussi longtemps que les précédentes. Dans l'ordre de l'hécatombe : lave-linge, plaque de cuisson, lave-vaisselle, micro-ondes ! J'ai opté pour le métal brossé noir pour ne pas jurer avec Gerridae éteinte, l'œuvre d'Eric Vernhes accrochée en face de l'entrée.
Quand je ne m'affère pas à préparer le studio d'enregistrement pour la rencontre de demain avec la performeuse Violaine Lochu et la guitariste Tatiana Paris, je jardine. Les semis de Cyriaque et Alexandre semblent bien prendre sous le soleil encore printanier, tomates cerises, piments, choux, courges, tabacs, tournesols, coquelicots... Que le compost serve à quelque chose ! J'ai également taillé l'enchevêtrement de lierre et de glycine qui forme parasol au-dessus du trottoir et qui s'étendait jusqu'à la chaussée !

mardi 6 juin 2023

Taking Off de Milos Forman


Je n'avais qu'un vague souvenir de Taking Off sorti en 1971 à une époque où je portais les cheveux longs, un pantalon pattes d'eph et un collier au-dessus de ma tunique indienne. En septembre de cette année-là j'entrai à l'Idhec en racontant au jury que mes films préférés étaient Easy Rider de Dennis Hopper et Solo de Jean-Pierre Mocky, Peace and Love d'un côté, mai 68 de l'autre ! Ma scolarité élargit heureusement mon champ de vision.
Le costard que Milos Forman taille aux parents coincés qui rêvent de ce dont sont capables leurs enfants fugueurs était évident. Mais ai-je alors perçu le regard tendre et acide que le réalisateur portait aux jeunes hippies ? Filmés frontalement lors d'une audition ravageuse et livrés aux contradictions rendues inévitables lors du passage à l'âge adulte, ils sont l'objet d'une critique sociale qui ne quittera jamais le cinéaste. Il abordera un sujet proche avec Hair, plus grinçant que la comédie musicale dont le film est tiré. Dans Taking Off la scène de leçon de fumette entre adultes est un morceau d'anthologie et le clin d'œil au Black Power montre que Forman était conscient du contexte politique, ayant été lui-même témoin, avec son co-scénariste Jean-Claude Carrière, tant des émeutes anti-guerre du Vietnam que des évènements de mai et du Printemps de Prague. Les trouvailles, souvent drôles, inspirées par la nouvelle vague ou propres au cinéma tchécoslovaque, comme son goût pour l'hystérie, ne disparaîtront jamais de sa filmographie, véritable vol au-dessus d'un nid de coucou.


Taking Off était son premier film sur le sol américain et une de ses meilleures comédies. Les suppléments du DVD avec Carrière et lui sont, comme toujours chez l'éditeur Carlotta [épuisé depuis cet article du 14 mars 2011, aujourd'hui réédité par ESC Editions], passionnants.

lundi 5 juin 2023

Le trésor d'Albert Ayler


Sept ans, l'âge de raison. C'est le temps qu'il m'aura fallu pour craquer. Depuis des mois, l'énorme coffret me faisait de l'œil dans la vitrine du Souffle Continu, le magasin de disques indépendant où l'on trouve tout ce qui sort de l'ordinaire. Le prix m'arrêtait, 90 euros. Pourtant, cela valait le coup : 9 CD d'enregistrements rares et inédits, un luxueux livret de 208 pages relié et illustré avec des textes d'Amiri Baraka, Val Wilmer, Marc Chaloin, Ben Young, Daniel Caux, etc., des facsimilés de programmes et de notes manuscrites, des photos, un dixième CD bonus du temps de son service militaire et même une fleur fânée ! Holy Ghost ressemble à une boîte de biscuits noire dans laquelle on aurait glissé des trésors de l'enfance. L'enfance de l'art. L'art brut. Le brut du décoffré. La magie absolue. L'essentiel. La bande de carton beige qui entoure l'objet annonce la couleur : "Coltrane était le père. Pharoah Sanders le fils. J'étais le Saint-Esprit." Albert Ayler est au free jazz ce que Jimi Hendrix est au rock, une apparition fulgurante, inimitable, l'énergie à l'état pur, la musique américaine, le lyrisme tordant le cou à la mélodie jusqu'à nous rendre ivres... La mort du saxophone ténor, retrouvé noyé dans l'East River en novembre 1970 à l'âge de 34 ans, restera une énigme.


Ayant déjà souvent relaté mon admiration absolue pour l'art d'Albert Ayler, je renvoie le lecteur à mes précédents articles, deux en particulier, le premier en 2006 sur le film My Name is Albert Ayler, le second publié en 2010 par un compilateur indélicat qui en avait fait sauter le titre, Le sabre et le goupillon. Si vous ne connaissez pas Albert Ayler, mieux vaut commencer par la réédition CD des Nuits de la Fondation Maeght. Mais si vous croyez avoir tout entendu, alors faites-vous plaisir, parce que l'objet sera forcément un jour épuisé [Trop tard ! Il l'est évidemment depuis cet article du 15 avril 2011, mais on peut le trouver sur Discogs à un prix relativement accessible], et alors vous regretterez amèrement de ne pas vous être saigné (je n'ai pas dit "signé", car je n'entends pour ma part dans ce sacrement que son aspect profane, les arcanes de l'inconscient tenant lieu de grâce).

P.S. : aux côtés d'Ayler, par ordre d'apparition, Herbert Katz, Teuvo Suojärvi, Heikki Annala, Martti Äijänen, Cecil Taylor, Jimmy Lyons, Sunny Murray, Gary Peacock, Don Cherry, Burton Greene, Frank Smith, Steve Tintweiss, Rashied Ali, Donald Ayler, Michel Samson, Mutawef Shaheed, Ronald Shannon Jackson, Frank Wright, Beaver Harris, Bill Folwell, Milford Graves, Richard Davis, Pharoah Sanders, Chris Capers, Dave Burrell, Sirone, Roger Blank, Call Cobbs, Bernard Purdie, Mary Parks, Vivian Bostic, Sam Rivers, Richard Johnson, Ibrahim Wahen, Muhammad Ali, Allen Blairman. Les deux derniers CD sont consacrés à des interviews d'Albert Ayler avec Birger Jørgensen, Kiyoshi Koyama et Daniel Caux qui s'entretient également avec Don Cherry.
Le site de Revenant Records offre le détail des CD, des photos, des extraits de presse.

vendredi 2 juin 2023

Kristen Noguès en Marc'h Gouerz


Après Emmanuelle Parrenin, Souffle Continu Records réédite le premier vinyle de la harpiste celtique Kristen Noguès. J'écris "après", mais c'est trois ans avant La maison rose de Parrenin, en 1976, que paraît Marc'h Gouez. Avec Tri Yann, Malicorne, Mélusine et quelques autres les deux musiciennes incarnent un renouveau de la musique folk en France. Kristen Noguès donne de nouvelles couleurs à la harpe celtique, de quoi raviver la contrastée blanche hermine. Alan Stivell avait ouvert la voie, mais Kristen montre une fragilité poétique bouleversante, ce qui ne l'empêche pas de vivre sa vie et d'aimer rire à gorge déployée. C'est pourtant l'apanage des gwerzioù d'être des chansons tristes.
Des pas sur le gravier, on pousse la porte, dans la chaumière le concert est déjà commencé. La harpiste, qui n'a que 23 ans, chante en s'accompagnant à la petite harpe. Elle a composé les sept pièces où viennent la visiter avec la plus grande délicatesse Gérard Delahaye et Melaine Favennec (violon, flûte), Jean Denis (flûte), Bernard Pichard (basson), Fanch Tassiniek (violoncelle), Christian Desbordes (piano, violon), Gildas Beauvir et Pierre Datry (guitare, piano), Bertrand Floc'h (guitare, psaltérion), André Marzuk (zarb). Ici coule une rivière. À cette époque le FLB (Front de Libération de la Bretagne) est encore très actif, multipliant les attentats. Chanter, et parler, en breton est une revendication, un acte de résistance. Un an plus tard sera créée la première école Diwan. En France, c'est dans les régions où la langue locale se parle encore que les cultures sont riches et fortes, et la musique plus particulièrement. On peut le constater ainsi en Bretagne, en Corse, au Pays basque et encore un tout petit peu en Occitanie. Lorsqu'elle avait six ans ma fille qui passait beaucoup de temps au bord de l'océan m'avait demandé : "C'est en France, la Bretagne ?". Bonne question. Kristen Noguès nous y fait voyager certainement.


Il y a déjà 16 ans j'écrivais cet "hommage bouleversant à la petite souris" :
Ce sont des rendez-vous manqués, faute de temps, pas le temps passé, mais l'avenir qui bute, quand le cœur arrête de battre. Rencontrée grâce à Lors Jouin, j'avais immédiatement adhéré à la fantaisie de Kristen Noguès, une comédie dramatique où le petit clown prend l'air grave aussitôt le rideau levé. Kristen était d'abord une compositrice, inventive, en perpétuelle recherche d'autre chose. Sa harpe celtique a des accents contemporains qui s'écartent de la tradition tout en l'assumant. C'est son histoire, celle de sa famille et de son pays, la Bretagne, sac et ressac. Poussés par une mutuelle curiosité nous avions envisagé une collaboration que la maladie balaya beaucoup trop tôt. Heureusement d'autres eurent la chance de partager sa musique. Nombreux sont rassemblés sur Logodenning, le magnifique double album publié en 2008 et réédité par Innacor : Annie Ebrel, Joël Allouche, Etienne Callac, Jean-René Dalerci, François Daniel, Paolo Fresu, Peter Gritz, Jean-François Jenny-Clarke, Ivan Lantos, Nguyên Lê, Erik Marchand, Jacky Molard, Patrick Molard, Mauro Negri, Bruno Nevez, Rüdiger Oppermann, Jacques Pellen, Ronan Pellen, Jean-Luc Roumier, John Surman, Jean-Michel Veillon, Karim Ziad...
Le texte du livret rédigé par l'écrivain Gérard Alle rend parfaitement la tendresse de ses compositions, la fragilité de la "petite souris", ses interrogations, son esprit aventurier, son humour aussi et ses angoisses... Avec Bernard Vitet nous avions désiré le son de la harpe celtique pour l'un de nos projets, mais nous avions rencontré une voix, une pensée, une histoire, une autre. Si elle était bretonne par tous les pores de sa peau, Kristen Noguès ne s'embarrassait d'aucun préjugé, prête à toutes les rencontres, musique contemporaine, jazz, musiques improvisées, etc. Tout au long des cinq chapitres (Finis Terrae, Les Autres, Astract, Improviser et le trio, La longueur des jours) qui structurent le double album, ses cordes vibrent en sympathie. Elle n'est jamais aussi présente que lorsqu'elle chante à son tour et elle me touche plus particulièrement quand la musique perd ses repères pour jouer seulement sur l'écoute mutuelle comme avec le saxophoniste John Surman. Son compagnon, le guitariste Jacques Pellen, a sélectionné les morceaux dont les trois quarts étaient inédits. Le violoniste et polyinstrumentiste Jacky Molard a assuré la réalisation de l'ensemble. L'épais livret de 48 pages est rempli de photographies et de l'amour que ses amis lui prodiguaient. Logodenning est un chant d'amour qu'ils lui renvoient au-delà des étoiles.

→ Kristen Noguès, Marc'h Gouez, LP Souffle Continu avec un beau livret de 8 pages, sortie le 2 juin 2023
→ Kristen Noguès, Logodenning 1952-2007, 2CD Innacor, dist. L'autre distribution, 16,95€

jeudi 1 juin 2023

Yobi le renard à 5 queues


Face au conformisme généralisé du cinéma contemporain, l'imagination des cinéastes d'animation nous offre une bouffée de fantaisie salvatrice. Le réalisateur sud-coréen Lee Sung-Gang fait partie de ces équilibristes allumés tels le Japonais Hayaho Miyazaki qui ravissent tant les grands que les petits. Yobi le renard à 5 queues s'inspire d'une légende coréenne où se croisent une bande d'aliens poilus qui portent des couches métalliques, un jeune garçon romantique, une ombre mystérieuse, un chasseur féroce, et surtout un petit animal capable de se transformer en n'importe quelle autre créature, y compris une petite fille ou sa maman.

Agnostique, la réincarnation ou le shapeshifting me sont étrangers, mais comme rien ne se perd rien ne se crée, j'imagine qu'à ma mort mes atomes se recomposeront sous d'autres formes vivantes, végétales, minérales, voire animales ! Cette pensée me permet de discuter avec les camarades qui sont persuadé/e/s d'avoir plusieurs vies ;-)


Le scénario merveilleusement abracadabrant laisse la place à l'imagination des spectateurs tout en défendant, à la fois, le droit à la différence et la nécessité d'être soi. Le thème de la tolérance est un classique de ce genre de cinéma, du Géant de fer au Voyage de Chihiro, la ville mettant ici en péril la forêt et ses hôtes. Les inventions graphiques découlent naturellement des nombreux rebondissements scénaristiques et l'on retrouve le rêve, composante indispensable à l'appréhension de la réalité. Dans un style très différent, Lee Sung-Gang avait reçu le Premier Prix du Festival d'Annecy en 2002 pour Mari Iyagi, également publié en DVD par les Éditions Montparnasse à l'époque de cet article du 2 mars 2011.

mercredi 31 mai 2023

Tintin voyage sans passeport


[Je suis tombé] sur deux fascicules que l'on ne pouvait évidemment trouver que dans un pays où les originaux n'existent pas. Les éditions du Monde, de Libération ou du Figaro y sont toutes des photocopies agrafées. Y a-t-il seulement un livre qui ne soit pas copié et broché sur place dans le sud-est asiatique ? Les DVD coûtent 1 dollar, pirates en vente le lendemain où les blockbusters sortent aux États Unis, lorsque ce n'est pas quelques jours avant ! Si l'industrie culturelle américaine reçoit la monnaie de sa pièce, impérialisme oblige, le manque à gagner peut s'avérer crucial pour les éditeurs qui produisent des œuvres ayant rapport direct avec ces pays. De même qu'aucun CD de musique arabe produit en France n'est vendu dans le Maghreb, aucun film de Rithy Panh n'existe au Cambodge autrement que sous cellophane à 1 euro. Les héritiers de Hergé étant réputés pour leur âpreté, il était logique de trouver des détournements de Tintin dans l'un de ces pays défavorisés qui se moquent des droits d'auteur. Les éditions Farang (étranger en thaï) offrent ainsi deux inédits savoureux, Tintin en Irak et Tintin en Thaïlande. Là où cela devient délirant, c'est que ce sont elles-mêmes des copies des pirates originaux. Tintin en Irak, à l'origine en couleurs, est reproduit ici en noir et blanc. Même les pseudos de Youssouf avec l'aimable collaboration de NQP et Victor ont disparu. Idem avec Tintin in Thailand, pirate anglophone de la parodie de Bud E. Weyzer. Véritable histoire d'arroseur arrosé.


Paru en 2000, l'album en Thaïlande est une excellente analyse critique du tourisme sexuel où Tintin retrouve Chang, on pouvait s'en douter. C'est aussi un pied de nez permanent aux ayant-droits de Moulinsart fustigés à longueur de pages. Les dessins en noir et blanc rappellent parfois l'art brut et l'aventure est savoureuse, fidèle représentation des us et coutumes locales.




Tintin en Irak est beaucoup plus intéressant dans son propos. Détournement de vignettes extraites de différents albums parmi les 24 autorisés (il en existe une foule d'illégaux), l'album se moque allègrement de l'incohérence de la politique française et du cynisme de l'impérialisme américain. On est proche des détournements situationnistes.

Article du 15 mars 2011

mardi 30 mai 2023

Septembre ardent, un opéra de chambre


"Septembre Ardent est le récit onirique d'un personnage en quête de sa propre histoire, dialogue entre un homme à la mémoire défaillante et une femme sibylline, miroir déformé d'une figure familière." Vendredi dernier j'ai surtout assisté à un merveilleux petit opéra, oratorio gesticulé, œuvre collective où toutes les pièces du puzzle instrumental et vocal sont en place. S'il en manquait une, ce serait à propos, à propos de cette fin du monde où le progrès est une arnaque mortifère. Mais les instruments acoustiques et électriques, clarinettes et cassettes de Jean-Brice Godet, violoncelle et échantillonneur de Valentin Mussou, claviers de Donia Berriri, machines de Nosfell se fondent parfaitement avec les voix de Donia, qui a écrit les textes, et Nosfell, dont le corps et la voix sont des lianes vivantes, ensemble soutenu par l'ingénieuse de son Céline Grangey. Spectacle de science-fiction philosophique, Septembre ardent diffuse une énergie incroyable, sorte de rock électronique où les impros jazz filent comme des bolides à la Mad Max, et une poésie légère qu'apportent le dialogue en chansons du couple qui se renvoie la balle à cour et jardin, en français et en arabe.


Jean-Brice Godet, en plus de la clarinette et de sa déclinaison basse, avait apporté une clarinette contrebasse dont le son m'a scotché, par la variété de ses timbres et une dynamique que je n'avais jamais entendue jusqu'ici sur cet instrument. Il n'est d'autre part pas surprenant que j'ai écrit en 2006 un article sur les débuts de Nosfell. Si Jean-Brice avait malicieusement évoqué Un drame musical instantané pour m'attirer au Comptoir de Fontenay, Septembre ardent m'a rappelé un autre opéra, très bizarrement méconnu, que j'avais chroniqué l'année suivante. Il s'agit de Welcome To The Voice de Steve Nieve et Muriel Teodori, qu'interprètent Sting, Robert Wyatt, Elvis Costello, Barbara Bonney, Sara Fulgoni, Nathalie Manfrino, Amanda Roocroft, The London Voices et Le Chœur des Amis Français, accompagnés par le Brodsky Quartet, Ned Rothenberg, Marc Ribot et Antoine Quesada. Je citai alors également Escalator Over The Hill de Carla Bley, Paul Haines et Michael Mantler, dont la distribution est aussi épatante, et No Answer du même Mantler. Opéras modernes, j'aurais pu encore citer d'autres œuvres de ce compositeur qui m'est très cher, ou Sing Me a Song of Songmy de Freddie Hubbard avec Ilhan Mimaroğlu, Delusion of the Fury de Harry Partch, 200 Motels de Frank Zappa, Le trésor de la langue de René Lussier, Jericho Sinfonia de Christophe Monniot, Lady M de Marc Ducret, Constantine de Théo & Valentin Ceccaldi, etc., tous des projets ambitieux qui ont fait des miracles malgré des budgets qui n'étaient pas à la hauteur de la réussite finale.
Et Septembre ardent n'a rien à leur envier, transportant la salle sur une autre planète qui ressemblait furieusement à la Terre.

lundi 29 mai 2023

L'Acoustic Large Ensemble de Paul Jarret


Pour son Acoustic Large Ensemble, en avant-première à l'Atelier du Plateau, Paul Jarret a composé une très belle musique minimaliste dont la clarté des plans offre un maximum d’efficacité dramatique. Il y a quelque chose d’ivesien dans ces compositions où l’on sent l’influence des grands espaces et des transcendantalistes américains, comme chez Julien Pontvianne, qui collaborait d'ailleurs à ses Ghost Songs chroniquées il y a deux ans.


L’accumulation crescendo de la première pièce rappelle à la fois Tubular Bells de Mike Oldfield et la Siegfried Idyll de Richard Wagner, tandis que la seconde me fait penser à Ligeti ; des bulles de rythme en double croches viennent se superposer au continuum et laissent la place à des arpèges de guitare électrique. Sur un tapis répétitif les deux contrebasses solistes en pizz et la guitare forment un écrin pour les cuivres qui referment le ban en lente et tendre fanfare avant un dernier point d’orgue. Lorsque les archets appuient sur les cordes et que les embouchures des tubas grondent, la tempête s’annonce avant que l’océan redevienne calme, galets venant rouler sur la plage avec des accents folk du sud des États Unis inspirés par quelque Viennois. Les instruments marchent diamétralement par deux : trompette/trombone, sax ténor/clarinette basse, 2 tubas, violoncelle/nyckelharpa, 2 contrebasses, guitare/harmonium. Jouer en cercle met en valeur la spatialisation. Le public entoure les quatorze interprètes. De doux nuages d'orchestre s'accrochent sur un métronome explicite, la trompette et le trombone chorussant ; en fin un second métronome produit une douce désynchronisation. L'accord mesuré du morceau suivant précède une pompe réclamant le lyrisme du violon qui s’oppose aux menaces des graves. Le rappel gronde à nouveau, la guitare joue des accords pop, le vent souffle en harmoniques. La salle, plongée dans une obscurité propice à la contemplation, se rallume à l'issue du voyage.

Création le 14 octobre 2023 à Musiques au Comptoir (Fontenay-sous-Bois) avec Paul Jarret, guitare, Thibault Gomez, harmonium, Fabien Debellefontaine, tuba, Fanny Meteier, tuba, Jules Boittin, trombone, Hector Léna-Schroll, trompette, Alexandre Perrot, contrebasse, Étienne Renard, contrebasse, Fabiana Striffler, violon, Maëlle Desbrosses, alto, Éléonore Billy, Nyckelharpa ténor, Bruno Ducret, violoncelle, Maxence Ravelomanantsoa, saxophone ténor, Élodie Pasquier, clarinette basse

vendredi 26 mai 2023

Waste Land, l'envers du gâchis


Les clichés de Vik Muniz pulvérisent ceux sur la pauvreté. Ses héros travaillent dans une décharge brésilienne où ils recyclent tout ce qu'ils peuvent. La réalisatrice Lucy Walker filme l'artiste au travail dans son œuvre de réconciliation avec son pays où il a grandi dans une favela avant d'émigrer aux États-Unis. Comme chez Michel Séméniako, JR ou Nicolas Clauss il s'agit d'images négociées (une expression de Séméniako), à savoir une collaboration entre les sujets et celui qui leur tire le portrait. La sociologie ou la psychologie sociale se montrent alors sous leur meilleur profil, celui de la création concertée. L'artiste, soliste d'un ensemble solidaire, réfléchit ce qu'il voit en prenant le temps d'apprivoiser les personnages qu'il filme ou photographie. À tel point ici qu'il s'imprègne du recyclage généralisé pour à son tour n'utiliser aucune autre matière que les ordures de notre société caractérisée par son gâchis. En réponse à cette absurdité ravageuse, chacun des protagonistes choisis est un modèle d'humanité et d'intelligence partagées. Leurs sourires valent ceux des "Nigériens" à la fin des Maîtres fous de Jean Rouch, sauf que dans Waste Land les Catadores (éboueurs) trouvent leur salut dans le travail, activité insalubre et honteuse pour les uns, utile et solidaire pour les autres.


Lucy Walker participe à cette aventure en poussant malgré eux les acteurs à une analyse, subtile, que la caméra induit automatiquement. Le succès du film (Prix du Jury et du Public à Sundance, Prix du Public à Berlin, nomination aux Oscars, etc.) après celui des photographies de Vik Muniz transforme la noirceur du récit en conte de fées. Les bénéfices des photos ont été reversés aux modèles, soit 12 000 dollars chacun, avec lesquels ils se sont achetés une maison, en plus de la création d'une bibliothèque et un centre de ressources avec ordinateurs. Par où qu'on le prenne, Waste Land est un film emblématique de notre époque, système D contre gâchis, l'art comme dernier rempart de la barbarie, bulles financières inhérentes avec répartition relative des richesses, urgence à trouver des solutions écologiques, identification à des modèles humains, etc. À voir absolument (en ce qui concerne l'écoute, la musique de Moby alourdit inutilement le propos, comme d'hab !).

Article du 4 avril 2011

jeudi 25 mai 2023

Ma rue prend des couleurs


Ça y est. L'épidémie de couleurs a gagné l'autre côté de la rue. Les touristes vont pouvoir changer d'angle, même si la fresque d'Ella & Pitr sur mon mur bleu attire je ne sais combien de photographes par jour. Ce sont mes voisins d'en face qui les voient s'esbaudir. Ils jouissent aussi de mes bleus, de mon orange et des plantes qui forment un parapluie où s'abriter sur le trottoir les jours de mauvais temps. Je viens tout de même de tailler glycine, églantier et lierre pour qu'ils ne surplombent pas la route ! À mon tour de profiter de la vue : je prends une photo au grand angle depuis la fenêtre du second étage. Les couleurs font ressortir l'esthétique industrielle des lofts qui ont remplacé le garage où les samedis se retrouvaient les collectionneurs de Citroën, DS et 2 CV. Il y a plus de vingt ans la première à sortir de la grisaille fut la maison jaune aux volets turquoise à côté de la mienne. Dans la rue d'à côté j'aime bien aussi celle rouge et noire qui est en travaux depuis quelque temps. Cette joyeuse tendance se vérifie dans différents quartiers de la ville.
À Burano, Trentemoult ou Sighișoara mon costume flashy se fondait dans ces paysages bariolés rappelant des décors de cinéma. Je ne comprends pas le goût pour le blanc crème cradingue, une conception urbaine très étrange. En 1968 la France avait changé de couleur. Jusque là la vie était en noir et blanc, ou en nuances de gris. Une de mes voisines ne partage pas ce point de vue, elle trouve que les peintures sont affreuses et que cette lubie évoque la Bretagne !? Je vois cela comme une excellente nouvelle si cela nous rapproche de l'océan, même en pensée.
À l'intérieur de chez moi, dans mes choix vestimentaires, dans ma musique, j'aime jongler avec les primaires et les complémentaires. Chaque pièce raconte une histoire qui évolue avec le temps. Sol bleu et couleurs chaudes pour la cuisine et le salon, salle de bain hyper kitsch en laque rouge et gazon vert, toilettes vert anglais n°5. Le premier étage est presque tout blanc, sans même un tableau. Le second abrite une chambre bleue, une autre rose et la dernière, blanche, est soulignée de gris et jaune citron. Privilégier les tons sur tons pour éviter l'overdose. Réserver l'arc-en-ciel pour les jours pluie-soleil ou les manifestations LGBT.
Les tons doux et harmonisés de la façade d'en face lui évitent de ressembler à une cour d'école maternelle. On peut maintenant rêver que cette initiative fasse tâche d'huile. Le quartier commence doucement à ressembler à un film de Kaurismäki, joie printanière opposée à la morosité hivernale. C'est un des rares cinéastes actuels à dresser des portraits terribles en restant foncièrement positif. C'est l'effet que j'espère si la cité poursuit sa levée des couleurs.

mercredi 24 mai 2023

Les quatre saisons de Marc Ducret


Dans les nouvelles musiques y aurait-il deux sortes de compositeurs, ceux qui écrivent pour se mettre en valeur et ceux qui construisent des écrins pour les autres ? Ou bien ceux qui se contentent du texte et ceux qui ont des arrière-pensées ? Ou encore ceux qui ne font qu'écrire et ceux qui mouillent leur chemise en mettant les mains dans le cambouis ? J'écris ceux, mais c'eut pu être tout aussi bien celles, les musiciennes n'échappant pas toujours aux mauvaises habitudes des mecs. J'écris mauvaises, parce que de mon point de vue, en musique, toute habitude est mauvaise, et voilà des siècles que les gars imposent leurs choix à la gente féminine.
L'écoute du dernier disque de Marc Ducret aurait-il provoqué ces questions digressives ? Probablement. C'est certainement de la musique mâle, conquérante, mais généreuse. Allongé sur le dos dans la chaleur du sauna je laisse aller mes pensées sans a priori. Je me suis souvent demandé pourquoi ne pas confier à Ducret un vraiment grand ensemble, voire un symphonique. J'ai toujours préféré ses orchestres fournis, en général une dizaine de participants, à ses petites formations. C'est un maître des timbres.
Pour ICI ils sont quatre, quatre comme les quatre saisons qui composent ce disque. Fabrice Martinez joue de la trompette, du bugle et du tuba. Christophe Monniot est aux saxophones, sopranino, baryton et alto. Samuel Blaser tient le trombone. Ducret gratte ses guitares électriques, il les pince, les distord, les étend. Mais la première remarque dont je me souviens alors que j'étais en nage, c'est le décalage des voix. Les unissons impeccables sont le triste apanage du jazz rock ou rock progressif, du style "je ne veux voir qu'une seule tête". ICI ça ping et ça pong, comme on tisse sa toile, chaîne et trame. Ce décalage, léger sur les accords, détaché sur les contrepoints, est probablement ce qu'on appelle le swing. Celui de Ducret jongle avec les notes comme un artiste de music-hall. Il fait des pointes, marche sur le fil et renvoie la balle. J'utilisais plus haut l'adjectif généreux. C'est ICI histoire d'amitié. Quatre rendez-vous au bord de l'eau, un par saison, et le tout rassemblé en studio pour conclure. Les musiciens s'effacent devant le paysage, les sujets devant l'objet. Dans tous les enregistrements que j'écoute je décèle ce qui se passe au delà des sons. Cela n'ordonne pas forcément la qualité, il y a des musiques sensationnelles fruits de sessions pourries, des personnalités charmantes et d'autres épouvantables, mais sentir l'amour qui passe autour est une manière délicieuse de se réconcilier avec le monde. N'était-ce pas un peu le but lorsque nous avons commencé à jouer ensemble ?

→ Marc Ducret, ICI, CD Ayler Records, dist. Orkhêstra International, 15€ (10€ en numérique)

mardi 23 mai 2023

Les scénarios de John Sayles donnent du goût


Depuis quelque temps Carlotta publie des séries B, films dits d'exploitation, d'action ou d'épouvante, en plus des grands classiques de la cinéphilie dont il s'est fait en France le spécialiste. L'éditeur soigne chaque fois la présentation, que ce soit dans l'ajout de passionnants bonus ou dans la présentation des emballages. Certains DVD ou Blu-Rays sont ainsi insérés dans de volumineux livres luxueux, d'autres accompagnés de memorabilia, d'autres sous boîtier métal, etc. Les ventes d'objets physiques se raréfiant au profit du téléchargement et surtout des sites de streaming, Carlotta mise donc sur des produits de niche qui attirent les aficionados et les collectionneurs. J'avoue avoir parfois du mal à regarder ces films mineurs alors que je suis tiraillé entre la découverte des pépites du passé et les sorties contemporaines.
Pourtant j'ai été emballé par le film de gangsters Du rouge pour un truand (The Lady in Red) de Lewis Teague dont l'héroïne interprétée par Pamela Sue Martin tire son épingle du jeu, traversant la grande dépression de l’Amérique des années 1930 en étant successivement couturière, danseuse, prostituée et serveuse, jusqu'à la prison et sa liaison avec le célèbre Dillinger. Le film prend évidemment quelques libertés avec la réalité, en particulier un glissement de personnage en ce qui concerne la femme en rouge qui était en fait la mère maquerelle. Produit par Julie Corman (épouse de Roger Corman), le film a la particularité d'être accompagné par la première musique de James Horner, et les acteurs Robert Conrad (James West dans la série Les mystères de l'ouest) et Louise Fletcher (l'infirmière de Vol au-dessus d'un nid de coucous). Mais il doit surtout son originalité au scénario de John Sayles qui avait déjà écrit Piranhas pour Joe Dante, génial pastiche des Dents de la mer qui m'avait fait éclater de rire. Jonathan Buchsbaum m'indique alors le film suivant du tandem League-Sayles, Alligator que j'avais momentanément laissé de côté.
Je n'ai jamais été fan des films d'épouvante, même si mon père m'emmenait aux séances du samedi minuit au Napoléon, avenue de la Grande armée. Je me souviens qu'à la projection de La Vierge de Nuremberg les spectateurs du balcon n'arrêtaient pas de lancer des quolibets pour se rassurer. Ce soir-là mon père m'avait présenté à Jeanne Moreau qui faisait la queue avec deux petits minets. J'étais gêné, car je le prenais un peu pour un ringard qui avait quitté le métier. Mais pour un gamin de quinze ans cette sortie était une véritable aventure.
Et là encore je suis conquis par le scénario d'Alligator (1980) qui est plus un film de monstres qu'un film d'horreur, avec un humour corrosif distillé par John Sayles, un homme de la gauche américaine qui passera plus tard à la réalisation avec Return of the Secaucus 7, The Brother from Another Planet, Matewan, Lone Star, tous toujours intéressants. On ne compte plus le nombre de flics qui se font dévorés tout crus. Comme avec The Lady in Red, les rebondissements et les détails astucieux vont bon train. Alligator s'appuie cette fois sur une légende urbaine : des reptiles rejetés dans les égouts de New York auraient muté après avoir ingurgité des hormones produites par l'industrie pharmaceutique. Les bonus révèlent, entre autres, les trucages astucieux quoique sommaires.
La mutation de 1991 d'Alligator est hélas un remake totalement nul, et Cujo un film d'épouvante assez banal de Lewis Teague de 1983, l'adaptation d'un best-seller de Stephen King équivalant à un régime sans Sayles !

→ Lewis Teague, Du rouge pour un truand (The Lady in Red), Blu-Ray Carlotta, 20€
→ Lewis Teague, L'incroyable Alligator / Jon Hess, Alligator II : La mutation, 2 Blu-Ray ou 4K Carlotta, 35€
→ Lewis Teague, Cujo, DVD / Blu-Ray Carlotta, 20€

lundi 22 mai 2023

Michel Portal au fur et à mesures par Le Querrec et Rochard


Le pavé se lit comme une bande dessinée ou un roman-photo. C'est à la fois une anthologie particulière du photographe Guy Le Querrec, la vie recomposée du musicien Michel Portal et l'évocation d'une époque par le producteur de disques Jean Rochard.
Il manque le son, alors je commence par Châteauvallon 72 quand le groupe ne s'appelait encore que Unit, réunissant le trompettiste Bernard Vitet, les contrebassistes Beb Guérin et Léon Francioli, le percussionniste Pierre Favre, la chanteuse Tamia et Portal évidemment. Un disque mythique, fondateur. J'enchaîne avec Alors ! de 1970 avec John Surman, Barre Phillips, Stu Martin et Jean-Pierre Drouet, Splendid Yzlment l'année suivante avec Howard Johnson, Jouk Minor, Runo Erickson, Gérard Marais, Barre et Favre, le New Phonic Art 73 avec Vinko Globokar, Carlos Roqué Alsina et Drouet, Châteauvallon 76 avec Beb, Léon et Bernard Lubat, l'incontournable ¡ Dejarme Solo ! enregistré en 1980 en re-recording à toutes les clarinettes jusqu'à la contrebasse, aux saxophones du sopranino au ténor, à la ténora et sa botte secrète, le bandonéon. Portal a toujours eu peur du studio, de figer les choses une fois pour toutes... Cette année-là j'ai décroché, même si je lui prêtais toujours une oreille. En écoutant notre album Rideau ! dédié à Beb qui venait désespérément de se pendre, un drame pour Bernard qui le considérait comme son frère, Michel nous expliqua avoir renoncé à l'improvisation libre pour une musique plus commerciale, toutes proportions gardées : le jazz et la musique de film. Cela nous avait attristés encore un peu plus. Le classique, dont il était un interprète fabuleux à la clarinette, en particulier sur Mozart, l'angoissait tout autant. L'angoisse lui colle à la peau de manière quasi pathologique. Jusque là il avait eu besoin de s'adjoindre des provocateurs pour le bousculer. C'était fantastique. Chaque concert était radicalement différent. Je n'avais connu cela qu'avec les disques de Zappa, surprise sur surprise, un saut dans l'inconnu. Michel Portal avait été pour moi un des grands libérateurs de mon travail, la caution que l'on pouvait jouer autrement. En 1975, venu essayer sa clarinette branchée sur mon ARP 2600, il avait craqué sur l'abandon du contrôle, mais m'avait encouragé à poursuivre ma voie. Ce n'était pas rien pour un jeune homme de 22 ans. Je l'avais rencontré grâce à Bernard Lubat que j'avais engagé pour arranger des chansons sur le disque du PCF consacré à l'Année de la femme. Enfermé avec Portal dans un placard, j'avais bénéficié d'une super leçon en assistant aux consignes qu'il distillait à ses musiciens, l'un après l'autre, Joseph Dejean, Daniel Humair, Lubat... Et reconduit chez lui parce qu'il avait une jambe dans le plâtre !


C'est que les photos de Le Querrec et les sons de Portal sont forcément pour moi des petites madeleines. Quant au texte de Rochard il dresse le portrait de l'époque, entourant le tableau comme un encadreur magnifie le sujet. Le Querrec saisit l'instant décisif en digne héritier des plus grands. J'aimerais bien insérer quelques jeux de mots pour saluer son esprit gouailleur, mais les souvenirs m'engloutissent, comme le Cours du Temps que j'avais initié pour le Journal des Allumés du Jazz. Celui avec Portal m'avait laissé sur ma faim. Rochard le protégeait, craignant les questions qui fâchent. C'est que Portal est compliqué. Son anxiété le rend parfois blessant. Il faut fermer les yeux, écouter la musique, les rouvrir sur les images qui sont autant d'hommages sans les dommages. Je suis toujours surpris par les portraits hagiographiques. Actuellement seuls les antisémites et les harceleurs sexuels y échappent. Faut-il vraiment publier la légende parce qu'elle est plus belle que la réalité ? Mes héros ne sont hélas pas toujours sympathiques. Dans La règle du jeu Jean Renoir clamait que "sur cette terre il y a une chose effroyable, c'est que tout le monde a ses raisons". Évidemment je voyais Michel au travers du filtre de celui qu'il appelait toujours Babar, Bernard Vitet se glissant dans le rôle de l'Oncle Paul. À leurs débuts ils avaient joué ensemble les requins de studio ou participé au Free Jazz de François Tusques, autre disque fondateur. Donc après les années où Portal avait représenté pour moi un père de l'invention, il y eut le jazz. Arrivederci le Chouartse, Turbulence et les disques chez Label Bleu m'avaient terriblement déçu. La renaissance chez Universal, plusieurs disques produits par Rochard, avec Tony Hymas, Sonny Thompson, Michael Bland, Vernon Reid, Jef Lee Johnson, offrit des moments fabuleux grâce à l'incroyable section rythmique, compagnons de Prince connus sous le nom de NPG (New Power Generation), surtout le premier et le troisième ; épais livrets déjà remplis de photos de GLQ. La suite est plus conventionnelle, même si la critique l'encense comme elle en a l'habitude pour avoir raté le coche auparavant.
Chez les jeunes aujourd'hui, on a abandonné le fantasme afro-américain, du moins pour les plus inventifs. Le mythe du swing s'est heureusement évaporé. Ils ont leur propre histoire à assumer. Au siècle dernier, Portal avait bénéficié de son statut de virtuose classique, permettant aux coincés d'avaler la pilule de l'improvisation ; il incarnait une sorte de garant que nous ne faisions pas n'importe quoi aux yeux des gardiens du temple dont Boulez faisait partie, à regarder cette musique fondamentalement libre et contemporaine avec le plus grand mépris. Le contrôle là encore. Or la plupart des jeunes improvisateurs sortent désormais du Conservatoire ! La ségrégation s'est dissipée, même à l'Ircam... Portal rassure, il devient le vecteur de l'histoire de nos musiques. C'est pourtant ce que nous cherchions à éviter. Ni dieu ni maître. Or le monde semblait réclamer cette assurance. Portal portait l'étendard d'une alternative, un truc où l'on rit, même si ses rires étaient un peu forcés, un truc où l'on pleure, même si l'on ne veut surtout pas sombrer dans le cynisme, un truc où l'on pense, même si les fausses routes nous étranglent parfois, un truc, plutôt plusieurs, parce qu'il a pris le risque d'aller partout voir s'il y était. "Quand on est artiste il faut faire tous les genres" aimait rappeler Bourvil au milieu de la chanson Les Crayons.


Sur les photos on remarquera l'absence de musiciennes. Seule la contrebassiste Hélène Labarrière apparaît à New York et au Capbreton. Ainsi qu'un flou artistique sur la danseuse Carolyn Carlson. Cela aussi a changé. Heureusement. Car il faut bien dire que les jazzmen étaient souvent misogynes, c'est-à-dire qu'ils prétendaient aimer les femmes, mais les confinaient à leur rôle de muses dans le meilleur des cas. L'homosexualité latente suait des loges, mais le sujet était soigneusement évité ou travesti en plaisanteries de régiment. Dans cette constellation masculine on remarquera la photographe Marie-Paule Nègre que j'ai rencontrée à Arles, station capitale dans l'histoire de Le Querrec avec les musiciens. C'est aussi à Arles que j'appelai Jean Rochard à la rescousse lorsque j'étais chargé de la direction musicale des Soirées au Théâtre Antique. Marie-Paule est pour beaucoup dans le succès arlésien de Guy, comme ailleurs Edwige, ou Sergine Laloux. Portal est plus secret, comme s'il avait étouffé sa vie privée sous un oreiller, invisible sous un amas de papiers. C'est peut-être ce qui manque à ce Fur et à mesures, l'autre, pas le musicien, l'homme, simplement. Il est étonnamment visible chez Le Querrec, pas chez Portal. D'où les grimaces, le masque...
Prises entre 1964 et 2011, les photos noir et blanc de Guy Le Querrec accompagnent cette traversée extraordinaire de 47 ans ; Portal en a 87 et se produit toujours, retrouvant lors de certains concerts la magie inaugurale. Les images rendent incroyablement vivante cette époque désormais passée, dans ses décors, grâce à tous les musiciens qui ont croisé cette route et que l'on reconnaît ou découvre en tournant les pages comme un flip-book au ralenti. Le Querrec nous renvoie aux miroirs, multipliant les angles. Tout à ses propres réflexions, Rochard témoigne, digresse, mais rappelle surtout le hors-champ dont la musique n'est qu'un reflet parmi d'autres. La précision de ses nombreux textes ponctuant les chapitres et le regard incisif de Le Querrec évitent l'indigestion que pourraient produire les 300 photos de Portal ! 400 pages, ça se digère doucement. C'est un livre qui profite. Il y a de quoi manger. Boire aussi, que ce soit de l'eau, du vin ou de la limonade, il y en a pour tous les goûts ! La poésie s'insinue dans les images et les mots. La musique est ailleurs. J'accompagne ma lecture par les disques qui se succèdent sur la platine. Le mélange fonctionne ainsi merveilleusement. Le trio mène la danse.

→ Guy Le Querrec, Michel Portal au fur et à mesures, texte de Jean Rochard, préface de Bernard Perrine, plus de 2 kilos, couverture cartonnée, 230 x 300 mm, Éditions de Juillet, 49€

vendredi 19 mai 2023

L'auteur de "Ça se mange !" ne s'y risque pas


Le photographe Neil Setchfield m'avait mis l'eau à la bouche lorsque j'avais vu ses images sur la double page de Libération : yeux de mouton, brochettes de libellules, tarentule frite, serpents grillés, etc. Hélas les choix de son recueil privilégient les photos crues et gore plutôt qu'ils ne suscitent la gourmandise ou la simple curiosité gastronomique. Les commentaires illustrent le titre Ça se mange, sous-entendant "mais je ne m'y risque pas !" On comprend vite en effet que l'auteur ne s'y est pas toujours frotté, loin de là. Il partage les préjugés les plus sommaires sur les pratiques culinaires qui ne sont pas les siennes. Les recettes sont bâclées et quelconques. C'est un livre typiquement anglo-saxon qui met dans la même marmite le lapin et l'étoile de mer, le chien et le calamar, les gésiers de poulet et le pénis de mouton. Le reporter ne s'est même pas donné le mal de goûter un steak de cheval ou des ris de veau, il l'admet lui-même. Défilent cocons d'abeilles, scorpions, violets, méduse, œuf centenaire, rat, mais aussi bulots, oursins, joue de bœuf, tripes et cuisses de grenouille. L'ouvrage reste marrant même si franchement paresseux (trois ou quatre marchés auront suffi), les textes sont idiots, les mises en scène animalières révulsives, la sélection très incomplète (peu de légumes bizarres, pas plus que de camembert ou de poisson cru !), et surtout ne sont pas abordées les raisons culturelles du rejet ou du délice. Je ne regrette pourtant pas mon achat, car il ravive ma mémoire sur mes excursions gustatives.
J'ai déjà raconté ici et mes aventures en la matière. Ce n'est pas forcément exquis, c'est toujours intéressant, car les us et coutumes des différentes peuplades auxquelles nous appartenons ont toujours une histoire. La consommation d'insectes, fortement protéinés, pourrait résoudre une partie de la pénurie alimentaire sur la planète, les algues sont chargées d'oligoéléments et les interdits renvoient le plus souvent à des pratiques ancestrales et des tabous religieux souvent anachroniques. Pour chaque mets existent l'art et la manière de le cuisiner. Le goût et, comme pour les Asiatiques, la texture mériteraient d'être abordés, car là résident les vraies énigmes et les territoires à explorer.

Article du 23 mars 2011

jeudi 18 mai 2023

Chez Borzage même la mort ne peut séparer les amoureux


À l'Idhec je n'avais jamais entendu parler de Frank Borzage avant de voir Strange Cargo. La présence de Joan Crawford que j'avais adorée dans Johnny Guitar, un de mes dix films préférés, ne suffisait pas à expliquer ma fascination pour la passion qui traverse l'œuvre où je sentais pourtant quelques relents mystiques auxquels j'étais habituellement allergique. J'utilisai même sa bande-son en février 1977 pendant l'enregistrement de He has been bitten by a snake, improvisation collective avec Un Drame Musical Instantané ! À chaque nouveau film de Borzage que je découvrirai je serai surpris par la force et l'originalité des émotions, et étonné que son œuvre soit si peu connue. La censure et les aléas de production ont dressé tant d'obstacles sur sa route.


La publication de ses films muets par Carlotta [confirma] mon sentiment. L'heure suprême (Seventh Heaven, 1927) me laisse sans voix ! L'amour fou salué par les surréalistes est partout présent. Ses mélodrames vont à l'inverse du renoncement chez Douglas Sirk qui s'en est pourtant largement inspiré tant dans le traitement dramatique que dans le soin porté à l'image. Les films de Borzage exaltent la passion entre deux êtres que rien ne peut séparer, ni la misère, ni la guerre, ni la mort. J'ignore pourquoi le noir et blanc, d'une beauté inimitable, me rappelle les illustrations d'antan, gravures de Gustave Doré ou peintures de Caspar David Friedrich. Seuls les films de F.W. Murnau me font cet effet. Le coffret DVD, Prix du Syndicat Français de la Critique de Cinéma, rassemble trois autres chefs d'œuvre jusqu'ici inaccessibles, L'ange de la rue (Street Angel, 1928), L'isolé (Lucky Star) et ce qui reste de La femme au corbeau (The River, 1929), complété par une foule de suppléments, entretiens avec Hervé Dumont, biographe de Borzage qui a supervisé l'ensemble, courts-métrages de la série Screen Directors Playhouse, entretien radiophonique avec le réalisateur, livret de 72 pages, etc. La frêle Janet Gaynor et l'indestructible Charles Farrell sont les héros des trois premiers, l'érotique Mary Duncan incarnant l'héroïne du quatrième.


Après ses démêlés salariaux avec la Fox, on retrouve Janet Gaynor aux côtés de Farrell dans la première version parlante de Liliom (1930), antérieure de quatre ans à celle de Fritz Lang. L'ascétisme des décors stylisés fait paraître naturelle l'intrusion de l'au-delà, images hallucinantes d'un train, très borzagien, entrant dans l'image comme une attraction foraine qui serait sortie des rails. L'amour, toujours, vaincra la bêtise et la mort.

N.B.: les séquences YouTube sont très loin de la qualité exceptionnelle des remasterisations éditées par Carlotta à l'époque de cet article du 28 février 2011.

Et deux chefs d'œuvre de Murnau


Carlotta [avait] aussi édité L'aurore et City Girl de F.W. Murnau, toujours sublimement remasterisés et rassemblés en un coffret rempli de suppléments formidables dont la version tchèque, dite européenne, du chef d'œuvre absolu que représente L'aurore, malgré son insuccès à sa sortie (avec Janet Gaynor !), en plus de la version américaine dite movietone. City Girl, avec les deux acteurs principaux de La femme au corbeau, est le dernier film de Murnau avant Tabou et son accident mortel. Le réalisateur montre déjà son inclinaison pour le naturalisme magique et son rejet d'Hollywood, même s'il réussit un généreux portrait de l'Amérique des grands espaces. Beaucoup plus cruel, direct et essentiel, Murnau peint pourtant au scalpel quand Borzage dessine au fusain.
Le muet ne doit pas rebuter les jeunes cinéphiles. Le noir et blanc y est symphonique, l'action universelle, la force poétique inégalée. Autant que possible, j'essaie d'évoquer dans cette colonne des films rares ou méconnus, abusivement réputés difficiles ou simplement redécouverts grâce au travail des éditeurs DVD. Comme tout chef d'œuvre, leur modernité est inaltérable parce qu'ils bravent le temps.

mercredi 17 mai 2023

Instantané des âmes


Comme j'attends une amie journaliste pour lui conter ma dernière facétie Internet, 174 heures de musique inédite et gratuite [à l'époque seulement 60 !] sur drame.org et un album mis en ligne le jour-même de son enregistrement, je regarde les usagers du métro remonter de la station Belleville en rang serré et de face. Ma photo ne rend pas l'expérience non préméditée que je tente. Manque de culot ou respect de l'anonymat ? Probablement les deux.
Comme je cherche de laquelle des six bouches de métro peut surgir mon rendez-vous, j'élimine celle où la foule compressée entoure le marché de la misère, particuliers démunis vendant quelques rares objets de leur quotidien à des frères de galère, beaucoup d'hommes, très peu de femmes. Les sorties devant Paris Store et au milieu du boulevard charriant peu de voyageurs, j'ai le choix entre deux, proches de la rue de Belleville, occultant la remontée mécanique dissimulée que mon amie choisira évidemment, me surprenant dans mon exercice équilibriste.
Espérant l'apercevoir remonter l'escalier sur lequel j'ai jeté mon dévolu, je me concentre sur les mouvements de groupe, dévisageant chacune et chacun le plus rapidement possible. Il m'est impossible de m'attarder plus d'un quart de seconde sur une figure sans manquer la suivante. Au bout d'un moment j'attrape le rythme et commence à percer les regards éblouis par la lumière du jour comme épinglés par le flash d'un photographe. Plus j'insiste plus je m'enfonce dans ce qui est présent au delà de l'expression, cette arrière-pensée que les yeux ne sauraient cacher, le doute ou le bonheur, l'amertume ou la franchise, la distraction ou l'angoisse... Toutes les émotions du monde défilent devant moi comme des bolides dans un jeu vidéo. Cherchant à les attraper au vol, je les frôle comme un jongleur auquel toutes les quilles échappent, pas le temps de les toucher qu'elles repartent déjà dans un saut périlleux que le monte-en-l'air exécute pour ne pas se faire prendre à son tour. Vertige de l'improvisation qui n'autorise aucun faux-pas, j'étais aspiré par les figures de style de mon jeu lorsque mon amie sortit de nulle part, intriguée par mon air ahuri, comme si elle me réveillait en sursaut. Je lui expliquai que lorsque j'écris ou compose et que le téléphone sonne, mon interlocuteur s'excuse toujours d'interrompre mon sommeil.

[Depuis cet article du 24 février 2011, mon amie journaliste n'a plus rien relaté de mon travail, mais d'autres ont pris le relais. Il y a quelques années, comme beaucoup d'artistes, étonnamment même parmi les plus célèbres, j'ai compris ou accepté de ne pas recevoir la reconnaissance de celles et ceux dont je l'espérais. Heureusement celle du grand public, plus anonyme et forcément dispersée, fut et reste une formidable récompense qui m'a finalement réconcilié avec ce fantasme.]

mardi 16 mai 2023

Œuvres interactives épinglées comme des papillons


En 2008, j'eus le plaisir d'annoncer la mise en ligne de quelques uns des modules interactifs réalisés avec Frédéric Durieu sur le [défunt] site LeCielEstBleu. En 2009, Fred mit quelques exemples linéaires de l'inédit FluxTune, notre serpent de mer que [j'espérais] voir éditer. Mon coéquipier réitère l'expérience en proposant des démos linéaires de quelques unes de nos œuvres communes dont certaines sont inédites ou épuisées, tel Alphabet, notre hit de 1999 salué par une quinzaine de prix internationaux et souvent considéré "comme le plus beau et le plus abouti Cd-Rom de la courte histoire des Cd-Rom culturels".


Le jardin des délices et Planet Circus sont restés à l'état de prototype tandis que l'iMac Show est tel qu'il fut conçu. J'ai sonorisé ce dernier avec ma voix, mais les animaux du cirque sont tous bien réels. Le jardin des délices présenté ici n'est qu'un extrait du pilote pour lequel nous avions réalisé toute l'introduction et un tableau de chacun des trois panneaux du triptyque.


Alphabet est une adaptation d'un livre de l'illustratrice tchèque Květa Pacovská [disparue le 6 février 2023], réalisé en trio avec Murielle Lefèvre. La graphiste du jardin des délices, inspiré de Jérôme Bosch, est la Colombienne Veronica Holguin. Thierry Laval est celui de Planet Circus. On trouvera les génériques complets sur la page YouTube de chaque film.


Tous les liens donnés ici permettent de se faire une petite idée de notre travail, mais il est important d'avoir en tête que toutes ces œuvres sont destinées à se laisser apprivoiser par leurs utilisateurs. Chacun peut se les approprier comme le font les gamers des jeux vidéo.


[Depuis l'évolution/régression des outils multimedia on ne peut plus jouer avec ces œuvres interactives. Cette période où fleurirent nombreuses créations extraordinaires constitue un trou de mémoire absurde et douloureux à l'image de notre monde amnésique et révisionniste... L'article original datait du 16 février 2011, mais la plupart des CD-Rom s'échelonnent entre 1995 et 2000, suivis pendant quelques années d'œuvres sur la Toile à une époque où 80% du contenu d'Internet était du domaine artistique. Le commerce et les services ont ensuite englouti intelligence et sensibilité.]

lundi 15 mai 2023

Cinq films exceptionnels de Stéphane Breton


On a beau avoir des connaissances, des pressentiments, des a priori positifs, des antipathies profondes, des goûts éclectiques, sait-on jamais d'où viendra la surprise, l'émotion qui vous chamboule et remet les pendules à l'heure ?
Dans l'après-midi nous nous étions ennuyés ferme en regardant Nénette de Nicolas Philibert, soit les commentaires des visiteurs devant la vitrine du zoo du Jardin des Plantes derrière laquelle une vieille orang-outang de quarante ans fait la moue. Les compléments de programme (La nuit tombe sur la ménagerie et La projection du documentaire à Nénette) relèvent de la même absence de point de vue que le film. C'est tourné sans grâce, monté sans raison, relaté par la presse parce qu'il est convenu d'apprécier le travail du palmé, sélectionné par les festivals avec toujours la même paresse, absence de curiosité et perte de l'essentiel. On aurait pu imaginer que l'animal renverrait au regard des autres, que les visiteurs feraient les singes et que Nénette interrogerait notre humanité, que nenni ! Dans le documentaire les sujets cachent souvent le style, cette affaire de morale, ou son absence, alors qu'en fiction le public reconnaît très bien la différence entre une machine à faire des entrées et un film d'auteur.
Le soir tombé, comme j'attendais mes invitées, j'ai glissé dans le tiroir du lecteur un DVD qui ne me disait rien. Entendre que je n'avais aucun préjugé, qu'il aurait pu aller rejoindre la masse des usurpateurs sur mes étagères comme générer l'étonnement, recherché trop souvent en vain. L'accroche disait que cela se passait dans les plis et les ourlets du monde, dans ces endroits où l'on ne va jamais, et revendiquait l'absence quasi-totale de voix off, assez pour m'intriguer.


Et soudain, dès la première image, on sait que l'on est en face d'un grand film ! La vitre qui s'interposait entre le sujet et l'objet explose pour laisser la place au dialogue. Plus on avance dans les montagnes de Nouvelle-Guinée plus on est subjugué par le ton du commentateur, pas de voix off en effet, mais un cameraman hors-champ dont l'objectif ne triche jamais en faisant semblant de ne pas exister comme dans la plupart des films du genre, Jean Rouch compris. Stéphane Breton dirige la collection dont fait partie le coffret L'usage du monde vol. 2 réunissant cinq films qu'il a tournés, aussi exceptionnels les uns que les autres. Cet ethnologue, commissaire au musée du quai Branly, ne cherche pas la différence chez les peuples qu'il filme, mais où nous sommes et, par extension, qui nous sommes, lui le premier, retournant sur les lieux de ses crimes, année après année.
Eux et moi (2001) est aussi drôle qu'une comédie burlesque tant Stéphane Breton sait prendre le temps qu'il faut pour apprivoiser ses sujets. Sa complicité est telle que l'on se demande si tous les documentaires du genre que l'on a vus jusqu'ici n'étaient pas en fait chargés malgré eux d'une certaine forme de racisme ou de colonialisme, un ostracisme bienveillant. Sa caméra est un médium qui dresse un pont entre eux et nous, fuyant tout exotisme. Les sous-titres qui traduisent du papou ne cherchent pas arrondir les angles, ils piquent comme des flèches. Peinant à approcher ces hommes d'un autre monde, Breton tente d'éveiller leur curiosité en les attirant sur son terrain pour constater qu'ils sont du nôtre et réciproquement ! En renversant les rôles il ouvre une brèche qui va lui permettre de pointer ce qui tient de l'humain quelle que soit notre histoire, jusque dans la nuit des temps.
Son second film, Le ciel dans un jardin (2003), qu'il sait le dernier car le gouvernement indonésien ferme désormais ces territoires aux étrangers, est plus nostalgique, mais on rit tout autant avec les femmes et les hommes de cette tribu qui ont souvent le sourire aux lèvres. En 2007, à partir de ses nombreux voyages chez ses amis Wodani, Breton effectue un montage d'images fixes noir et blanc dont le grain produit un effet magique, Nuages apportant la nuit, composant une sorte de poème symphonique sur des musiques pré-existantes de Karol Beffa, un conte mystérieux et féérique où l'auteur se laisse aller à la rêverie comme une écriture automatique qui dicterait la succession des plans. Un tout petit bémol : pourquoi avoir ajouté de la musique classique, redondante et inutile, en deux courts endroits des autres films ?
Un été silencieux (2005) ne comporte aucun commentaire. Le conflit entre le patron et son employé tourne à la tragédie. Filmant l'estive des troupeaux kirghizes dans les Monts Tian Shan, près de la Chine, Breton suit les disputes des bergers où l'orgueil des mâles fait irrémédiablement monter le ton. On se fait tout petit.


Rentré chez lui et et filmant les rues de Paris comme Le Monde extérieur (2007), l'ethnologue-cinéaste montre à quel point son regard est précis et acéré. Les cadres sont justes, la partition sonore aussi riche que l'on puisse le souhaiter, d'ailleurs souvent post-synchronisée. Breton filme les gens et leurs traces en cherchant le trou par lequel s'écoule le trop-plein. Le monologue s'adresse à son ami des montagnes de Nouvelle Guinée, comme s'il regardait avec ses yeux. De film en film la comparaison est fatale.
Si vous aimez les documentaires, [...] cherchez [...] ce double DVD [qui ne semble plus distribué. C'étaient] les plus beaux, les plus drôles, les plus bouleversants que [j'avais] vus depuis longtemps. En filmant "ailleurs", dans des endroits où ne vont pas les touristes, avec un goût du détail invraisemblable, Stéphane Breton réfléchit mieux qu'un miroir. Il révèle que les choses ne sont pas comme elles sont, mais comme nous ne voulons pas les voir. [Quelques années plus tard j'ai vu d'autres films de lui qui m'ont beaucoup moins plu, et sa rencontre fut décevante, allez savoir...]


Pour plus d'information, [...] entretien radiophonique pour Télérama.

Article du 18 février 2011