mercredi 14 mai 2025
Jean-Hubert Martin réfléchit
Par Jean-Jacques Birgé,
mercredi 14 mai 2025 à 00:03 :: Expositions

Certains pourraient penser que j'ai la collectionnite aiguë. Il est vrai que lorsqu'un artiste ou un sujet me plaisent vraiment, que d'une certaine manière je m'y reconnais, comme lorsqu'on est amoureux et que l'on prononce étonnamment les mêmes mots exactement ensemble, j'ai tendance à acquérir tout ce qui les concerne. J'ai commencé avec Frank Zappa qui est à l'origine de ma passion pour la musique, j'ai continué avec Captain Beefheart, Robert Wyatt, Charles Ives, Edgard Varèse, Roland Kirk, Michael Mantler, Harry Partch, Conlon Nancarrow, Steve Reich, le Kronos Quartet, Scott Walker, Fausto Romitelli, Colette Magny, Brigitte Fontaine, les producteurs Hal Willner ou Jean Rochard, et quelques autres dont je possède l'intégralité de la discographie, d'autant que certains parmi eux ont beaucoup produit ! Il en va de même pour les livres qui leur sont consacrés comme des disques. Du côté de la littérature, Jean Cocteau (pour lui dans tous les champs de la création), C.F. Ramuz, Arthur Schnitzler, Vercors, fut-elle dessinée comme avec Francis Masse ou Marc-Antoine Mathieu, frisent l'intégralité. Ma cinéphilie, elle, n'a carrément pas de limite. Cette manie est probablement liée à une peur du manque si j'en juge par les réserves de nourriture que j'accumule, mes tiroirs à épices ou le nombre de parfums de crèmes glacées. Né sept ans après la fin de la Seconde Guerre Mondiale, j'ai appris à laisser mon assiette propre comme un sou neuf, pas question de gâcher. Je pourrais aussi évoquer mes 6000 articles, mes 2000 compositions musicales ou le reste de mes activités artistiques. C'est le vertige jubilatoire, la sympathie, que me procure le sentiment de ne pas être seul à penser comme je le fais qui me pousse à l'exhaustivité lorsqu'un artiste me parle.
Jean-Hubert Martin n'est pas un artiste, mais un curateur qui s'en préoccupe et s'en occupe ardemment. Chamboulé en 1989 par l'exposition Les Magiciens de la Terre au Centre Pompidou et à La Villette, et ayant chroniqué en 2013 Théâtre du Monde à la Maison Rouge dont il était aussi le commissaire et en 2014 son recueil de textes L'Art au large, j'avais eu le courage de lui demander à le rencontrer pour discuter de l'absence de son dans ses manifestations. Il m'avait gentiment reçu et mes pieds ne touchaient plus terre à l'écouter évoquer son travail. Dix-huit mois plus tard, je recevais un coup de téléphone de la Réunion des Musées Nationaux m'expliquant que Monsieur Martin les tannait depuis pour que je compose la musique de Carambolages, sa nouvelle exposition au Grand Palais. Je sonorisai ainsi ses 27 salles (hélas uniquement sous casque audio, mais on peut encore suivre son somptueux catalogue avec l'application dédiée), le bonheur absolu pour un compositeur qui aime les transpositions poétiques et les évocations radiophoniques ou cinématographiques, tout en cherchant la complémentarité et fuyant l'illustration. J'ai continué à suivre le travail de Jean-Hubert Martin, retournant par exemple l'année dernière au Château d'Oiron arpenter Le Grand Bazar.

La lecture récente d'un petit fascicule publié par ArtPress en 2017, dans sa série Les grands entretiens, avec Jean-Hubert Martin m'a donné envie de cet article lorsque j'ai lu ses propos de juin 2011 concernant la globalisation. Je cite pour l'exemple :
"La mondialisation est un phénomène d'intensification et d'accélération des relations humaines. Elle a par conséquent des effets positifs autant que pervers. Dans la mesure où elle se résume à l'exploitation des richesses naturelles et humaines par le capitalisme occidental et ses vassaux, elle est dévastatrice et destructrice : standardisation des produits industriels et uniformisation de l'architecture urbaine par exemple. Mais elle véhicule l'amélioration du bien-être matériel, ainsi que des contre-pouvoirs permettant de résister à cette exploitation. Elle est un peu plus efficace pour lutter contre les dégâts matériels (famine, etc.) que pour préserver des cultures traditionnelles. Là aussi, tout n'est pas noir et blanc, car elle peut accompagner l'évolution de certaines de ces cultures qui savent s'adapter et profiter de la dialectique qu'il leur est offerte. La peinture a été un vecteur important pour les Aborigènes australiens dans leur lutte pour la reconnaissance de leurs droits. Une mondialisation en faveur d'une reconnaissance de la diversité et de l'originalité des cultures et de leur respect mutuel est un objectif majeur d'aujourd'hui. Elle implique que des manquements aux droits de l'homme soient corrigés par une pédagogie qui prend du temps, et non par des règles imposées de l'extérieur."
Plus loin (en 2014 au moment de Carambolages) je lis une réponse qui correspond parfaitement à mes propres critères de sélection lorsqu'il s'agit de ce que j'aime, recherche, crée ou chronique : "l'originalité et l'invention par rapport au contexte culturel, la relation de l'artiste à son milieu environnant, qui peut être d'adhésion ou de critique, l'adéquation de l'artiste et de l'œuvre, son énergie et la radicalité de ses propositions."
Toutes ces lectures m'abreuvent, comme les deux catalogues récemment acquis, faute d'être allé en Suisse il y a trois ans voir les expositions qu'ils réfléchissent. Le double sens de "réfléchir" est aussi adapté à tout ce qui m'intéresse. Picabia pique à Ingres dissèque l'influence du maître de Montauban sur le provocateur dadaïste, lui qui disait aller "chercher dans les musées ce que les conservateurs y ont enterré". Le va-et-vient est passionnant (Musée Ingres Bourdelle). Pour Pas besoin d'un dessin, Jean-Hubert Martin propose une relecture des collections du Musée d'art et d'histoire de la ville de Genève (MAH), réorganisant beaux-arts, arts graphiques, arts appliqués, archéologie, horlogerie, miniatures, numismatique, bijouterie en thématiques narratives sur le principe de la comptine Trois p'tits chats... qui rappelle celui de Carambolages : De la croix au globe, De l'ambiguïté à l'énigme, De l'arnaque à la décapitation... Je dévore tout cela tant les textes sont intelligents et les illustrations éloquentes, autant d'ouvertures pour mon imaginaire en constante formation.