lundi 23 juin 2025
Heiner Goebbels, Contre l'œuvre d'art totale
Par Jean-Jacques Birgé,
lundi 23 juin 2025 à 00:16 :: Musique

Que l'on ne se méprenne pas, je tiens l'œuvre d'Heiner Goebbels dans la plus haute estime. Je possède une douzaine de disques depuis son duo avec Alfred Harth, le groupe Cassiber jusqu'à tous ceux où il joue le rôle de compositeur contemporain et j'ai toujours le plus grand plaisir à les réécouter. On comprendra donc que cet article est un exercice délicat. Si je me suis terriblement ennuyé à lire son recueil de textes intitulé Contre l'œuvre d'art totale, il y a forcément une bonne raison. On sait que Freud évita soigneusement de croiser l'écrivain Alfred Schnitzler, « par une sorte de crainte de rencontrer [son] double ». Toute proportion gardée, les points de vue, d'écoute et d'analyse critique de Goebbels me sont si proches que j'ai eu souvent l'impression de me lire, d'où mon profond ennui. Son rejet de tout système illustratif, son choix de ne jamais imposer un message mais de laisser au spectateur ou à l'auditeur le soin de se faire sa propre idée, sa propre interprétation, son goût pour l'hétérogénéité des sources, le soin porté au détail dans une perspective globale, l'équilibre entre improvisation et composition, ses inspirations radiophoniques, cinématographiques ou littéraires, ses préoccupations pédagogiques, me sont si proches que j'eus du mal à parcourir les cinq grands chapitres : Prémices et influences / Espace radiophonique, figures de l'écriture / Contre l'œuvre d'art totale : approches du théâtre-musique / Ce que nous ne voyons pas nous attire : théâtre-musique en débat et en dialogue / Recherche ou savoir-faire ? La formation aux arts de la scène. C'est d'autant plus énervant que nous ne nous connaissons pas.
Que nous soyons nés à moins de trois mois d'intervalle et que nous ayons choisi à nos débuts des voies très semblables expliquent peut-être ces nombreux points de convergence. Nous nous sommes croisés très tôt au Festival de Victoriaville au Québec. J'y jouais alors avec Un Drame Musical Instantané tandis qu'il était sous la bannière Harth und Goebbels. Si je suis resté un indépendant, l'artiste allemand a enfilé le costume noir de l'institution. Cela lui a permis de monter des projets économiquement complexes, en particulier dans le genre du théâtre musical que j'abandonnai en 1992. Son travail théâtral le caractérise justement, alors que je m'attache plus que jamais à sa forme purement sonore aux travers de disques conçus comme œuvres en soi, les siens ne livrant qu'un reflet parcellaire de ses œuvres scéniques. Je reste circonspect par son engagement politique pour plusieurs raisons : sa manière de diriger les musiciens particulièrement créatifs qu'il a engagés (il n'en nomme pratiquement aucun dans son livre) en notant leurs improvisations et en les faisant rejouer note pour note ce qu'ils avaient inventé tient d'une très grande perversité, son défilement méprisant lors du disque collectif Sarajevo Suite en faveur de la reconstruction de la Bibliothèque de la ville martyre dont j'assurais la direction artistique m'avait terriblement choqué et attristé, l'effleurement des sujets sous prétexte de laisser libre l'interprétation des spectateurs m'apparaît comme une façon de se montrer "de gauche" sans froisser personne ! On appréciera la différence avec les choix de Jean-Luc Godard dont il se réclame avec justesse dans ses rapports au langage et au montage. C'est certainement la raison qui m'a fait détester sa dernière œuvre représentée il y a quelques jours à la Grande Halle de La Villette. Par exemple, à la diffusion paresseuse des No comment d'Euronews sur écran géant je préfère largement la dialectique des films d'Adam Curtis, le meilleur documentariste actuel (en ce moment je regarde sa toute nouvelle série de 5 épisodes, Shifty, Living in Britain At The End of the Twentieth Century) !
Mes réserves ne ternissent en rien le fait que Heiner Goebbels est un compositeur et un créateur qui ne ressemble à personne, en lien direct avec son temps, qu'il écrit très bien, en tenant de passionnants propos, même si les chapitres qui touchent à ses œuvres se conçoivent mal sans les voir ou du moins les écouter.
→ Heiner Goebbels, Contre l'œuvre d'art totale, ed. de la Philharmonie de Paris, 30€