70 Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

lundi 23 juin 2025

Heiner Goebbels, Contre l'œuvre d'art totale


Que l'on ne se méprenne pas, je tiens l'œuvre d'Heiner Goebbels dans la plus haute estime. Je possède une douzaine de disques depuis son duo avec Alfred Harth, le groupe Cassiber jusqu'à tous ceux où il joue le rôle de compositeur contemporain et j'ai toujours le plus grand plaisir à les réécouter. On comprendra donc que cet article est un exercice délicat. Si je me suis terriblement ennuyé à lire son recueil de textes intitulé Contre l'œuvre d'art totale, il y a forcément une bonne raison. On sait que Freud évita soigneusement de croiser l'écrivain Alfred Schnitzler, « par une sorte de crainte de rencontrer [son] double ». Toute proportion gardée, les points de vue, d'écoute et d'analyse critique de Goebbels me sont si proches que j'ai eu souvent l'impression de me lire, d'où mon profond ennui. Son rejet de tout système illustratif, son choix de ne jamais imposer un message mais de laisser au spectateur ou à l'auditeur le soin de se faire sa propre idée, sa propre interprétation, son goût pour l'hétérogénéité des sources, le soin porté au détail dans une perspective globale, l'équilibre entre improvisation et composition, ses inspirations radiophoniques, cinématographiques ou littéraires, ses préoccupations pédagogiques, me sont si proches que j'eus du mal à parcourir les cinq grands chapitres : Prémices et influences / Espace radiophonique, figures de l'écriture / Contre l'œuvre d'art totale : approches du théâtre-musique / Ce que nous ne voyons pas nous attire : théâtre-musique en débat et en dialogue / Recherche ou savoir-faire ? La formation aux arts de la scène. C'est d'autant plus énervant que nous ne nous connaissons pas.

Que nous soyons nés à moins de trois mois d'intervalle et que nous ayons choisi à nos débuts des voies très semblables expliquent peut-être ces nombreux points de convergence. Nous nous sommes croisés très tôt au Festival de Victoriaville au Québec. J'y jouais alors avec Un Drame Musical Instantané tandis qu'il était sous la bannière Harth und Goebbels. Si je suis resté un indépendant, l'artiste allemand a enfilé le costume noir de l'institution. Cela lui a permis de monter des projets économiquement complexes, en particulier dans le genre du théâtre musical que j'abandonnai en 1992. Son travail théâtral le caractérise justement, alors que je m'attache plus que jamais à sa forme purement sonore aux travers de disques conçus comme œuvres en soi, les siens ne livrant qu'un reflet parcellaire de ses œuvres scéniques. Je reste circonspect par son engagement politique pour plusieurs raisons : sa manière de diriger les musiciens particulièrement créatifs qu'il a engagés (il n'en nomme pratiquement aucun dans son livre) en notant leurs improvisations et en les faisant rejouer note pour note ce qu'ils avaient inventé tient d'une très grande perversité, son défilement méprisant lors du disque collectif Sarajevo Suite en faveur de la reconstruction de la Bibliothèque de la ville martyre dont j'assurais la direction artistique m'avait terriblement choqué et attristé, l'effleurement des sujets sous prétexte de laisser libre l'interprétation des spectateurs m'apparaît comme une façon de se montrer "de gauche" sans froisser personne ! On appréciera la différence avec les choix de Jean-Luc Godard dont il se réclame avec justesse dans ses rapports au langage et au montage. C'est certainement la raison qui m'a fait détester sa dernière œuvre représentée il y a quelques jours à la Grande Halle de La Villette. Par exemple, à la diffusion paresseuse des No comment d'Euronews sur écran géant je préfère largement la dialectique des films d'Adam Curtis, le meilleur documentariste actuel (en ce moment je regarde sa toute nouvelle série de 5 épisodes, Shifty, Living in Britain At The End of the Twentieth Century) !

Mes réserves ne ternissent en rien le fait que Heiner Goebbels est un compositeur et un créateur qui ne ressemble à personne, en lien direct avec son temps, qu'il écrit très bien, en tenant de passionnants propos, même si les chapitres qui touchent à ses œuvres se conçoivent mal sans les voir ou du moins les écouter.

→ Heiner Goebbels, Contre l'œuvre d'art totale, ed. de la Philharmonie de Paris, 30€

vendredi 20 juin 2025

Au Grand Palais, mon hit-parade des expos


1. Commençons par l'exposition qui m'a le plus touché et intéressé, Art Brut - Dans l'intimité d'une collection - La donation Decharme au Centre Pompidou. Je connaissais certaines œuvres, pour les avoir vues à la Maison Rouge il y a dix ans ou intégrées à Carambolages dont j'avais composé la musique pour Jean-Hubert Martin, mais il y en a là tout de même quatre cents, dont beaucoup que je ne connaissais pas. De plus, la scénographie de Corinne Marchand où le rouge prédomine les présente intelligemment et agréablement. Les salles portent des titres évocateurs : Réparer le monde, "À moi les langues de feu qui embrasent", De l'ordre nom de Dieu !, Art Brut autour du Monde suivi de Japon, Cuba, Brésil, puis Bris Collage, La "S" Grand Atelier, Creative Growth Center, La Maison des Artistes, Œuvres orphelines, Danse avec les esprits, Journaux intimes Journaux de Monde, Épopées célestes. Les cartels indiquent souvent ce qui caractérise les artistes, car chacun ou chacune a ses marottes. Après le musée de Lausanne (rappelons que la France envoya promener Dubuffet !), les donations Jean Chatelus et Bruno Decharme au Centre Pompidou semblent indiquer l'intégration de l'art brut dans l'Histoire de l'art moderne et contemporain. J'imagine que ce qui l'a précédé dans les siècles passés fut largement détruit. La passion, l'urgence, l'intégrité rendent ces œuvres absolument fabuleuses. J'illustre mon petit article avec un cocon, œuvre sans titre de Judith Scott, porteuse de trisomie 21, rendue sourde enfant par la scarlatine, découverte et intégrée au Creative Growth Art Center d'Oakland. L'exposition réalisée par Bruno Ducharme et son épouse Barbara Safarova nous fait voyager tant sur la planète que dans les méandres profondes de notre cerveau.


2. Contrairement aux expériences habituelles d'interactivité en réalité virtuelle, j'ai beaucoup aimé Insider-Outsider en enfilant le casque audiovisuel me permettant de naviguer dans la chambre et l'œuvre d'Henry Darger. Le spectacle de dix minutes réalisé et sonorisé (pop) par Philippe Cohen Solal (Gotant Project) est commenté par Denis Lavant (avec qui Lionel Martin et moi-même venons de sortir un double CD) dont l'intérêt pour l'art brut est évident (sic). Je retrouve le côté ludique et merveilleux des CD-Roms dont j'avais l'habitude de composer les partitions sonores et musicales. Tournant sur notre tabouret et battant des mains, nous plongeons dans l'univers de Darger lors de cette pause automatiquement intime au milieu de la visite, entre le premier et le second étage.


3. Je me perds dans la topographie du Grand Palais réouvert et somptueusement étendu. Le rideau monumental de dix-neuf mètres de long s'ouvre et se ferme. Je n'ai pas compté le nombre de boutiques, mais elles sont évidemment présentes et mises en valeur ! Les meilleures expositions sont accessibles par le square Jean Perrin, les moins indispensables en face du Petit Palais.


4. L'exposition Niki de Saint Phalle, Jean Tinguely, Pontus Hulten est évidemment très chouette, mais la scénographie n'est pas à la hauteur des œuvres présentées. Il y a évidemment certaines machines de Tinguely en mouvement, mais pour moi c'est du réchauffé, d'abord parce que l'expo consacrée au même endroit en 2014 à Nikki de Saint-Phalle était autrement plus consistante et révélatrice des aspects moins connus de son travail, d'autre part nous sommes loin de la folie du Musée Tinguely à Bâle. Et je n'ai pas compris ce qu'apportait "le regard" de Pontus Hultén à la chose.


Il n'empêche que c'est toujours sympathique à voir ou revoir, mais, si vous voyagez, je conseillerais fortement la visite du Cyclop à Milly-La Forêt ou celle du Jardin des Tarots en Toscane ! En photo, la Mariée que j'avais sonorisée en 2002 pour le Centre Pompidou...


J'avais oublié l'apport de l'artiste finlandais Olof Ultvedt en 1966 au Hon/Elle de Nikki de Saint-Phalle à Stockholm, entre autres avec l'installation Mannen i stolen.


5. Je ne m'y attendais pas, mais les tapisseries des Danois Kirstine Roepstorff, Bjørn Nørgaard, Tal R et Alexander Tovborg sont superbes. Elles ont été tissées dans les manufactures nationales des Gobelins et de Beauvais ainsi que dans les ateliers privés d'Aubusson par de talentueux artisans français d'après leurs esquisses. Les couleurs explosent et les matières leur donnent divers reliefs. Je suis passé directement d'Art Brut à Tapisseries royales - Savoir-faire français et tapisseries contemporaines danoises.

6. J'ai fait juste un petit tour au sous-sol, à Transparence, ludique et sympathique pour les enfants de 2 à 10 ans. C'est le genre d'exposition qui se teste avec eux. Rien d'extraordinaire, mais ils s'y amuseront certainement, d'autant que les attractions parisiennes qui leur sont destinées sont toujours bienvenues.


7. L'espace "immersif et sensoriel" Ernesto Neto - Nosso Barco Tambor Terra (Notre Barque Tambour Terre), installation monumentale en crochet, écorce et épices, invitant à l’émerveillement et au partage, est dans la lignée des œuvres d'Olga de Amaral ou Chiharu Shiota, sans leur génie. La pseudo participation du public est même carrément énervante, chacun, chacune faisant la queue pour taper sur une percussion emmaillotée.

8. Je n'ai pas non plus senti l'intérêt des Horizontes - Peintures brésiliennes qui la surplombent, si ce n'est pour apprécier l'architecture du Grand Palais.


9. Mais il y a pire, vraiment bien pire. Présenter les ballons gonflables d'Euphoria - Art is in the Air dans une perspective artistique, c'est tomber bien bas pour mettre l'art à la portée des caniches qui eux s'en battraient les oreilles. Par contre ce sont de bonnes idées pour décorer un dancing, un club de plage ou l'entrée d'Ikea. Je range ces attractions régressives avec les Koons, Hearst ou Murakami, parfaites pour égayer les vitrines des grands magasins pendant les fêtes de Noël. Ma critique est un peu dure, car cela occupera les enfants qui vous ficheront la paix pendant une heure, encore qu'aller au square faire du toboggan coûte moins cher, ne vous oblige pas à réserver et faire des queues interminables. Apprécions tout de même l'attention délicate de prêter des parapluies pendant l'attente devant la porte, que ce soit pour la pluie ou le soleil.


10. Je ne regrette pas ma visite au Grand Palais, surtout si je remonte à mon numéro 1, amusé de voir que comme souvent les travaux ne sont pas terminés, qu'il faut parfois contourner un chariot élévateur ou enjamber une ficelle. Le lieu réorganisé est incroyable et mérite vraiment d'y aller quels que soient vos goûts en matière d'art ou de sortie...

Au Grand Palais :
→ Art Brut, jusqu'au 21 septembre 2025
→ Niki de Saint Phalle, Jean Tinguely, Pontus Hulten, 26 juin au 4 janvier 2026
→ Tapisseries royales, jusqu'au 17 août 2025
→ Transparence - Palais des enfants, jusqu'au 29 août 2027
→ Ernesto Neto, jusqu'au 25 juillet 2025
→ Horizontes - Peintures brésiliennes, jusqu'au 25 juillet 2025
→ Euphoria, jusqu'au 7 septembre 2025

jeudi 19 juin 2025

Trio à deux


Mardi j'ai enregistré Hiatus, un étrange trio animé par seulement deux musiciens. Si Raphaël Godeau joue de plusieurs guitares et du luth, la flûtiste Claire Marchal contrôle simultanément un virginal en se déplaçant dans l'espace. En utilisant un Arduino et le système Midi, elle déclenche les touches graves en avançant, les aiguës en reculant, mais le petit clavecin automatique de l'Atelier David Boinnard est préparé. Modes choisis ou percussion, il offre de nouvelles possibilités lorsqu'elle y ajoute une gomme, une feuille de papier ou des pinces crocodile. Les guitares de Raphaël sont également attaquées par toutes sortes d'objets vibrants, percutés ou frottés. Les deux improvisateurs enregistreront deux heures de musique, allant du plus calme ou plus énervé, Claire dansant entre deux microphones. Comme d'habitude je ne fais aucune correction de timbre, laissant aux virtuoses le soin d'équilibrer l'ensemble. Il suffit d'avoir de bons micros et de les placer aux bons endroits : un Royer à ruban pour les guitares, deux Neumann pour le virginal, deux Schoeps pour les flûtes (en do, basse ou traverso). L'une comme l'autre piochent dans mon instrumentarium (flûtes indiennes, appeau, fouets électriques, limes à ongles, bottleneck, etc.) pour élargir le spectre coloré qui est déjà le leur. Je suis absolument ravi que Raphaël adopte ma guitare folk à cordes en métal ou un petit monocorde fabriqué avec une boîte de sardine. Leurs improvisations sont généralement assez longues, les ambiances se succèdent, chaque nouvelle s'appuyant sur les derniers soubresauts de la précédente. Comme il est très rare que je me contente de faire l'ingénieur du son, j'en profite pour me laisser aller à la rêverie en les écoutant. Le studio ne possédant quasiment aucune réverbération, je choisis de situer l'ensemble dans l'Oratorium du Palais d'Esterhàzy en Autriche, autrefois Hongrie, grâce à la simulation d'une réverbération à convolution. Nicolas me raconte avoir joué dans ce château mythique où Joseph Haydn séjourna de 1766 à 1790. Les facéties instrumentales des deux compères ne seraient-elles pas les dignes héritières de celles de l'illustre compositeur autrichien ?

mercredi 18 juin 2025

À cause d'un assassinat (The Parallax View)


"En retard, en retard, en retard..." répète le lapin d'Alice. Dans Muriel d'Alain Resnais, un de mes films préférés, Ernest (Jean Champion) fredonne : Y a aussi le temps qui file, c' qu'il est pressé, c'est insensé ; doucement, doucement, Monsieur le Temps, vite, ralentissez au tournant ; hier, je n'étais qu'un enfant et déjà j'ai des cheveux blancs...". Ne me parlez pas de la retraite, ce n'est qu'un statut, pas une réalité, du moins pour moi, comme jadis l'intermittence n'était qu'un statut, je travaille toujours autant, rien à voir avec les dividendes. Hier j'enregistrais Claire Marchal et Raphaël Godeau, demain mixage, on en reparlera. Mais ce sont les mille et une choses qui s'amoncellent, m'absorbent et m'avalent. Le soir je sors au concert, je regarde un film à la maison ou je vois des amis, histoire de me déconnecter absolument.
Ainsi il y a quelques jours j'ai revu un film d'Alan J. Pakula sorti en 1974, À cause d'un assassinat (The Parallax View), dans une magnifique version restaurée et agrémentée d'une superbe présentation comme Carlotta aime toujours en proposer, suppléments passionnants, livre de 160 pages, graphisme magnifique, etcétéra. Le rappel de la paranoïa des années 70 colle hélas parfaitement avec les manipulations politiques et médiatiques qui ne font que s'amplifier, d'une part à cause du contexte actuel où la dictature n'est même plus une tentation, d'autre part pour des raisons techniques. Pascal est justement passé avec un livre de Daniel Schneidermann intitulé Berlin, 1933 qui fait terriblement penser à l'époque actuelle, en particulier le rôle de la presse internationale face au génocide en cours à Gaza. C'est même pire aujourd'hui, car s'ajoutent la télévision et la bombe atomique. En 1974 on aurait classé le film de Pakula en politique-fiction, mais c'est devenu bien réel cinquante ans plus tard. Des sociétés privées règlent les affaires sales des prétendues démocraties. Les assassinats des frères Kennedy ont évidemment servi de modèles, mais le réalisateur ne nomme personne, s'attachant simplement au mécanisme incontournable du complot.
Warren Beatty, qui joue le rôle du journaliste investigateur, passera plus tard à la réalisation de deux films américains majeurs qu'on appelait engagés, Reds et Bulworth. Quant à Pakula il signera deux ans plus tard Les hommes du président (All the President's Men) sur le scandale du Watergate. La France n'est pas en reste, le colonialisme et l'ingérence ont généré plus d'un assassinat de président, de Sankara à Khadafi, et les manipulations médiatiques sont aussi efficaces qu'ailleurs, les fake news étant avant tout l'œuvre des états et de leurs services de renseignements et de communication. Sans culture et sans compréhension des enjeux économiques, l'Intelligence Artificielle nous fera avaler n'importe quoi sous couvert de guerre de religion ou de leçon de savoir vivre. Et les populations d'en crever.
À cause d'un assassinat est aussi un excellent thriller qui tient en haleine, superbement interprété et éclairé.

mardi 17 juin 2025

À toute chose malheur est bon


À toute chose malheur est bon, mais financièrement cette année c'est tout de même une hémorragie. Cuvelage de la cave après que la nappe phréatique l'ait inondée, reprise de la couverture du toit du studio, changement de l'amplificateur du salon, switcher Friedkin et appli Rando, impôts fonciers montrueux correspondant quasiment à un loyer, etcétéra, et pour finir le semestre en beauté nouvel ordi après avoir noyé mon portable au thé, et frais dentaires ! On connaît mon point de vue : aux mauvaises nouvelles succèdent les bonnes, avec un gros bémol, après les bonnes les mauvaises ! Système D : raccourcir l'effet des pires et prolonger celui des meilleures. Cela demande un peu de gymnastique, mais ce sont les premiers efforts qui coûtent le plus, ensuite on prend son mal en patience tant qu'il n'y a pas mort d'homme...
À mon niveau, cela va bien puisque je vous parle, mais à l'échelle de la planète l'époque représente mon pire cauchemar depuis la seconde guerre mondiale et les massacres commis par les Nazis. Je ne suis né que sept ans après, ce qui ne m'a pas m'empêché de m'y rapporter depuis toujours. Mon grand-père avait fini gazé et mon père avait sauté du train. Aujourd'hui la folie criminelle de l'état hébreu marque la fin de ma culture. Je dois changer de système de repères pour continuer à avancer. On a beau écrire, sonner l'alarme, on n'évite pas la catastrophe. Écouter Eyal Sivan, Simone Bitton ou Shlomo Sand et quelques autres me fait me sentir moins seul. Devant l'horreur nous le sommes de moins en moins, mais cela ne change rien. Ou que l'on se tourne, d'ouest en est, la stupidité et la haine gouvernent, et les peuples, anesthésiés, courbent l'échine.
C'est un peu déplacé et dérisoire, mais je m'évade en m'étourdissant de musique, un clavier au bout des doigts. J'ai un Mac flambant neuf auquel j'ai adjoint un second écran pour être plus confortable lorsque je fais du bruit, avec une nouvelle carte-sons puisque l'ancienne qui n'était pas si vieille est devenue incompatible avec la puce d'Apple. À cela s'ajoute la nécessité d'acheter des mises à jour d'applications qui fonctionnaient très bien avec la puce Intel. Une fortune. J'espère seulement que ce trou dans mon compte en banque va provoquer un appel d'air. J'ai terminé la musique des quatre épisodes vidéo sur la cybersécurité, il faudrait d'autres commandes, des trucs qui m'obligent à composer des choses exogènes, qu'à priori je ne sais pas encore faire. Le besoin de me mettre en danger est capital pour conserver la niaque. Le désir naît du manque, or ces derniers mois j'ai été comblé en sortant quatre disques, extrêmement différents les uns des autres, qui me tiennent à cœur. Lorsque ça marche, j'ai envie d'aller voir (ou entendre) ailleurs si j'y suis. Pour l'instant je vogue dans un no man's land en attendant que cela tombe du ciel, période de transition un peu pénible, alors pour patienter je fais la vaisselle, c'est ainsi que j'appelle fourbir ses armes ou préparer le terrain. Cela n'arrive pas trop souvent heureusement, mais ce sont des phases nécessaires pour ne pas s'encroûter. Dans cette expectative, tout est possible. C'est la bonne nouvelle.

lundi 16 juin 2025

Alors on joue ?


René Lussier est un peu comme le compositeur d'un tube. Les producteurs peuvent toujours espérer qu'il en fasse un second. Alors on lui fait crédit. D'un autre côté c'est lourd à porter parce que l'on se réfère toujours à ce succès en occultant le reste de son œuvre. Des chanteurs comme Nino Ferrer ou Henri Salvador l'ont plutôt mal vécu. Ils avaient fait rigoler, alors que c'était plutôt des sentimentaux. Ferrer a fini par se tirer une balle de fusil au milieu d'un champ, Salvador était suffisamment cynique pour s'en tirer. Toute proportion gardée, le guitariste et compositeur québécois René Lussier devra toujours assumer son chef d'œuvre Le Trésor de la langue alors qu'il a enregistré près d'une centaine d'albums absolument passionnants et d'une très grande sincérité (j'ai encore pleuré dimanche en le réécoutant). Fiat Lux, son nouveau duo avec le batteur Robbie Kuster est d'une très grande drôlerie, mais c'est surtout la complicité entre les deux musiciens qui est remarquable. Il est toujours très agréable de constater que des artistes ont conservé l'innocence et la créativité de leur enfance. Les deux s'amusent comme des petits fous et cela fait un bien tout aussi fou de les écouter jouer. Même s'ils sont devenus des virtuoses de leurs jouets, ils font du ping pong au-dessus de leurs tables d'harmonie. Lussier est à la guitare, à la basse et au daxophone, un instrument impossible inventé par Hans Reichel. Kuster joue de la batterie, de la scie égoïne et d'un orgue à clous (de toutes tailles, plantés sur une planche). Cela ne les empêche pas de manier la brosse à dents électrique ou la guimbarde. Ne croyez pas que ce n'est pas sérieux, bien au contraire, les enfants ne jouent jamais pour de rire, c'est fait avec le fond du cœur pour que jaillisse la lumière.

Il y a aussi une guimbarde dans Shishiodoshi, le nouvel album du quartet Kaze avec en invité le chanteur japonais Koichi Makigami. Cela fait du bien d'écouter cette autre bande de garnements qui s'en donnent à cœur-joie, produisant des bruits bizarres avec leurs trompettes, pour Natsuki Tamura et Christian Pruvost, avec ses baguettes pour le batteur Peter Orins, avec son piano pour la japonaise Satoko Fujii. Comme pour leurs autres disques, c'est riche et varié, en timbres, en rythmes et cette fois en facéties vocales. J'imagine que Cathy Berberian ou Annick Nozati auraient adoré donner la réplique à Makigami, ou l'inverse. Ses onomatopées, parfois scatologiques, sont aussi impertinentes qu'incisives, c'est dire leur pertinence ! Ne me dites pas que vous n'appréciez pas le Constipation Blues de Screamin' Jay Hawkins, vous me décevriez. Les shishi-odoshi sont des dispositifs pour effrayer les oiseaux. Vous vous y reconnaîtriez, non de nom ? Miaou ! Là encore la musique, composée ou improvisée, n'existe que grâce à la complicité des musiciens. J'ai toujours détesté la moindre rivalité, les petites mesquineries, qu'elles soient explicites comme il arrivait à Portal de s'y complaire malheureusement, ou à d'autres, quel que soit le milieu, classique ou jazz. La musique est une histoire d'amour, sinon à quoi bon !

→ René Lussier & Robbie Kuster, Fiat Lux, CD Spectacles Bonzaï avec Circum-Disc, sortie le 20 juin 2025
→ Kaze & Koichi Makigami, Shishiodoshi, CD Circum-Disc, sortie le 11 juillet 2025

vendredi 13 juin 2025

Zoo cruel


Les zoos révèlent toujours l'ambiguïté que les animaux enfermés y sont sacrifiés pour élargir le monde aux yeux des enfants, voire des autres membres de l'espèce humaine, un mammifère parmi les autres, "animaux dénaturés" comme les appelle l'écrivain Vercors. Ils évoquent un paradis perdu qui existait encore lorsque j'étais petit, avec ses îles désertes, ses jungles impénétrables, ses tribus inconnues et ses trésors à la Jules Verne. À l'époque des satellites et d'Internet ce rêve a totalement disparu sur l'autel de la colonisation, de l'expansion et du profit. La Terre est pillée, détruite, exsangue. Il reste peut-être le fond des mers à explorer, les aquariums n'en exposant qu'un minuscule aspect. D'un côté, les zoos évoquent un ailleurs, un autre monde, une traversée du miroir, une ouverture d'esprit vers l'altérité. D'un autre leurs pensionnaires y vivent derrière des barreaux. Je me souviens du choc ressenti au zoo du Caire où étaient présentés dans des cages minuscules un caniche et un berger allemand, chiens inconnus des petits Egyptiens. Ils nous renvoyaient l'image de leurs frères de détention à Paris, Londres, Stockholm, Johannesburg ou San Diego. Les zoos expriment clairement nos contradictions. Je mange bien de la viande alors que j'aime les bêtes. Mais je mange de tout, parce que je suis une sorte d'animiste athée qui pense que la vie est partout, allant jusqu'à imaginer que les objets inanimés ont une âme ! J'exagère à peine, rien ne se perd, rien ne se crée, les atomes changent simplement de partenaires.
C'est la raison pour laquelle je répète à mon petit-fils de ne pas arracher les feuilles des arbres pour rien. C'est pour lui aussi que nous sommes allées au Parc Zoologique de Paris, dans le bois de Vincennes, qui a été totalement repensé il y a déjà dix ans, avec de plus grands espaces pour les animaux. En semaine il y a peu de monde. Il faut dire que l'entrée est très chère. Les animaux sont détendus, parfois curieux. Ils n'ont pas vraiment le choix. Ceux qui naturellement se contentaient de petits territoires y sont mieux que ceux dont l'espace est devenu dramatiquement exigu. Les soigneurs s'occupent bien d'eux, il y a même des espèces en voie de disparition qui sont sauvées grâce aux zoos. Mais si elles sont sauvées, c'est que l'homme a conquis leur espace vital. De plus en plus nombreux, nous déboisons, nous bitumons, nous édifions. Cela n'empêche qu'Eliott et nous passons une très agréable matinée sous un ciel clément à nous projeter loin par ce trou de serrure qu'on appelle zoo.

jeudi 12 juin 2025

L'électromécanomaniaque Gilbert Peyre à la Halle Saint Pierre


Avez-vous jamais vu un harmonium léviter tandis qu'un marteau cognait une cloche et qu'un cervidé en manteau de fourrure lui tournait autour martelant le sol de ses sabots sonores devant des vitraux composé de cul de bouteilles en plastique ? Une radio explosant de joie devant un match décisif ? Je m'arrête là, la visite commentée, absolument indispensable, dure plus d'une heure et demie. Les automates sont des mises en scène à la fois drôles et critiques. Je ne me suis pas trompé en choississant cette activité qui puisse intéresser mon petit-fils de sept ans. Je repense chaque fois à la phrase d'une dame relevée par Cocteau à la première d'Entr'acte d'Erik Satie : "Si j'avais su que c'était si bête, j'aurais emmener les enfants !". Alors cette fois, ne les en privez pas, pas plus que la part d'enfance que, j'espère, vous avez soigneusement préservée. Les machines de Gilbert Peyre sont à cheval entre Tinguely et Pierrick Sorin. Ça tourne et danse, fume et brûle, frappe et hurle, s'avance et recule... J'ai adoré le génie enfermé dans un bidon d'essence !


Comme nous étions en avance sur la visite guidée du premier étage nous avons admiré L'art brut d'Iran au rez-de-chaussée.
La semaine prochaine j'irai seul (puisqu'Eliott est rentré chez lui) voir l’exceptionnelle collection de Bruno Decharme au Grand Palais, j'en profiterai pour arpenter les expositions Niki de Saint Phalle, Jean Tinguely, Pontus Hulten, Ernesto Neto Nosso Barco Tambor Terra, Euphoria Art in the Air, Horizontes Peintures brésiliennes, Tapisseries royales Savoir-faire français et tapisseries contemporaines danoises, Transparence La première exposition du Palais des enfants... Le menu est colossal. J'ignore encore celles qui m'enchanteront, mais j'ai une petite idée !

L'électromécanomaniaque Gilbert Peyre, exposition à la Halle Saint Pierre, jusqu'au 31 juillet 2025

mercredi 11 juin 2025

Les heures secondes de Half Asleep


Aussitôt sur la platine, les bons disques me sourient d'un clin d'œil qui font grandir mes oreilles. C'est le sixième disque en une vingtaine d'années de Half Asleep, mais le premier depuis dix ans, et j'étais passé à côté de cette artiste bruxelloise qui me ravit et égaie ma semaine. Si Valérie Leclercq (elle est Half Asleep) se dit inspirée par Nico, Robert Wyatt, Scott Walker et Kate Bush, elle me rappelle plutôt Beth Gibbons, l'ex-chanteuse de Portishead. Dans tous les cas peut-on trouver de meilleures références ? Ce sont tous et toutes, comme elle, des indépendants dont la musique est difficilement classable. On sent bien les influences de ses études classiques, un goût pour les belles mélodies et les orchestrations minimalistes, mais l'ensemble sonne très personnel. Délicate, inspirée, variée, Valérie Leclercq joue du piano, son instrument de prédilection, elle joue de la guitare, de la flûte, de la basse, etc. Et elle chante, mais elle est épaulée par sa sœur Oriane, Claire Vallier, Eloïse Decazes et d'autres. À ces harmonies vocales s'ajoutent le violoncelle de Gwen Sainte-Rose, les trompettes de Baptiste De Raymaker, Maryline le Corre et Sainte-Rose, le sax baryton ou la clarinette basse de Mathieu Lilin et des ambiances du mixeur Joachim Claude. C'est une famille, une bande de filles, où Valérie Leclercq compose presque tout, écrit les paroles poétiques en anglais, arrange et s'enregistre la plupart du temps. Si ses apparitions scéniques sont rares ou sporadiques, elle est toujours active en composant pour des courts métrages ou en réalisant des émissions radiophoniques de création, ce qui explique son remarquable savoir-faire dramatique. C'est difficile pour moi d'en parler tant la musique me reste à l'esprit, une relation particulière au monde, comme si le message trouvé dans une bouteille venait d'une autre planète, une somnambule avançant dans la nuit, essayant de se rattraper aux branches qui caressent son visage. Un des plus beaux disques de ces derniers temps, sans hésiter une seconde.

→ Half Asleep, Les heures secondes, CD/ LP / Digital Humpty Dumpty / three:four

samedi 31 mai 2025

Pause d'une semaine


Petite pause d'une grosse semaine. Reprise du blog mercredi 11 juin. Plusieurs raisons à cela. La première est technique. J'ignore encore si mon ordinateur sur lequel j'écris quotidiennement, sur lequel je joue régulièrement et sur lequel je compte trop souvent se réveillera de son profond coma, son pronostique vital étant engagé. Un nouveau-né fera son entrée dans la famille, évidemment plus performant que tous les autres. Mais chacun a son utilité. Le plus ancien en activité est un iBook blanc qui me permet de regarder ma collection de CD-Roms tels qu'ils ont été conçus, bien que je ne le fasse pratiquement jamais. Le second est voué aux copies de CD et DVD, ce qui est devenu extrêmement rare. Le troisième est crucial puisqu'une application y a indexé l'énorme bibliothèque de CD-R avec mes anciens travaux et tout ce qui date de Mathusalem et qui n'a pas été transféré sur disque dur. Le quatrième sert de lecteur pour les films que je regarde dans une salle consacrée au cinéma. Le cinquième, aujourd'hui salvateur, tient essentiellement le rôle d'enregistreur du studio GRRR et est connecté le plus souvent à la Toile. J'ignore à quoi servira celui qui a probablement rendu l'âme à cette heure-ci et sera remplacé par un M4 tout neuf à la mi-juin. Je ne compte ni l'iPhone, ni les deux vieux iPads qui me rendent bien service de temps en temps. J'espère seulement que je pourrai récupérer mes données via Time Machine et que j'arriverai à reconstituer le mois manquant.


La seconde raison est aussi déterminante, car je dois jouer le rôle de grand-père de garde pendant que leurs parents montent le Spat' sonore au Théâtre Dunois. Si vous n'avez jamais vu l'engin, je vous conseille sérieusement d'aller y voir le spectacle Näcken, avec vos enfants si vous en avez, vendredi 6 juin à 20h, samedi 7 à 18h ou dimanche 8 à 11h. Deux compagnies se sont unies pour cette création épatante, Spat' Sonore & SÖTA SÄLTA, avec Elsa Birgé, Nina Daigremont, Nicolas Chedmail, Linda Edsjö et Philippe Bord. De mon côté, même si j'y serai de temps en temps pour m'occuper des mouflets, j'ai préparé quelques activités zoologiques, muséographiques, acrobatiques, cinématographiques, ludiques, qui risquent de me mettre à plat en bout de course, après avoir été à quatre pattes, mais quel plaisir ! On verra bien ensuite si elles donnent lieu ou pas à quelque récit...

vendredi 30 mai 2025

Découvertes du label Neuma (2)


J'ai continué à écouter les disques Neuma envoyés du Minnesota par Philip Blackburn qui en a d'ailleurs enregistrés sept, lui-même, en marge des 700 qu'il a produits sur innova et Neuma depuis trente ans. ORDO, son plus récent, double CD de 2023, expose une tentative d'ordonner le chaos. Pour Weft Sutra, Nirmala Rajasekar à la veena se pose sur un nuage composé de six guitaristes électriques à l'archet. On la retrouve avec le chanteur Ryland Angel sur le texte Why You Want a Physicist at Your Funeral d'Aaron Freeman avec Blackburn pour un drone cosmique électronique. Plus d'électricité ni d'électronique pour The Song of the Earth, mais l'une des harpes éoliennes du jardin de Blackburn et Patti Cudd au vibraphone. Ce sont des musiques de recueillement comme The Sound of a Going in the Tops of the Mulberry Trees où le compositeur dirige le NO EXIT New Music Ensemble, ou Lilacs and Lightning avec le pianiste Emanuele Arciuli et des rythmes programmés. Albi est interprété par le Quatuor Mänk, A Cambridge Musick: solve et coagula par le Trio Galan (clavecin, violon, violoncelle), Dimitris Kountouras au flageolet et Dimitris Azorakos au tambour, où l'on retrouve le propos initial de la mise en ordre. Over Again, avec l'enregistrement de la voix du pilote de chasse Warren Ward pendant l'Opération Tempête du désert en Irak et deux percussionnistes, les Quey, est dédié à Harry Partch, sur lequel Blackburn a rédigé Enclosure Three: Harry Partch pour lequel il a été primé. Sur More Fools than Wise huit cornes de brume accompagnent la soprano Carrie Henneman Shaw sur un texte d'Orlando Gibbons. Sa Sonata Homophobia exige un dispositif incluant la flûte de Zachery Meier, un discours haineux d'extrême-droite et des contrôles cérébraux ! Huit improvisateurs accompagnent la voix de Chris Mann sur Unearthing ou pour Stuck l'UCCS Creative Music Ensemble celle d'une automobile !! Plus simplement, Gunnar Owen Hirthe à la clarinette et Nicholas Underhill au piano jouent Air: Air, Canary, New Ground d'après Purcell. Le bonus est une mise en scène où une lettre enregistrée en italien par Kenneth Gaburo pour son maître Goffredo Petrassi est accompagnée à l'orgue par Gary Verkade sur une seule note. L'ensemble tient à la fois du minimalisme et du drone avec de nombreuses références à la musique baroque et à la musique contemporaine, interrogeant le rapport au passé pour espérer un avenir meilleur.


Dans de nombreuses créations nord-américaines on retrouve l'influence grandissante du minimalisme, même lorsqu'il s'agit de jazz. Pour Arkinetiks le batteur Dan Kurfirst a d'abord enregistré en trio avec le bassiste Damon Banks et Alexis Marcelo au Fender Rhodes. Il a ensuite ajouté le tabla de Roshni Samlal et enfin il a demandé au trompettiste-saxophoniste-flûtiste Daniel Carter d'improviser sur l'ensemble qui sonne un peu comme du jazz-rock qui aurait flashé sur l'Inde, méditation comprise ! Les parties que je préfère sont celles où l'on entend des extraits de la conférence You don't know what you want because you have it already d'Alan Watts. Je remarque aussi qu'il y a souvent des voix parlées sur les disques du label...

Et un calme olympien, ou du moins la recherche d'un certain bien-être, que l'on retrouve encore dans l'album Radiance Within de Phillip Schroeder, qu'il soit seul au piano ou accompagné par sa femme, la violoniste Margaret Jones ou les gongs d'Alan Zimmerman. Le minimalisme américain est fortement lié aux transcendantalistes qui ont inspiré tous les retours à la terre. Les grands espaces états-uniens n'y sont pas pour rien. C'est le bon côté de ce pays qui s'est construit sur un génocide et a assuré son hégémonie sur le reste du monde en ne cessant jamais d'y faire la guerre. La résistance s'y est plus souvent exprimée par un repli vers la nature que par des mouvements revendicatifs révolutionnaires. Quand ce fut le cas ils furent durement réprimés, mais on a la mémoire courte.

Du texte récité encore sur Woolf at the Door de Duncan & Woolf. Emily Duncan interprète à la flûte des compositions de Randall Woolf. S'y joignent le comédien Rinde Eckert sur un texte de David Foster Wallace, la voix échantillonnée de Sara Wendt, un quintet à cordes ou la voix enregistrée et manipulée du compositeur récemment disparu Scott Johnson, fortement influencé par les premières pièces de Steve Reich. Intéressante rencontre du beatbox de la flûtiste avec les cordes sur Native Tongues.

Emphatic Now de l'Ewart Asplund Ricks Trio est un disque d'improvisations plus proche de ce qui se pratique aujourd'hui en Europe, surtout par des polyinstrumentistes. Douglas R. Ewart joue des bois, du didgeridoo, des percussions, du texte (!) ; Christian Asplund est au violon alto et au piano ; Steven Ricks passe du trombone aux instruments électroniques. Le jeu se focalise sur les timbres plutôt que sur la mélodie et le rythme, ce qui est typique de ce genre de rencontres.


En fait, j'avais été surtout impressionné par les albums Borderless Flows du PAN Project Ensemble, et DVXNS de Dan Roman and Cuarteto Latinoamericano, que m'avait signalés Blackburn, mais qui ne figuraient pas dans le paquet-poste, en plus de The Noonan Trio, Hypercube jouant Louis Andriessen, Jeannine Wagar, tous les trois sélectionnés par hasard sur mon premier article consacré au label Neuma. Le Pan Project Ensemble réunissant ici des artistes américains (dont Ned Rothenberg et Jeff Roberts), coréens, indien et iranien, le résultat est forcément surprenant, d'autant qu'ils utilisent des instruments traditionnels (piri, saenghwang, guqin, shakuhachi, sarangi, gayageum, qanun) en plus de leurs voix. Ils montrent tout simplement la possible universalité de la musique. Quant à DVXNS, j'adore l'énergie de ce quatuor à cordes qui me rappelle évidemment le Kronos jouant du Reich ou d'autres minimalistes énervés. Dan Román est un compositeur portoricain né en 1974, mais le quatuor est mexicain et il revendique l'influence du son trash du groupe de heavy metal Metallica !

jeudi 29 mai 2025

Découvertes du label Neuma (1)


Petit colis arrivé de Saint Paul dans le Minnesota, la ville jumelle de Minneapolis. Philip Blackburn, producteur du label Neuma, m'avait contacté après mon article sur Denman Maroney.
J'attrape au hasard l'un des sept CD récents. Into The Night est la première incursion de Jeannine Wagar dans le domaine de l'orchestre viirtuel. La compositrice et cheffe d'orchestre, pianiste et organiste, basée en Arkansas, a travaillé avec des orchestres comme Bang On A Can (c'est le seul que je connaisse de son pédigrée). Sa musique m'accroche instantanément, peut-être parce qu'elle ressemble à des choses que j'ai adoré enregistrer pour des projets de commande, comme lorsque j'étais directeur musical des Soirées des Rencontres d'Arles. Les instruments que nous utilisons, leur approche physique car la mécanique obéit à des réflexes humains, ont forcément une influence sur ce que nous jouons. Confrontée à elle-même et non à des instrumentistes comme elle en a l'habitude, Jeannine Wagar évoque une approche émotionnelle, comme si elle passait de la lumière à l'obscurité, du jour à la nuit. L'orchestre virtuel nous renvoie en effet au brouillard de l'inconscient, comme lorsque nous composons pour autrui, mais cette extraversion devient triviale au contact de la réalité.

The Force for Good de l'ensemble new-yorkais Hypercube, le second disque que je mets sur la platine, présente Hout (1991) de Louis Andriessen et The Force for Good (2020) de l'un de ses élèves, Michael Fiday. La saxophoniste Erin Rogers au ténor, le guitariste électrique Jay Sorce, la pianiste Andrea Lodge et le percussionniste Chris Graham ont choisi une pièce iconique d'Andriessen créée à l'origine pour l'enseble LOOS, "une mélodie à l'unisson avec des ramifications", particulièrement virtuose. Son "canon rapproché" à la double-croche l'associe évidemment aux minimalistes ou répétitifs. Son instrumentation inspira ensuite de nombreuses œuvres à d'autres compositeurs. Ainsi la pièce de Fiday qui s'inspire du Giant Steps de John Coltrane commence rythmiquement dans le corps du piano pour passer à une forme contemporaine plus jazzy qui flirte avec le vertige.

Inherit A Memory est le fruit d'un autre trio, basé à Londres, celui du batteur-récitant Sean Noonan avec Matthew Bourne au piano et Michael Bardon à la contrebasse, nettement plus jazz dans sa véhémence et son swing sautillant, mais c'est l'usage du sprechgesang, rythmé, répété, délayé, murmuré, qui le caractérise particulièrement. Noonan revendique l'influence de Nancarrow, Zappa, Milford Graves et du biologiste bergsonien et lamarckiste anglais Rupert Sheldrake, auteur de la « résonance morphique ». Il est compréhensible que la création artistique puisse inspirer une approche magique de la perception du monde. Pour des esprits éclairés le sacré y trouve probablement plus de confort que la religion. La confrontation avec la question sans réponse peut pousser à imaginer qu'il en existe une sous la forme d'un point d'interrogation aussi immense que l'univers. En tout cas, The Noonan Trio livre un jazz libre, savoureux et allumé.

La suite au prochain numéro...

mercredi 28 mai 2025

Catastrophe


La catastrophe n'arrive jamais d'où on l'attend. Je me souviens que notre appartement était entouré de mezzanines à certains endroits sans garde-corps. J'avais fait peindre une ligne jaune continue et expliqué à notre fille qui était encore toute petite qu'il était strictement interdit de la franchir. Obéissante, elle fit toujours très attention. Combien d'amis nous firent remarquer que nous étions totalement inconscients ! Un jour qu'elle se dirigeait vers l'escalier pour monter nous rejoindre, elle a trébuché et s'est ouvert le front sur la première marche. J'aurais pu citer d'autres exemples, mais celui-ci m'avait particulièrement marqué. On a beau prendre toutes les précautions, "shit happens!".
Oh, ce n'est pas si grave cette fois, mais je suis paralysé. Comme un grand trou noir de l'instant de la catastrophe jusqu'aux heures qui suivirent. Le soir j'ai quitté un concert au milieu. Comme disait Bernard : "on est fragile". En rentrant je regarde avec tendresse les mauvaises herbes qui poussent le long des maisons. Je pense au monde entier pour relativiser, je pense au génocide qui se perpétue à Gaza, je pense aux gens qui meurent de faim et de froid, je pense à ceux à qui on vient d'annoncer qu'ils ont une maladie grave, voire incurable, histoire de relativiser. Dans ces cas-là ma maman avait l'habitude de dire qu'il n'y avait pas mort d'homme. Elle avait évidemment raison, mais cela n'empêche pas que ce soit très contrariant.
Arrivés vers sept heures, les terrassiers terminaient leur travail devant la maison. Le trou était immense. Le bruit avait fait fuir les chats. J'avais déjà pris mon petit-déjeuner, et même fait ma demi-heure de vélo en Arizona. Je me laisse téléporter en regardant l'écran fixé à la machine. Il faisait frisquet à cette heure matinale, mais l'exercice me faisait suer. Sur Radio Libertaire s'étaient succédés Brigitte Fontaine, Bashung, Brassens, Vian et Bobby Lapointe. Bonne cuvée ! Redescendu je prenais note des mails arrivés pendant la nuit. Et c'est arrivé très vite.
J'ai l'habitude de ne laisser aucun liquide à proximité de mon ordinateur. En attrapant ma tasse de thé j'en ai un peu renversé sur le clavier. J'ai vite épongé avec mon mouchoir, mais j'aurais mieux fait de retourner la machine vers le bas pour éviter que cela pénètre à l'intérieur. Tout s'est éteint. Pas moyen de rallumer. Il ne me restait plus qu'à aller le porter chez SOS Master dont la réputation n'est plus à faire. J'ai donc enfourché ma vraie bicyclette et pédalé jusqu'à République... Les nouvelles sont mauvaises. Heureusement ma dernière sauvegarde date d'il y a un mois. Mais un mois pour moi c'est beaucoup. Incapable de travailler, j'ai tapé ces lignes en espérant être capable ensuite de penser à autre chose en attendant le bilan qui peut mettre deux ou trois jours. Si c'est réparable ce n'est que de l'argent. Si c'est mort, c'est beaucoup plus d'argent et ma phrase précédente ne vaut pas tripette. Et du temps, beaucoup de temps. Je ne m'en veux même pas. On a beau faire attention, on n'échappe jamais aux mauvaises nouvelles. On peut juste espérer qu'elles s'équilibreront avec de bonnes, mais alors de vraiment bonnes...

mardi 27 mai 2025

Le clip-vidéo des Déments avec Denis Lavant


Sonia Cruchon a réalisé un clip-vidéo pour accompagner la sortie du double CD "Les déments" avec Denis Lavant, le saxophoniste Lionel Martin et moi-même au clavier et plein d'autres trucs qui font du bruit. Nous avons choisi un extrait de 2 minutes 36 secondes du premier morceau, M'accorderez-vous ?, que nous avons envoyé à Sonia en la laissant libre de l'interpréter à sa façon... Je tiens à préciser que la mise en sons de chaque pièce par notre trio est radicalement différente...


Lionel avait filmé un court moment où Denis tournait sur mon spun au milieu de la cuisine pendant que je préparais le déjeuner. Pas étonnant de sa part lorsque l'on connaît ses prouesses acrobatiques en plus de sa remarquable diction qu'il ait cédé à la rotation ! Sonia a ensuite fait des miracles en utilisant l'idée de Lionel d'associer ce tourniquet au texte de Marcel Moreau ; elle m'a aussi demandé de photographier la pochette d'Ella & Pitr dans le spun.

Les déments, double CD GRRR+OUCH!, dist. Inouïe, et sur Bandcamp

lundi 26 mai 2025

Eastern (western de l'est parisien)


Les terrassiers qui défoncent notre rue ont beaucoup d'humour si j'en crois les tuyaux entassés devant notre porte d'entrée. Je devrais plutôt écrire de sortie, même si l'opération semble hasardeuse. Les ouvriers remplacent les tubes en grès gris de plus d'un siècle que les mouvements de terrain ont fendus ou cassés. Les eaux usées s'en allaient dans le sol. Ce ne sont pas seulement ceux d'assainissement qui laissent échapper des tonnes d'eau. On ne peut imaginer la quantité d'eau potable gaspillée ainsi. Aujourd'hui les fuites se décèlent néanmoins facilement avec un micro et un casque sur les oreilles. Dans notre rue, enfouis à trois mètres cinquante, à proximité d'un monstrueux tuyau de gaz qui s'il explosait rayerait le quartier de la carte et d'une ligne électrique de 225 000 volts alimentant la capitale, ils exigent une expertise minutieuse et des machines capables de creuser aussi profondément. À propos de catastrophe, dans la pièce Des haricots la fin sur le disque Qui vive ? j'avais intégré le bouleversant reportage en direct de l'explosion de la rue Raynouard le 17 février 1978. Une fuite d’eau y aurait justement provoqué l’affaissement du trottoir et le percement de la canalisation de gaz située sous la chaussée, bilan douze morts et une soixantaine de blessés dont plusieurs sapeurs-pompiers. Ce ne fut pas la seule à Paris, cela s'est encore produit rue de Trévise en 2019 et rue Saint-Jacques en 2023. Ici le plus dangereux serait un affaissement de terrain pendant que les ouvriers sont au fond. Il n'y a pas que l'asphyxie. Le responsable m'explique que les enfants qui s'enfouissent sur la plage risquent une compression de la cage thoracique sous le poids du sable. Pour un billet d'humour, vous repasserez ! Enfin, certains le prennent autrement...


Avec surprise je découvre sur FaceBook une photo de mon chat où il est stipulé que c'est le "boss" de la rue. Il a profité des travaux et de l'absence automobile pour poser devant Brahim. Il ne manque que l'accompagnement musical d'Ennio Morricone pour que Django soigne son rôle ! Devant les nombreux like qu'il engendre je me dis ne plus avoir à m'inquiéter quand il s'aventure dans le quartier, entre autres à chasser les rongeurs qu'il rapporte généreusement à la maison, maintenant que le gros gris est connu comme le loup blanc.

dimanche 25 mai 2025

Drame.org cité en référence

bntoine

Lire la suite

samedi 24 mai 2025

Première chronique française sur LES DÉMENTS


Une journée de studio autour de textes choisis par Denis Lavant. Des textes d’auteurs libres comme l’air ou le langage émancipé, qui ont en commun une force d’expression explosive. Les déments, du Breton Xavier Grall vibre comme une sorte d’égarement fantastique. Cantode de Lobélisque, du pataphysicien André Martel, sème des pépites lexicales inédites à chaque vers. M’accorderez-vous ? , de l’écrivain belge Marcel Moreau, fait d’une invitation à la danse un théâtre de mots en tourbillon chorégraphique. Quant au Petit chien sans ficelle (CD 2), texte du chanteur-poète André Schlesser, cofondateur du légendaire cabaret L’écluse (qui accueillit à leurs débuts Brel, Barbara….), il nous conte une sorte de récit initiatique qui frôle l’épopée. Dans tous ces textes la parole est intense, recueillie ou violente, d’une beauté convulsive ou mystérieuse. La présence de Denis Lavant crève un écran imaginaire par sa seule voix. Et la musique de Jean-Jacques Birgé et Lionel Martin tisse une sorte de dramaturgie qui magnifie texte et diction. Une très belle réussite d’art sonore et poétique, à découvrir !
Xavier Prévost dans LDNJ

Un avant-ouïr sur Youtube

DENIS LAVANT / JEAN-JACQUES BIRGÉ / LIONEL MARTIN «Les déments»
Denis Lavant (récitant),
Lionel Martin (saxophone ténor),
Jean-Jacques Birgé (claviers, shahi baaja, percussion, flûte, guimbarde, harmonica)
Bagnolet, 21 novembre 2024
GRRR+Ouch 2040/41 / Inouïe distribution (double CD)
Sur Bandcamp

vendredi 23 mai 2025

L'homme à la caméra par Un Drame Musical Instantané (1983)


Quarante-et-un ans déjà, et cet article du 20 février 2013, mais quatre-vingt-seize pour Dziga Vertov puisque L'homme à la caméra date de 1929. Nous avions choisi son Laboratoire de l'Ouïe comme modèle à nos élucubrations. Plutôt qu'illustrer platement le film nous avions préféré inventer de nouvelles formes, dévorant le livre de Georges Sadoul et, surtout, les écrits du cinéaste. Si la création eut lieu à l'occasion du Festival Musica à Strasbourg le 5 octobre 1983, le grand orchestre d'Un Drame Musical Instantané enregistra notre partition originale le 14 février 1984 au Théâtre À Déjazet à Paris lors de la quatrième représentation. Avec Francis Gorgé et Bernard Vitet, nous partagions la direction de l'orchestre composé de quinze musiciens et musiciennes. L'électronique se mêlait aux vents, aux cordes, aux percussions et à une lutherie originale inventée par la flûtiste Hélène Sage et Bernard. J'avais même écrit des chansons pour lui, pour la contrebassiste Geneviève Cabannes, et pour le violoncelliste Didier Petit dont c'était la première vocale. Le document n'est pas d'une qualité exceptionnelle, mais sa rareté et son antériorité sur nombreuses compositions qui suivirent m'ont semblé justifier sa mise en ligne. J'avais publié une répétition de l'orchestre datant de 1986, mais l'archive présentée ici était passée à la trappe. N'ayant pu filmer le spectacle dont la première partie consistait en la partition seule sans le film suivie du ciné-concert, j'avais à l'époque remonté la musique directement sur la VHS avec le bouton de pause afin de la resynchroniser. La copie 16mm avait été projetée sur le mur du salon ! Le résultat est là, 1h06mn :



Je n'aurais jamais imaginé exhumer cette archive si une étudiante en Master Recherche en Musicologie ne m'avait interrogé sur ses difficultés à synchroniser notre disque avec le film. Je crois comprendre que son travail consiste à comparer les différentes versions que ce chef d'œuvre cinématographique inspira. Un vinyle 33 tours 30 cm ne pouvant contenir toute la partition, nous avions été obligés de couper. Notre mémoire n'avait retenu que l'enregistrement discographique laissant dans l'ombre nombreuses parties.

La composition musicale était signée du Drame, soit Bernard Vitet, Francis Gorgé et moi-même, sauf une petite séquence due à Hélène Sage. L'orchestre était donc composé de Francis Gorgé (direction, guitare électrique, frein), Bernard Vitet (trompettes, trompette à anche, double bombarde, flûte, voix) et moi (direction, synthèse numérique en temps réel, reportages, piano, trompette à anche, flûtes, guimbarde, mélodica, voix), plus Youenn Le Berre (flûtes, flûte électrique, basson, saxophone ténor), Magali Viallefond (hautbois, cor anglais, flûte, tôle à voix, orgue de cristal), Hélène Sage (flûtes, voix, clarinette basse, glissarinette, bouilloire, bazar), Patrice Petitdidier (cor d'harmonie), Philippe Legris (tuba), Jacques Marugg (vibraphone, marimba, percussion), Gérard Siracusa (percussion, marimba), Bruno Barré (violon, violon à pavillon), Nathalie Baudoin (alto), Marie-Noëlle Sabatelli (violoncelle), Didier Petit (violoncelle, voix), Geneviève Cabannes (contrebasse, clavier, voix). Daniel Deshays enregistrait le son, Serge Autogue l'amplifiait.

En 1971, L'homme à la caméra est le premier film qui nous fut montré un matin à la Cinémathèque Française lorsque j'entrai à l'Idhec. Dans la grande salle du Trocadéro quasiment vide mes gargouillis dans le ventre me semblaient briser son mortel silence et m'empêchèrent de jouir du spectacle. C'est probablement de cette expérience douloureuse qu'est née chez moi l'idée d'accompagner les films muets par de la musique jouée en direct, comme nous le fîmes dès 1976 avec plus d'une vingtaine à notre répertoire. Je ne compris que plus tard l'immense influence que le chef d'œuvre de Vertov eut sur moi, tant dans ma musique que sur ma vie.

En 2024 L'homme à la caméra augmenté de La glace à trois faces est sorti en CD sur le label autrichien KlangGalerie.

jeudi 22 mai 2025

Tom Bourgeois, Space Galvachers, Mozes & Kaltenecker sur BMC


Née dans une famille de musiciens, Lili Boulanger était la sœur cadette de Nadia Boulanger. Toutes deux étaient compositrices, mais Lili est décédée à 24 ans en 1918, tandis que Nadia vécut jusqu'à 92 ans, soit jusqu'en 1979. Celle-ci, également pianiste, organiste, cheffe d'orchestre, fut surtout connue pour ses mémorables leçons dont profitèrent quelque 1200 élèves dont Aaron Copland, George Gershwin, Grażyna Bacewicz, Elliott Carter, Michel Legrand, Lalo Schifrin, Astor Piazzolla, Quincy Jones, Dalton Baldwin, Daniel Barenboim et Philip Glass ! Quant à Lili, première femme à obtenir le prix de Rome de composition musicale en 1913, ses œuvres commencent seulement à être jouées. Il est passionnant d'entendre une adaptation de ses pièces pour piano, chorales ou vocales, par un orchestre de jazz contemporain comme celui du saxophoniste belge Tom Bourgeois, parfois à la clarinette basse, qui avait déjà adapté le quatuor de Ravel en 2018. Son quartet composé de compatriotes, Alex Koo au piano, Lennart Heyndels à la contrebasse, Théo Lanau à la batterie, est augmenté sur quelques pièces du violoncelliste français Vincent Courtois et de la chanteuse hongroise Veronika Harcsa qui a écrit des paroles pour l'Hymne au soleil et Attente. La musique offre des espaces d'improvisation, sans ne jamais quitter le lyrisme d'une musique délicate, probablement remède aux souffrances de la compositrice dues à sa maladie décelée depuis l'enfance. Si l'on aime comprendre "comment l'on en est arrivé là", le disque Lili montre la filiation que peu imaginent entre la musique française du début du XXe siècle et le jazz mélodique.

Il faut une grande maîtrise du seaboard pour en jouer comme Zsolt Kaltenecker. J'en sais quelque chose pour en posséder un petit modèle ! Il s'agit d'un clavier 5D plutôt mou, permettant de glisser les doigts horizontalement ou verticalement sur les touches, autorisant ainsi par exemple le vibrato, de filtrer chaque touche en jouant sur sa longueur ou produire des glissandi comme avec les ondes Martenot. Les timbres dépendent ensuite des synthétiseurs et échantillonneurs acceptant le protocole MPE (MIDI Polyphonic Expression). Sans aucun overdub, c'est-à-dire en une seule prise, il accompagne la chanteuse-pianiste Tamara Mozes sur des pièces pop-jazz avec un toucher extrêmement dynamique, ressemblant souvent au slap d'une basse. Les deux Hongrois reprennent Come To Me de Björk et Summertime des Gershwin à côté de compositions originales où le swing à l'européenne est toujours présent. Sub Rosa est un disque aussi agréable que le précédent.

Il y a cinq ans j'avais chroniqué l'album Sounds of Brelok des Space Galvachers. Leurs Folk Songs est mon préféré des trois nouveautés du label BMC. Ils reprennent, évidemment très librement, neuf chansons traditionnelles du Morvan sans les paroles, mais avec les pas de la danse. Comme pour le précédent album, le trio fait si corps qu'on en oublie qu'ils sont trois, leurs notes se mêlant les unes aux autres. Le violoncelle de Clément Petit arrache, le violon de Clément Janinet tournoie et Benjamin Flament frappe ses percussions de métal pour créer des chansons de gestes où la gravité est parfois prise à la légère, où l'air est lourd de sens et où le bourguignon se déguste bien arrosé.

→ Tom Bourgois Quartet feat. Vincent Courtois & Veronika Harcsa, Lili, CD BMC, sortie en juin 2025
→ Mozes & Kaltenecker, Sub Rosa, CD BMC, sortie le 30 mai 2025
→ Space Galvachers (Clément Janinet / Clément Petit / Benjamin Flament), Folk Songs, CD BMC, sortie le 23 mai 2025

mercredi 21 mai 2025

Basil Kirchin, un génie méconnu


Les révélations musicales sont des moments rares d'euphorie contenue, émotions si fortes qu'il faut les digérer et prendre le temps de savoir comment faire avec. La première, en ce qui me concerne, fut l'étincelle qui mit le feu à mes poudres de perlimpinpin lorsque j'entendis par hasard, à Cincinnati en juillet 1968, We're Only In It For The Money des Mothers of Invention. Ce disque décida de mon avenir sans que j'en compris tout de suite l'énormité. J'avais 15 ans et la musique m'apparut une évidence alors que je n'y connaissais absolument rien. Avant la fin de l'année je bricolai des sons sur le petit magnétophone qui me servait à enregistrer les émissions de radio, essentiellement Le Pop Club de José Artur, où passaient de la musique pop, du jazz et de la musique contemporaine. Je me souviens m'être levé un matin à 5 heures, tel un somnambule, avant de partir en classe, et avoir enregistré une de mes premières pièces, pour ondes courtes et pompe à vélo ! Suivraient rapidement Captain Beefheart, Edgard Varèse, Soft Machine, Charles Ives, Sun Ra, Harry Partch, etc. Je passe sur mes propres compositions, qu'elles soient de l'ordre instantané ou du désordre de la composition préalable, qui m'obligèrent à théoriser après avoir pratiqué pour comprendre comment j'en étais arrivé là. Aidé par mes camarades jouant généreusement le rôle de rabatteurs, j'avancerai de découverte en découverte. Il y a une vingtaine d'années Frank Vigroux me fit ainsi connaître Scott Walker et Fausto Romitelli. Dans les crédits du site drame.org je remercie particulièrement Frank Zappa, John Cage, Robert Wyatt, Michel Portal dont les encouragements furent précieux à mes débuts, et évidemment mes deux acolytes d'Un Drame Musical Instantané, Francis Gorgé avec qui j'étais monté sur scène la première fois et avec qui je prépare un prochain disque, et Bernard Vitet dont le compagnonnage quotidien dura près de 35 ans. Depuis toujours je cherche des pères à mon imagination pour légitimer mes drôles d'idées. Comme j'ai fini par construire mon arbre généalogique, arrivé à mon âge je suis plutôt à l'affût de frères dont les créations artistiques me semblent proches de mes préoccupations ou de ma pratique. Au fil des années je collaborai ainsi avec Hélène Sage, Sacha Gattino, Amandine Casadamont ou Lionel Martin.


Récemment je faisais la rencontre du compositeur et pianiste Denman Maroney dont j'ignorais l'existence malgré ses 60 albums, et la semaine dernière je découvris Basil Kirchin en lisant le volume 2 de la bande dessinée d'Arnaud Le Gouëfflec et Nicolas Moog, Underground. Bien qu'il soit né en 1927, vingt-cinq ans avant moi, Basil Kirchinsky, dit Basil Kirchin, jouait comme moi à la même époque sur la vitesse du magnétophone pour faire entrer les sons dans une autre dimension. Avant même l'avènement du cinéma parlant, le cinéaste et lyrosophe Jean Epstein avait déjà inventé le gros plan sonore en ralentissant le son de certains plans. Mais la complicité ne s'arrête pas là. Au fur et à mesure que je dévore l'intégralité de la discographie du compositeur anglais, je reconnais ma chanson de gestes, évidemment très différente, même si les coïncidences sont nombreuses. J'adore le mélange des cris animaliers, souvent ralentis, aux instruments de musique, une sorte d'exotica très cinématographique (States of Mind, 1968 / Charcoal Sketches, 1970) et lorsque le free jazz de Evan Parker, Derek Bailey ou Kenny Wheeler conversent avec le reste de la bande-son ou qu'elle se transforme en chaos dronatique plein de volatiles, je suis estomaqué (Worlds Within Worlds, chef d'œuvre de 1971-1973). Je me sens nettement plus proche de son bestiaire imaginé que des transpositions mélodiques d'Olivier Messiaen. Plus j'en écoute, plus je suis enthousiaste : la musique de film pour orchestre avec la sonothèque De Wolfe Music et John Coleman (Mind on The Run, 1966), le tendre Wildlife en collaboration avec Jack Nathan (1979) probablement encore de la musique de film comme il en composa une quinzaine (tels Primitive London, 1965 - I Start Counting, 1969 - The Abominable Dr. Phibes, 1971) ou pour une sonothèque (tel Abstractions of the Industrial North, 2005), puis trente ans plus tard Quantum - A Journey Through Sound In Two Parts où l'on retrouve son melting pot incroyablement inventif (2003), ainsi que, mais à titre posthume Basil Kirchin étant mort sans le sou en 2005 après un cancer l'ayant beaucoup affecté, Particles (2007), Everyday Madness (2020), ainsi que le best of biographique Basil Kirchin Is My Friend (2017) où s'entrechoquent des voix lynchiennes ou hystériques, des ritournelles charmantes et des petites fanfares sardoniques, des sons électroniques et des bruitages, de la pop anglaise et du jazz le plus libre, de la noise et de l'easy listening. C'est évidemment cet aspect de sa musique qui m'intéresse le plus, un cousinage avec 10 Notes On A Summer's Day A Swan Song de Crass ou Agitation de Ilhan Mimaroğlu.


Terminons cette plongée avec Mind on the Run: The Basil Kirchin Story, documentaire aux abondants témoignages réalisé par Alan Jones & Matt Stephenson permettant de mieux comprendre ce compositeur marginal en avance sur son temps, encensé par Brian Eno comme le père de l'ambient, considéré comme fou par ses contemporains parce qu'il s'imagine dans la quatrième dimension et qu'il est défoncé à la marijuana la plupart du temps. À ses débuts c'est un batteur peu conventionnel dans l'orchestre de son père, fasciné par le rythme en 6/4, puis par la musique indienne après un séjour là-bas, dix ans avant les Beatles. Il imite gauchement des tas de musiques au point d'en faire un style, enregistre les oiseaux ou les voix d'enfants autistes avec son Nagra en en ralentissant la vitesse, renverse le son des cordes, dirige pourtant les sessions d'une main de fer, entièrement dévoué à son art. J'aurais adoré discuter avec ce génial olibrius, mais voilà, ils sont nombreux les morts qui me parlent sans que je puisse leur répondre autrement qu'en faisant du bruit... En tout cas, c'est vraiment merveilleux de faire encore de telles découvertes.