Le cap
Par Jean-Jacques Birgé, mardi 22 août 2006 à 07:56 :: Perso :: #234 :: rss
Nous sommes une dizaine sur la terrasse, autour d'un feu imaginaire qu'entretient Giraï. Sa flamme vacille dans la nuit lorsqu'il raconte "la barrière" dont il se rapproche. Il a encore cinq ans à tenir pour devenir centenaire. C'est le but qu'il s'est fixé. Les filles lui font des tas de compliments, mais s'il nous fait rire il dit jalouser notre jeunesse. Giraï est élégant, charmant, spirituel. Adelaide dit que "c'est un beau mec". Mina lui demandant s'il a été marié, il répond "deux fois", mais ne parle que d'Angèle, la compagne partie avant lui, et chante "la tristesse", et la solitude de la vieillesse. Il choisit souvent une chanson en rapport avec la situation, commentaire en sous-titre, analyse en filigranes de l'instant fugace. Pour être certain de bien se faire comprendre, il insiste sur les mots les plus significatifs. Mais sa mémoire a désormais choisi les stations qui l'ont marquées. Il a totalement oublié d'énormes passages de sa vie pour se concentrer sur toujours les mêmes événements marquants, le génocide arménien et la drôle de guerre suivie de l'exode. Il répète ces histoires comme une mission qu'il s'est assignée, pour instruire cette jeunesse insouciante qui, au mieux, se préoccupe des injustices sociales et politiques contre lesquelles elle s'insurge, mais qui ne la touche plus jamais avec la brutalité de la guerre. Ici, du moins !
Après son départ, Elsa s'émeut de la famille de Françoise, de ses parents qui nous reçoivent merveilleusement malgré leur âge (encore qu'ils ont vingt ans de moins que Giraï, s'amuse-t-il lui-même à faire remarquer !). Une vraie famille ! Dès l'aube, Jean-Claude travaille au jardin, désherbant, épluchant, cuisinant. Rosette nourrit les canards, elle est partout à la fois. Et Giraï fait des allés et venues entre son cabanon, la maison des parents où nous prenons les repas et la maison carrée qui nous abrite. À minuit, si les jeunes (21 à 53 ans !) ne s'écroulaient pas de fatigue les uns après les autres, Tonton aurait bien refait une petite belote, "et puis ça va"...
Le lendemain matin, tandis que "les gamins" dorment encore, les vieux sont déjà tous debout.
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