70 Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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lundi 5 février 2024

Quatre films d'un autre monde


La World Cinema Foundation a été "créée dans le but d’aider les pays en développement à préserver leurs trésors cinématographiques, (...) consolider et soutenir le travail des archives internationales, en offrant une aide aux pays qui ne possèdent pas les infrastructures techniques ni les ressources d’archivage nécessaires pour faire ce travail eux-mêmes." Elle publia chez Carlotta quatre films du patrimoine mondial sous l'égide de Martin Scorsese, mais depuis cet article du 10 avril 2012 ils ne figurent plus à son catalogue.

Transes (El Hal) (1981) du Marocain Ahmed El Maanouni est un documentaire exceptionnel sur Nass El Ghiwane, un groupe de musiciens marocains formé dans les années 70, dont les concerts mettent les foules en transe. Ahurissant. Nous les suivons sur scène et dans leur vie quotidienne, entrecoupés de documents d'époque retraçant l'histoire récente de la décolonisation. S'accompagnant aux gumbri, bendir, darboukas et un banjo sans frettes, les quatre compères chantent la résistance et leur attachement à leurs racines retrouvées, berbères et gnaouas, de la poésie du Melhoun et du théâtre dont ils se réclament. Le film est passionnant, les personnages attachants, la musique hypnotique.

Les Révoltés d’Alvarado (Redes) (1936), premier film de Fred Zinneman, cosigné avec Emilio Gómez Muriel, préfigure le néo-réalisme italien tout en assumant sa filiation avec Robert Flaherty. Pour ce nouveau chant de résistance, cette fois des pêcheurs mexicains en lutte pour leurs salaires, tous les acteurs sauf un sont des amateurs, souvent jouant leur propre rôle. Les images admirables de Paul Strand et la musique de Silvestre Revueltas participent à cet envoûtement où le documentaire flirte encore plus explicitement avec la fiction.

En regardant l'étonnant Le Voyage de la hyène (Touki-Bouki) (1973) du Sénégalais Djibril Diop Mambety (frère aîné de Wasis Diop), j'en viens à penser que Scorsese est un agitateur révolutionnaire lorsqu'il soutient les autres cinéastes alors que depuis vingt ans il se laisse formater par le clacissisme du cinéma dominant lorsqu'il dirige lui-même ! Par son montage inventif, sa bande-son contrapuntique, sa poésie brutale et son humour provocateur, le cinéaste filme le rêve de deux jeunes nomades décidés à partir en France coûte que coûte. Anta, jeune fille des quartiers pauvres de Dakar, et Mory, gardien de troupeau, préfigurent les milliers d'émigrés qui s'échouent sur les plages du sud de l'Europe ou se noient avant de les atteindre.

La Flûte de roseau (Mest) (1989) du Kazakh Ermek Shinarbaev évoque la tragédie de la diaspora coréenne en images somptueuses mais prévisibles, accompagnées d'une ensorcelante partition du compositeur Vladislav Shute ; je reste hélas peu sensible au cinéma contemplatif et sentencieux. De plus, les histoires de vengeance m'ennuient. Cette œuvre pourra néanmoins combler les amateurs de Tarkovski et de fables asiatiques. Là aussi, le quotidien croise la poésie. Comme pour les autres films le bonus éclaire le film intelligemment, ici un entretien avec le réalisateur [...].

mercredi 17 janvier 2024

Jean Morières, dix ans déjà


Jeudi 18 janvier à 20H30 au JAM, 100 rue Ferdinand de Lesseps à Montpellier, nous serons une vingtaine de musiciens et musiciennes à rendre hommage à notre camarade Jean Morières qui nous a quittés il y a dix ans. Pour ces Suites, se produiront Philippe Allain-Dupré (flûte traversière), Agnès Binet (accordéon), René Bosc (guitare, vidéo), François Cotinaud (clarinette, chant), François-Xavier Debray (basse), Pierre Diaz (saxophone soprano), Jérôme Dru (guitare), Denis Fournier (batterie, percussions), Olivier-Roman Garcia (guitare), Pascale Labbé (chant), Jerôme Lefèbvre (guitare), Gabriel Leonetti (trombone), Christophe Lombard (guitare), Jean-Baptiste Lombard (kamaycha), Michel Marre (trompette), Antoine Morières (batterie), Mathéo Morières (chant), Mathilde Morières (chant). Je m'accompagnerai au Terra pour un texte que j'avais demandé à Jean pour le Journal des Allumés. La question portait sur les occasions manquées. Je reproduis ici sa réponse ainsi que quelques articles publiés dans cette colonne.

À l’impossible, nul n’est tenu (17 avril 2018)

Il y a l'occasion manquée : le train en retard, l'accident, le rendez-vous raté. Derrière se profile le « si j'avais..., ma vie en eut peut-être été changée », avec tous les points d'interrogation qui l'accompagnent. Au fond, chaque jour est fait majoritairement de situations, de personnes, de livres, de lieux que l'on ne connaîtra jamais. Mais il y a aussi, plus énigmatique, plus douloureux : "l'occasion à manquer", par exemple les coups classiques du speaker aphone, de la grippe de rentrée des classes, la panne d'essence, le bouton disgracieux à un rendez-vous galant ; ou encore la star qui se prend les pieds dans le tapis, Poulidor, et pourquoi pas Lionel Jospin ou même Janis Joplin, Jimi Hendrix (quoique ces derniers, comme on dit, ne se soient pas ratés)… Il y a soudain comme une sorte de goulet d'étranglement, un enjeu incontournable ou décisif. Soudain, quelque chose en nous refuse la situation : notre vilain canard d'inconscient rechigne devant l'obstacle. Refus de la valeur, peur de l'échec ? Certes, mais le plus troublant est cette sensation étrange d'aimer échouer, comme si, en nous, un vilain diablotin cherchait à nous dicter la phrase à ne pas dire, le geste fatal, entraînant une sensation schizoïde fort désagréable. D'autant plus que, lorsqu’on en a pris conscience, vient ensuite la peur d'aimer échouer (ça se complique). Ce curieux phénomène cause de sérieux dommages à notre idée du libre-arbitre et remplit les cabinets (et les poches) des psychanalystes. Les optimistes peuvent se dire après coup : « j'ai échoué, mais au fond, je n'avais pas vraiment envie de réussir », reconnaissons hélas qu'en général, on ne désirait pas pour autant échouer, même si on y a réussi. Pour ma part, je me souviens d'une année pubertaire cauchemardesque au lycée qui s'est soldée par un redoublement de ma classe de quatrième. J'ai vécu lors de l'annonce de cet échec scolaire un soulagement, une volupté totale et inattendue. Plus que le redoublement lui-même, c'est ce sentiment qui à l'époque me bouleversa le plus et m’obligea ensuite à me poser quelques questions. L'idéal, c'est tout de même lorsque l'on peut dire, comme dans Les liaisons dangereuses, « ce n'est pas ma faute », cela demande beaucoup d'énergie pour s'en persuader, mais on y arrive. Par exemple, si je veux réussir à rater ce texte sur les occasions manquées, c'est très difficile. Si le texte est raté, c'est un succès, s'il est bon, c'est raté, donc encore réussi, je suis donc dans une totale impossibilité d'échouer. Au fait, l'ai-je bien descendu ?

Jean Morières s'est envolé (24 janvier 2014)


La terrible nouvelle nous assaille, rappelant la fragilité de nos existences. Il suffit qu'un fil casse pour que notre toile se replie à jamais sur nous-même comme un linceul qui nous colle à la peau, barque de fortune flottant sur le Styx, bulle de savon s'évaporant dans les nuages ou poignée de terre rejoignant le magma. Quelque soit le chemin chacun y trouve son élément. Il suffit d'un quart de seconde pour refaire le trajet à l'envers et le papillon redevient cocon. Certains départs sont trop précipités. Jean Morières n'aurait rien vu venir. Il savait respirer le bon air de la campagne, pratiquait la méditation avec la même discipline qu'il travaillait sa flûte zavrila, il aimait rire et chanter. Mardi après-midi le coup l'a frappé en haut d'une petite colline comme il se promenait dans la garrigue. Tout s'est arrêté sans prévenir. À Pascale, à Mathilde, Antoine et Fani, il laisse une foule d'images, de sons, de paroles, de gestes, de sentiments où son esprit critique se vêt d'humour et de tendresse. Mais ce soir, plutôt qu'à sa flûte apaisée et rêvée je choisis de le réentendre endosser l'enveloppe de son double mordant, le caustique Eddy Bitoire, pseudonyme non dupe de ce que nous réserve l'avenir. À plus tard.

Hommage à Jean Morières 1951-2014 (22 janvier 2015)


[...] Rien ne laissait prévoir cette disparition prématurée qui nous priverait de son humour, de ses pensées, de son amitié et de sa musique si nous n'y prenions pas garde. Un an plus tard sa famille et ses amis [avaient] décidé de lui rendre hommage en organisant un concert impromptu. [S'étaient succédés] le pianiste Florestan Boutin, le flûtiste Bruno Meillier, un trio formé de l'accordéoniste Agnès Binet, du saxophoniste François Cotinaud et du guitariste Jérôme Lefebvre, le guitariste Olivier Benoit, le clarinettiste Sylvain Kassap, et ma pomme. Ses témoignages en direct [étaient] entrecoupés de films de Mathilde Morières (Autour de la zavrila, Un bon snob nu, Le cirque de chambre, Modus Operandi, La vie à Montignargues, Musique et vie, Eddy Bitoire). Sa compagne Pascale Labbé, ainsi que Fani et Antoine [étaient] évidemment là également.


- Esprit es-tu là ?, le dernier album de Jean Morières en duo avec Florestan Boutin est un modèle de délicatesse. Japonaiserie à la manière de Van Gogh, c'est un pont sous la pluie, un arbre en fleurs, une miniature d'ukiyo-e gravée sur le bois de la table d'harmonie et autour du cylindre de buis. Le piano préparé accompagne la flûte zavrila que Jean avait inventée à sa mesure et qu'il faudrait bien qu'un musicien adopte pour qu'elle continue à vibrer. Que son esprit se manifeste dans le bois. Enregistré le 5 juin 2012 au Conservatoire de Montreuil, le disque qui tourne sur la table ne porte pas d'étiquette. Sans label, il n'est qu'une émanation. Impalpable, la musique est devenue celle des sphères.

Les chansons nâvrantes d'Eddy Bitoire (27 avril 2012)


Les chansons décalées ont toujours été une tradition. Au siècle dernier, Georgius, Fredo Minablo et sa Pizza Musicale (un des nombreux pseudonymes de Boris Vian), Bobby Lapointe, Édouard, Pierre Perret, Licence IV, Les inconnus, et combien de chansonniers, ont remonté le moral à plus d'un désespéré. Même Jacques Dutronc, alors directeur artistique, se lança accidentellement dans la chanson pour rigoler. Chez eux il existe une distance que ne véhiculent pas les comiques avérés comme Fernandel ou Bourvil, encore que la frontière soit mince. Le second degré existe-t-il ou est-ce une manière coupable d'assumer ses amours inavouables ?



Nous avons peu d'informations sur la carrière d'Eddy Bitoire. Certains aficionados du jazz prétendent avoir reconnu un souffleur inventif dont la musique échappe aux canons à la mode. Raison de plus pour Eddy, tenté par l'exercice et convoquant toute la famille des potes pour réaliser ses chansons nâvrantes (l'accent circonflexe est paraît-il une piste pour l'identifier). Quitte ou double ? Sur SoundCloud, on pourra également écouter Bingo, Méfie-toi, P le 1, Courbez-vous, Un alien, Ce que j'aime chez toi, J'bute sur Nietzsche, Benoit, I Speck The Prues, Une maladie rare, Qui donc ?, Une tomate, Dis au revoir, Les gâteaux secs...


Clips réalisés respectivement par Cyril Laucournet et Jenifer Titi.

Le fantôme de John (18 décembre 2015)


Mathilde Morières a mis en ligne une première mouture du film sur son père, le musicien Jean Morières, compositeur, improvisateur et inventeur de la flûte zavrila, disparu brusquement en janvier 2014. Elle a découpé ce très bel hommage en trois parties : Épreuve #1-Rien n'est vraiment perdu, Épreuve #2-Depuis que je voyage en musique..., Épreuve #3-La mort tout le monde s'en fout, le vide qu'elle laisse, ça... Il commence avec le concert auquel neuf d'entre de ses amis participèrent un an plus tard avec le pianiste Florestan Boutin. Dans les parties suivantes Mathilde s'inspirera de la musique jouée ce jour-là pour s'enfoncer dans les archives qu'elle a filmées les années précédentes lorsque Jean était là. Le fantôme de John joue des strates du temps qui communiquent par des portes que l'on peut croire imaginaires, quatrième dimension où la musique prend la clef des chants. Cette première partie respire le silence : un solo de Jean à la flûte zavrila, l'enregistrement à Radio France d'Un bon snob nu avec sa compagne chanteuse Pascale Labbé qui rejoint ensuite le clarinettiste Sylvain Kassap avant que ne résonne la harpe de porte que j'ai accrochée sur celle des toilettes...


Agnès Binet et Jean à la zavrila entament la seconde partie, mais il est ensuite remplacé par le saxophoniste François Cotinaud à la clarinette, le guitariste Jérôme Lefèbvre et la même accordéoniste tandis que nous partons en ballade, tant dans le montage qui s'accélère que dans les paysages géographiques et musicaux qui se succèdent. La fantaisie de Jean se révèle alors autant que ses préoccupations philosophiques et poétiques. Mathilde nous interroge tous les deux à Bagnolet sur l'époque de notre adolescence, avec Scotch entre nous deux qui se laisse caresser voluptueusement. Antoine et Fani, frère et sœur de Mathilde, se joignent à la délicate sarabande...


Jean accorde ma harpe de porte avant que nous répondions à Mathilde sur la créativité et la liberté. Jean aimait inventer des aphorismes et déconner sérieusement. À mon tour j'adapte l'une de nos interminables discussions pour clavier sampleur. La mort rôde sans que nous y prenions garde. Les bestioles le sentent. Eddy Bitoire, le double moqueur de Jean, ne fait que de brèves apparitions, pas assez à mon goût, tant ses provocations caricaturales étaient spirituelles et drôles. En clôture du concert au Conservatoire de Clichy-la-Garenne nous soutenons tous ensemble Pascale qui craque de la cruelle absence de Jean. Mais Mathilde le fait revivre par ses images et par la musique, une lande éternelle où nous allons de temps en temps voir là-bas si nous y sommes ou comment nous y serions, accostant alternativement aux rives du deuil et des naissances.

Eddy Bitoire, poète du quotidien (11 janvier 2022)


Samedi le facteur dépose dans ma boîte aux lettres un Colissimo très attendu, mais je ne sais pas exactement ce qu'il y a dedans. Le cachet de la poste indique que le paquet a été envoyé de Saint-Geniès-de-Malgoirès dans le Gard. De son vivant, j'exhortais Eddy Bitoire à sortir ses chansons nâvrantes dont j'adorais l'humour franchouillard qui me rappelle Boris Vian, Henri Salvador ou les frères Lefdup. Bitoire c'est la face Hyde du Docteur Jekill, parce qu'on peut être franchement surpris par autant de déconnade lorsqu'on connaît la sobriété de ses disques de flûte solo et le sérieux de son esprit critique sur le monde et l'autre monde. Si les paroles sont parfois scatologiques, souvent grinçantes, les pastiches musicaux sont réalisés avec le plus grand soin sans négliger une bonne dose de salutaire foutage de gueule. Après la disparition brutale de Bitoire, sa famille aura mis sept ans pour publier ce fabuleux coffret, indispensable cadeau à se faire ou à offrir à celles et ceux qu'on aime, histoire de leur rappeler que la vie est courte et qu'il faut surtout la traverser joyeusement sans emmerder les autres. J'utilise un terme galvaudé par un président de la république, le pire que le système nous aura imposé (jusqu'ici) et à qui Bitoire, s'il l'avait connu, n'aurait pas manqué de tailler un short riquiqui à sa mesure. Mais qu'y a-t-il donc dans ce coffret en carton gauffré ?


Je sors d'abord la bouteille de bière de la brasserie du Lez avec la magnifique étiquette où Bitoire pose avec son micro, le mieux placé pour exprimer ce qu'il pense de ce qu'est devenue notre société qui part à vau-l'eau. Dans un filet à provision vert pomme sont glissés un superbe livre illustré et deux CD, soit les deux volumes des "meilleurs succès écrits, composés et interprétés par le poète du quotidien", pas moins de 28 chansons dont on retrouve les paroles dans l'épais ouvrage illustré remarquablement mis en page. Chacune est accompagnée des circonstances de sa création ou d'un passage de la vie aventureuse du héros ainsi que de conseils avisés, culinaires ou de bricolage. Si je connaissais la plupart de celles du premier CD, je découvre les plus récentes, souvent plus dures et plus amères. Comme le secret sera vite éventé, oserai-je suggérer d'en profiter pour écouter les œuvres "sérieuses" de Jean Morières, le musicien qui se cache derrière le pseudo canulardesque, saxophoniste de jazz passé à la flûte zavrila, un instrument chromatique de son invention. Notre ami nous manque cruellement, tant pour les discussions prises de tête où nous refaisions le monde que pour les parties de franche rigolade où nous profitions à fond de la vie. Ce coffret rend génialement hommage au camarade qui nous a quittés prématurément en haut d'une petite colline de sa garrigue. Ils sont quatre à s'être investis dans ce projet posthume : tout le monde chante et joue de plein d'instruments, Jérôme Dru qui a aussi réalisé le livre, texte et graphisme, Antoine Morières, le fiston, qui a compilé, mixé et masterisé les deux disques, Pascale Labbé, la compagne de Jean. En coulisses leurs deux filles, Mathilde et Fani. Il y a dix ans j'avais affiché deux clips d'Eddy Bitoire qui annonçaient la suite. La voici et ça fait du bien par où que ça passe, mais attention, c'est cru !

→ Eddy Bitoire, le poète du quotidien , coffret 40€ envoi compris avec la bière, le filet à provision, le livre et les 2 CD, ed. Franchemencq, par Paypal (pascale.labbe1@free.fr) ou par chèque à l'ordre de Pascale Labbé, 2 rue de l'Église, 30190 Montignargues

jeudi 21 janvier 2021

Quand Morricone et Nicolai construisaient l'imaginaire


J'écoute plein de trucs super en ce moment. Que faire d'autre le soir lorsqu'on est seul, cloîtré par la faute des nuisibles qui nous gouvernent à part lire ou regarder des films ? Inutile de rappeler les albums que j'ai récemment chroniqués dans cette colonne. Par exemple, à l'instant vous pourriez entendre Dimensioni Sonore: musiche par l'immagine sonore et l'immaginazione, coffret de 10 CD de Ennio Morricone & Bruno Nicolai de 1972, réédité en 2020 (tirage limité à 200 ex.). Cinq chacun. Si l'autre coffret de 10 CD, tout aussi rare, The Ennio Morricone Chronicles (tiré en 2000 à 500 ex. avec, entre autres, plus d'une centaine d'arrangements de chansons populaires), m'avait épaté, ses pièces contemporaines ne m'avaient pas convaincu. Je dois aujourd'hui réviser ma position. Ces pièces orchestrales conçues ici comme un catalogue de musique illustrative sont inventives, surprenantes, sans que l'on ressente pourtant le besoin d'images. Le compositeur romain a bouleversé l'histoire de la musique de film, mais il a aussi validé l'intégration d'instruments populaires comme la guitare électrique, l'harmonica ou la guimbarde à l'orchestre symphonique.


Excellente idée de l'avoir associé à son ami très cher, Bruno Nicolai, autre spécialiste des western spaghetti et des giallo. Leurs compositions à tous deux sont épatantes, musique évocatrice débordant d'imagination sans que l'invention n'empêche la théâtralité, orchestrations vivantes rappelant parfois l'improvisation ou anticipant les répétitions de l'électro.
Je me souviens de l'émotion de ma fille qui chantait Micaela dans l'adaptation de Carmen par l'Orchestra di piazza Vittorio au Teatro Olimpico di Roma lorsqu'elle apprit que Morricone était assis avec sa femme au troisième rang ! C'est probablement l'un de ses souvenirs les plus renversants, avec l'enthousiasme de Robert Wyatt pour sa reprise de Alifib. Il est dommage qu'il n'y ait aucune trace publique de cette version musique du monde de l'opéra de Bizet, l'arrangement de Leandro Piccioni, pianiste soliste de Morricone, et Mario Tronco prenant des libertés forcément séduisantes pour le maître !...


Mon euphorie ne se tarit pas en découvrant les dix CD des deux amis romains qui ont souvent collaboré. Nicolai est mort à 65 ans en 1991, Morricone l'a rejoint il y a six mois à 91 ans. Qui pourrait prendre la relève si ce n'est les jeunes musiciens qui font fi des étiquettes et construisent sans cesse des nouveaux mondes ? À condition que la gestion de la crise ne les assassine pas corps et biens.
Auparavant j'avais profité d'une ribambelle d'excellents albums parus récemment. On en parle bientôt...

mardi 12 janvier 2021

Joce Mienniel rêve la pop


The Dreamer n'est pas un disque de flûtiste, mais celui d'un compositeur qui rêve de pop. Par pop, entendre que le rock est une musique plus populaire que le jazz ou la musique improvisée. Il n'empêche que la flûte de Joce Mienniel tinte le son de son nouveau groupe d'une couleur céleste qui s'intègre merveilleusement au métal de ses influences pinkfloydiennes seconde manière. La première était plus psychédélique, mais là il y a le muscle de ce qui fit le succès du groupe anglais dont Joce reprend d'ailleurs le tube Money. Et puis il chante, il chante feutré, mais il chante, en anglais, des mots de tristesse. Ils s'évaporeront lorsqu'une femme lui prendra la main dans une inattendue mise à nu ; les photographies de Cédric Roulliat laissent pantois, entre Orphée, fidèle insouciant, et la trivialité d'Œdipe. Planante et affirmée, la musique s'envole en volutes répétitives jusqu'à la reprise du thème de Michel Nyman pour le film Meurtres dans un jardin anglais. Pas de crime ici, mais un hommage assumé à la puissance électrique de la pop. En ajoutant son synthétiseur Korg MS20 (comme on peut aussi l'entendre sur notre collaboration Game Bling avec Eve Risser et mon récent album Pique-nique au labo), en s'associant au claviériste Vincent Lafont (qu'il a longtemps cotoyé au sein de l'ONJ période Yvinec), au guitariste Maxime Delpierre et au batteur Sébastien Brun (tous deux entendus, entre autres, avec Jeanne Added), Joce Mienniel produit ce son de groupe qui fait la particularité du rock face aux discours solistes des jazzmen. En 2012 ses Paris Short Stories lui permettaient de s'approprier les standards de notre époque avec une originalité de timbres inédite. En 2016 sur Tilt, déjà avec Lafont et Brun, il continuait à jongler avec le rock et les trouvailles à la Morricone. Il est logique que, quatre nouvelles années plus tard, son style s'affirme encore une fois, un truc addictif, suffisamment riche pour tourner en boucle sur la platine.
Comme Sylvaine Hélary, Joce Mienniel dresse un pont entre ce qui est assimilé au jazz et la pop. Sur d'autres projets, comme pour Naïssam Jalal, les musiques extra-européennes lui rappellent les origines ancestrales de son instrument. Comme leurs homologues qui ont choisi les bois (clarinettes, basson), les cordes (violons, violoncelles) ou la percussion, ces virtuoses de la flûte précisent une caractéristique hexagonale qui se démarque des Anglo-saxons plus branchés par les saxophones, les guitares électriques ou la batterie. Mais quel que soit l'instrument, les nouvelles générations de musiciens français affirment de plus en plus un courant novateur et inventif, indéfinissable parce qu'ils réfléchissent la variété et la richesse de nos paysages continentaux, un œcuménisme qu'il s'agit de défendre contre les coups de butoir d'une industrie multinationale phagocytée par les États Unis. Aucun nationalisme évidemment dans mon propos, mais le désir de marier ses propres racines aux grands mouvements planétaires. La musique classique et la pop anglaise sont facilement décelables chez ce rêveur, travailleur acharné qui nous fait partager ses trépidants fantasmes oniriques.

→ Joce Mienniel, The Dreamer, CD Drugstore Malone, dist. L'autre distribution, sortie le 5 février 2021

jeudi 22 janvier 2015

Hommage à Jean Morières (1951-2014), samedi 15h


Parti se promener avec sa compagne Pascale Labbé dans la garrigue, Jean Morières s'écroula subitement en haut d'une petite colline. Rien ne laissait prévoir cette disparition prématurée qui nous priverait de son humour, de ses pensées, de son amitié et de sa musique si nous n'y prenions pas garde. Un an plus tard sa famille et ses amis ont décidé de lui rendre hommage en organisant un concert impromptu. Ce samedi de 15h à 18h au Conservatoire Léo Delibes de Clichy se succéderont le pianiste Florestan Boutin, le flûtiste Bruno Meillier, un trio formé de l'accordéoniste Agnès Binet, du saxophoniste François Cotinaud et du guitariste Jérôme Lefebvre, le guitariste Olivier Benoit, le clarinettiste Sylvain Kassap, et ma pomme. Ses témoignages en direct seront entrecoupés de films de Mathilde Morières (Autour de la zavrila, Un bon snob nu, Le cirque de chambre, Modus Operandi, La vie à Montignargues, Musique et vie, Eddy Bitoire). Pascale, Fanni et Antoine seront évidemment là également.


- Esprit es-tu là ?, le dernier album de Jean Morières en duo avec Florestan Boutin est un modèle de délicatesse. Japonaiserie à la manière de Van Gogh, c'est un pont sous la pluie, un arbre en fleurs, une miniature d'ukiyo-e gravée sur le bois de la table d'harmonie et autour du cylindre de buis. Le piano préparé accompagne la flûte zavrila que Jean avait inventée à sa mesure et qu'il faudrait bien qu'un musicien adopte pour qu'elle continue à vibrer. Que son esprit se manifeste dans le bois. Enregistré le 5 juin 2012 au Conservatoire de Montreuil, le disque qui tourne sur la table ne porte pas d'étiquette. Sans label, il n'est qu'une émanation. Impalpable, la musique est devenue celle des sphères.

Conservatoire Léo Delibes, 59 rue Marthe, 92110 Clichy (entrée libre) - Réservations : hommage.jm@gmail.com