
Entretien fleuve que nous avons réalisé avec Raymond Vurluz fin 2004 pour le Cours du Temps du n°11 du
Journal des Allumés du Jazz. Le Blog des Allumés ayant disparu de la Toile, j'ai pensé qu'il était intéressant de le republier.
Femme en colère, musicienne nomade, contrebassiste improvisatrice,
soliste contemporaine, Joëlle Léandre est un modèle incopiable. Sa
tchatche méridionale, ponctuée d’onomatopées et d’imitations, se prête
d’ailleurs mieux au solo qu’à la forme de l’entretien. D’autre part,
seules les années de formation épousent ici la chronologie adoptée
habituellement au Cours du Temps, tandis que les portraits-souvenirs
dessinent une activité professionnelle intense et une soif de rencontres
intarissable.
Propos recueillis par Jean-Jacques Birgé et Raymond Vurluz.
Transcription JJB.
Mon histoire de la musique commence à 8 ans et demi avec un pipeau en plastique. Je mémorisais vite une mélodie,
pi papa papa tactac poum, mémoire, et je suis rentrer voir les parents, un milieu tout à fait simple, prolo :
« Quoi ? La musique ! Qu’est-ce tu me dis ? C’est pas pour nous ! »
C’est très commun dans une famille, pas pauvre, mais il n’y avait
vraiment pas beaucoup de sous… La musique, les études, ça représente
beaucoup de choses. Il n’empêche que, fiers comme beaucoup d’ouvriers,
ils nous ont mis, mon frère et moi, au Conservatoire d’Aix. Dans les
couloirs de solfège, où tu t’emmerdes, il faut bien le dire, j’ai
entendu un pianiste, ou une pianiste, derrière une porte. Murmuré :
c’était, je ne sais pas quoi, une sonate, hop, Mozart ou un Chopin
plutôt…
« Maman, Papa, je voudrais faire du piano. – Quoi ! Du piano ! »
J’ai commencé la musique sur la table en formica de la cuisine avec un
clavier en papier, notes noires et blanches, c’était déjà très Cagien
(Joëlle pianote sur la table devant elle :
« ré mi fa do ré… »).
Donc j’ai commencé par le piano, et c’est l’accordeur qui a dit qu’il y
avait une classe de contrebasse qui s’ouvrait à Aix-en-Provence,
« alors pourquoi pas votre fils, puisque vous avez mis votre fille au piano ? »
Il y avait un pédagogue, Pierre Delescluse, je joue d’ailleurs toujours
sa basse qu’il m’a léguée quand il est mort, un fou furieux, un
dérangeur, un anar, cheveux mi-longs, un gêneur, un passionné de son
instrument. J’ai fait de la contrebasse vers 10 ans, et pendant sept ans
je jouais aussi du piano. On s’accompagnait avec mon frère qui a deux
ans de moins que moi. Je suis la deuxième de trois enfants, je suis
sandwich. Il se mettait au piano, moi à la basse, vice-versa. Évidemment
c’était du classique. À cet âge-là tu n’écoutes pas Mingus, Jimmy
Blanton ou Ray Brown. Tu singes le professeur. J’ai fini mes études de
bassiste à 16 ans au Conservatoire d’Aix. Comme il y a des centaines de
concertistes, d’accompagnateurs, Delescluse m’a conseillé d’abandonner
le piano, de voyager, rencontrer des copains, découvrir ce que c’est
qu’une masse orchestrale, des grandes œuvres, le métier. Il n’avait pas
tort. J’ai présenté Paris à 17 ans et demi, c’est tôt pour une jeune
fille, avec ma basse et ma valise, et depuis je suis là. Au
Conservatoire, il y avait deux places, je devais faire six ou sept
heures de basse par jour. J’y suis restée trois ans. Au milieu de ça
j’ai sûrement écouté de la pop, je me souviens aussi des disques de mon
père, Glenn Miller, Puccini et Tino Rossi…
Contre(basse)
Cet instrument m’a toujours dominée, la contrebasse m’a fait fouiller et
chercher, son positionnement, son rôle, ses codes, son écriture, son
répertoire, pourquoi les basses sont en bas sur une feuille de musique,
qui a décrété ça ? Pourquoi les basses ne seraient pas au milieu de
la partoche ? C’est très défini, avec, autour, contre(
basse),
ou sans, c’est un rapport au grave, ce poids, cet objet, ce corps,
cette boîte à malice, cette boîte à sons, ce bazar aux grosses fesses et
au cou long, t’as deux petites clefs d’f qui sortent, il faut y croire
et mettre tout là-dedans… Très vite au Conservatoire, je suis allée vers
le répertoire contemporain. Je remplaçais un collègue, j’avais un vélo
Solex,
rrrrrr, je filais l’archet à l’épaule, on aurait dit un
pêcheur, aller gagner 100 balles pour trois répétitions chez Colonne ou
Lamoureux, sur des basses pourries, crevées, pleines de colophane, avec
des piques mortiers, des pieds de bahut. Si tu faisais 1m50 ou 1m82,
c’était pareil, tu étais courbée au-dessus de la basse, ou bien tu
tirais le bras gauche à te péter le muscle. C’est un instrument bâtard
qui ne s’est pas fixé dans les dimensions, contrairement au violoncelle,
à l’alto ou au violon. Ce qui fait que tous les bassistes ont quelque
part une grande gueule, ou ils sont leaders. Chez Pasdeloup, à
l’Orchestre National où je remplaçais, les bassistes s’occupaient du
syndicat ; quand il y avait un pet de travers ou un projo trop
chaud,
Pah ! t’avais l’archet qui se levait du fin fond de
l’orchestre, tu étais sûr que c’était le bassiste ! C’était comme
ça dans la classe d’orchestre de Manuel Rosenthal, mais aussi à
l’Orchestre de Paris ou au National. En faisant un peu d’harmonie j’ai
eu la curiosité du positionnement de la basse. Il y a quatre
contrebasses du côté des cordes, deux du côté des vents, deux du côté
des cuivres et une ou deux du côté des percussions. Quand tu remplaces
un bassiste (j’ai toujours été free-lance, je n’ai jamais passé de
concours ou d’examen), tu es tantôt avec les cordes,
lalala tiens je joue comme un violoncelle !,
tantôt avec le percu quand tu fais poum comme la timbale, avec les
cuivres tu es à l’unisson du trombone ou du tuba, même dans l’écriture…
Par manque de répertoire autour de la contrebasse, je suis allée vers la musique contemporaine
Ça m’a enrichi, ouvert des fenêtres sonores, mais comme je suis une
polémiste, une gueule ouverte (le musicien doit se taire, joue et
tais-toi ; sur le compositeur et l’interprète il y en a des choses à
dire…), je me suis dit que je n’allais pas rester là toute ma vie.
J’avais à peine vingt ans. Par manque de répertoire autour de la
contrebasse, je suis allée vers la musique contemporaine. Je me souviens
de Boris de Vinogradov, me glissant dans le creux de l’oreille, on
aurait dit le KGB, il était russe d’ailleurs :
« Joëlle,
il y a un ensemble qui va se créer et pas d’argent, il y a dedans
Tristan Murail, Gérard Grisey, Michaël Lévinas, il y aura cinq concerts
dans l’année au Studio 103 de la Maison de la Radio… » J’ai de
suite adhéré à l’Ensemble de l’Itinéraire, on faisait dix répétitions,
on gagnait 100 balles, il y avait Amy Flamer, Artaud à la flûte… J’ai
été aussi la première bassiste de 2E2M dirigé par Paul Méfano, et puis,
plus tard, deux ans free-lance à l’Intercontemporain. C’est par amour,
curiosité, ou boulimie du répertoire, ça continue d’ailleurs. Tu fais
hiiiin deux
f, tu ne liras jamais
fffff dans Mozart ou Beethoven (mais Xenakis oui, ou Stockhausen), puis d’un coup pianissimo subito,
aaaaah puis
hhh ; tu apprends des gestiques, des relations, t’es dans l’aigu, tu écrases
ff, et hop sur le fa en bas première corde trémolo
ppppp.
J’ai de suite adhéré à la musique de mon époque. Il y a eu explosion
dans les langages, partout des laboratoires, on fouillait, cherchait sur
nos instruments. Cage, Duchamp, les
ready made, les chiottes à l’envers dans le musée, et en même temps j’allais écouter JF et Jeanneau au Riverbop.
Tiens, il est bizarre le bassiste, il joue avec les doigts, lui !
Tu crois que les classiques, ils me l’auraient dit. De ce moment-là, fin
des années 70, il y a eu un chaos, heureux pour moi… Dès que je voyais
une pochette de disque avec un bassiste, j’achetais Paul Chambers, tout
Mingus, la méthode bleue de Ray Brown, Slam Stewart qui chante et joue
arco… Quel mic-mac au Conservatoire, quand tu n’as pas fini tes études
et que le professeur te trouve fatiguée avec des cernes, parce qu’il ne
sait pas que la veille tu étais allée écouter JF et Romano !
J’ai beaucoup été interprète des autres. Quand on est arrivés à un tel
niveau d’études, on est d’immenses lecteurs. On te demande un tango, tu
joues un tango, même si tu n’es pas la reine du tango. Tu vas
vite ! J’ai joué tout, mais j’ai compris seule.
Aux USA, presque tous les bassistes vont un jour être leaders de leur
groupe, ou faire parler d’eux, Charlie Mingus, Charlie Haden, Scott La
Faro, et tous les blacks… J’ai 53 ans, je ne suis pas au bout, mais la
basse, si tu as l’arrogance de vouloir jouer ta propre musique avec cet
instrument maudit qui nous harcèle, ça forme un caractère. Je parle du
jazz parce que ça vient de là-bas, comme cette trilogie
compositeur-improvisateur-interprète, tu les mets dans l’ordre que tu
veux dont je me fous, on avait ça chez nous mais je ne sais pas pourquoi
ni qui a mis le compositeur dieu tout puissant, comme ça tu regardes,
oh
« l’œuvre de… ». On l’a mis là-haut tout en haut, tu as l’autre
dessous, le serf… Les bassistes aussi, nous sommes un peu les prolos. La
société est bâtie comme ça… À la fin de mes études au Conservatoire de
Paris, tout le monde s’arrêtait au Café de l’Europe rue de Madrid, sauf
les pianistes, les violonistes, qui disaient avoir plus d’heures à
jouer, et les chanteurs, des races à part ! Tout ça m’a posé des
questions, et m’a fait partir. Très jeune, j’ai été proche des poètes,
de la poésie sonore. Fin des années 70, je suis allée promener mes
guêtres au Centre Américain où jouaient les blacks : Alan Silva,
qui n’avait pas encore son école, tapait avec une trique en duo avec
Bill Dixon, il chantait
« aaaaah ». C’était le free jazz,
les noirs débarquaient au Centre Américain, Bobby Few, Frank Wright,
Braxton… Tout ça, ça fait un melting-pot. Verticalité, prolongement du
cou de la basse… Plus tard, transversalité, on peut rentrer beaucoup de
choses dans cette boîte… J’ai découvert tout ça seule, avec patience et
curiosité…
Le départ
J’étais professeur de basse au Conservatoire pilote de Pantin chez
Decoust où l’on avait une nouvelle approche, on commençait directement
dans la matière sonore, on faisait moins de gammes, on tapait sur
l’instrument de façon percussive, on lisait des partitions graphiques…
En 1975 je pars à Buffalo dans l’état de New York, c’est le coup de pied
aux fesses. J’avais approché Cage à Saint-Maximin à La Baule pour un
stage autour de ses œuvres. La même année, le metteur en scène Stuart
Seide m’avait proposé de composer la musique de
Troilus et Cressida.
Est-ce que c’est le fait que je sois en jean, la clope au bec, que j’ai
une gueule sympathique, que je traîne au café ? J’avais rencontré
Stuart à la cantine de la rue de Madrid, où traînaient aussi les
comédiens de la rue Blanche, on se lançait des boulettes tellement
c’était dégueulasse... Composer ce n’est pas rien, c’est mettre en
forme ! C’est difficile la feuille blanche. Est-ce que je ne suis
pas une nana un peu gonflée, une guerrière, à foncer en avant ?
Avec la maturité, je m’aperçois qu’il n’y a pas de hasard, ça fait
trente ans que je travaille avec des gens de théâtre, je suis en train
de jouer
La fin de Casanova au Théâtre de la Ville, là en 2004,
je joue aussi en duo avec la danseuse Elsa Wolliaston et bien d’autres…
Olga Bernal, une femme écrivain, pour moi comme une mère spirituelle,
me dit de ne pas rester là, d’envoyer une dizaine de dossiers à des
universités américaines. J’avais déjà travaillé avec Xenakis, avec
Berio, avec Stockhausen, avec Kagel, avec des danseurs, les chorégraphes
Hideyuki Yano, Elsa, Saporta, Boivin et Monnier… À Buffalo j’étais
creative associate, et là-bas il y avait John Tilbury, Robert Dick,
Frances Marie Uitti… New York ça a été l’éclatement, énorme. Downtown il
y avait tous les blacks et le free jazz… En même temps, je joue les
œuvres de Morton Feldman, les partitions graphiques et chronométriques
de Cage… Je découvre de vraies performances avec la danse, la vidéo
derrière… C’est la libération, une aventure extraordinaire, il y a
là-bas une acceptation d’être qui tu es.
Be you ! Go, and be free !
La musique des vivants
Je suis alors absorbée de création. À partir de là, j’arrête tout ce qui
est nécrophile, et je n’ai plus qu’à adhérer à la contemporanéité, la
musique vivante comme on dit, mais d’autres langages aussi, avec des
poètes, des peintres, des danseurs… Mais ce n’est pas seulement les
Etats-unis, je sors, je suis curieuse, je vais au musée, aux FIAC, je
rentre dans les galeries… Tout acte de création me renverse, et depuis
ça n’a pas changé. Ça ne m’empêche pas d’aimer le concerto pour double
violoncelle de Brahms, tu chiales, ou un quatuor de Beethoven, tu
pleures, ou
La Tosca par la Callas, t’en peux plus, c’est
beau ! Mais la notion du beau, je l’apprends au travers de Cage.
Pourquoi (le son du crayon gribouillant la page), ce serait un son pas
beau ? Qui peut le prétendre ? Avec lenteur mais précision et
arrogance, je continue mon bazar ! J’enregistre mon premier disque à
New York, Contrebassiste, avec le morceau
Taxi, ma is aussi
plusieurs compositions, des impros, un quatuor de basses en rere. Je
joue la musique de Scelsi grâce au pianiste chez qui je vivais, Ivar
Mikashoff. Ivar me dit :
« Comment, tu ne connais pas le Comte ? ».
En 78, je suis allée sonner à sa porte, à Rome. À 24 ans, je sais que
ma vie sera la création, le contemporain, la transversalité…
Un instrument soliste
Je rentre à Paris en 78. Je donne mon premier récital à Paris-Villette.
Je commence à jouer ma propre musique. L’improvisation, c’est le plaisir
instrumental, seule avec soi, la rature. J’ai beaucoup appris de la
lecture de nombreux compositeurs, des musiques forme ouverte. Sur une
feuille blanche, il y a trois points, puis
bzzzz, puis
do ré mi en formule avec
répéter quatre fois…
Ça t’ouvre beaucoup plus que d’avoir joué ou prétendu jouer du jazz,
parce que le rôle de la basse dans le jazz comme dans l’écriture
classique est toujours le même, les rôles sont attribués et n’ont jamais
changé… J’étais tellement révoltée, je suis une femme en colère, qu’au
milieu d’une pompe
ptou da da da ptou da tou tou da je vais faire du Léandre,
jrveifhgbndcvryucwah !
J’aurais mis mon grain de sel, mon grain de basse, j’aurais été une
mauvaise bassiste de jazz, a tempo comme on dit, il y en a beaucoup qui
le font tellement bien, je me pense plus authentique dans mes tempi à
moi, mes scraches, mes boums, mes arco lyriques, mes bouts, mes
fragments. J’ai alors fait beaucoup de récitals solo, et aussi picoté
une quarantaine de compositeurs qui ont écrit pour la basse, par souci
historique, parce qu’on nous a oubliés dans les siècles passés alors que
c’est un instrument aussi soliste que la flûte, le piano ou la
guitare... Et je suis une des protagonistes en France grâce à qui il
restera des partitions du XXe siècle, avec d’autres of course, mais peu.
L’improvisation, langage sans galons
Début 80, je joue, rencontre des musiciens, surtout à l’étranger, je file, j’organise à Dunois
Les moines s’envolent.
Il y avait déjà eu les Blacks avec les Européens, Hank Bennink avec
Dolphy, nous aussi on a notre musique, Misha Mengelberg, Lol Coxhill,
Pierre Favre, Irene Schweizer, Kowald, Brötzmann, Portal, Vitet… Écrit
ou improvisé d’ailleurs, Globokar
glglg bouihl qui fait ses
trucs dans l’eau, Lubat qui à la Mutualité pêche dans son piano… On
expérimente, c’est un laboratoire, on se fendait la pêche, maintenant on
ne rigole plus… Tout ça éclate ; en peinture aussi… Quand la New
School, l’école de New York, avec Earl Brown, John Cage, Morton Feldman,
débarque à Darmstadt, tandis que Boulez est coincé dans ses
mathématiques dodécaphoniques, c’est le choc. Ils sont très inspirés par
la peinture, il y a du sens dans leurs partitions graphiques. Zimmerman
demande à Brötzmann de jouer dans un combo jazz, je crois que c’est
dans
Les Soldats, ça éclate de partout.
Je suis plus jeune qu’eux, mais je prends acte de cela… Le jazz
américain d’accord, mais nous aussi on est là, d’où le free en Europe,
qui ne veut rien dire, parce que pour moi la musique libre ça ne veut
rien dire, l’improvisation veut dire quelque chose, c’est le seul
langage sans galons, il n’y a ni homme ni femme, il y a le musicien et
ce qu’on contient, ce qu’on a à dire et les risques qu’on prend, ou pas,
pipi caca, parce qu’il y a des jours où c’est un sacré coup de balai…
Il n’y a pas plus naturel que deux ou trois musiciens qui passent un peu
de temps ensemble, à faire un petit coup, un sale coup, un peu de
musique, c’est une jubilation, une arrogance même de jouer ensemble sa
musique, c’est aussi un savoir, de mettre en forme, donner du sens,
l’improvisation c’est du collectif, c’est un art. C’était comme ça dans
les siècles passés. Ensuite, on a hiérarchisé, les sons, le beau et le
laid, les hommes et les femmes… Le maître, le roi, passait la
bourse :
« Cher Haydn, il me faut un ballet dans deux mois ! » Du coup, il y a eu la naissance des interprètes, leur paiement,
« tais-toi t’es payé », on a perdu la richesse du musicien créatif.
Je ne me souviens plus de l’ordre de mes rencontres.
Est-ce que la première fois c’est avec ce sax américain Hugh Levitt,
est-ce que c’est avec Irene Schweizer, ou bien Annick Nozati ?
Notre trio de dames… C’est toute une période… Je ne me souviens plus…
1975 je brûle vive, ça te marque toute une vie, voilà du feu, accident
de voiture… Avec Annick, on a fait tant de duos, avec ou sans sa tôle,
et on n’a pas enregistré, t’imagines !
On jouait dans un petit club à Londres avec Lindsay, Maggie, Irene.
George Lewis, adorant le quartet, vient me voir pour me dire qu’il faut
que je rencontre Derek Bailey. Plus tard, tandis que je fais un solo à
la Columbia University, il y a Derek dans la salle, et John Cage !
Mais en France, à part Dunois et Chantenay, qu’est-ce qu’il y
avait ? Pourquoi je fous le camp ? Le voyage continue, Irene
c’est la Suisse, Kowald m’invite à jouer avec lui en duo à Londres pour
le premier festival Action, je rencontre Brötzmann, Günter Baby Sommer…
Je suis partie, je vis seule à l’hôtel, comme tous les mecs, c’est une
musique de gars… La rencontre de George et surtout de Derek est
fondamentale. Dans son appartement à New York, où il y avait des matelas
et des piles de disques Incus, on a tchatché pendant trois jours et
improvisé. J’ai fait un Company là-bas avec Brötzmann, Bill Laswell,
Cyro Baptista, Evan Parker, Derek… De jouer de la basse depuis l’âge de 9
ans, ça m’a donné une assurance… T’écoutes et tu joues…
On existe parce que les autres sont là et ont été là
Il n’y a pas de vieillissement de l’improvisation mais il peut y avoir
des redites… Ce sont des rencontres. Je n’aurais pas pu rencontrer plus
tôt Olivier Benoît, ou Joel Ryan avec son jeu en temps réel sur
l’ordinateur, ou Matt Maneri et son microtonal… D’aller vers
l’électronique, ça me pose des questions de mise en ondes ou
d’extrapolation du son, de durées différentes, de modes de jeu nouveaux…
Il faut écouter ce nouveau disque. Mais dans mon pays ça ne s’entend
pas, il y a peu d’écho, je viens de faire quatre disques en Californie,
où j’enseigne à Mills College, ce n’est pas rien, avec Pauline Oliveros,
avec Fred Frith… Heureusement je joue aussi pour le théâtre, la danse,
j’ai une commande de musique pour un documentaire… C’est d’abord une
aventure humaine. Jouer avec ou faire jouer des jeunes
m’intéresse ; l’année dernière j’ai fait un sextet pour Radio
France… Je ne crois pas à l’improvisation en big band, quand il y a
écriture il faut une direction, un vrai travail de répétitions. Mon
travail est chambriste, ma démarche n’est pas de jouer devant deux mille
personnes. Ce sont des musiques d’écoute, difficiles non je ne pense
pas, mais d’une intensité, d’humanité, il n’y a pas d’ego, ce sont les
rencontres qui font un tout. Donc duos, trios, quartets… Si c’est un
sextet, j’écris, avec forme ouverte d’accord, mais alors j’écris. Dans
la vie, il n’y a pas plus rapide qu’un improvisateur. Je pense aussi que
dès qu’il y a émission d ‘un son il y a mise en forme, lois et
harmonie, formes et structure. Ce n’est pas parce qu’on improvise qu’on
doit annuler la mélodie, l’harmonie, la répétition, on déchiffre, on
défriche, mais on n’invente rien. On existe parce que les autres sont là
et ont été là, il y a l’histoire et la tradition, il faut rappeler
leurs racines aux jeunes bruiteux intégristes. Mais la musique, c’est de
la chair, c’est organique, c’est du plaisir, c’est de l’erreur… Et puis
il faut beaucoup d’amour pour jouer avec les autres.
PORTRAITS-SOUVENIRS
John Cage
Je devais avoir 19 ou 20 ans. J’ai lu
Silence en même temps que le bouquin de Robert Lebel sur Duchamp.
Dans son loft, il y avait des petites dalles où l’on pouvait circuler au
milieu de 200 ou 300 plantes comme dans un jardin japonais.
John c’était :
« Hi Joëlle ! Where are you ? – I’m in town and I play – Where ? – Roulette. » Et il venait. Je jouais alors avec Zorn et Fred Frith.
John n’aimait pas immensément l’improvisation, chez lui tout était
prédéterminé ou déterminé, mais à la fin de sa vie, il m’a dit, toujours
en riant sous cape :
« je me demande si je n’ai pas improvisé ».
Giancinto Scelsi
Lorsqu’on allait chez lui, il fallait rester au moins une semaine pour
travailler ses œuvres. Tout était précieux avec lui, manger, regarder
son palmier de méditation… Sa musique, qui n’a rien d’intellectuel, est
universelle. C’est aussi un grand improvisateur. Ses pièces pour piano
sont improvisées et retranscrites. Il avait son Revox A77 gris à côté de
lui. Il m’a toujours dit :
« improvise, peins, fais ce que tu as à faire ». Et puis c’était un coquin avec qui l’on allait manger des
tartuffos
Piazza Navone… Il avait beaucoup d’humour. À l’arrière de sa Bentley
conduite par son chauffeur, il mettait deux trois petits coussins parce
qu’il était petit. Il était vif, avec des yeux bleu foncé à la Picasso,
très droit, il pratiquait le yoga. Il a beaucoup écrit pour les
instruments graves, sa musique contient cette gravité de la vie et de la
mort.
Irene Schweizer
Grande dame du piano européen, une des premières sur les routes avec
toute la scène free… Et femme, dans ce monde d’hommes. Elle joue SA
musique. C’est un exemple pour moi. Nous sommes très proches, on se
téléphone très souvent. Ça fait vingt ans qu’on joue ensemble. Elle est
aussi très suisse. C’est une horloge, avec ses crises d’énervement quand
on arrive avec deux minutes de retard pour prendre le train.
Annick Nozati
C’est un phénomène. On riait et on buvait beaucoup. J’ai des souvenirs
de pleurs avant de rentrer sur scène, je sais plus chanter, et
subitement une crise de rire. Quelle puissance, quel drame
intérieur ! Entre la basse et cette femme assez forte, il s’est
développé un dialogue d’une grande intensité musicale, et souvent
théâtrale. Un duel décadent, parodique, tragique… Après le tuba, elle
tombait au sol, moi je me piquais,
argh, c’était très scénique.
Steve Lacy
Je suis toujours allée à ses concerts, depuis tant d’années. Il a
toujours eu des bassistes magnifiques : Kent Carter qui jouait
aussi très bien arco, et puis Jean-Jacques Avenel que j’aime
particulièrement, son rapport très physique de la contrebasse, sublime
bassiste de jazz…
Il y a longtemps, j’ai demandé à Steve une pièce solo basse (Joëlle imite l’accent américain un peu traînant de Steve) :
« ça s’appelle Vêtement, parce que tu peux le couper de temps en temps, selon les saisons… »
Il a beaucoup travaillé sur les textes de poètes, ça me plaisait, on
buvait du champagne, beaucoup… Dans un grand café, pour un de ses
concerts d’adieu en Belgique, en duo avec moi, il y avait beaucoup de
bruits de verre, il s’est mis à chanter
« just once more ». C’était sublime, ça va sortir chez Leo. Juste encore une fois, et il est mort ces jours-ci.
Fred Frith
C’est un peu grâce à lui, qui enseigne aussi la composition et
l’improvisation, et à Pauline Oliveros, que je vais donner des cours à
Mills College. Passé par le rock, c’est un des plus grands gêneurs et
empêcheurs de tourner en rond, surtout lorsqu’il est seul avec sa
guitare. Il a été attiré par la grande sœur, la musique classique, et
depuis il reçoit de nombreuses commandes. Le jazz, comme le rock, vient
de l’autodidactisme et de l’écoute, mais la reconnaissance vient des
grandes académies. Je pense qu’on a fait une des plus grandes conneries
en institutionnalisant le jazz. Le jazz, ce n’est pas un style, c’est
oser jouer sa musique…
Antony Braxton
C’est pareil, Braxton, lui, est déchiré entre être black et son goût
pour la musique européenne. Ne se sentant d’ailleurs pas à sa place, il
édite tout. Il souffre que, dans les conservatoires, on joue du Berio ou
Dusapin, et pas du Braxton. Quand il m’a invitée dans son quintet, j’ai
eu très peur, une blanche européenne sans les racines du jazz en face
de ce compositeur black au swing et au blues naturels. Il m’a sorti un
pavé de 2kg de partitions qu’il m’a fallu avaler en trois jours. Le
disque enregistré à Victoriaville tient la route
(rires).
Maggie Nicols
Une poète, un papillon, une fleur… Maggie qui perd son fric, qui paume
son sac ou cherche un crayon, ailleurs ! Maggie en concert n’entend
pas qu’il n’y en a que pour elle ; elle parle, chante, s'adresse
au public… Irene sort la première, je suis rapidement. Maggie, seule sur
scène, continue… Oh ce soir-là dans la loge, ça a fait des
étincelles ! Beaucoup d’improvisateurs n’ont pas la notion du temps
qui s’écoule. J’adore notre trio, les Diaboliques, ça fait presque
vingt ans qu’on joue ensemble…
Daunik Lazro
Les grandes fidélités. Depuis tant d'années, nous avons fait beaucoup de
trucs ensemble, rue Dunois et ailleurs. C’est un musicien rare,
intègre, hurlant, criant, jamais satisfait, débordant sur la société, la
vie… Beaucoup d'amour ! Sa musique contient tout ça.
Carlos "Zingaro"
Un autre grand ami, qui peut parler d’art, de peinture, de littérature,
de politique. C’est mon alter ego, famille des cordes sans doute… Mal
entendu dans son pays, un peu comme moi ! J’enregistre beaucoup,
mais seulement cinq ou six productions sont françaises. Mon éclectisme
ou ma diversité doivent poser question, tant pis ! Et je ne parle
pas du fait d’être une femme, parce qu’on n’aurait pas fini ce soir… Ça
fait des individus coriaces, fragmentés. Pour citer Godard, c’est
pourtant la marge qui tient les pages.
John Zorn
Il s’occupait d’un magasin de disques dans le Village, New York début
des années 80. On a joué quelquefois ensemble at Roulette. Il jouait des
appeaux qu’il plaçait sur un drap blanc. C’est un fou furieux qui
demande des milliers de dollars, mais qui vit dans un deux pièces. J’ai
beaucoup de respect pour tout ce qu’il fait, à réinvestir ses sous pour
enregistrer tant de musiciens.
Peter Kowald
Les bassistes meurent jeunes. Il faut faire attention à trop
porter ! JF, Albi Cullaz, Johnny Dyani, Wilbur Morris, Kowald
récemment… Je nous revois en voiture, pendant des centaines de
kilomètres, la cassette de Ray Charles à fond, les deux basses
tête-bêche, buvant des canettes de bière qu’il envoyait derrière les
sièges, et on hurlait
Giorgia… Peter m'a beaucoup invitée en
duo, mais aussi solo, ou en groupe avec lui : Wuppertal, Berlin,
Londres, New York. Il nous manque… Avec sa grosse voix.
Barre Phillips
Je l’ai entendu en solo au Centre Culturel d’Aix, ma ville, où j'ai fait
toutes mes études, avant même que je sois montée à Paris. Il jouait une
Suite de Bach et une partition de lui, tellement longue
qu’elle s’étalait sur cinq ou six pupitres. Ça a été un choc, une autre
basse, d'autres sons, Barre est très important pour moi, ça continue
d'ailleurs ! Plus tard on a pas mal joué ensemble.
Bernard Heidsieck, Serge Pey, Joel Hubaut, John Giorno, Julian Blaine, Jean-Jacques Lebel
Tout ça, c'est le Centre Américain, boulevard Raspail. Aussi le
Poliphonix Festival, au Centre Pompidou, organisé par Jean-Jacques
Lebel, un gêneur, un empêcheur de tourner en rond. Il y avait les
intellocs, les performeurs, les dérangeurs, Deleuze et Guattari venaient
à toutes les performances, et tant d'autres. La fête ! Ça
décrasse, ça décante, ça décolle. Vive la diversité ! Il n'y a pas
plus sonore que le verbe, le mot, le dit…
Et la voix ?
Oh rien. Je n’ai pas grand-chose à dire (rires). C’est une autre corde.
Mais ouvrir le bec, c’est important !
10 disques de/avec Joëlle Léandre recommandés par elle-même
Je fais des disques parce que dans l’histoire ce sont toujours les
hommes qui ont tracé. C’est politique. Le jour où je ne serai plus là il
y aura une femme qui aura tracé. Mais je ne me pense pas un homme, qui
trace avec son sperme. C’est du jeu. Si Francesco Martinelli a pu écrire
ma
Discographie (Ed. Bandecchi & Vivaldi, dist. Artis
Diffusion), c’est que j’ai gardé toutes mes archives, classées en
désordre année par année. Il faut que les femmes laissent des choses.
Nous sommes moins persuasives tandis que les hommes, qui sont plus
nombreux dans ces domaines, se serrent les coudes…
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Écritures avec Carlos Zingaro (in situ 038)
aux ADJ
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L'histoire de Mme Tasco avec Carlos Zingaro et Rüdiger Carl (Hat art 6122)
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Les Diaboliques avec Irène Schweizer et Maggie Nicols (Intakt 033)
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No Waiting avec Derek Bailey (Potlatch 198)
aux ADJ
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No Comment, solo (Red Toucan 9313-2)
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Contrabasses avec William Parker (Leo Records 261)
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Out of Sound avec Urs Leimgruber et Lauren Newton (Leo Records 337)
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Madly You avec Daunik Lazro, Carlos Zingaro et Paul Lovens (Potlatch 102)
aux ADJ
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For Flowers avec Matt Maneri, Joel Ryan et Christophe Marguet (Leo Records 396)
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Sur la balançoire avec Gianni Lenoci (Ambiances Magnétiques 126)
Également disponibles aux Allumés du Jazz
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Urban Bass (Deux Z ED13041)
-
Organic Mineral avec Kazue Sawaï (in situ 235)
- in
Six séquences pour Alfred Hitchcock (nato 777763)
- in Un Drame Musical Instantané
Opération Blow Up (GRRR 2020)
10 autres disques recommandés par (mais sans) Joëlle Léandre
- Barbara Streisand
One Voice (Sony 40788)
- Giacinto Scelsi
Œuvres complètes pour orchestre et chœur, dir. Jürg Wyttenbach (Accord 201692)
- Steve Lacy
Seven Clichés (hatOLOGY 536)
- Frank Zappa, Läther (Ryko 10574/76)
- Gustav Mahler par Kathleen Ferrier, Orchestre Philharmonique de Vienne, dir. Bruno Walter (EMI)
- Cecil Taylor
The Great Concert of Cecil Taylor avec Sam Rivers, Jimmy Lyons, Andrew Cyrille (triple LP Prestige 34003)
- Charles Mingus
Jazz Composers Workshop (Savoy Jazz 17189)
- Paul Chambers et John Coltrane
High Step (LP Blue Note Re-issue series)
- John Cage
Sonates et interludes par le pianiste Kumi Wakao (Mesostics 0011, Japon)
- John Surman/Barre Phillips/Stu Martin
The Trio (Beat Goes On 231)
Lectures recommandées par Joëlle Léandre
- Igor Strawinsky
Poétique musicale (Flammarion)
- Confucius
Les entretiens (Gallimard)
- Antonin Artaud
Heliogabale ou l'Anarchiste couronné (Gallimard)
- Richard Kostelanetz
Conversations avec John Cage (Ed. des Syrtes)
- Kawabata/Mishima
Correspondance (Albin Michel / Poche)
- Andrei Tarkovski
Le temps scellé (Petite Bibliothèque des Cahiers du Cinéma)
- Robert Lebel
Sur Marcel Duchamp (Centre Pompidou)
- Edgar Varèse
Écrits (Christian Bourgois)
- Max Reithmann Joseph Beuys -
La mort me tient en éveil (Ed. Arpap)
- Jorge Luis Borgès
Nouveaux dialogues et ultimes dialogues (Ed. Zoé / Ed. de l'Aube / Coll. Littérature)