70 Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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lundi 6 mai 2024

Le nouveau-né de Roberto Negro et de l'Intercontemporain


Dans la famille jazz et musiques improvisées le pianiste Roberto Negro m'apparaît comme l'un des musiciens pouvant un jour devenir compositeur à part entière. Rares sont les Heiner Goebbels ou John Zorn à avoir ressenti le besoin d'étendre leur champ d'investigation vers la contemporanéité, avec un goût prononcé pour la narration et l'architecture musicales. Comme par exemple pour le saxophoniste-clarinettiste Antonin-Tri Hoang, passé ses qualités d'instrumentiste et d'improvisateur, ses œuvres montrent un regard véritablement personnel sur le monde, une interrogation qui dépasse le temps pour déborder sur l'espace. Voilà maintenant des années que ses disques et concerts m'enthousiasment en me faisant découvrir chacun de ses projets comme un pas vers l'inconnu, avec le risque de déplaire ou de se planter, ce qui représente souvent le gage de l'excellence.
En découvrant Newborn, œuvre réalisée par Roberto Negro avec l'Ensemble Intercontemporain, je n'ai pu m'empêcher de penser à la surprise que causa Professor Bad Trip composée de 1998 à 2000 par Fausto Romitelli pour une dizaine d'instrumentistes et électronique. L'instrumentation est proche, le travail sur les timbres remarquable, les transformations électroniques difficiles à déceler parmi les instruments acoustiques, l'œcuménisme musical évident pour aboutir à une pièce difficile à cerner tant elle recèle de surprises. Le trio que le pianiste-claviériste forme avec le délicat magicien des percussions Michele Rabbia et le contrebassiste inventif Nicolas Crosse s'est donc agrandi avec huit autres musiciens de l'Ensemble Intercontemporain ouverts à l'improvisation ou à partager une aventure fondamentalement expérimentale : Valéria Kafelnikov (harpe, harpe électrique), Emmanuelle Ophèle (flûte), Jérôme Comte (clarinette), Clément Saunier et Lucas Lipari-Mayer (trompette), Éric-Maria Couturier (violoncelle), Samuel Favre (percussions), Félix Roth sur l'album ou Baptiste Germser en concert (cor). Comme j'ai évoqué le souci de Roberto Negro de ne pas travailler seulement le son, ajoutons Caty Olive pour la lumière et la scénographie.


À la réécoute je crois reconnaître l'origine des sons cristallins joués au clavier et les effets de délai stéréophonique sur lesquels s'allonge une belle mélodie de cor. Aussi ronde, la flûte s'en mêle sur l'harmonie des cuivres. Le piano imite un arpégiateur erratique. Les percussions font rentrer tout le monde dans le rang avant qu'un free libertaire s'empare de l'ensemble jusqu'à gagner les archets frénétiques. Au tour de la harpe de calmer le jeu, après la tempête. Rappel du cor en point d'orgue. Pince-moi, c'est déjà la fin de la première des quatre parties. Cette modeste description culinaire suggère l'évidence narrative de la construction orchestrale. Miniature pour deux trompettes dans le haut du spectre. La suite sonne plus électroacoustique. J'imagine l'excitation joyeuse des musiciens à frotter, taper, souffler. On passe en douceur d'une météo à une autre. Flûte et électronique font bon ménage. Comme chez Romitelli, on a l'impression que le compositeur a absorbé l'univers, tous les sons du monde, sans se soucier des styles, pour les aimer ou les avoir aimés, quitte à les superposer, du gamelan aux fanfares méditerranéennes. Charles Ives est de la fête. Si le piano est préparé c'est à l'orchestre, comme des tentacules résonnantes. Enfin, Roberto Negro aime mettre des guillemets aux glissements progressifs du plaisir.

→ Roberto Negro & Ensemble Intercontemporain, Newborn, CD Parco della Musica
→ création à Paris le 26 septembre à l'Ermitage

jeudi 25 avril 2024

Copenhague, de l'autre côté du pont...


Copenhague 1972. [C'était quarante ans avant cet article datant du 10 juillet 2012, donc il y a déjà 52 ans.] Pour rejoindre Michaëla dont la grand-mère habitait Öland j'avais pris le train jusqu'ici et embarqué pour Malmö. La construction du pont de l'Øresund reliant les deux pays est récente. Le seul pont de la traversée était celui du navire sur lequel j'avais partagé un joint corsé avec des hippies qui m'avaient invité à dormir chez eux. Chez eux, de l'autre côté du pont, là où les fantômes vinrent à ma rencontre. Mélangerais-je ici le pont de Murnau et le bac de Dreyer ? Quoi qu'il en soit et qu'il en fut je passai le dernier à la douane. Les deux préposés avaient probablement remarqué mon abondante chevelure tombant sur ma tunique bleue et verte, et mon air hagard. La valise ouverte, ils flashèrent sur ma collection de flûtes que je rangeais dans le même tiroir de mon bureau que mes sachets d'encens indien. Reniflant les parfums de l'Orient ils eurent un soupçon. Et si j'y cachais quelque produit prohibé ?! Comme ils ne voyaient rien en y glissant un œil, germa sous leurs casquettes une idée de génie. Je ne parlais pas un mot de suédois (si ce n'est "jag älskar dig"), mais je suivais parfaitement leur association d'idées. Imaginez-moi, seul, complètement défoncé, dans cet immense hangar à minuit passé, regardant deux douaniers en uniformes souffler dans mes flûtes pour s'assurer que je n'y avais rien planqué. Ce duo improvisé et surréaliste fait partie de mes grands souvenirs musicaux. Relâché une demi-heure plus tard faute de preuves, je ne retrouvai pas les passagers qui m'avaient offert joint et hospitalité, mais qui avaient filé fissa. Dehors pas un chat. Malmö ressemblait à une ville fantôme. Du Delvaux. Je résolus de dormir sur les marches de la gare de chemin de fer. Le matin je fus réveillé tôt par des mouettes qui m'inspectaient sauvagement en volant tout près de moi.
Quarante ans après, j'aperçois la Suède du hublot.

Le nouveau métro nous amène à Nørrenport où Birgitte nous attend pour nous accompagner chez elle et Claus. Je suis très heureux de retrouver Birgitte Lyregaard que je n'ai pas vue depuis le concert de notre trio El Strøm. Ce même jour, Sacha Gattino, le troisième larron, est sur la route de Rennes où il emménage.


Nous nous reposons enfin dans la tour de la copropriété où nos amis ont élu domicile. La grande maison de briques rouges a plus d'un siècle. Les escaliers étroits forment parfois labyrinthe lorsqu'il faut rejoindre les toilettes à mi-étage, et la salle de douche, collective à l'immeuble, est quatre étages plus bas. Les formes épurées et blanches de l'appartement cèdent alors la place à des couloirs gris et mystérieux où nous craignons de croiser les fantômes évoqués plus haut...

samedi 23 mars 2024

La Sourde des oreilles jusqu'aux yeux


Je terminais mon article du 27 septembre 2021 sur le spectacle Concerto contre piano et orchestre par "si La Sourde (c'est le nom de cet orchestre incroyable) passe près de chez vous, ne le ratez pas !". Ils sont de retour au Théâtre de L'Athénée jusqu'au 29 mars. Alors vous savez ce qu'il vous reste à faire !

Comment faire vivre un orchestre d'une vingtaine de protagonistes sans subventions ? Comment assurer des salaires décents et préserver l'extraordinaire enthousiasme de tous les musiciens ? Quelle structure culturelle y verra l'opportunité de présenter un spectacle exceptionnel qui enchante aussi bien les petits que les grands ? Ces questions peuvent sembler bizarres sous la plume numérique d'un compositeur, mais je me souviens encore une fois de Jean Cocteau dans l'impossibilité de se comprendre avec un producteur. Celui-ci voulait parler art quand le poète ne pensait qu'à l'argent qu'il lui fallait pour mener à bien son projet. Pendant six ans j'ai fait exister le grand orchestre du Drame en réduisant le nombre de répétitions pour ne pas exploiter les musiciens au détriment de la qualité du jeu. J'admire d'autant plus la qualité de celui de La Sourde. Ils et elles sont seize sur scène, tous et toutes excellents interprètes, tous et toutes d'une extrême bienveillance les uns pour les autres, et donc pour l'ambitieuse prouesse de jouer un Concerto contre piano et orchestre de Carl Philipp Emmanuel Bach, deuxième fils survivant de Jean-Sébastien, en étendant sa douzaine de minutes initiales à un spectacle contemporain qui explose l'espace scénique et rend intemporelle la musique en en réveillant le millésime.


Ils s'y sont mis à quatre pour écrire ce nouveau spectacle. Avant l'été j'avais adoré la reprise au Théâtre de l'Aquarium à Vincennes de la pièce Le Crocodile trompeur / Didon et Enée de Samuel Achache et Jeanne Candel. Si Achache est un brillant metteur en scène qui interroge chaque fois l'espace scénique et les mouvements qui s'y déploient, on le trouve ausi à la trompette dans cet orchestre de solistes qui font corps. Antonin-Tri Hoang, ici au saxophone alto et à la clarinette basse, avait collaboré avec lui pour Chewing Gum Silence et Original d'après une copie perdue. La pianiste Ève Risser, qui forme duo avec Hoang entre autres dans Grand Bazar, participait d'ailleurs à ce dernier. Quant au clarinettiste Florent Hubert, il avait déjà collaboré avec Achache et Candel pour de nombreuses pièces de théâtre. La musique est histoire d'amitié, de partage tout au moins, et le reste de l'orchestre n'échappe pas à ces retrouvailles heureuses autour d'un projet ambitieux qui sonne si léger tant il coule de source.


La source est baroque, musique du XVIIIe siècle d'un compositeur admiré par Haydn, Mozart et Beethoven. Source encore, l'introduction parlée du percussionniste Thibault Perriard devant le rideau de fer qui s'interroge sur la musique et ce qui la meut, comme je le fais, certes avec moins d'humour, au début de cet article. Et puis les cordes entrent en scène, violons (Marie Salvat, Boris Lamerand), violes de gambe (Étienne Floutier, Pauline Chiama), violoncelles (Gulrim Choï, Myrtille Hetzel), archiluth (Thibaut Roussel), contrebasses (Matthieu Bloch, Youen Cadiou), augmenté du cor naturel (Nicolas Chedmail). Je vole à l'irremplaçable Jeff Humbert l'apparition de la pianiste, de dos, derrière la petite porte qui s'ouvre dans le rideau de fer doré. Le Théâtre de l'Athénée est évidemment rouge et or, typique d'une salle à l'italienne, avec ses cariatides et sa coupole en faux ciel, restes de l'Eden-Théâtre. Depuis une loge située derrière nous qui sommes à la corbeille, Jeff capte discrètement les mouvements de l'orchestre avec son téléobjectif. L'amateur, biologiste de profession, donne à entendre ce que les professionnels ne voient plus, comme les journalistes dont l'absence est souvent comblée par les blogueurs. Mais les belles photos en couleurs sont de Joseph Banderet. Tout au long du spectacle, Perriard tient le rôle du clown musicien. C'était mon préféré lorsque, enfant, j'allais au cirque. Il monte et démonte, mime et soutient. Ève Risser, soliste du concerto, ne se prive pas de ses préparations magiques qui transforment le piano en gamelan et percussion. Soudain, ses camarades accourent, virevoltent et lui prêtent mains fortes sur le clavier. Le concerto, pourtant joué dans l'ordre de ses trois mouvements, est déstructuré par des digressions délicatement amenées. Les cuivres s'y mettent, trompettes (Olivier Laisney, Samuel Achache), clarinettes et saxophones (Antonin-Tri Hoang, Florent Hubert), flûte (Anne-Emmanuelle Davy) et le cor qu'on entend bien pour une fois qu'il ne participe pas simplement au timbre...


D'un mouvement à l'autre, l'orchestre se déploie sur scène de tant de façons que l'on se demande pourquoi les scénographies sont habituellement si pauvres quand il s'agit de placer les musiciens. Ils jouent assis, ils jouent debout, ils se déplacent et tout fait sens. Une fugue arbitraire (clin d'œil à Papa Bach ?), un menuet, oui mais aussi une sortie aylerienne de sax alto, un chorus de trompette, des illusions d'optique sonore s'insèrent dans les mouvements "bis" où la musique ancienne retrouve une nouvelle jeunesse. L'art n'a pas d'âge. Les lumières de César Godefroy et les uniformes de Pauline Kieffer participent à cet étrange ballet de musiciens qui nous entraîne loin des conventions tant théâtrales que musicales. Comme souvent j'ai cherché des cousinages : Kagel (à la récré) évidemment, Berio (son Orfeo de Monteverdi enregistré à France Musique, jamais retrouvé), le Winterreise de Schubert par Hans Zender ou la version arrangée par René Lussier et Vincent Gagnon, les dérapages d'Uri Caine... Alors, si La Sourde (c'est le nom de cet orchestre incroyable) passe près de chez vous, ne le ratez pas !

→ Concerto contre piano et orchestre de Samuel Achache, Antonin-Tri Hoang, Florent Hubert et Eve Risser avec l'Orchestre La Sourde

lundi 18 mars 2024

CODEX sur Bad Alchemy #123


Article de Rigobert Dittmann traduit de l'allemand tant bien que mal par mes soins !
Après le violoniste Mathias Lévy dans Apéro Labo 1, la suite intitulée Codex (digital) accueillera le 18 février au studio GRRR MAËLLE DESBROSSES à l'alto, voix, appeaux & percussions, qui, elle-même membre des trios Suzanne et Ignatius et tête pensante de Maëlle et les Garçons, a joué et enregistré "Les Démons Familiers" de Lévy. On retrouve également FANNY METEIER au tuba et à la voix, la partenaire de Desbrosses dans le duo Météore ; elle avait déjà réalisé "Raves" avec JJB sur la base des 'Oblique Strategies'. JJB a rédigé son portrait pour Citizen Jazz dans le cadre de la Journée Internationale des Femmes et suggéré des tableaux de Paul Klee, Kandinsky ou des Delaunay comme partitions idéales pour son tuba. Mais ici, c'est le "Codex Seraphinianus" qui sert de base, l'encyclopédie de choses imaginaires de l'artiste, illustrateur et designer romain Luigi Serafini, publiée en 1981 et saluée comme "le livre le plus étrange du monde". Ce mélange détonnant du manuscrit de Voynich, de Bosch, de Borges et des Monty Python est un assemblage parfait pour alimenter et défier l'imagination. Ainsi, dans une spontanéité improthéâtrale, les trois musiciens se sont essayés à mettre en musique l'étonnant et l'incompréhensible d’après 7 illustrations choisies par le public - un véhicule-mouche qui se désagrège, un étrange jeu d'amour et de crocodiles, une écriture énigmatique, des poissons-robinet, des fleurs imaginaires, un numéro de cirque fantastique, des œufs surréalistes. Le fait que JJB ait pour cela élargi sa panoplie de jouets - clavier, Enner, Terra et Tenori-on - Le fait que l'artiste ait prêté une arbalète en laiton et plexiglas à Desbrosses, ajoutant flûte, criquet, triangle, chuchoteur, trompette à anche ne doit pas étonner. Même si l'image et le son restent droits dans leurs bottes, la recherche d'analogies sonores par des gestes, pincements, tintements, pinceaux et même en utilisant la bouche, donne à cette peinture électroacoustique de ce dimanche, à ce soundscaping miraculeux, un attrait ludique et une note extra curieuse. Le fait que JJB admire des femmes comme la compositrice Gloria Coates (1933-2023), mais surtout Hector Berlioz en tant que lien entre Rameau et Varèse, est plus qu'une simple note en bas de page. Il déclare même que ses poèmes symphoniques, ses symphonies à programme et surtout son mélologue "Lélio ou Le retour à la vie" (une mosaïque d'autocitations et un traité autofictionnel qui a révolutionné l'histoire de la musique) sont les précurseurs de sa 'musique à propos'. Et j'ai l'impression que la définition d'A.C. Danto de l'art comme 'rêves éveillés' et son 'aboutness' comme 'à-propos-de' sont sortis d'un des œufs de Serafini.

lundi 19 février 2024

Puissance de feu de l'orchestre


Ces derniers temps j'ai assisté à la Philharmonie à deux concerts exceptionnels à plus d'un titre, d'abord parce que ce sont des œuvres symphoniques rarement représentées à cause de leur dispositif ou du nombre d'interprètes requis. Il s'agissait de l'opéra Die Soldaten (1965) de Bernd Alois Zimmermann et de Kraft de Magnus Lindberg.
En 1977 j'avais eu la chance d'assister à l'Opéra Garnier à une version réduite des Soldats dirigée par Pierre Boulez, "symphonie vocale" pour six chanteurs et orchestre n'exigeant pas les seize chanteurs, les dix voix parlées et les cent instrumentistes, les écrans de projection et les dix groupes de haut-parleurs... La représentation du 28 janvier dernier par le Gürzenich-Orchester Köln dirigée par François-Xavier Roth bénéficiait d'une mise en espace sobre, mais parfaitement adaptée, de Calixto Bieito. À un moment les sons électroacoustiques nous entourent jusque sur les balcons. Cette œuvre monstrueuse m'apparaît comme marquer la fin du règne du strict dodécaphonisme. Zimmermann assume totalement le passé, mais il a déjà un pied dans le futur avec, par exemple, une guitare électrique ou un jazz-band complétant l'orchestre. Pourtant je ne peux m'empêcher toujours de penser au mélologue Lélio ou le Retour à la vie, suite de la Symphonie fantastique d'Hector Berlioz, pamphlet vengeur rarement joué, sorte de précurseur du théâtre musical contemporain.


Le 15 février, le second concert était un hommage à Kaija Saariaho, disparue l'an dernier, dont j'appréciai la délicatesse avec Aile du songe (2000-2021) pour flûte et orchestre de chambre dirigé par sa fille, Aliisa Neige Barrière, et Notes on Light (2006) pour violoncelle et orchestre dirigé par Esa-Pekka Salonen. Je peux même dire que je préférai nettement ses oiseaux à ceux d'Olivier Messiaen, pourtant si réputés, mais qui m'ont toujours paru vains en comparaison des originaux ! La flûte de Sophie Cherrier et le violoncelle d'Éric-Maria Couturier, deux musiciens de l'Ensemble intercontemporain, m'enchantèrent littéralement. Je passe sur Les Océanides de Jean Sibelius dont la musique m'a toujours laissé de glace pour en arriver à la seconde partie consacrée à Kraft (1983-1985) de Magnus Lindberg, puisque la soirée était entièrement finlandaise.


Les hôtesses distribuèrent des boules Quiès à l'entr'acte, annonçant la puissance de feu de cette pièce de jeunesse qui avait été créée à Helsinki par Salonen il y a près de quarante ans. Je fus évidemment comblé par la rage qui s'en dégage, avec les éléments électroacoustiques, les déplacements des solistes amplifiés et leur spatialisation dans la salle, les percussions inhabituelles, la performance vocale quasi lettriste du chef avec un micro... Et l'Orchestre de Paris. J'y reconnais aussi l'influence de l'enseignement de Vinko Globokar avec qui j'ai eu la chance de collaborer en 1992 et, à la même époque, de Gérard Grisey qui fréquentait nos soirées de l'ABC Comme, une revue qui tirait au nombre de ses contributeurs. Lorsque Lindberg affirme "seul l'extrême est intéressant... L'hypercomplexe combiné avec le primitif", je ne peux que reconnaître certaines de mes aspirations. Et pourtant...

Pourtant je ne peux m'empêcher de considérer l'aspect économique et social de l'entreprise, hérité d'une longue histoire de la musique institutionnelle. À mes débuts j'attaquai le système pyramidal élitaire qui régit ce monde, son arrogance de classe, les coûts exorbitants qu'exigent les orchestres symphoniques, alors qu'il existe de nouvelles techniques et des rapports plus humains entre les êtres tels que je les avais connus dans les musiques dites populaires, et qui, pour certaines, sont tout aussi savantes. Je m'appuyais sur les entretiens d'Edgard Varèse avec Georges Charbonnier où mon compositeur de prédilection d'alors ne ménageait pas ses critiques. J'acceptais le répertoire, mais je ne comprenais pas que les compositeurs d'aujourd'hui perpétuent des méthodes qui me semblaient d'un autre âge, de plus iniques et exclusives. J'avais d'ailleurs toujours privilégié les outsiders, souvent plus ou moins autodidactes, Rameau, Berlioz, Satie, Varèse, Ives, Zappa, etc. Je regrettais que Skies of America d'Ornette Coleman soit si peu connu. Les nouvelles technologies sont maintenant utilisées partout, même par les classiques contemporains, mais je note que lorsqu'ils racontent leur histoire de la musique, ils se trompent de dix ans sur les débuts de ces inventions. Dans Kraft les mouvements des cordes, voire des cuivres, sont inimitables, mais le travail des percussions n'est pas à la hauteur de ceux qu'on assimile au jazz ou aux musiques dites improvisées. Évidemment les orchestres existent et ne peuvent se cantonner au répertoire du passé. Les créations sont indispensables. Mais il serait alors constructif d'offrir cet instrument à des compositeurs et des compositrices qui oseraient le repenser de fond en comble. Ce n'est question que de choix politique, donc économique, et ces choix influent considérablement sur l'évolution des arts. En citant Varèse, je repensais, par exemple, à ses suggestions sur l'amplification. Ou lorsqu'il compare l'orchestre symphonique à un éléphant hydropique et le jazz-band à un tigre. Il est probable que ma critique est liée à celle des usages et des habitudes. J'ai besoin d'interroger ce qui est donné pour acquis et reprendre le sujet à la base, une remise à zéro qui m'a toujours semblée nécessaire pour inventer de nouvelles formes, tant artistiques, que dans les relations humaines qu'elles impliquent.

vendredi 9 février 2024

Des Asociaux Associés dans l'air du temps


À relire ma chronique du 21 mai 2020 que je reproduis après mon petit article d'aujourd'hui, j'avais déjà bien apprécié les deux vinyles Ramasse-Miettes Nucléaires (1976) et Nouveaux Modes Industriels (1978) de Philippe Doray et Les Asociaux Associés, réédités par Souffle Continu Records il y a quatre ans.
Or la "période 2" représentée par Le composant compositeur était restée inédite, bien qu'elle ait été enregistrée de 1984 à 1987. Composées avec Laurence Garcette qui, comme lui, joue des claviers et synthétiseurs, les chansons pop de Doray relèvent d'une fascination pour l'électronique que j'avais découverte avec le 45 tours de Miss Téléphone dans les années 50 et les mots onomatopéiques de l'après-guerre, du Feutre Taupé d'Aznavour (1948) au Comic Strip de Gainsbourg (1967). Ces chansons n'ayant pas pris une ride, on ne sera pas étonné de retrouver Nino Ferrer ou Richard Gotainer jusqu'à Albert Marcœur ou Poudingue dans ces élucubrations inventives, évidemment plus expérimentales et particulièrement soignées instrumentalement. Le duo est accompagné par Joël Drouin (claviers), Marc Duconseille (sax, flûte), Jean-Pierre Faivre (batterie, percussion), Christophe Pélissié (guitare, basse), Yannick Capron (guitare) et toute une bande copains pour faire les chœurs.


Quitte à être exhaustif, Souffle Continu Records a glissé dans l'enveloppe du vinyle un CD de bonus inédits des années 80 où figurent également Thierry Müller (guitare, orgue, synthé, percussion électronique), Christian Derbhécourt (synthé, guitare), Michel Vittu (guitare). Les envolées lyriques des guitares et les éructations des sax profitent des rythmes mécaniques affirmés tandis que des timbres inouïs collent aux enveloppes rituelles. À l'écoute de la musique actuelle, la pop française de cette époque-là mérite vraiment d'être redécouverte, parce qu'il y a toujours une origine à tout et qu'il est délicieux de retrouver les chaînons manquants qui expliquent comment on en est arrivés là.

Ramasse-Miettes Nucléaires / Nouveaux Modes Industriels


Les années 1970 furent réellement celles de l'expérimentation tous azimuts, dans tous les arts, mais aussi dans nos vies elles-mêmes. Jimi Hendrix titrait judicieusement Are You Experienced?. Il y en eut pourtant pas mal qui ratèrent le coche. Dommage. On disait aussi que si tu n'es pas anarchiste à 20 ans, tu ne le seras jamais ! Des décennies plus tard, les mêmes qui avaient plongé dans l'utopie, qu'elle fut révolutionnaire, écologique, sexuelle, lysergique ou artistique, ne furent pas si nombreux à se reconnaître. Les classes sociales rattrapent leurs ouailles si bien que nombreux pourraient porter la pancarte de renégat ou social-traître autour du cou ! Ceux-là n'apprécient guère qu'on leur rappelle leur jeunesse flamboyante. Les autres font figure d'anciens combattants, nostalgiques d'une époque à qui la réaction tailla un costard en peau de chagrin...
Alors écouter les deux vinyles de Philippe Doray & Les Asociaux Associés fait bigrement plaisir. Ce ne sont pas des chefs d'œuvre, mais on y respire un vent de liberté devenu rare. Ça bidouille, ça scande, ça flotte, ça invente, ça se cherche et si ça se trouve ça passe ailleurs, une autre plage, comme celle apparue sous les pavés du Quartier Latin un mois de mai plein d'espérance, pas du genre de celui cadenassé qu'on essaie de nous faire avaler sous le filtre des masques.
Philippe Doray est d'abord auteur des chansons flippées qu'il marmonne en faisant claquer les consonnes. "Chante avec moi et n'aie pas peur de claquer des mains" sonne comme un brouillon de Philippe Katrine. La musique minimaliste puise sa source dans un krautrock à la française, une choucroute rouennaise s'ouvrant en vasistas sur une pop que déjà Brigitte Fontaine avait domptée, un jazz maladroit cousin des provocations rock'n roll de Jacques Berrocal. Si Philippe Doray joue aussi du synthé (j'imagine que le côté plastoc de ses tourneries vient d'un VCS3, il est épaulé par une bande de potes. À cette époque on n'avait pas des colocataires, on vivait en communauté. Autant citer ceux qui figurent sur la pochette, pas forcément parce que leur nom vous dira quelque chose, mais parce qu'ils se reconnaîtront, pour ceux qui sont encore vivants. Entendre "vivants" dans les deux sens : vivre opposé à survivre autant qu'à mourir. Et s'ils se reconnaissent, ils pourraient se mettre debout et crier qu'il est temps d'être jeune, le crier aux petits comme aux grands, et peut-être même à ceux qui sont morts, dans tous les cas ne rien oublier de ce qu'il est indispensable de transmettre.
Ainsi participent au premier album, Ramasse-miettes nucléaire, Pat Bouchard, Claude Derambure, Demos, Michel Vittu et aussi, mais sans leur frimousse au verso du 30 centimètres, Francis Yvelin, Sandrine Fontaine, Anne-Marie Chagnaud, M'Ahmed Loucif, Olivier Pedron, Jacques Staub, Gérad Morel, la Fanfare de la Crique, Jacques Cordeau, Olivier Croguennec. Sur le second, Nouveaux modes industriels, au noyau dur se joignent Olivier Boiteux, Véronique Vigné, Jacques Cordeau, Jean-Lou Hirat, Alain Bocquelet, Marc Duconseille, Marie-Ange Cousin, Patrick Dubot, Pascal Gallelli, Laurence Perquis, Yannick Capron, Jean-François Duboc, Jean-Pierre Nicolle. Beaucoup font les chœurs, mais l'orchestre comprend guitare, basse, batterie, percussion et cuivres.
Enregistrés de 1977 à 1980, les deux disques font la paire. Ils s'écoutent avec beaucoup de plaisir. Une légèreté en émane, aussi naïve que sincère, aussi brute que recherchée, malgré les paroles souvent sombres de Doray, connu pour avoir appartenu aux groupes Rotomagus, Ruth et Crash, et pour figurer comme notre Défense de dans la Nurse With Wound List, bible de l'underground musical depuis presque un demi-siècle.

→ Les Asociaux Associés, Le Composant Compositeur, LP+CD Souffle Continu Records, 25€
→ Philippe Doray & Les Asociaux Associés, LP Ramasse-miettes nucléaire et LP Nouveaux modes industriels, Souffle Continu Records, ces deux-là déjà épuisés !

lundi 5 février 2024

Quatre films d'un autre monde


La World Cinema Foundation a été "créée dans le but d’aider les pays en développement à préserver leurs trésors cinématographiques, (...) consolider et soutenir le travail des archives internationales, en offrant une aide aux pays qui ne possèdent pas les infrastructures techniques ni les ressources d’archivage nécessaires pour faire ce travail eux-mêmes." Elle publia chez Carlotta quatre films du patrimoine mondial sous l'égide de Martin Scorsese, mais depuis cet article du 10 avril 2012 ils ne figurent plus à son catalogue.

Transes (El Hal) (1981) du Marocain Ahmed El Maanouni est un documentaire exceptionnel sur Nass El Ghiwane, un groupe de musiciens marocains formé dans les années 70, dont les concerts mettent les foules en transe. Ahurissant. Nous les suivons sur scène et dans leur vie quotidienne, entrecoupés de documents d'époque retraçant l'histoire récente de la décolonisation. S'accompagnant aux gumbri, bendir, darboukas et un banjo sans frettes, les quatre compères chantent la résistance et leur attachement à leurs racines retrouvées, berbères et gnaouas, de la poésie du Melhoun et du théâtre dont ils se réclament. Le film est passionnant, les personnages attachants, la musique hypnotique.

Les Révoltés d’Alvarado (Redes) (1936), premier film de Fred Zinneman, cosigné avec Emilio Gómez Muriel, préfigure le néo-réalisme italien tout en assumant sa filiation avec Robert Flaherty. Pour ce nouveau chant de résistance, cette fois des pêcheurs mexicains en lutte pour leurs salaires, tous les acteurs sauf un sont des amateurs, souvent jouant leur propre rôle. Les images admirables de Paul Strand et la musique de Silvestre Revueltas participent à cet envoûtement où le documentaire flirte encore plus explicitement avec la fiction.

En regardant l'étonnant Le Voyage de la hyène (Touki-Bouki) (1973) du Sénégalais Djibril Diop Mambety (frère aîné de Wasis Diop), j'en viens à penser que Scorsese est un agitateur révolutionnaire lorsqu'il soutient les autres cinéastes alors que depuis vingt ans il se laisse formater par le clacissisme du cinéma dominant lorsqu'il dirige lui-même ! Par son montage inventif, sa bande-son contrapuntique, sa poésie brutale et son humour provocateur, le cinéaste filme le rêve de deux jeunes nomades décidés à partir en France coûte que coûte. Anta, jeune fille des quartiers pauvres de Dakar, et Mory, gardien de troupeau, préfigurent les milliers d'émigrés qui s'échouent sur les plages du sud de l'Europe ou se noient avant de les atteindre.

La Flûte de roseau (Mest) (1989) du Kazakh Ermek Shinarbaev évoque la tragédie de la diaspora coréenne en images somptueuses mais prévisibles, accompagnées d'une ensorcelante partition du compositeur Vladislav Shute ; je reste hélas peu sensible au cinéma contemplatif et sentencieux. De plus, les histoires de vengeance m'ennuient. Cette œuvre pourra néanmoins combler les amateurs de Tarkovski et de fables asiatiques. Là aussi, le quotidien croise la poésie. Comme pour les autres films le bonus éclaire le film intelligemment, ici un entretien avec le réalisateur [...].

mercredi 31 janvier 2024

Actuel Remix = Goebbels Remix + Ensemble Modern Live Remix


À l'issue du concert électroacoustique solo de Xavier Garcia au Mans samedi dernier, je lui confiai que "je n'aurais pas fait mieux !". Entre musiciens jouant du même instrument, nous sommes souvent critiques. C'était de mon point de vue le plus beau compliment que je pouvais lui faire. Pourtant, lorsqu'il s'agit d'électronique, chacun/e a sa propre boîte à outils. Lors du concert de Xavier Garcia pendant le salon organisé par les Allumés du Jazz, je compris chaque geste, ou plus précisément, la raison d'être de chaque note ou mouvement. J'avais en face de moi un frère d'armes ou un cousin à la mode de Bretagne, encore que Xavier soit affilié à l'ARFI (Association à la Recherche d'un Folklore Imaginaire) implantée à Lyon depuis 1977. Il y a tout juste un mois j'avais déjà été emballé par son CD Labyrinthe d'une ligne.

Comme nous parlions ensemble de mon article, Xavier Garcia me remit son double CD de remix réalisé par Actuel Remix, duo qu'il forme avec Guy Villerd. Le propos était encore cette fois diablement alléchant. Les deux compères revisitent des pages de la musique contemporaine en les remixant avec des titres de grands noms de l’électro actuelle. Le premier volume est consacré à Heiner Goebbels, le second à l'Ensemble Modern. Rien de mieux pour exciter ma curiosité ! Je ne suis pas déçu. C'est de la musique de jeunes, entendre pour danser frénétiquement, à partir de matériaux inventifs et très variés. Goebbels, ancien jazzman créatif passé à la composition, se retrouve cadré par des samples rythmiques de Richie Hawtin, Ricardo Villalobos, Adam Beyer, Aphrodite, etc. Le second CD offre 17 remixes enregistrés live le 9 février 2017 lors de sa création au Festival Frankfurter Positionen où l'Ensemble Modern jouant Iannis Xenakis, Edgard Varèse, Michael Gordon, Sascha Dragićević, Dietmar Wiesner et Rainer Römer est mélangé aux samples de Mr Oizo, The Haxan Cloak, Klara Lewis, Thomas Schumacher, Nautic Depths, Fat Boy Slim et Richie Hawtin. Des musiciens de l'Ensemble Modern s'étaient cette fois joints aux deux électroniciens penchés sur leurs ordinateurs : Dietmar Wiesner à la flûte, Giorgos Panagioditis au violon, Alexandar Hadjiev au basson et contrebasson, Michael M. Kasper au violoncelle et Rainer Römer aux percussions. La musique est particulièrement vivante grâce à la présence des musiciens en chair et en os. La création sur Heiner Goebbels date d'un an plus tard au Festival de Vaulx-en-Velin, mais elle est retravaillée en studio par Xavier Garcia qui s'est chargé du mixage définitif.


La différence avec de nombreux musiciens électroniques vient de la composition au sens propre, à savoir l'équilibre dans le temps des forces en présence, l'architecture faisant souvent défaut aux improvisateurs et même parfois aux compositions préalables. La structure d'une pièce et son propos sont pour moi déterminants dans mon appréciation. Ici, alors on danse... Mais chaque pièce est une pochette-surprise qui ravit mes oreilles et me ferait presque bouger les jambes.

→ Actuel Remix, #02 Heiner Goebbels' Remix - #03 Ensemble Modern Live Remix, 2 CD ARFI, dist. Les Allumés du Jazz

mercredi 17 janvier 2024

Jean Morières, dix ans déjà


Jeudi 18 janvier à 20H30 au JAM, 100 rue Ferdinand de Lesseps à Montpellier, nous serons une vingtaine de musiciens et musiciennes à rendre hommage à notre camarade Jean Morières qui nous a quittés il y a dix ans. Pour ces Suites, se produiront Philippe Allain-Dupré (flûte traversière), Agnès Binet (accordéon), René Bosc (guitare, vidéo), François Cotinaud (clarinette, chant), François-Xavier Debray (basse), Pierre Diaz (saxophone soprano), Jérôme Dru (guitare), Denis Fournier (batterie, percussions), Olivier-Roman Garcia (guitare), Pascale Labbé (chant), Jerôme Lefèbvre (guitare), Gabriel Leonetti (trombone), Christophe Lombard (guitare), Jean-Baptiste Lombard (kamaycha), Michel Marre (trompette), Antoine Morières (batterie), Mathéo Morières (chant), Mathilde Morières (chant). Je m'accompagnerai au Terra pour un texte que j'avais demandé à Jean pour le Journal des Allumés. La question portait sur les occasions manquées. Je reproduis ici sa réponse ainsi que quelques articles publiés dans cette colonne.

À l’impossible, nul n’est tenu (17 avril 2018)

Il y a l'occasion manquée : le train en retard, l'accident, le rendez-vous raté. Derrière se profile le « si j'avais..., ma vie en eut peut-être été changée », avec tous les points d'interrogation qui l'accompagnent. Au fond, chaque jour est fait majoritairement de situations, de personnes, de livres, de lieux que l'on ne connaîtra jamais. Mais il y a aussi, plus énigmatique, plus douloureux : "l'occasion à manquer", par exemple les coups classiques du speaker aphone, de la grippe de rentrée des classes, la panne d'essence, le bouton disgracieux à un rendez-vous galant ; ou encore la star qui se prend les pieds dans le tapis, Poulidor, et pourquoi pas Lionel Jospin ou même Janis Joplin, Jimi Hendrix (quoique ces derniers, comme on dit, ne se soient pas ratés)… Il y a soudain comme une sorte de goulet d'étranglement, un enjeu incontournable ou décisif. Soudain, quelque chose en nous refuse la situation : notre vilain canard d'inconscient rechigne devant l'obstacle. Refus de la valeur, peur de l'échec ? Certes, mais le plus troublant est cette sensation étrange d'aimer échouer, comme si, en nous, un vilain diablotin cherchait à nous dicter la phrase à ne pas dire, le geste fatal, entraînant une sensation schizoïde fort désagréable. D'autant plus que, lorsqu’on en a pris conscience, vient ensuite la peur d'aimer échouer (ça se complique). Ce curieux phénomène cause de sérieux dommages à notre idée du libre-arbitre et remplit les cabinets (et les poches) des psychanalystes. Les optimistes peuvent se dire après coup : « j'ai échoué, mais au fond, je n'avais pas vraiment envie de réussir », reconnaissons hélas qu'en général, on ne désirait pas pour autant échouer, même si on y a réussi. Pour ma part, je me souviens d'une année pubertaire cauchemardesque au lycée qui s'est soldée par un redoublement de ma classe de quatrième. J'ai vécu lors de l'annonce de cet échec scolaire un soulagement, une volupté totale et inattendue. Plus que le redoublement lui-même, c'est ce sentiment qui à l'époque me bouleversa le plus et m’obligea ensuite à me poser quelques questions. L'idéal, c'est tout de même lorsque l'on peut dire, comme dans Les liaisons dangereuses, « ce n'est pas ma faute », cela demande beaucoup d'énergie pour s'en persuader, mais on y arrive. Par exemple, si je veux réussir à rater ce texte sur les occasions manquées, c'est très difficile. Si le texte est raté, c'est un succès, s'il est bon, c'est raté, donc encore réussi, je suis donc dans une totale impossibilité d'échouer. Au fait, l'ai-je bien descendu ?

Jean Morières s'est envolé (24 janvier 2014)


La terrible nouvelle nous assaille, rappelant la fragilité de nos existences. Il suffit qu'un fil casse pour que notre toile se replie à jamais sur nous-même comme un linceul qui nous colle à la peau, barque de fortune flottant sur le Styx, bulle de savon s'évaporant dans les nuages ou poignée de terre rejoignant le magma. Quelque soit le chemin chacun y trouve son élément. Il suffit d'un quart de seconde pour refaire le trajet à l'envers et le papillon redevient cocon. Certains départs sont trop précipités. Jean Morières n'aurait rien vu venir. Il savait respirer le bon air de la campagne, pratiquait la méditation avec la même discipline qu'il travaillait sa flûte zavrila, il aimait rire et chanter. Mardi après-midi le coup l'a frappé en haut d'une petite colline comme il se promenait dans la garrigue. Tout s'est arrêté sans prévenir. À Pascale, à Mathilde, Antoine et Fani, il laisse une foule d'images, de sons, de paroles, de gestes, de sentiments où son esprit critique se vêt d'humour et de tendresse. Mais ce soir, plutôt qu'à sa flûte apaisée et rêvée je choisis de le réentendre endosser l'enveloppe de son double mordant, le caustique Eddy Bitoire, pseudonyme non dupe de ce que nous réserve l'avenir. À plus tard.

Hommage à Jean Morières 1951-2014 (22 janvier 2015)


[...] Rien ne laissait prévoir cette disparition prématurée qui nous priverait de son humour, de ses pensées, de son amitié et de sa musique si nous n'y prenions pas garde. Un an plus tard sa famille et ses amis [avaient] décidé de lui rendre hommage en organisant un concert impromptu. [S'étaient succédés] le pianiste Florestan Boutin, le flûtiste Bruno Meillier, un trio formé de l'accordéoniste Agnès Binet, du saxophoniste François Cotinaud et du guitariste Jérôme Lefebvre, le guitariste Olivier Benoit, le clarinettiste Sylvain Kassap, et ma pomme. Ses témoignages en direct [étaient] entrecoupés de films de Mathilde Morières (Autour de la zavrila, Un bon snob nu, Le cirque de chambre, Modus Operandi, La vie à Montignargues, Musique et vie, Eddy Bitoire). Sa compagne Pascale Labbé, ainsi que Fani et Antoine [étaient] évidemment là également.


- Esprit es-tu là ?, le dernier album de Jean Morières en duo avec Florestan Boutin est un modèle de délicatesse. Japonaiserie à la manière de Van Gogh, c'est un pont sous la pluie, un arbre en fleurs, une miniature d'ukiyo-e gravée sur le bois de la table d'harmonie et autour du cylindre de buis. Le piano préparé accompagne la flûte zavrila que Jean avait inventée à sa mesure et qu'il faudrait bien qu'un musicien adopte pour qu'elle continue à vibrer. Que son esprit se manifeste dans le bois. Enregistré le 5 juin 2012 au Conservatoire de Montreuil, le disque qui tourne sur la table ne porte pas d'étiquette. Sans label, il n'est qu'une émanation. Impalpable, la musique est devenue celle des sphères.

Les chansons nâvrantes d'Eddy Bitoire (27 avril 2012)


Les chansons décalées ont toujours été une tradition. Au siècle dernier, Georgius, Fredo Minablo et sa Pizza Musicale (un des nombreux pseudonymes de Boris Vian), Bobby Lapointe, Édouard, Pierre Perret, Licence IV, Les inconnus, et combien de chansonniers, ont remonté le moral à plus d'un désespéré. Même Jacques Dutronc, alors directeur artistique, se lança accidentellement dans la chanson pour rigoler. Chez eux il existe une distance que ne véhiculent pas les comiques avérés comme Fernandel ou Bourvil, encore que la frontière soit mince. Le second degré existe-t-il ou est-ce une manière coupable d'assumer ses amours inavouables ?



Nous avons peu d'informations sur la carrière d'Eddy Bitoire. Certains aficionados du jazz prétendent avoir reconnu un souffleur inventif dont la musique échappe aux canons à la mode. Raison de plus pour Eddy, tenté par l'exercice et convoquant toute la famille des potes pour réaliser ses chansons nâvrantes (l'accent circonflexe est paraît-il une piste pour l'identifier). Quitte ou double ? Sur SoundCloud, on pourra également écouter Bingo, Méfie-toi, P le 1, Courbez-vous, Un alien, Ce que j'aime chez toi, J'bute sur Nietzsche, Benoit, I Speck The Prues, Une maladie rare, Qui donc ?, Une tomate, Dis au revoir, Les gâteaux secs...


Clips réalisés respectivement par Cyril Laucournet et Jenifer Titi.

Le fantôme de John (18 décembre 2015)


Mathilde Morières a mis en ligne une première mouture du film sur son père, le musicien Jean Morières, compositeur, improvisateur et inventeur de la flûte zavrila, disparu brusquement en janvier 2014. Elle a découpé ce très bel hommage en trois parties : Épreuve #1-Rien n'est vraiment perdu, Épreuve #2-Depuis que je voyage en musique..., Épreuve #3-La mort tout le monde s'en fout, le vide qu'elle laisse, ça... Il commence avec le concert auquel neuf d'entre de ses amis participèrent un an plus tard avec le pianiste Florestan Boutin. Dans les parties suivantes Mathilde s'inspirera de la musique jouée ce jour-là pour s'enfoncer dans les archives qu'elle a filmées les années précédentes lorsque Jean était là. Le fantôme de John joue des strates du temps qui communiquent par des portes que l'on peut croire imaginaires, quatrième dimension où la musique prend la clef des chants. Cette première partie respire le silence : un solo de Jean à la flûte zavrila, l'enregistrement à Radio France d'Un bon snob nu avec sa compagne chanteuse Pascale Labbé qui rejoint ensuite le clarinettiste Sylvain Kassap avant que ne résonne la harpe de porte que j'ai accrochée sur celle des toilettes...


Agnès Binet et Jean à la zavrila entament la seconde partie, mais il est ensuite remplacé par le saxophoniste François Cotinaud à la clarinette, le guitariste Jérôme Lefèbvre et la même accordéoniste tandis que nous partons en ballade, tant dans le montage qui s'accélère que dans les paysages géographiques et musicaux qui se succèdent. La fantaisie de Jean se révèle alors autant que ses préoccupations philosophiques et poétiques. Mathilde nous interroge tous les deux à Bagnolet sur l'époque de notre adolescence, avec Scotch entre nous deux qui se laisse caresser voluptueusement. Antoine et Fani, frère et sœur de Mathilde, se joignent à la délicate sarabande...


Jean accorde ma harpe de porte avant que nous répondions à Mathilde sur la créativité et la liberté. Jean aimait inventer des aphorismes et déconner sérieusement. À mon tour j'adapte l'une de nos interminables discussions pour clavier sampleur. La mort rôde sans que nous y prenions garde. Les bestioles le sentent. Eddy Bitoire, le double moqueur de Jean, ne fait que de brèves apparitions, pas assez à mon goût, tant ses provocations caricaturales étaient spirituelles et drôles. En clôture du concert au Conservatoire de Clichy-la-Garenne nous soutenons tous ensemble Pascale qui craque de la cruelle absence de Jean. Mais Mathilde le fait revivre par ses images et par la musique, une lande éternelle où nous allons de temps en temps voir là-bas si nous y sommes ou comment nous y serions, accostant alternativement aux rives du deuil et des naissances.

Eddy Bitoire, poète du quotidien (11 janvier 2022)


Samedi le facteur dépose dans ma boîte aux lettres un Colissimo très attendu, mais je ne sais pas exactement ce qu'il y a dedans. Le cachet de la poste indique que le paquet a été envoyé de Saint-Geniès-de-Malgoirès dans le Gard. De son vivant, j'exhortais Eddy Bitoire à sortir ses chansons nâvrantes dont j'adorais l'humour franchouillard qui me rappelle Boris Vian, Henri Salvador ou les frères Lefdup. Bitoire c'est la face Hyde du Docteur Jekill, parce qu'on peut être franchement surpris par autant de déconnade lorsqu'on connaît la sobriété de ses disques de flûte solo et le sérieux de son esprit critique sur le monde et l'autre monde. Si les paroles sont parfois scatologiques, souvent grinçantes, les pastiches musicaux sont réalisés avec le plus grand soin sans négliger une bonne dose de salutaire foutage de gueule. Après la disparition brutale de Bitoire, sa famille aura mis sept ans pour publier ce fabuleux coffret, indispensable cadeau à se faire ou à offrir à celles et ceux qu'on aime, histoire de leur rappeler que la vie est courte et qu'il faut surtout la traverser joyeusement sans emmerder les autres. J'utilise un terme galvaudé par un président de la république, le pire que le système nous aura imposé (jusqu'ici) et à qui Bitoire, s'il l'avait connu, n'aurait pas manqué de tailler un short riquiqui à sa mesure. Mais qu'y a-t-il donc dans ce coffret en carton gauffré ?


Je sors d'abord la bouteille de bière de la brasserie du Lez avec la magnifique étiquette où Bitoire pose avec son micro, le mieux placé pour exprimer ce qu'il pense de ce qu'est devenue notre société qui part à vau-l'eau. Dans un filet à provision vert pomme sont glissés un superbe livre illustré et deux CD, soit les deux volumes des "meilleurs succès écrits, composés et interprétés par le poète du quotidien", pas moins de 28 chansons dont on retrouve les paroles dans l'épais ouvrage illustré remarquablement mis en page. Chacune est accompagnée des circonstances de sa création ou d'un passage de la vie aventureuse du héros ainsi que de conseils avisés, culinaires ou de bricolage. Si je connaissais la plupart de celles du premier CD, je découvre les plus récentes, souvent plus dures et plus amères. Comme le secret sera vite éventé, oserai-je suggérer d'en profiter pour écouter les œuvres "sérieuses" de Jean Morières, le musicien qui se cache derrière le pseudo canulardesque, saxophoniste de jazz passé à la flûte zavrila, un instrument chromatique de son invention. Notre ami nous manque cruellement, tant pour les discussions prises de tête où nous refaisions le monde que pour les parties de franche rigolade où nous profitions à fond de la vie. Ce coffret rend génialement hommage au camarade qui nous a quittés prématurément en haut d'une petite colline de sa garrigue. Ils sont quatre à s'être investis dans ce projet posthume : tout le monde chante et joue de plein d'instruments, Jérôme Dru qui a aussi réalisé le livre, texte et graphisme, Antoine Morières, le fiston, qui a compilé, mixé et masterisé les deux disques, Pascale Labbé, la compagne de Jean. En coulisses leurs deux filles, Mathilde et Fani. Il y a dix ans j'avais affiché deux clips d'Eddy Bitoire qui annonçaient la suite. La voici et ça fait du bien par où que ça passe, mais attention, c'est cru !

→ Eddy Bitoire, le poète du quotidien , coffret 40€ envoi compris avec la bière, le filet à provision, le livre et les 2 CD, ed. Franchemencq, par Paypal (pascale.labbe1@free.fr) ou par chèque à l'ordre de Pascale Labbé, 2 rue de l'Église, 30190 Montignargues

mardi 16 janvier 2024

Pique-nique au labo 3 sur Rock6070


David Fenech me signale un article extrêmement sympathique sur Rock6070 écrit par Douglas à propos de mon dernier CD :

Jean-Jacques Birgé – Pique-nique Au Labo 3 – (2023)

C’est curieux, il me semblait vous avoir présenté le double Cd composant les deux premiers volumes de cette trilogie, mais je ne retrouve pas sur le fil, ayant juste évoqué l’album sans plus. Pourtant ça m’avait vraiment bien plu, ce qui explique la présence de ce volume trois dans les rayons. Birgé ne vend pas cher ses productions, son truc c’est la musique, la diffusion et même la gratuité, le plus souvent à travers son bandcamp ou son site, une sorte d’idéaliste échappé des années soixante-dix, je suppose qu’il doit ressentir amèrement les basculements du monde…

C’est pourquoi Birgé est un trésor et une pépite. L’album est plein, bourré à fond de bonnes ziques gorgées d’impros. Des invités, vingt qui viennent participer au pique-nique et vous offrir ce bel album plein de rêves et de surprises. Je vous mets les plus connus pour que ça évoque de bons souvenirs musicaux chez vous, mais ici personne ne vaut plus qu’un autre. On pourrait citer François Corneloup, Gilles Coronado, David Fenech, Fidel Fourneyron, Naïssam Jalal, Olivier Lété ou Elise Caron et beaucoup de musiciennes et musiciens inconnus pour moi mais dont on fait la découverte à travers ce précieux album…

« Il s’agit de jouer pour se rencontrer et non le contraire comme il est d’usage », écrit Birgé sur le petit livret accompagnant, alors à l’impro on ajoute l’aléatoire, en tirant la thématique de la pièce jouée au hasard. A côté du titre de la pièce jouée figure le nom de l’album virtuel dont elle est extraite. On se rapproche de la démarche d’Eno et de John Zorn et sa série « Cobra ».

Ce n’est pas le genre d’album dont il est aisé d’isoler un extrait car tout fait sens, et le plus curieux, finalement, c’est l’homogénéité de l’album, rien ne devrait prédisposer à cela, pourtant il y a comme un fil secret qui réunit les pièces. Peut-être est-ce la présence de Jean-Jacques Birgé qui joue des claviers, percussions, harmonica, kazoo, guimbarde, flûte et autres instruments, qui fait le liant et par sa seule présence assure une identité à l’ensemble.

Il faut savoir que chaque pièce est individuellement un extrait d’une création plus large qui aurait le format d’un album, disponible gratuitement par ailleurs sur drame.org ou Bandcamp. Les musiciens sont le plus souvent réunis en formation de trois, ou plus rarement de deux. Je vous cite le titre de l’intéressante huitième pièce, car elle prête à sourire, « Manger avec quelqu’un qui n’a pas d’appétit c’est discuter beaux-arts avec un abruti » ne pas oublier que nous sommes dans le cadre d’un pique-nique…

Chez GRRR.

samedi 6 janvier 2024

Pique-nique au labo 3 in Revue&Corrigée


Activiste musical depuis une bonne cinquantaine d’années, Jean-Jacques Birgé cultive aussi l’art de l’hospitalité, en son laboratoire de Bagnolet, pour des piques-niques sonores. En général, deux invité.e.s, soit des rencontres musicales en trio (il y en a deux en duo). Chacun.e amène son instrument, l’hôte officiant principalement aux claviers, parfois à la flûte, au kazoo, ou à l’harmonica. De cette convivialité est née une série d’enregistrements, disponibles sur le site de JJB*. Entre mars 2021 et juin 2023, il y eut ainsi près d’une douzaine d’enregistrements d’albums numériques. Avec principalement des musiciens français, ou vivant en France (la syrienne Naïssam Jalal, le hongrois Csaba Palotaï). Quelques nouveaux venus, qui commencent à se faire un nom (telle la guitariste Tatiana Paris ou la vocaliste Violaine Lochu), quelques noms qui hantent les musiques créatives depuis bien des années (Philippe Deschepper, Hélène Breschand, Gilles Coronado, François Corneloup, Fidel Fourneyron, David Fenech), d’autres un peu moins médiatisés. En tout, une petite vingtaine de musiciens participent aux diverses agapes. L’idée de cette compilation, près de trois ans après un premier Pique-nique au labo (GRRR 2031/32), reprenant, chronologiquement, un titre de chacun de ces enregistrements, est de nous mettre l’eau à la bouche, bref, de nous donner un avant-goût de chacune des recettes qui nous sont proposées. Les ingrédients varient, leurs combinaisons peuvent surprendre, offrant diverses saveurs parfois jusque dans un même titre. Ainsi après un goût légèrement acidulée, « Give the Game the Way » (Basile Naudet au saxophone soprano, Gilles Coronado à la guitare électrique et Jean-Jacques Birgé aux claviers) révèle peu à peu des saveurs plus épicées, plus corsées. « Utilisez une vieille idée » (Élise Caron, Fidel Fourneyron et l’hôte) cultive davantage une forme d’amertume, dévoilant des fumets aigres-doux, ou encore « Manger avec quelqu’un qui n’a pas d’appétit c’est discuter Beaux-Arts avec un abruti », qui associe le jeu d’un violon champêtre et printanier à un travail plus déstructuré des pianos et de la guitare (Csaba Palotaï), laissant apparaître quelques sons électroacoustiques me rappelant (c’est très personnel !) « Revolution 9 ». Bref, ces agapes au studio GRRR relèvent aussi, par la science de son chef, et en adoptant un autre vocabulaire, d’un singulier travail d’orfèvrerie, de créations de pièces uniques aux fines ciselures. Et l’aventure continue : trio avec l’artiste Raffaelle Rinaudo (qui officie dans un autre trio, Nout) et Hélène Duret à la clarinette (Le songe de la raison, septembre 2023), trio avec Isabel Sörling et Maëlle Desbrosses (Listen to the Quiet Plattfisk, octobre 2023), to be continued
*http://www.drame.org/2/Musique.php ?MP3
Pierre Durr in Revue&Corrigée n°138, décembre 2023

vendredi 5 janvier 2024

Éric Vernhes en 5 articles



ÉRIC VERNHES, SCULPTEUR AUDIOVISUEL
Article du 1er décembre 2011

D'origine architecte, Éric Vernhes est connu pour sa collaboration vidéo en temps réel avec de nombreux musiciens improvisateurs tels Serge Adam, Benoît Delbecq, Marc Chalosse, Yves Dormoy, Gilles Coronado, au théâtre avec Irène Jacob ou Jean-Michel Ribes, ou encore avec les rockers Alain Bashung ou Rodolphe Burger. Chaque fois qu'il attaque un nouveau médium, il doit trouver des solutions techniques inédites pour servir son propos. Qu'il aborde [...] la sculpture en cinéaste n'a rien d'étonnant. Ses œuvres sont parlantes, même si l'adjectif "sonores" serait plus approprié, sa narration se jouant autant dans le temps que dans l'espace.


Fukushima - Les témoins est un hommage direct au Japon, par ses lignes épurées, ses composants électroniques apparents et le non-dit qu'évoquent les sons sismographiques de déchirement ou les petites gouttes pendulaires. La calligraphie de Yokari Fujiwara entérine la catastrophe : « le tonnerre se tenait là, à l'intérieur du silence / l'enfant ne sait pas ce qu'a vu le père qui ne voit pas ce que vivra l'enfant. Ils avancent, aveugles / l'avenir nous échappe comme l'eau s'écoule et les larmes de Fukushima deviennent océan ». Vernhes précise : j'ai laissé la colère. Je voulais juste exprimer une empathie. J'ai donc cherché un médium des plus délicats en m'inspirant de l'Ikebana, du Sumi-e, ainsi que d'un souvenir d'enfance qui m'est cher: celui des sculptures cybernétiques de Peter Vogel. Il a fallu apprendre. Cela à donc été assez long. Suffisamment long pour que, de tout ce que je croyais vouloir dire, il ne reste qu'une trentaine de mots articulés par trois témoins.


Fukushima - La chambre nous attire dans un aquarium où les corps ont du mal à se mouvoir, perturbés par les radiations qui traversent le miroir. Nous assistons impuissants au spectacle de la mort, nous réfugiant dans un corps à corps, ultime planche de salut de l'amour face au crime organisé. Le dispositif est un théâtre optique de Raynaud, fondu entre l'aquarium bien réel et une image virtuelle qui flotte dans l'eau.


Plus ludique, GPS#1 joue sur un retournement de situation. Notre géolocalisation ne donne aucune réponse, mais la voix nous interroge. Dans la présence factice de la forêt, elle va jusqu'à s'inquiéter de nos motivations. Quel but poursuivons-nous ?

MACHINES ANTHROPOÏDES
Article du 11 septembre 2013


Le terme anthropoïde évite de sexualiser les machines androïdes ou gynoïdes qu'Éric Vernhes assemble dans son laboratoire, même si le désir anime leur conception, puisant dans les profondeurs de l'inconscient ou les souvenirs les plus intimes. Pour matérialiser ses rêves et ses fantasmes l'artiste aura appris à maîtriser la matière, programmant les ordinateurs, assimilant l'électronique numérique comme l'analogique, filmant, soudant, sciant, collant, accumulant les techniques pour s'approcher de son modèle, au-delà de l'individu, le rapport humain, un entre-deux. La collection d'histoires qu'il a imaginées a pris corps à force de travail. Les machines tiennent leur esthétique seulement de leurs composants. De l'utilité Vernhes accouche d'une forme. Hériter du Villiers de L'Isle-Adam de L'Ève future ou de L'inhumaine de Marcel L'Herbier, Vernhes, qui partage avec Jules les visions critiques d'un futur imminent, fait danser les mains d'Orlac sur les claviers de L'interprète en se prêtant au jeu troublant de la musique. Dans l'accompagnement du film muet les deux interagissent, refusant qu'image ou son jouisse de quelque priorité.


Dans presque toutes ses œuvres, ce va-et-vient entre le spectateur et un miroir mécanique qui lui répond se rendent la politesse. Avec De notre nature, inspiré par Lucrèce, les mouvements des visiteurs projetés sur l'écran font bouger les billes d'acier dans une cymbale dont le son amplifié transforme à son tour les éclaboussures vectorielles de notre image décomposée, recomposée. Pour GPS1 ou GPS3 les voix synthétiques des GPS détournés jouent de la séduction des mots. C'est de l'impossible résolution que naissent le désir et la fascination.


Ayant déjà évoqué le travail d'Éric Vernhes dans cette colonne il ne me reste qu'à y projeter mon double, là, dans la nature des choses, spectre aux côtés du plasticien et de Jean-Jacques Palix, autre visiteur alter ego (arrêt sur image immortalisant la scène !)... Au rez-de-chaussée de la Galerie Charlot où sont exposées toutes ces œuvres [...], l'horloge de Ses nuits blanches donne aux films de famille d'étranges ondulations au rythme du balancier. Au sous-sol, les Témoins de Fukushima renvoient le son du vide qu'un transistor débranché transforme en bruit blanc. Enfants nous regardions les circuits imprimés comme des paysages, adultes nous survolons les villes en nous souvenant de nos enfantillages. Partout des cadres figent des instants d'images sur papier cotonné comme les traces abordables de machines qui prendront un jour la tangente, laissant leur créateur seul face à lui-même, Frankenstein dépassé par des créatures que s'approprie légitimement le public.

SPECTRES ET PRÉDICTIONS
Article du 31 octobre 2016


Faites-moi confiance. Allez-y ! C'est épatant. À deux pas de la rue de Bretagne, entre Arts et Métiers et République, Éric Vernhes a installé ses nouvelles pièces dont Intérieur est le morceau de résistance. Résistance est justement le titre de celle qui nous accueille à l'entrée de la Galerie Charlot. Une horloge rythme le temps du manque. Des sentences viennent se briser contre le cadre avec un bruit de verre brisé. Mais c'est un autre balancier qui attire mon œil. Il fait partie d'Intérieur, une installation sonore et visuelle composée d'un piano mécanique, d'un petit écran, d'une projection vidéo et de ce fichu balancier. Le temps s'écoule, le piano joue tout seul, des images extraites de films anciens défilent, une partition graphique se projette au-dessus du Yamaha midi. Comme dans toutes ses œuvres, l'aléatoire ravive sans cesse l'intérêt du spectateur. Car chez lui on n'est jamais visiteur. On reste, captivé, captif de ces machines infernales dont la complexité nous échappe, cachée sous l'élégance des formes. Le rond du poids rouge permute soudain avec les inscriptions hiéroglyphiques. Mais le piano joue toujours ses partitions contemporaines uniques qu'aurait adoré Conlon Nancarrow. Éric Vernhes a tout programmé lui-même sur le logiciel Max, mais il a aussi soudé le métal, poncé le bois, découpé le verre, converti les films super 8 trouvés aux Puces. Parce qu'en plus de fonctionner impeccablement, c'est beau et ça raconte des histoires, des tas d'histoires, une ouverture sur le rêve et un révélateur de l'inconscient. Qu'attendre de plus de l'art ?


[En 2013] Éric Vernhes exposait ses machines anthropoïdes. Deux ans plus tôt, la Galerie Charlot avait inauguré la première exposition de ce sculpteur audiovisuel dont les œuvres figurent toujours mes préférées parmi ceux qui utilisent les nouvelles technologies pour mettre en scène leur art. Sur le mur d'en face sont posées Figures 1, 2 et 3, Saison 1, des ikebanas (l'art japonais de faire des bouquets de fleurs séchées), un assemblage d'aluminium, maillechort, papier enduit et de l'électronique pour faire marcher tout cela, pour qu'en sortent des images et des sons, miniatures délicates de nus qui s'animent devant nos yeux ébahis. Une dialectique entre la mort et le vivant est partout suggérée. La pluie, le vent, des voix chuchotées accompagnent les scènes bibliques ou mythologiques qui tournent, tournent longtemps après leur mort. Mais nous sommes bien vivants, et nous descendons au sous-sol admirer La Vague, encore un balancier ! Les mouvements de la petite fille sont synchronisés avec le va-et-vient de l'horloge. Lunaire, elle joue à attirer et repousser les vagues. On entend tout. Le sac et le ressac. Comment mieux illustrer l'astuce de Jean Cocteau : "Quand ces mystères nous dépassent, feignons d'en être les organisateurs." ? Les enfants ont ce terrible pouvoir de nous faire percevoir le temps qui file.


Face à elle, Gerridae permet au spectateur d'interagir en posant la main à plat sur son cadre. Les «insectes» électroniques de cette mare virtuelle se transforment en phrases selon la structure du Yi King déjà utilisée par John Cage, 64 hexagrammes, autant d'ouvertures vers l'interprétation de chacun, chacune. Le générateur de texte mis au point par Jean-Pierre Balpe et Samuel Szoniecky produit des propositions poétiques aléatoires dignes de quelque Pythie moderne.


Et vous manqueriez cela ? Ce n'est pas sérieux ! Ne laissez pas traîner ces œuvres pour que vos enfants s'en emparent sans que vous n'y voyez rien... Au premier abord elles sont si ludiques. Mais très vite, en vous y penchant, vous verrez apparaître le spectre de vos ancêtres ou les prédictions de l'avenir ! L'inconscient a tout enregistré. Libre à nous de le libérer ou pas de son cabinet noir !

→ Éric Vernhes, Intérieur, exposition à la Galerie Charlot, 47 rue Charlot 75003 Paris, jusqu'au 3 décembre 2016

PERSPECTIVES DU XXIIe SIÈCLE (13) : VIDÉO "DE VALLÉES EN VALLÉES"
Article du 2 juin 2020


De vallées en vallées est la deuxième vidéo du projet Perspectives du XXIIe siècle que j'ai reçue après Berceuse ionique de Sonia Cruchon. C'est évidemment une formidable surprise de découvrir comment Eric Vernhes l'a réalisée d'après le film muet de Segundo de Chomón, Le scarabée d'or. Cette idée lui est venue en écoutant la musique que j'ai composée, et elle colle magnifiquement à cette course folle sous les étoiles. Celle du Birgé guidait déjà les troupeaux vers les hauteurs ! Est-ce de circonstance virale, mais en regardant le magicien j'ai pensé à la phrase de Freud : "Je vous apporte la peste. Moi je ne crains rien. Je l'ai déjà."...
Replacer les musiciens dans l'espace, en particulier la nature qui aujourd'hui reprend ses droits après la sécheresse et les inondations qui ont suivi la catastrophe, fait apparaître l'exaltation qui s'est emparée d'eux. Emboîtant le pas à mes rythmes hypnotiques, le clarinettiste Antonin-Tri Hoang, le percussionniste Sylvain Lemêtre et Nicolas Chedmail, qui souffle simplement dans son embouchure, me rappellent la course folle des meules de foin des Saisons d'Artavazd Pelechian. La transposition est osée si l'on se réfère au troupeau perdu des Bulgares, aux appels au bétail des Peuls ou au chant de vacher asturien. Mais la magie autorise bien des choses !
Conseil : regardez le film en plein écran !


Jean-Jacques BIRGÉ
DE VALLÉES EN VALLÉES
Film réalisé par ERIC VERNHES

Jean-Jacques Birgé : clavier, phonographie
Antonin-Tri Hoang : clarinette basse
Nicolas Chedmail : souffle
Sylvain Lemêtre : percussion

Sources musicales :
Bulgares (Région de Sofia). Musique à programme : "Le troupeau perdu". Flûte à bec
Peuls (territoire du Niger). Appels au bétail, 1948-1949
Asturiens. Chant de vacher : vaqueirada. Voix d’homme, tambourin (pandeiro). Région de Luarca, 1952

Source cinématographique :
Le scarabée d’or de Segundo de Chomón
Réalisateurs : Ferdinand Zecca et Segundo de Chomón
Scénario et cinématographie : Segundo de Chomón
Société de production : Pathé Frères, 1907

#14 du CD "Perspectives du XXIIe siècle"
MEG-AIMP 118, Archives Internationales de Musique Populaire - Musée d'Ethnographie de Genève
Direction éditoriale : Madeleine Leclair
Distribution (monde) : Word and Sound
Sortie le 19 juin 2020
Commande : https://www.ville-ge.ch/meg/publications_cd.php

Tous les articles concernant le CD Perspectives du XXIIe siècle

GERRIDAE
Article du 2 novembre 2022


Hier matin Éric Vernhes est venu installer l'édition d'artiste de sa pièce Gerridae. J'ai mis du temps à me décider. Lorsque je passais à son atelier, je la regardais et l'écoutais en me disant que j'allais craquer, mais le lendemain matin je trouvais plus raisonnable de produire un de mes disques avec ce que cela m'aurait coûté. Cela me démangeait. Mon ami a réalisé des œuvres extrêmement variées, ce qui n'est pas courant. La plupart des plasticiens reproduisent infiniment des variations du truc qui les caractérise et qu'ils ont mis du temps à trouver. Si des constantes évidemment existent, Éric renouvelle chaque fois les supports, les matériaux et la programmation puisqu'il s'agit presque tout le temps d'art cinétique. C'est à ce courant que les œuvres interactives sont assimilées. Cela exige de sa part un savoir faire incroyable, de la menuiserie à la ferronnerie, de l'électronique à l'informatique, de la musique au cinéma, de la conceptualisation à la poésie et j'en passe. Gerridae s'insère parfaitement dans mon environnement. Le cadre noir rappelle celui des deux photos d'Un son qu'Éric m'avait offert pour mes soixante ans, sans parler de mon nouveau réfrigérateur qui est noir mat. Quant aux couleurs des leds, autour, qui suivent celles qui s'animent dans le cadre, elles collent merveilleusement avec le kitch flavinien de l'escalier. Le son reste discret, bien proportionné à l'œuvre de 70x70 centimètres et au salon où Gerridae est accroché. Eric a dû percer le mur de 29 centimètres d'épaisseur pour qu'aucun fil ne soit visible sur la façade. J'adore son travail parce que passé l'esthétique réside une éthique, sorte d'histoire ouverte à laquelle le spectateur participe par son interprétation. Les œuvres purement plastiques m'ont toujours un peu ennuyé. Cinéphile jusqu'à la pointe des oreilles, j'ai besoin qu'on me raconte des histoires. Mais je préfère laisser la parole à l'auteur qui présente ainsi Gerridae, agrémenté de photographies et d'un petit film explicite :
Des fragments graphiques évoluent sur un écran. Leur modèle de comportement et d’interaction est inspiré de celui des araignées d’eau (Gerris, de la famille des Gerridae) à la surface d’un étang. Lorsque le spectateur s’approche et effleure le cadre de l’écran, les fragments se stabilisent et s’assemblent en une proposition poétique, cryptique, aléatoire mais néanmoins (si on le souhaite) divinatoire.
L’homme a toujours cherché à voir dans les manifestations naturelles autonomes (formes des nuages, vols des oiseaux…) des “signes” qui l’éclaireraient sur son devenir. Ne comprenant pas les raisons pour lesquelles un objet ou un organisme s’anime, il cherche obstinément une intentionnalité, une volonté extérieure à lui qui s’exprimerait par ce mouvement, puis fait intervenir un médiateur initié, l’oracle, pour transformer ces signes cryptés en messages intelligibles qui s’adresseraient exclusivement à lui-même. Ce réflexe anthropocentriste n’est pas l’apanage des tribus primitives. Même pour nous, l’idée du hasard et de l’absence de déterminisme divin dans l’origine de ces mouvements, telle qu’exprimée par les Epicuriens à propos des atomes, ne s’impose jamais d’elle-même (c’est pour cela que j’ai fait “De notre nature”) et est constamment à redécouvrir. J’en veux pour preuve cette phrase elliptique et mystérieuse, généralement lancée pour clore une discussion et que tout le monde à déjà entendu: “De toute façon, il n’y a pas de hasard…” Cette phrase sous-tend une proposition connexe qui est que, si on s’en donne la peine, “Tout s’explique.” Dans ces moments là, on parle généralement, non pas du mouvement des choses naturelles, mais du mouvement des choses que l’on ne comprend pas en général. Et si l’intention qui préside à ces mouvements n’est pas celle d’un dieu en bonne et due forme, il y a là l’affirmation d’un principe déterministe universel qui régente le monde. Il n’y a donc pas de hasard et pas d’insignifiant. Tout fait signe, tout fait sens. Il ne reste qu’à trouver le bon oracle. Gerridae est partie de l’idée que si tout fait sens, j’aurais alors plaisir à produire les signes, ou, tout du moins, le contexte dans lequel ces derniers peuvent émerger. (C’est, il me semble, le travail de l’artiste que de produire des signes). Dans Gerridae, je crée donc la mare aux insectes qui doit faire signe et je laisse au spectateur le choix du moment ou ceux-ci doivent s’exprimer. Lorsqu’il effleure le cadre de sa main, les “insectes” électroniques se transforment en phrase. J’ai utilisé la structure du Yi King ainsi que des propositions du générateur de texte mis au point par Jean-Pierre Balpe et Samuel Szoniecky pour obtenir des propositions poétiques aléatoires qui peuvent se rapprocher, si l’utilisateur veut le voir en ce sens, d’une divination cryptée. Je souhaite néanmoins qu’il y voit avant tout une poésie qui, tout autant que la prédiction, révèle des aspects insoupçonnés de ce dont elle parle.
L'inspiration du Yi King n'est pas faite pour me déplaire. Matérialiste fervent, je connais néanmoins le pouvoir magique des mots comme de toutes les œuvres de l'esprit. L'inconscient fait partie de cette poésie que je retrouve chez Cocteau, Lacan ou Godard, mes trois voix préférées, même au sens littéral. Question de rythme probablement, d'adéquation entre le sens et le ton certainement. Dans de rares moments où je perdis mes repères, consulter le Yi King m'a aidé à valider mes choix. En lisant John Cage je m'étais aperçu de son étonnante construction, identique à notre ADN avec ses 64 hexagrammes. La récente version du Yi Jing réalisée par Pierre Faure enterre définitivement la vieille traduction de Richard Wilhelm pour mille raisons. Et Gerridae de me susurrer : " l'entendement ne se distingue pas du rêve / ciel au-dessus d'une eau stagnante / le roi cherche dans tous les coins / et parle de l'amour / pas un puits ".

FAUT QUE ÇA BOUGE
Article du 29 novembre 2022


Éteint, Gerridae ressemble à un four encastré au design élégant. Il est assorti à mon réfrigérateur noir mat et au cadre d'Un son qu'Éric Vernhes m'avait offert il y a exactement dix ans. Allumé, un collectionneur avancerait qu'il se marie bien avec mes Gayffier, mes Yip, mon Séméniako, mon Clauss ou mon Rothko. Sauf que je n'ai pas de Rothko. Alors personne ne dira rien. On écoutera le son des pattes d'araignée qui irrite Elsa, mais qui me rappelle les percussions varésiennes de mes nuits sarajéviennes quand les flammes sortaient des canons. Je m'endormais aussitôt, doucement, comme on compte les moutons. C'est léger, délicat. On ne peut qu'admirer les formes et les couleurs qui bougent sans cesse jusqu'à ce qu'apparaissent des lettres, puis des mots, enfin des phrases.


Effleurer la ligne de métal. Et la machine d'Éric distille son poème. Chaque fois un nouveau : "le destin joue avec les mots et les images / un voile dans ton ciel / le dément chasse en trois saisons / et ose poser la question directement / leur narration n'avance pas." Tout s'efface aussitôt qu'on l'a lu. Et les lignes de texte de s'entrechoquer encore et encore. De temps en temps je baisse le son pour varier la bande son. Une voiture passe dans la rue. Le chat miaule pour sortir. Le téléphone sonne. Des voix. De la musique. Pas celle de l'écran. Une autre, que j'aurais choisie, par exemple. Là un solo de guitare de Tatiana Paris extrait de son album Gibbon. Par hasard ? Cela m'étonnerait. Un coup de dés...


La contemplation des ronds dans l'eau est fascinante. Les caractères s'entrechoquent. Les lignes sont faussement solidaires. Les ricochets cinétiques font exploser les bulles légères. À cette étape les phrases ne tiennent pas. Il faut attendre qu'elles se stabilisent. Je pique du nez. Trois à cinq heures de sommeil ne suffisent pas. Voilà plus d'un mois que ça dure ! Je vais manger un fruit.


Depuis deux jours je recopiais quatre terras de sons sur un minuscule disque SSD externe pour accélérer les temps de chargement lorsque je joue. Ouf, c'est réussi. Regarder la jauge qui se remplit, comme du temps où les ordinateurs étaient beaucoup plus lents, n'est pas palpitant. Je préfère me laisser hypnotiser par le psychédélisme cinétique de l'œuvre d'Éric. Et la musique. Ma musique. Celle dont j'ai une vague idée dans la tête et qui devient réelle dès que mes doigts se posent sur le clavier. En fait je n'y comprends rien. Je n'y ai jamais rien compris, même après l'avoir analysée, quasiment autopsiée puisqu'à ce moment-là elle ne peut qu'avoir été. Or chaque fois que j'y plonge elle me dépasse, comme si mes mains étaient celles d'Orlac, comme si un autre m'animait, que j'étais une marionnette. Même sensation lorsque je compose. Un autre pense à ma place. J'exécute. La création artistique serait-elle une forme de schizophrénie ? En tout cas, c'est une échappatoire, un moyen de supporter le réel, si toutefois il existe. C'est peut-être pour cela que j'aime Gerridae. Comme toutes les œuvres qui bougent, elle entre en résonance avec mon ciboulot. En perpétuel mouvement, elle livre ses oracles. N'est-ce pas ce que j'attends de toute création de l'esprit, qu'elle oriente mes choix ?

mercredi 3 janvier 2024

Chants vaudous de 1953


"Ti zwezo nan bwa ki tape koute..." : nous étions extrêmement attachés à la sublime mélodie de Choucoune. Était-ce un effet du vaudou si je perdis ce disque rare et exceptionnel il y a plus de [quarante] ans ? Alors que je le rapportais à la chanteuse Tamia qui l'avait adapté pour la chorale de ses élèves je le posai sur le toit de ma voiture pour ouvrir la portière et l'y oubliais. Voodoo figure l'un des deux actes manqués que je commis fin des années 70 avec la copie 16mm du film A Movie de Bruce Conner dont j'ai raconté ici la perte. Je rachetai une copie à Conner grâce à Bernard Eisenschitz. Quant au 33 tours 30 cm j'en avais réalisé une copie sur bande, numérisée [depuis]. L'objet rare, d'une durée de trente minutes, méritait que j'en fasse copie intégrale. Plus d'internautes partageant des œuvres rares, plus de chances de ne pas les perdre dans les plis de l'Histoire :
Cette authentique musique rituelle vaudou est interprétée par Emerantes de Pradines Morse dite Emy de Pradines, fille du poète et auteur-compositeur contestataire Ti-Candio, avec l'Haïti Dance Chorus and Orchestra, soit un chœur de douze danseuses accompagné de Rada drums, trompes en bambou, claves, shakers, flûte et guitare. Le disque fut enregistré en 1953 sous New York City Mono, référence 199-151, sur le label Deep Groove Remington.


Il commence par un rythme de tambour Banda et se poursuit avec I Man Man Man


où les noms des esprits Lwas, comme Simbi ou Ougun Badagris, sont prononcés jusqu'à la possession.


Choucoune (paroles d'Oswald Durand de 1883, musique de Michel Mauleart Monton de 1893) était notre morceau fétiche, une chanson d'amour composée sur un rythme Meringue. Il existe de nombreuses versions de ce tube haïtien et de son adaptation cavalière américaine intitulée Yellow Bird...


Negress Quartier Morin est un chant à répondre où une fille lance "Je vais danser vaudou, mais je ne peux pas dans ce vieux costume, prête-moi ta jupe" et une autre de répondre "Non, je ne te prêterai pas ma jupe", et ainsi de suite…


La face A se termine par un hommage à Erzulie Freda Dahomey, déesse de l'amour qui entre en possession du corps de la chanteuse, lui parfumant sa robe et ses bijoux…


La face B commence avec la berceuse créole Dodo Titit Maman, "Si tu ne dors pas le crabe te mangera, si tu ne dors pas le chat te mangera…", suivi par Rasbodail Rhythm, influencé par les rythmes de carnaval des Indiens Taïno et Arawak, premiers habitants d'Haïti.


Il conjure les mauvais esprits. Lao Azaou est une invocation de magie noire qu'il ne serait pas bon de jouer dans n'importe quelle circonstance.




J'adore aussi Panamam Tombe, une chanson humoristique sur un président haïtien qui pourrait perdre son pouvoir en perdant son chapeau, probablement une métaphore de l'esprit.


Enfin, Mreli Mreli Mande est la plainte d'une fille dont le père est un prêtre vaudou et sa mère versée dans les mystères : "Aucun diable ne peut m'atteindre! J'appelle, je crie, je défie ! Aucun ne peut me blesser !".

Original Meringues, un autre disque :



Article du 20 décembre 2011

vendredi 1 décembre 2023

Elliott Erwitt [1928 — 2023]


Le photographe Elliott Erwitt vient de nous quitter. Je republie un extrait de l'article du 11 juillet 2012 que j'avais envoyé d'Arles alors que j'assumais le rôle de directeur musical des Soirées des Rencontres. Ici au Théâtre Antique la percussionniste Linda Edsjö l'accompagne tandis qu'Antonin Trí Hoang à la clarinette et moi-même à la flûte, aux guimbardes et à la trompette venons leur prêter main forte. Sur le lien vous pouvez assister à sa présentation en deux parties vidéographiées. Grande tristesse face à la disparition de cet homme extraordinaire.

ARTE Creative met en ligne les Soirées des Rencontres de la Photographie qui se sont déroulées au Théâtre Antique d'Arles la semaine dernière, du 3 au 7 juillet 2012, sous la voûte étoilée.
Commençons par Elliott Erwitt accompagné par la percussionniste Linda Edsjö. Pour quelques passages Antonin-Tri Hoang à la clarinette et moi-même à la flûte, aux guimbardes et à la trompette, les rejoignons. Arte a découpé la prestation d'Erwitt en deux parties.


Directeur musical, j'ai choisi les musiciens et musiciennes qui sont intervenus en direct, y participant parfois, composé une petite pièce symphonique pour le Prix Pictet, enregistré mon doigt sur une vitre pour l'animation que Grégory Pignot a réalisé du jingle des Rencontres d'après l'affiche de Michel Bouvet, illustré musicalement quelques autres sujets.


Les réalisations sont de Coïncidence (Olivier Koechlin, François Girard, Valéry Faidherbe).

jeudi 23 novembre 2023

Fictions de Birgé & Martin dans Bad Alchemy


Aïe, il y a un trou béant dans ma birgéologie. Parce que Fictions (Ouch ! Records, V0001/20, LP) n'est pas sorti chez GRRR, mais chez un parent onomatopéique qui pince en tournant, Ouch !, soit LIONEL MARTIN. Son saxophone ténor, son looper et ses pédales d'effets s'accordent avec les claviers, Lyra-8, The Pipe, percussions, erhu, voix, guimbarde et flûte de JJB. Martin a gagné ses galons de Madsaxx à Lyon avec le trio Résistances, Ukandanz et le pianiste Mario Stanchev. C'est lui qui, après s'être régalé magiquement d’andouillette, de gratons et de purée patate-céleri rave-réglisse-sirop d'érable, a proposé de partir des phrases du livre de J.L. Borges, qu'il avait découvert grâce à "Perramus" d'Alberto Breccia & Juan Sasturain : 'Le jardin aux sentiers qui bifurquent', 'À l’espoir éperdu succéda comme il est naturel une dépression excessive' (extrait de 'La bibliothèque de Babel'), 'Nos coutumes sont saturées de hasard' (extrait de 'La loterie à Babylone') et 'Ut nihil non iisdem verbis redderetur auditum' (extrait de 'L'implacable mémoire'), où Ireneo Funes, au lieu d'avoir une mémoire plus courte que la plus courte des chemises de nuit (comme moi), en a une si monstrueuse qu'il pourrait se souvenir mot pour mot de l'intégralité d''Ulysse'. Birgé, qui aime optimiser la musique par la convivialité, l'amitié et la gastronomie, s'est à nouveau plongé, comme un somnambule, dans la poésie sonore du fantastique, constatant avec le recul : rien de comparable à ce que j'ai fait jusqu'à présent. Presque méditatif, même si c'est aussi riche et coloré que d'habitude, avec des différences de dynamique incroyables. Ce sont les seules différences qu'il admet, pas celles de l'âge, de la célébrité ou du style. Pour lui, jouer ensemble est un mode de conversation privilégié qui permet d'entrer modestement dans l'intimité de chacun. Et de redécouvrir ainsi les raisons profondes de chaque engagement, qui remontent, sans doute pour chacun, loin dans l'enfance. Ici, un cheval s'ébroue et hennit dans le jardin, Martin pique et meugle, Birgé fait de la dentelle au balafon. L’enjeu est ensuite celui du discret espoir que la révolte ne soit pas suivie chaque fois par une déception. Tous deux en rêvent, Martin l'évoque avec son bec d'oiseau de mer et son blues hymnique et timide, Birgé avec ses tremblantes baguettes. Est-ce par hasard qu'il joue de la guimbarde et de la trompette sur le ténor qui boue ? Et qu'est-ce que la compulsion du souvenir emporte si élégamment avec elle ? En vagues douces et amples, langage mutilé, grondant et pétillant d'écume, avec des coups de saxo ostinato, des sons de synthé fantomatiques, comme une vague stationnaire teintée des sons du saxo, heurtée parfois de manière sourde, certainement sans ‘ouch’ ni ‘grrr’, inexorablement captivant. [BA 122 Rigobert Dittmann, traduit de l'allemand tant bien que mal par JJB].

lundi 20 novembre 2023

2 nouvelles chroniques dans Bad Alchemy


Deux articles de Rigobert Dittmann, pour la revue allemande Bad Alchemy, traduits tant bien que mal par mes soins, sur les deux albums virtuels les plus récents produits sur le label GRRR, dans la collection des Pique-nique au labo, dont on peut espérer une trace dans le prochain volume 4 sous format CD.

Le 8.10.23, Listen To The Quiet Plattfisk (digital), le 35e album de la série "Pique-nique au labo", est paru, piloté par les cartes Oblique Strategies. 'Retrace tes pas', 'Listen to the quiet voice', 'Make a sudden, destructive unpredictable action ; Incorporate' et 'Don't be frightened of cliches' furent les tâches, toujours un peu énigmatiques, auxquelles se sont attelés de bonne grâce ISABEL SÖRLING, voix, electronics & guitare électrique, MAËLLE DESBROSSES, violon alto, contrebasse, arbalète & voix, et JEAN-JACQUES BIRGÉ, claviers, synthétiseur, flûte, guimbardes & percussions. En guise de récompense, l'hôte sert chaque fois des mets délicieux qu'il cuisine lui-même. Cette fois-ci, il s'agissait de filets de poisson arrosés d'un délicat bouillon dashi et accompagnés d'une purée de carottes, panais, pommes de terre, radis et oignons à l'ail noir, le tout accompagné d'un sorbet carotte-orange-safran ou d'une glace à la vanille. La Suédoise, qui vit à Paris, a chanté Moondog au Cabaret Contemporain sur le label Sub Rosa, on a pu l'entendre avec Bribes 4 sur Coax Records, elle a également chanté dans Deep River avec Paul Lay et avec Anne Paceo/Shamanes. Desbrosses, fille de pharmacien de Châlons-sur-Saône, est passée du classique moderne au libre arbitre, par exemple dans Metéore avec Fanny Meteier (que Birgé a cuisiné le 30.5.23) ou avec Ouroboros. Lorsque Sörling se met à fredonner au son de la flûte, de la guimbarde et de la basse grognante, et que Birgé infiltre les pistes sonores en boucle sur un tintement hyper rapide, on se retrouve rapidement au fin fond de contrées fantastiques, enchantées par le chant et la harpe surrénale. Cette folktronique imaginaire est incroyablement facile à appréhender pour les trois musiciens, comme si les recettes étaient dans l'air, comme si la présence de Birgé suggérait une telle rêverie. Ou est-ce dû à sa magie électro particulière, avec laquelle il échantillonne, double, amortit et fait dériver les sons en jouant avec le vent ? La destruction se poursuit comme une cryptophonie bruitée s’affranchissant du temps, avec la petite parade d'une fanfare fantôme et le chant rêveur du vocodeur sur un pizzicato bien sonore. D'autant plus discordant est l'éloge des clichés, orchestré par un fantôme, parcouru par un jeu de basses couvant, mais finalement à nouveau doucement replié sur lui-même et haché par une voix d'ordinateur. [BA 122 Rigobert Dittmann]

Pour Fǔtur (digital), l'arabe 'futrun' (champignon) est une racine étymologique du français 'potiron' (citrouille). En effet, le 1er novembre, nous avons dégusté des tranches de potiron croustillantes avec de la crème aigre, une salade de radis, carottes et betteraves rouges avec du vinaigre de mûre et de l'huile d’amandons de pruneaux, et en dessert des pommes au four avec du sirop d'érable, de la glace et des sorbets. Mmmmm. JJB a partagé cela avec OLIVIA SCEMAMA et BRUNO DUCRET, qui avaient respectivement apporté un ukulélé basse électrique et un violoncelle, Ducret s'étant également emparé de la guitare de Birgé, du Cosmic Bow et du cornet, jouant de la lira calabraise et émettant des sons gutturaux, tandis que l'hôte a ajouté à ses claviers un Enner et un Terra, un Tenori-on, une flûte, une trompette à anche, une guimbarde, un harmonica et des percussions. Scemama, avec Tribalism3 et Wonderbach sur Coax, avec Masked Pickle sur Relative Pitch, et Bruno, le fils de Marc Ducret & Hélène Labarrière, en tant que partenaire de Maëlle Desbrosses dans Ouroboros et Abats, se sont révélés de "sérieux rigolos" lorsqu'ils ont joué ensemble 'Le principe d'incohérence', 'Humanisez un sans faute', 'Essayez de faire semblant !', 'Célèbre ton erreur comme une intention cachée', 'Vers l'insignifiant' et 'Distorsion du temps', les ayant pincés, caressés, transformés en sonorités, tintements et bruits. À travers Oblique Strategies, le fil rouge est devenu, pour reprendre les mots de JJB, que nous devons comprendre errare humanum comme une glorification de l'acte de création, en refusant tout désir de perfection. Le temps est presque suspendu, les sens sont ouverts en rêveur éveillé à tout ce qui se présente sans contrainte sur des pattes d'insectes ou d'oiseaux, des pas de lutins, lyrisme de violoncelle et de guitare, ficelle de tambour de bouche, avec des bridages d'harmonica et des tapotements trollesques, des grattages, des grincements de ukulélé basse. Avec des samples d'une voix qui compte, d'une voix qui s’agite, des croassements et des cris de Ducret. Courge ? Champignon de Paris ? Dans cet étrange Dreamscape, d'autres 'champignons' semblent être en jeu. [BA 122 Rigobert Dittmann]

vendredi 17 novembre 2023

Concert à cinq le 1er décembre avec Élise Dabrowski, Mathias Lévy et...


À l'occasion de l'annonce du concert du 1er décembre au Café de Paris (20h30-23h), 158 rue Oberkampf, je republie les deux articles que j'avais écrits en mai 2019 pour l'album intitulé "?" que j'avais enregistré avec le violoniste Mathias Lévy et la contrebassiste-chanteuse Élise Dabrowski (en écoute libre sur Bandcamp), rencontre mémorable qui méritait que nous nous retrouvions un jour (une nuit) sur scène devant vous, avec également le sax ténor Lionel Martin et l'électroacousticienne Gwennaëlle Roulleau.



[...] Tout a commencé hier matin. La contrebassiste et chanteuse Élise Dabrowski et le violoniste Mathias Lévy sont arrivés de bonne heure pour enregistrer un album en trio dans la journée. On papotait tellement que je me suis demandé si on aurait le temps de jouer. Et puis on a enchaîné 12 morceaux de plus de deux heures en tout, avant de se quitter en se promettant qu'il fallait qu'on se revoit bientôt. Ces séances que j'organise sont basées sur la passion de notre métier ou sur le métier que nous avons choisi et qui se confond avec notre passion. D'habitude les musiciens se rencontrent pour jouer, or depuis Urgent Meeting et Opération Blow Up en 1991-92 j'ai compris qu'il fallait que nous enregistrions ensemble pour nous rencontrer. Je fais en sorte que nous soyons le plus confortablement installés possible. Je prépare toujours le studio la veille, plaçant les micros, les casques, les espaces de chacun/e, mes propres instruments, le Mac Mini qui tient lieu d'enregistreur et le MacBook sur lequel je joue via mon nouveau clavier adapté aux applis de Native Instruments et aux plug-ins Eventide et GRM Tools, etc. Je prévois aussi de provisions de bouche lorsque je n'ai pas le temps de cuisiner. Il ne faut pas que j'oublie l'appareil-photo, car il est important de laisser une trace visuelle de notre aventure.
La journée de mardi s'est donc passée comme sur des roulettes. Nous étions ravis tant de la musique que de l'expérience, déconnectée des habitudes professionnelles et des nécessités alimentaires. La seule consigne était d'improviser le plus librement, sans aucun interdit ni préjugé. Cela signifie qu'il est autorisé de jouer en do majeur ou de tenir un rythme soutenu, ce que trop d'improvisateurs de free music s'interdisent, ce qui a le don de m'ennuyer plus que n'importe quoi. L'improvisation n'est pas un genre. C'est juste une manière de raccourcir le temps entre la composition et l'interprétation. Je rabâche, mais j'ai des lecteurs/trices qui prennent ce blog en route et qui ne sont pas coltinés [les 5500 articles que j'ai pondus depuis 18 ans] ! Nous nous sommes donc amusés comme des fous. Mathias Lévy a même joué du sax alto et du venova, c'est un soprano en ut en plastique, qu'il m'a empruntés, tout comme il a désossé mon archet de violon pour le glisser sous les cordes du sien. Élise Dabrowski a pioché dans les dictionnaires alignés derrière elle pour trouver les mots, découvrant l'analogique. J'ai reconnu du français, de l'anglais et de l'allemand. Les autres langues étaient peut-être inventées ? Nous n'avons rien réécouté le soir-même, préférant continuer à refaire le monde en nous interrogeant sur les absurdités de celui de la musique.
Mais le lendemain matin, c'est-à-dire hier, j'ai peaufiné le mixage des 139 minutes qu'on avait mises dans la boîte. Je fais peu de corrections. C'est aux musiciens de contrôler leur son en jouant, mais parfois quelques petits rééquilibrages s'imposent parce que nous jouons aux casques et qu'ils ne sont pas hermétiques. Le secret est de bien placer les micros. J'avais installé trois Shoeps (voix d'Élise, contrebasse, violon) et un Shure de proximité pour tous mes bidules. Mathias avait besoin d'un Neumann en plus pour se servir de temps en temps de son violon comme d'un cymbalum en frappant les cordes dans lesquelles il glisse des petits machins. J'ai nettoyé les deux ou trois pains dans le micro, soigné techniquement les débuts et les fins et masterisé l'ensemble. La nuit précédente j'avais déjà préparé la pochette un gros ? rouge suggéré par Élise comme j'avais proposé le titre Questions. Les thèmes des morceaux étaient donnés par le jeu des Oblique Strategies que j'utilise aussi en concert. Nous avons tiré les cartes à tour de rôle. En concert je demande au public de s'en charger ! Pour terminer j'ai répertorié l'instrumentation et le minutage pour chaque pièce, et j'ai francisé les titres en les rendant un peu plus sexy. L'album virtuel [est] en ligne, gratuit en écoute et téléchargement comme [98] autres dont on peut aussi profiter en aléatoire sur la radio qui en page d'accueil de drame.org !
[...] Terminer un album le lendemain de son enregistrement fait de moi le Lucky Luke de la production discographique. [...]


Voilà, comme promis, le nouvel album est en écoute et téléchargement gratuits sur drame.org, et c'est le 77ème ! Questions regroupe 12 compositions instantanées enregistrées en trio avec Élise Dabrowski et Mathias Lévy. Élise joue de la contrebasse et elle chante sur presque tous les morceaux, idem au violon pour Mathias, sauf que sur C'est pour quand ? il m'a emprunté mon sax alto et mon venova, mais comme j'en profite pour l'harmoniser avec le H3000 son Ayler tourne au Kirk ! De mon côté j'enchaîne comme d'habitude quantité d'instruments que je choisis en fonction du récit à construire : claviers, synthétiseur, field recording, guimbardes, baudruche, flûtes, frein (c'est la contrebasse à tension variable construite par Bernard Vitet), radiophonie (plunderphoniocs pour les anglo-saxons), groowah et toulouhou (c'est le nom que leur donne Dan Moi), chimes, trompette à anche, Tenori-on, etc. Tirant à tour de rôle les cartes des Oblique Strategies inventées par Brian Eno et Peter Schmidt, nous avons imaginé Dans l’œuvre et hors d’œuvre, Dans quel ordre faites-vous les choses ?, À quoi pensez-vous juste à l’instant ?, Utilisez une couleur impossible, Essayez de faire semblant, Un bout seulement - pas tout, Avons-nous besoin de trous ?, Les mots nécessitent-ils de changer ?, Débarrassez-vous des ambiguïtés et convertissez-les en détails, Accumulation, Écoutez la voix douce...
Si le début peut sembler très free, progressivement se fait sentir l'influence des musiques populaires comme la pop, le jazz, le trad... En fin de séance les pièces s'allongent. Si nous pressions un CD, ce serait un double album avec ses 2h19. [...] Questions est en libre accès sous format mp3, mais [on le trouve] en AIFF sur Bandcamp. [Soixante-dix albums] du label GRRR y sont accessibles.
J'ai adoré l'ambiance de notre session. [...] Après les trois premiers morceaux nous avons fait une petite pause déjeuner. J'avais préparé des rillettes de saumon (je mixe le poisson cuit avec de la crème fraîche, du yaourt, du citron et des épices), des rillettes d'agneau de l'île d'Yeu au thym citron et du caviar d'aubergine aux grains de coriandre, accompagnés de gousses d'ail noir que je prépare moi-même [...] ! Mathias préférait le café tandis qu'Élise et moi avions opté pour un Tamaryokucha, un thé vert qui ne doit infuser que 40 secondes à 70°. Je pense que ce qu'on ingère influe aussi sur ce qu'on produit !

J'ai oublié de préciser que j'ai choisi ce point d'interrogation parce qu'il me rappelait à la fois le nez rouge de l'affiche de Yoyo (film de Pierre Étaix), le Taijitu (yin et yang sont dans un bateau, etc.) et le corps (pour parties ou dans le mouvement) !

Articles des 9 et 10 mai 2019

mardi 14 novembre 2023

1+1=0


En 2000 Pierre Morize est venu me trouver pour composer en urgence la musique de son film 1+1 une histoire naturelle du sexe. Le généticien avait sonorisé son montage avec des extraits de John Lurie, mais deux passages sur cinq ne fonctionnaient pas du tout avec la musique du saxophoniste des Lounge Lizards et il tenait à préserver une unité, sans parler de la somme prohibitive exigée par l'éditeur pour les droits. C'est souvent grâce à ces deux obstacles qu'un film bénéficie d'une musique originale, parfaitement adaptée au contexte et moins onéreuse que des "morceaux choisis".

Comme je n'avais que trois semaines avant l'enregistrement dans les studios de l'INA je proposai de réunir un ensemble d'improvisateurs qui travailleraient d'après des schémas directeurs et des intentions dramatiques. Coup de chance, le guitariste Philippe Deschepper, le trombone Yves Robert et le batteur Éric Échampard étaient libres. Je cherchais un percussionniste, mais la façon de jouer d'Éric sur ses fûts s'apparentait aux effets recherchés, ce qui m'encouragera à faire ensuite appel à lui en concert comme en studio, toujours avec maestria et bonne humeur. Ce n'était pas aussi simple avec Yves qui avait fait un passage éclair au sein du grand orchestre d'Un Drame Musical Instantané en 1983, une apparition dans le projet Urgent Meeting en 1991 et enfin un magnifique solo face au piano mécanique dans le CD Machiavel en 1998. Mon admiration pour son jeu et son timbre me faisait chaque fois revenir à la charge, mais avec quelque appréhension. La musique allait être à la hauteur, mais j'eus du mal à digérer qu'il aille proposer ses services au réalisateur pour son prochain film pendant que j'avais le dos tourné. Quant à Philippe, une crème comme Éric, en 1992 je lui avais demandé de jouer des variations sur un thème que j'avais composé pour le film Chronique d'une banlieue ordinaire de Dominique Cabrera ; à partir de 1998 il participera à la dernière formation du Drame avec DJ Nem et Bernard Vitet [et en 2021 nous nous sommes retrouvés pour enregistrer l'album Exotica en trio avec François Corneloup]. J'emportai un synthétiseur et les flûtes en PVC construites par Bernard.


J'avais réuni les musiciens rêvés dans un studio idéal pour une musique dont j'étais extrêmement fier. Aussi fus-je abasourdi par le coup de téléphone du producteur allemand, absent jusque là, qui m'insulta brutalement sans que j'en comprenne la cause : "C'est la première fois que j'engage un compositeur, ce n'est pas la dernière, mais certainement pas avec vous..." Il me reprochait de n'avoir pas tenu mes engagements alors que je m'y étais strictement conformé comme je le fais toujours, le cahier des charges tenant lieu de partition. Déstabilisé, j'appelais tous les protagonistes. Le réalisateur avait comme par hasard disparu de la circulation et ne réapparaîtrait jamais ! Mes camarades de jeu me confirmèrent que rien ne pouvait justifier cette critique, idem pour le coproducteur, Jean-Pierre Mabille, alors responsable à l'INA et à qui j'avais dû mon retour à la réalisation en 1993, qui n'avait eu vent de rien et me conseilla de laisser pisser le mérinos. Une pénurie d'antidépresseurs avait-elle déclenché la crise de l'indélicat ? Je ne le saurai jamais. Il n'y eut aucune suite à ses accusations. Il me serra la main à la première comme si de rien n'était. J'avais pourtant été totalement détruit pendant plusieurs jours, me demandant quelle erreur j'avais bien pu commettre. Les artistes sont des personnes fragiles qui doutent au moindre nuage, même lorsqu'ils pensent être sûrs d'eux. Heureusement la musique était dans la boîte.

Je réalisai aussi le design sonore de l'interface du DVD-Rom, "gravé" sur l'autre face du DVD, qui avait été produit avec Hyptique, très beau concept d'interactivité Hyperfocus de Xavier Lemarchand servant un corpus de quatre heures, complément au film passionnant que j'avais adoré servir. Les Prix Möbius Sciences 2002, Prix Spécial du Jury Möbius International 2002 et Grand Prix Europrix Education/e-learning 2003 saluèrent d'ailleurs l'entreprise. Continuant l'immense travail réalisé parmi près de 300 heures d'archives [passées à 182 heures depuis !] je mets en ligne ce 33ème album inédit, en écoute et téléchargement gratuit, rassemblant les meilleures prises avec Philippe Deschepper, Éric Échampard et Yves Robert, 23 minutes en 12 index.

Article du 9 novembre 2011

lundi 13 novembre 2023

Instrumentarium


J'ai tout oublié. Pas le moindre souvenir de ce voyage à Amsterdam en 1980 où je retrouvai ma sœur Agnès et son mari Philippe qui prit une série de photos de nous tandis que je faisais des courses le long des canaux. Mes lourdes cosses de haricots géants que l'on secoue comme des maracas viennent donc de là. Pour son émission sur France Culture, Thomas Baumgartner me demande comment j'ai acquis mes deux petits pianos Michelsonne. Je suis incapable de lui répondre. Probablement cadeaux d'amis se détachant de leur enfance.

J'ai trouvé ma grande sanza et l'inanga de Haute-Volta à Stockholm, quelques unes de mes flûtes en Sicile ou rue de la Huchette comme mes orgues à bouche, des percussions latines à Helsinki, les bendirs, le tara et le deff à Marrakech, des guimbardes en Italie, au Vietnam, au Cambodge, la trompe et le bol tibétains au Népal, l'erhu à Bangkok, et mes parents m'ont rapporté l'anklung de Bali, la valiha de Madagascar, la maravan de l'île Maurice ou le didgeridoo d'Australie. J'ai commandé un bâton de pluie plus grand que moi à une sud-américaine. Je regrette qu'André Bissonnet, dit le Boucher, ait fermé boutique rue du Pas de la Mule, il nous laissait essayer des instruments incroyables pendant des heures, nous les vendant à un prix dérisoire en comparaison de ce qu'il les aurait cédés à un collectionneur. Je lui dois, entre autres, mon cornet en mi bémol, un saxhorn, le mélophone de Francis, mais c'est à Hélène qu'il a vendu une clarinette à coulisse et, depuis, j'en cherche une partout pour mes zigues. Bernard a construit d'innombrables prototypes. J'ai commandé pas mal de trucs sur Internet. Etcetéra. S'il y en a tant dont l'origine s'est effacée de ma mémoire, j'espère retrouver ma voix, mais pas comme dans Le Lotus Bleu ! Je veux garder ma tête qui ces temps-ci s'est fait plusieurs fois la belle, et ne pas rester aphone. La crève a produit une éclipse vocale quasi totale. [Cela m'était donc déjà arrivé ! Cela aussi j'avais oublié...] Je murmure à peine et tape, et tape, et tape sur mon clavier.

Agnès pense qu'ils m'avaient rejoint chez Joep et Susan qui m'hébergeaient. En mars 1980 ils habitaient encore une maison étroite toute en hauteur du vieux quartier dans une rue perpendiculaire au canal. Je les avais rencontrés grâce à Sheridan, une amie de Marianne, qui plus tard ouvrirait l'un des premiers cafés de Ménilmontant. Aucune trace de nos hôtes sur les photos de Philippe. Absents, nous auraient-ils prêté leur logement ? Je passai beaucoup temps sur leur gros harmonium perché au dernier étage. Il avait probablement fallu le hisser par l'extérieur grâce à la poulie surplombant la façade. Abandon des pratiques religieuses aidant, on en trouvait alors facilement aux Pays Bas. J'ai longtemps rêvé en rapporter un, mais cela aurait pris une place folle dans le studio. Encore aujourd'hui j'hésite. À le regretter ou à toujours le désirer ? Chaque fois que je peux improviser dessus ou sur de grandes orgues le vertige me donne des ailes.

Article du 8 novembre 2011

lundi 6 novembre 2023

Fǔtur par Birgé Ducret Scemama


Étymologiquement le mot potiron pourrait venir de l'arabe fǔtur « champignon », par l'intermédiaire des médecins juifs ou arabes (ref. Le Grand Robert) ! Le menu du déjeuner nous donnait ainsi une perspective d'avenir après les enregistrements de la matinée. J'avais cuisiné des tranches de potimarron croustillantes et crème sûre d'après une recette d'Ottolenghi, précédées d'une salade radis-carotte-betterave au vinaigre de mûre et huile de pruneau, et suivies de pommes au four au sirop d'érable, glaces et sorbets comme de coutume. Olivia Scemama était venue avec un ukulélé basse électrique et Bruno Ducret avec son violoncelle. Formule légère en regard de mon imposant attirail. C'est tout l'avantage d'enregistrer [comme] à la maison, le Studio GRRR y attenant, tout en rendant les séances fondamentalement confortables et chaleureuses. On me demande souvent comment se fait-il que les albums enregistrés en une journée, en conservant l'ordre des morceaux et en ne coupant rien ou pas grand chose, soient si réussis. L'atmosphère conviviale, la confiance mutuelle et la qualité de mes invités y sont pour beaucoup. Puisque je crois toujours à l'authenticité et à l'excellence des premières prises en cas de musique écrite, il n'y a pas de raison pour que nos compositions instantanées ne bénéficient pas des mêmes éléments. Dans tous les cas, il s'agit de bien préparer avant de se lancer. Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement, et les sons pour le jouer vous viennent aisément. Ainsi j'installe le studio chaque fois en fonction des musiciens et musiciennes qui se joignent à moi, plaçant les micros lorsqu'ils sont prêts, et roulez jeunesse ! Le lendemain je normalise toutes les pistes pour une mise à plat qui me permettra de les équilibrer. Le mixage est un moment important, mais je l'exécute toujours dans un état fébrile, quasi hypnotique, proche de celui de la veille. Les niveaux participent grandement à l'architecture de chaque pièce. J'ai l'impression de sculpter la matière, même si mes camarades m'ont mâché le travail.


Encore une fois mes invités ont choisi de tirer le thème de nos improvisations avec les cartes Oblique Strategies de Brian Eno et Peter Schmidt plutôt que celles de Dixit ou s'inspirer d'une œuvre picturale ou photographique. Exceptionnellement, la veille, comme j'étais aux fourneaux, j'avais préparé l'image de couverture et trouvé le titre de circonstance, le sens et la phonétique validant nos choix. Il restait à faire la photo de ce nouveau trio lors de la pause déjeuner. Pour décor, Olivia et Bruno ont choisi les couleurs de la cuisine qui collaient avec mon accoutrement et l'orange et bleu de la "pochette". La matin nous avons enregistré Le principe d'incohérence, Humanisez quelque chose dépourvue d'erreur, Essayez de faire semblant ! et l'après-midi Célèbre ton erreur comme une intention cachée, Vers l'insignifiant, Distorsion du temps. On notera l'étonnante cohésion de l'ensemble des titres, renforçant l'idée qu'il faut entendre errare humanum est comme une glorification de l'acte de création en rejetant toute velléité de perfection. Bernard Vitet insistait toujours sur la nécessité non d'être original, mais personnel, en assumant, à ce degré d'excellence, que ce sont les erreurs qui font le style.
Quant à la musique produite, je n'en suis pas encore revenu ! Comme toujours plusieurs écoutes sont nécessaires avant que je sois capable de l'analyser. Elle me donne le vertige. Je me laisse aller à la rêverie, au voyage. Les cartes ne sont qu'un prétexte. Le texte est là, à nos oreilles. Même si la fête des confiseurs m'est totalement étrangère, le potimarron de l'AMAP tombait à pic le lendemain d'Halloween. Mes deux compagnons furent de sérieux farceurs. Encore une fois nous avons bien ri de nos élucubrations sonores. Olivia avait choisi un instrument idéal pour voyager. Elle en transformait le timbre grâce à une ribambelle de pédales d'effets. J'ajoutai ici et là un peu de H3000 et le délai aléatoire du Cosmos. Bruno m'emprunta une guitare, le cosmic bow et mon cornet en mi bémol, il joua de sa lira calabraise et il chanta de sa belle voix grave éraillée, avec sons diphoniques, voire triphoniques à la clef. En plus de mes claviers (Komplete, Roli, VFX, VSynth), j'utilisai les machines diaboliques de Soma (Enner, Terra, The Pipe), le Tenori-on et divers instruments acoustiques tels la flûte, la trompette à anche, des guimbardes, des harmonicas et des percussions. L'ensemble donne l'impression symphonique que j'ai toujours recherchée. Évidemment le violoncelle et la basse plongent dans le grave, mais ils refont aussitôt surface tandis que je chausse mes palmes (tout sauf académiques). Et plus ça va, plus ça arrache !

→ Birgé Ducret Scemama, Fǔtur, en écoute et et téléchargement gratuits sur drame.org, également sur Bandcamp

lundi 30 octobre 2023

Au tour de Hélène Breschand


Mercredi midi Hélène Breschand est passée chez moi pour me serrer la pince, je n'étais pas parti, il pleuvait à torrent, on s'est fait la bise. Elle portait des gâteaux orientaux qui accompagneraient mon thé vert plutôt bleu, Yuzu Indigo. Venue chercher des exemplaires du CD Pique-nique au labo 3 auquel elle avait participé avec Uriel Bathélémi il y a deux ans, elle est repartie en oubliant une petite pochette contenant des choses précieuses qui avait glissé sous le divan. Puisque c'est ainsi elle est revenue jeudi. La veille elle m'avait apporté un vinyle de l'Ensemble Laborintus qu'elle a produit autour du compositeur Luc Ferrari disparu en 2005 et un CD coproduit avec Elliott Sharp.
J'ai tout écouté à la suite. J'enchaînai d'abord les disques noirs. Plus ça tournait, plus j'avançais, plus ça me plaisait. Des pièces de Luc, des hommages à Luc, des sons archivés de Luc. Je connaissais un peu le processus, car en 1992 il avait été l'invité du Drame sur le disque Opération Blow Up, un an avant la création de Laborintus qui trouverait finalement la sortie en 2014. Un an plus tôt j'enregistrerai le spectacle Pozzallo avec Sylvain Kassap et Nicolas Clauss. Encore un an plus tard j'inviterai Hélène à accompagner le photographe Hiroshi Sugimoto au Théâtre Antique lors des Soirées des Rencontres d'Arles. On s'y perd. On se retrouve. Difficile de compter sur ses doigts. En musique la perception du temps est très arbitraire. Ces petits glissements racontent comment s'articulent nos vies d'artistes. Qu'est-ce que c'est un an ? Laborintus, formé d'Hélène Breschand à la harpe, de Sylvain Kassap aux clarinettes, ainsi que du percussionniste César Carcopino, du flûtiste Franck Masquelier et de la violoncelliste Anaïs Moreau, aura vécu 21 ans. Sur les quatre faces s'enchaînent des pièces contemporaines de Ferrari, Kassap et Breschand. Ma préférée est donc la face D, une version en public d'À la recherche du rythme perdu de Luc Ferrari avec Hélène tandis qu'ERikm traite les sons en direct. Je découvre une musique de chambre plutôt répétitive de Ferrari, très différente de ses pièces électroniques, de son théâtre musical ou de ses pièces symphoniques...


L'association d'Hélène à la harpe électrique et acoustique, Elliott Sharp à la guitare électrique, au sax soprano, aux synthétiseurs et à la boîte à rythmes, Floy Krouchi à la basse électrique et Zafer Tawil au oud, au violon et à la flûte est plus sauvage. L'ensemble fait corps tout en mettant en valeur chaque membre. disPOSSESSION est un mélange de rock, de musique arabe, d'électronique, d'effets aux reflets changeants, d'ombres vocales, des improvisations composées proches de ma sensibilité polymorphe, voire polymathe.

→ Luc Ferrari et autour, par l’ensemble Laborintus et eRikm, ... Et après, double vinyle Alga Marghen
→ Hélène Breschand/Floy Krouchi/Zafer Tawil/Elliott Sharp, disPOSSESSION, CD zOaR
→ Un drame musical instantané, Opération Blow Up, CD GRRR
→ Birgé Clauss Kassap, Pozzallo, album GRRR
→ Birgé Barthélémi Breschand, Only Once, album GRRR
→ Jean-Jacques Birgé + 20 musiciens, Pique-nique au labo 3, CD GRRR

mercredi 25 octobre 2023

Poudingue sur Bad Alchelmy


Premier article sur le vinyle La preuve de Poudingue qui paraîtra officiellement seulement le 17 novembre, rédigé par Rigobert Dittmann et traduit tant bien que mal par mes soins. À l'origine projet de Nicolas Chedmail et Frédéric Mainçon, j'en ai assuré la direction artistique, en récupérant les fichiers enregistrés depuis dix ans sur GarageBand et en enregistrant de nombreuses nouvelles prises avec Chedmail. Nous avons invité Benjamin Sanz à la batterie pour remplacer les pistes initiales de boîte à rythmes. Nicolas et moi jouons d'un nombre incroyable d'instruments pour ce rock expérimental dont le style nous échappe probablement autant qu'aux premiers auditeurs.

Friedrich Engels est à l'origine de “The proof of the pudding is in the eating”. On vérifie le pudding en le mangeant" (introduction au "Développement du socialisme de l'utopie à la science", 1892) a donné son nom à POUDINGUE et La Preuve (GRRR 1037, LP). Le projet, l'un des plus étranges dans lequel Jean-Jacques Birgé ait jamais été impliqué, le montre avec synthétiseur, sampler, effets, field recording, erhu, inanga, shahi baaja, rhombe & voix dans une rétrospective des espaces psychédéliques autrefois possibles de nos jeunes années romantiques, quand tant de choses semblaient encore réalisables. Eh bien. La plupart des personnes qui l'ont inspiré sont mortes ou à la retraite. Du "rock underground français" (Keith Moliné dans The Wire 466, 12/22) - ... Magma, Gong, Brigitte Fontaine, Catherine Ribeiro, Albert Marcœur, Art Zoyd, Etron Fou Leloublan, Un Drame Musical Instantané, Heldon, Jac Berrocal, la STPO, Look De Bouk, Shub Niggurath, Vidéo-Aventures... - , qui a secoué l'Europe de son esprit anarchiste et l'a régalée de son fromage surréaliste, il ne reste que des souvenirs et des miettes du purgatoire. Aux côtés de Birgé, on retrouve Nicolas Chedmail à la guitare, basse, clavier, trompette, cor français, trombone, hélicon, pipes, flûte, sirène, alto sax, harmonica, mélodica, violon, violoncelle, shahi baaja & sanza et Frédéric Mainçon à la guitare, tous deux également paroliers et chanteurs. Chedmail, un corniste classique, était déjà compagnon de jeu de Jean-Jacques Birgé sur son "Centenaire" (et Elsa Birgé la sienne sur "Des Madeleines dans la Galaxie", un des projets spectaculaires du Spat' Sonore). Mainçon, qui a récemment présenté en tant que documentariste "Pour votre confort et votre sécurité" (2020) et "Je reviens dans cinq minutes" (2023), fait de la musique instinctivement. Benjamin Sanz fut invité à jouer de la batterie. Le graphisme d'Étienne Mineur est un atout supplémentaire : 'Les gros poissons mangent les petits' est un collage à partir de Pieter van Heyden lui-même de Bruegel l’Ancien, lui-même inspiré de Jérôme Bosch. Ils chantent Oh Oh Oh 'What a funny law', ils chantent ‘J'ai mangé’, ‘L'Escargot’ ou ‘Les Cimes’, et bien sûr je ne comprends pas un mot. Mais qu'ils font du rock comme autrefois dans les années 80, quand on se levait du pied gauche du côté post-punk. Lo-fi et déjanté, multipistes et multi-instrumentistes, sans que cela n'enlève rien à la verve crapuleuse avec laquelle ils vous mettent le pistolet sur la tempe sur ‘Je vous prie d'agréer’. ‘Haru’ sonne, avec sa gorge rugueuse, comme l'heure de pointe lors d’un printemps révolutionnaire, ‘Lady Wallup’ défile en 4/4 de manière peu féminine sur une musique de fanfare avec une trompette retentissante. ‘So much’ se prend au mot et ‘Manège’ vous fait trembler avec ses murmures élégiaques et son blues affligé. Poudingue se comporte avec Birgé comme The Blizzard Sow avec Denis Frajerman. Oui, ce sont peut-être des miettes de ce qui a été bien mâché, mais pour hériter vraiment, ne faut-il pas devenir cannibale et, petit poisson, en avaler de temps en temps quelques gros ? Jouer et manger, comme Birgé le fait avec ses hôtes de « Pique-nique », cela va directement de pair, tel que "Dieu en France" a encore laissé des traces (Leben, wie Gott in Frankreich est un proverbe allemand). [BA 121 rbd]

lundi 23 octobre 2023

Sept disques tendres et sages


Quoique je dise ensuite, commençons par souligner que ce sont là sept bons disques, tous récemment publiés. Il existe en France et en Europe de plus en plus d'excellents musiciens avec souvent des mondes personnels qui donnent à rêver. Comme toute analyse évoque d'abord celle ou celui qui écrit je rappelle que je préfère les musiques qui défrisent et prennent à rebrousse-poil plutôt que celles qui sont agréables, même si dans certaines circonstances je profite de ce calme nécessaire. La phrase que Serge de Diaghilev adressa à Jean Cocteau, le soir du 13 mai 1912 Place de la Concorde, est mon guide : "Étonne-moi...". Avec Erik Satie, Léonide Massine et Pablo Picasso, le poète accouchera de Parade cinq ans plus tard. Il avoua n'avoir jamais pensé jusque là à l'idée de surprise "si ravissante chez Apollinaire". Ce goût du rebondissement est évidemment pour moi fondamental, voire fondateur, peut-être grâce à la syntaxe cinématographique que j'applique à mes propres créations. Les sept disques qui suivent appellent plutôt à la tendresse et à l'apaisement.
Pianoïd.2, le piano solo à quatre mains d'Édouard Ferlet, associe un piano Silent, un contrôleur midi, le logiciel Ableton et un Disklavier. D'un côté le pianiste, de l'autre une machine capable de prouesses impossibles au virtuose, comme un afflux de notes à des vitesses inouïes ou des rythmes complexes. Le disque me donne l'impression d'un Conlon Nancarrow qui aurait choisi de produire de l'easy listening. Le jazz se popise et s'électrise, tendance actuelle où la chanson pousse le rock dans le fossé et où le minimalisme oblitère les architectures complexes.


On retrouve ce désir d'élargir son audience dans Dooble de Sylvain Rifflet et Philippe Gordiani. L'électro nique, et ça lui fait du bien. Cet easy listening complexe s'inspire largement d'un autre Américain, Moondog, source d'inspiration durable du saxophoniste-clarinettiste. Quant au guitariste et artiste plasticien, il se concentre sur ses machines rythmiques pour produire une musique répétitive entraînante. À l'époque de l'intelligent jungle, il y a un quart de siècle, Coldcut, Squarepusher ou Amon Tobin passaient ainsi à la moulinette leurs rêves de succès populaire. Le timbre des percussions sèches de Gordiani se mêlent agréablement aux anches onctueuses de Rifflet. Au milieu des instrumentaux, Thomas de Pourquery et Bettina Kee a.k.a. Ornette font battre leur chœur pour une envoûtante chanson et un entêtant récit.


Avec les trois nouveaux disques du label Hongrois BMC, centrés autour de chanteuses inspirées, on quitte les machines.
Avec Twigs la chanteuse Sanne Rambags, le violoncelliste Vincent Courtois et le percussionniste Julian Sartorius retiennent leurs élans et leurs émotions, tant dans les chansons délicates que dans les improvisations susurrées, toujours dans le registre de l'intime.


Shekhinah est entièrement composé par le guitariste Gábor Gadó excepté Mi lusinga il dolce affetto pris dans l'Alcina de Händel. Comme Twigs alternent compositions et improvisations plus libres. Cette musique "contemporaine", fortement inspirée par l'École de Vienne, interprétée par des improvisateurs de jazz pourrait aussi être assimilée à un nouveau baroque. La soprano Veronika Harcsa, qui a écrit les paroles de ces poèmes mis en musique, est accompagnée par János Ávéd au sax ténor et soprano ou à la flûte, Laurent Blondiau à la trompette et au bugle, Éva Csermák au violon, Tamás Zétényi au violoncelle et Gábor Gadó. L'absence de section rythmique renforce l'aspect "classique" de plus en plus en vogue chez les jeunes musiciens, même si la pluralité des sources les affranchit des étiquettes qui pendant longtemps ont cantonné les nouvelles musiques à des genres cloisonnés qui n'intéressaient que les marchands. Beau travail d'ensemble où se sent la complicité des interprètes.


Le Jardin des délices, collaboration de Leïla Martial avec le violoncelliste Valentin Ceccaldi, est le troisième album de cette série de chanteuses privilégiant ici les belles mélodies aux élucubrations hirsutes, même si Leïla Martial a recours à des effets spéciaux comme la réverbération et à des objets sonores, ou lorsqu'elle se laisse aller à des fantaisies humoristiques qui marquent son style. Leurs compositions originales offrent évidemment plus de liberté que Au bois de saint-Amand de Barbara, Cold Song de Henry Purcell, le Réunionnais Alain Péters, Au bord de l'eau de Gabriel Fauré ou Asturiana de Manuel de Falla. Chanson française, musique classique européenne, pop anglo-saxonne, swing jazz, folklores nationaux, nouvelles traditions de l'improvisation, musique narrative, toutes les racines sont assumées pour créer des spectacles hauts en couleurs. Dans ce petit monde créatif, Leïla Martial est une des jeunes chanteuses actuelles les plus intéressantes, aux côtés des Suédoises Isabel Sörling ou Linda Oláh (sans parler des aînées qui leur ont ouvert la voie). La vidéo qui suit a huit ans...


Le nouveau disque du pianiste Ignacio Plaza Ponce me fait découvrir la chanteuse Sélène Saint-Aimé dont la contrebasse se marie agréablement avec la clarinette basse de Matteo Pastorino sur des mélodies délicates, berceuses où là encore l'improvisation complète les compositions. Sur scène la plasticienne Magali Cazo se joint à eux avec encres et pinceaux, dans le même esprit, la transparence imprimant les images et les sons.


La musique chambriste du trio Suzanne fait s'interroger sur la nature de ses pièces qui agrandissent l'appartement qui est le nôtre. J'eus la joie de les voir/entendre dans la cave du 38riv à l'occasion de la sortie de l'album Travel Blind. Pour la seconde partie de leur récital, la violoniste alto Maëlle Desbrosses, la clarinettiste Hélène Duret et le guitariste Pierre Tereygeol avaient invité le sax ténor Quentin Biardeau au son chaud et généreux. Les voix du trio s'intègrent parfaitement à l'orchestration de l'ensemble, souvenirs d'un folklore imaginaire où, là encore, l'improvisation fait prendre les gros plans pour des plans d'ensemble. Il n'y a pas toujours besoin d'électricité pour jouer sur écran large et en Technicolor.




→ Édouard Ferlet, Pianoïd.2, CD Melisse, dist. L'autre distribution, sortie le 3 novembre 2023
→ Rifflet & Gordiani, Dooble, CD Magriff, dist. L'autre distribution, sortie le 18 décembre 2023
→ Sanne Rambags / Vincent Courtois / Julian Sartorius, Twigs, CD BMC
→ Gábor Gadó / Veronika Harcsa Sextet, Shekhinah, CD BMC
→ Leïla Martial / Valentin Ceccaldi, Le jardin des délices, CD BMC
→ Ignacio Plaza Ponce / Sélène Saint-Aimé / Matteo Pastorino / Magali Cazo, Arrulos, CD BloMBos
→ Suzanne, Travel Blind, CD/digital Gigantonium

lundi 9 octobre 2023

Zodiac Suite de Mary Lou Williams


Excellente surprise, travail colossal, magnifique découverte. Après avoir publié Mary's Ideas, un double album d'inédits ou de raretés de la compositrice afro-américaine Mary Lou Williams (1910-1981) dans lequel figuraient déjà trois signes de la Zodiac Suite dans une version pour big band, Pierre-Antoine Badaroux en exhume l'intégralité dont une grande partie n'avait jamais été enregistrée, ni même jamais jouée. En 1945, l'unique représentation avait laissé la compositrice, pianiste et arrangeuse sur sa faim. Accompagné de Benjamin Dousteyssier, un autre saxophoniste avec lequel il travaille, Badaroux était allé consulter les archives acquises par l'Institute Jazz Studies à Newark. Mary Lou Williams avait écrit pour Duke Ellington, Benny Goodman, Earl Hines, Cab Calloway, Count Basie ou Louis Armstrong et inspiré Bud Powell, Thelonious Monk ou Dizzy Gillespie. Elle jouera même en duo avec Cecil Taylor.... Donc après l'History of Jazz pour orchestre d'harmonie et diverses pièces éparses, blues et boogies, paraît enfin la Zodiac Suite pour orchestre de chambre et section rythmique.


À l'écoute de la Zodiac Suite, j'ai d'abord pensé à George Gershwin, puis sont apparues des scènes de films américains des années 40. Quand Agathe Peyrat clot le cycle avec Pisces (Poissons), l'influence de la musique classique européenne de son époque est évidente depuis longtemps. Mary Lou Williams écoute Berg, Hindemith ou Schönberg. Elle a toujours expérimenté, s'écartant des règles tout en assumant son héritage musical. L'orchestration de la Suite axée sur les bois et les cordes lui permet de prendre ses aises avec le jazz : flûte, hautbois, clarinettes ou sax ténor, basson, trompette, cor, trombone, 7 violons, 2 altos, 2 violoncelles, piano, contrebasse, batterie. Chaque signe du zodiaque est dédié à un ou plusieurs natifs et s'imprègne de leur portrait musical, un "portrait chinois" évidemment : Billie Holiday et Ben Webster pour le Bélier (Aries), Duke Ellington, Joe Louis et Bing Crosby pour le Taureau (Taurus), Benny Goodman pour les Gémeaux (Gemini), Lena Horne pour le Cancer, Vic Dickenson pour le Lion (Leo), Leonard Feather pour la Vierge (Virgo), Art Tatum, Dizzy Gillespie, Bud Powell et Thelonious Monk pour la Balance (Libra), etc. Disque à clefs, il peut donc s'écouter et se réécouter chaque fois sous un angle différent.

→ Umlaut Big Band plays Mary Lou Williams, Mary’s Ideas, CD Umlaut, dist. L'autre distribution, 20€
→ Mary Lou Williams par l'Umlaut Chamber Orchestra, Zodiac Suite, CD Umlaut, dist. L'autre distribution, 15€, sortie le 10 novembre 2023

jeudi 5 octobre 2023

Birgé Gorgé Shiroc en couleurs


Tandis que nous allons nous retrouver Francis Gorgé et moi avec Amandine Casadamont aux platines le Vendredi 13 octobre à 18h30 pour un petit concert au Souffle Continu, 22 rue Gerbier Paris 11e, pour fêter la sortie de la réédition du vinyle In Fractured Silence, sorti en 1984 sur United Dairies avec Un Drame Musical Instantané, je retrouve cet article du 19 septembre 2011...

Théâtre de la Gaîté Montparnasse 1975. J'avais réussi à décrocher huit dimanches soir de suite, jours de relâche, du 9 novembre au 28 décembre, pour lancer notre trio tout neuf avec Shiroc. Il n'y avait pas beaucoup de monde, mais sur mon Journal quotidien, déjà tenu scrupuleusement, j'ai noté le nom des amis qui sont venus nous écouter. J'y rencontrai Marianne. Thierry Dehesdin en profitait pour faire des photos. Juste après, Francis Gorgé et moi inviterons le percussionniste sur notre premier disque, Défense de, signé Birgé Gorgé Shiroc. Il a bien accroché. Bel article dans Rock & Folk. Les ventes mirobolantes n'avaient rien à voir alors avec le gâchis actuel causé par les majors qui essaient de faire porter le chapeau aux pirates alors que ce sont elles qui ont tout manigancé pour se débarrasser du problème des stocks. J'ai raconté ici comment cet album fut par la suite propulsé disque-culte, jusqu'à être réédité par le label israélien MIO. Les vinyles épuisés depuis belle lurette s'achètent à prix d'or et il ne nous reste qu'une poignée de CD. [Vinyle réédité depuis par Wah Wah en Espagne]. À l'époque, comme Meidad Zaharia m'avait demandé d'ajouter des bonus tracks du même groupe j'avais retrouvé plus de six heures d'inédits qui furent gravés sur le DVD vendu avec et où figure également mon premier film, La nuit du phoque. Je lui avais remis toutes les photos en ma possession, des noir et blanc. En fouillant récemment mes archives je suis tombé sur une quarantaine de diapos en couleurs réalisées également par Thierry et oubliées.


Francis était le guitariste du groupe. Il jouait aussi de la basse. Nous improvisions à 100% en structurant la soirée selon les patches que je préparais pour mon synthétiseur qui n'avait aucune mémoire.
J'en ai profité pour scanner les diapositives de notre premier concert au Lycée Claude Bernard en 1971 avec Epimanondas et H Lights, de notre quartet avec un second percussionniste, Gilles Rollet, au Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris et de quelques photos de Dagon à la Fac Dauphine où je jouais en robe de chambre et béret rouge.


À la Gaîté le contrat avec le théâtre stipulait que nous devions nous produire dans le décor de la pièce qui s'y jouait alors. Cela nous plaisait plutôt. J'ai toujours trouvé les scènes musicales froides et impersonnelles. L'éclairage ne suffit pas à créer une ambiance cohérente avec la dramaturgie musicale. Dès sa création en 1976, Un Drame Musical instantané construisait ses propres décors pour plonger les spectateurs dans un spectacle total.


Sur la photo je reconnais mon instrumentarium de l'époque. J'ai bêtement vendu mon ARP 2600 en 1994, mais conservé les patches qui tiendraient lieu de partitions si je rencontrais un ancien spécimen [J'ai récemment acquis un ARP 2600 M Korg, même si j'ai tout de même l'impression de revenir en arrière !]. Mon petit mixeur rudimentaire, les deux magnétophones à bandes et ma sono Yamaha, responsable de ma hernie discale et de mes trois disques écrasés (qui ne font pas partie du catalogue du label GRRR !), ne sont plus, mais je possède toujours le sax alto, les diverses flûtes, le melodica, toutes ces percussions ainsi que la cythare et la senza. Par contre j'ai rasé ma barbe [que j'ai fait repousser à l'été 2023] et perdu mes cheveux [là il n'y a rien à faire].

dimanche 1 octobre 2023

Pique-nique au labo 3 par un universitaire américain


Traduction automatique en français d'un article du Pr David Keffer du 30 septembre 2023 sur le site de la maison d'édition américaine Poison Pie, foyer d'une littérature d'improvisation non idiomatique. Ses propos me touchent, en particulier leur conclusion, même s'il ne semble pas connaître le contexte des pièces des trois volumes de Pique-nique en labo déjà parus en CD. J'ai choisi de publier une pièce par rencontre, or chaque rencontre fit auparavant l'objet d'un album exclusivement en ligne sur drame.org ou Bandcamp. Pour Pique-nique au labo et Pique-nique au labo 3 mes choix pourraient paraître arbitraires, mais ils obéissent à une logique propre à chaque disque physique, à la fois musicale et dramatique. Ces improvisations sont toujours publiées dans l'ordre où elles furent commises, pour chaque album virtuel et évidemment pour la continuité des CD édités. La qualité incroyable de toutes ces rencontres tient à la situation de confort et de complicité préparée en amont et pendant les enregistrements, à l'excellence des artistes invités et peut-être un peu du miracle ! Il m'est arrivé, mais très rarement, d'omettre une pièce redondante, mais je n'ai pratiquement jamais coupé et monté ces séances. Le travail en aval consiste essentiellement à rétablir l'équilibre des voies. Contrairement à ce que suppose David Keffer, certaines pièces publiées sur les CD représentent même les premiers instants de la rencontre (hormis un petit café ou thé, et l'installation des instruments dans le studio), comme on peut en juger en écoutant l'intégralité du corpus, soit 32 albums qui restent en écoute et téléchargement gratuits sur drame.org ou Bandcamp.

Pique-nique au labo 3 - Jean-Jacques Birgé
Label : GRRR
Catalogue : GRRR 2036
Pays : France
Date de sortie : 11 septembre 2023
Supports : cd et fichiers numériques
bandcamp.com / discogs.com

Pique-nique au labo 3 est le troisième volet (les deux premiers étant sortis ensemble en double cd) du laboratoire musical du compositeur et improvisateur français Jean-Jacques Birgé. La nature de l'expérience est décrite succinctement comme suit : "Il s'agit de jouer pour se rencontrer et non l'inverse comme d'habitude", c'est-à-dire de se rencontrer pour jouer.

Ces dialogues et trialogues musicaux rendent compte de la conversation telle qu'elle s'est déroulée lors de la rencontre des musiciens. La rencontre initiale des musiciens étant par définition dépourvue d'historique de répétition, on pourrait être prédisposé à penser que la musique qui en résulte devrait être brute, hésitante et sujette à des silences gênants. Cette supposition n'est que partiellement correcte et probablement pour de mauvaises raisons. Dans le meilleur des cas, cette approche de la musique recherche la réaction brute et spontanée qui se produit lors des premières rencontres entre individus, lorsque chacun découvre progressivement la nature de l'autre. Toute maladresse est atténuée par la discipline de l'improvisateur. Comme le dit la contrebassiste française Joëlle Léandre, « un vrai improvisateur, c'est quelqu'un qui se prépare à ne pas être préparé ». C'est exactement cela, c'est tellement vrai. Il est prêt à tout. Des instants uniques. Jean-Jacques Birgé a en effet cherché de vrais improvisateurs pour profiter de son pique-nique au laboratoire.

Nous supposons que cette compilation de rencontres nous présente des fragments de conversations plus larges. Nous semblons être lâchés au milieu des discussions où les improvisateurs ont déjà trouvé des sujets d'intérêt mutuel et sont pleinement engagés. Le bricolage dissonant associé à une grande partie de l'improvisation libre n'est pas le mode dominant dans ces pièces. Au contraire, nous serions tentés de décrire certains de ces morceaux comme comprenant des mélodies composées, sauf que nous savons que c'est la plus grande insulte à l'improvisateur que de dire : « Votre improvisation collective semble presque composée ! » De tels mots ne franchiront pas nos lèvres. Nous nous contentons de faire allusion à l'intuition pratique des interprètes qui ont trouvé le langage commun pour exprimer en temps réel leur chant partagé.

Nous avons tendance à laisser notre imagination s'éloigner des observations factuelles dans les critiques de la maison d'édition Poison Pie. Nous aimons donner une tournure positive à notre manque de fidélité à la musique en nous référant aux idées du tromboniste et érudit américain George Lewis, qui a déclaré :

"J'ai le sentiment qu'il existe une essence de la créativité qui est un droit de naissance de l'homme, qui ne disparaît pas et avec laquelle nous sommes tous nés. Elle n'est pas l'apanage de quelques super-héros. J'ai le sentiment que lorsque les gens écoutent de la musique, ils peuvent le faire grâce au sens de l'empathie qui leur permet de répondre à la créativité des autres en ressentant leur propre créativité. En d'autres termes, ces neurones commencent à s'activer et ces expériences, ces sensations corporelles, entrent en résonance avec la créativité qui vient de l'extérieur, parce qu'ils l'ont en eux."

Lorsque nous entendons cette musique, nos neurones se mettent à fonctionner dans toutes sortes de directions, probablement involontaires de la part des musiciens originaux. Nous nous sommes convaincus que ce n'était pas grave, en nous appuyant sur les propos rassurants de George Lewis. En écoutant cette musique, nous avons pensé aux grands modèles de langage, tels que ChatGPT. Actuellement, de nombreuses personnes ont des conversations initiales avec ces manifestations de ce que l'on appelle les algorithmes d'intelligence artificielle. Nous avons comparé nos propres conversations avec ChatGPT aux dialogues et trialogues de Pique-nique au labo 3. Nous vivons à une époque où certains êtres humains s'emploient activement à développer les capacités des produits d'intelligence artificielle à générer de l'art visuel et de l'art audio sur la base de la combinaison et de l'interpolation d'ensembles de données massives pillées. Un jour, nous dit-on, les machines dépasseront l'ingéniosité humaine. Nous ne savons pas si ces prophéties sont vraies et nous ne sommes pas particulièrement enclins à nous y attarder. Cependant, nous avons l'intuition que le type de musique qui apparaît dans les expériences du Pique-nique au labo sera la dernière frontière à tomber entre les mains des machines ! Nous trouvons du réconfort dans la preuve générée par ces pique-niques en laboratoire que le caractère unique de la réaction intrinsèquement humaine à la rencontre d'un autre être humain pour la première fois ne sera pas facilement dupliqué.

Références :
Joëlle Léandre, Solo. Conversations avec Franck Médioni, kadima collective, Israël, 2011, p. 66.
George Lewis, La musique et l'esprit créatif : Innovators in Jazz, Improvisation and the Avant-Garde, entretiens avec Lloyd Peterson, Scarecrow Press, Lanham, Maryland, 2006, p. 155.

personnel :
Jean-Jacques Birgé (claviers, flûte, harmonica, guimbarde, inanga)
Naïssam Jalal (flûte)
Mathias Lévy (violon)
Fidel Fourneyron (trombone)
Élise Caron (voix)
Lionel Martin (saxophone ténor)
Gilles Coronado (guitare électrique)
Basile Naudet (saxophone soprano)
François Corneloup (saxophone baryton)
Philippe Deschepper (guitare électrique)
Uriel Barthélémi (batterie, synthétiseur)
Hélène Breschand (harpe)
Gwennaëlle Roulleau (batterie, effets)
Csaba Palotaï (guitare électrique)
Fabiana Striffler (violon)
David Fenech (guitare électrique)
Sophie Agnel (piano)
Olivier Lété (basse électrique)
Fanny Méteier (tuba)
Tatiana Paris (guitare électrique)
Violaine Lochu (voix)

Critiques connexes de la maison d'édition Poison Pie
Pique-nique au labo - Jean-Jacques Birgé (10 décembre 2020) (aussi en français)

jeudi 14 septembre 2023

Tomorrowstartstonight


En posant sur la platine Tomorrowstartstonight, le duo de David Fenech et Rhys Chatham, je m'attendais à une musique minimaliste, parce qu'enregistrer avec une légende comme le compositeur américain implique forcément qu'on se glisse dans ses traces, à moins d'une révolution inattendue chez celui qui dirigea des orchestres de centaines de guitaristes. À l'énoncé du nom de Chatham, lui collent à la peau ceux de La Monte Young, Morton Subotnick, Tony Conrad, Robert Ashley, Philip Glass, Meredith Monk, Pauline Oliveros, Steve Reich ou Brian Eno. Du drone donc, de l'ambient, alimentée par le mouvement brownien ! Trois longs morceaux d'à peu près dix-sept minutes chacun se succèdent sans pause. In Search of Tomorrow conforte mon a priori, mais Tomorrow Together nous invite à une sorte de rituel matinal qui réveille les hôtes de la forêt. David Fenech est un autre sorcier de la guitare, un homme du son, un musicien placide qui sait méticuleusement prendre ses distances. Aux cordes électriques se superposent la trompette et la flûte de Chatham, la percussion de Fenech, et un coq, le coq... Au fur et à mesure que passe le temps l'auditeur est absorbé par une spirale qui l'emporte loin de l'endroit où il pensait se trouver. Délais et réverbération, ces effets jouent avec la durée, un temps élastique, comme du verre qu'on file à 1200° et qui devra refroidir pour que se révèle sa transparence. Lorsque la troisième partie, Tomorrow Starts Tonight, se termine, il est difficile de lui faire succéder autre chose que le silence.
L'album de Fenech et Chatham m'interroge sur la prochaine collaboration que je dois partager avec une autre légende américaine, le guitariste Thurston Moore, co-fondateur du groupe Sonic Youth. Devrais-je casser l'icône ou me fondre dans la masse ? Lorsqu'en 1999 celui-ci fit un remix de notre groupe Un Drame Musical Instantané, il réussit à nous rendre hommage sans perdre sa pâte, mais en faisant totalement autre chose que ce dont il avait l'habitude. J'ai l'âge de Chatham, six ans de plus que Thurston, dix-sept de plus que David avec qui j'ai eu le plaisir d'enregistrer l'album Chou en trio avec la pianiste Sophie Agnel il y a tout juste un an. J'avoue aimer créer des situations où mes camarades de jeu sortent de leur zone de confort. J'attends donc les propositions de Thurston avec curiosité et impatience. En attendant, je laisse couler le silence qui a succédé au beau disque de David Fenech et Rhys Chatham, comme si le moindre bruit participait à ce minimalisme absolu habité par le murmure lointain de la ville, les machines domestiques qui sommeillent et ma propre respiration.

→ Rhys Chatham + David Fenech, Tomorrowstartstonight, CD KlangGalerie, 19€

mardi 12 septembre 2023

Résurrection de l'Art Ensemble of Chicago


On aurait tort de penser que l'Art Ensemble of Chicago est de l'histoire ancienne. Lester Bowie est mort en 1999, Malachi Favors en 2004, Joseph Jarman en 2019. Or, entourés par une vingtaine de jeunes musiciens et musiciennes, Roscoe Mitchell et Famoudou Don Moye perpétuent l'esprit du groupe. Enregistré en concert au Festival Sons d'Hiver en 2020, le résultat est aussi passionnant qu'enthousiasmant. Le goût de Roscoe Mitchell (dont je chroniquai neuf disques sous son nom en 2015) pour la musique contemporaine lui a fait choisir une instrumentation où les cordes acquièrent une place de choix (violon, alto, violoncelle et 3 contrebasses) comme le chant lyrique de la soprano Erina Newkirk et de la basse Roco Córdova. Il est seul aux saxophones, sopranino et alto, secondé par la flûte de Nicole Mitchell, la trompette de Hugh Ragin, le trombone ou le tuba de Simon Sieger. Cinq percussionnistes dont DonMoye à la batterie complètent l'orchestre dirigé par Steed Cowart. Pour autant, la Great Black Music est bien présente, rappelant parfois les grands ensembles de Sun Ra ou Archie Shepp, avec la récitante Moor Mother dans la grande tradition du spoken word afro-américain. Comme jadis les disques sur le label Byg, The Sixth Decade From Paris To Paris recèle une quantité incroyable de surprises et ce double album est une merveille sortie, me semble-t-il, trop discrètement. Je l'écoute régulièrement depuis le début de l'année, me souvenant de tout ce que je dois à l'Art Ensemble depuis qu'ils me firent passer du rock au free jazz une nuit magique de 1969 sous le chapiteau du Festival d'Amougies. Je les écoute "comme à la radio", chaque fois étonné de les trouver là, comme au premier jour.
À la fin du siècle dernier je les avais filmés au Festival du Mans avec Agnès Desnos, en particulier dans les loges, et j'étais très content de ce que j'avais réussi à capturer. Hélas je ne possède pas ces rushes que je n'ai jamais revus.

→ Art Ensemble of Chicago, The Sixth Decade From Paris To Paris, 2CD RogueArt, 25€, également sur Bandcamp, 2LP 42€

lundi 11 septembre 2023

Pique-nique au labo 3 sur Bad Alchemy


Sympa de trouver cette chronique sur notre nouveau CD le jour de sa sortie officielle. Oui c'est aujourd'hui, même s'il est temps d'aller me coucher après la fête dominicale qui a réuni une trentaine des musiciens et musiciennes qui ont joué sur un ou plusieurs des trois volumes de Pique-nique au labo. Je me suis réveillé à 4h30 et il est bientôt 2h30. Si vous me connaissez, vous savez que j'ai donc tout rangé, mais nous n'avons pas tout mangé ! Formidable journée de rencontres, d'amitié et de rigolades. Un énorme merci s'ils ou elles me lisent, partie remise pour celles et ceux qui n'ont pas pu venir...

Après avoir présenté avec Pique-nique au labo 22 moments forts de ses rencontres d'improvisation de la décennie 2010-19 sous la forme d'un double CD, JJB n'a pas attendu cette fois-ci pour présenter la série du 9.3.2021 au 8.6.2023. Pique-nique au labo 3 (GRRR 2036, 09/23) propose une sélection choisie parmi les 11 rencontres avec 20 visiteurs au studio GRRR : Tout Abus Sera Puni avec la flûtiste syrienne Naïssam Jalal et le violoniste Mathias Lévy. Utilisez Une Vieille Idée avec la voix d'Élise Caron et le trombone de Fidel Fourneyron, connu par l'ONJ et Un Poco Loco sur Umlaut. Nul Ne Le Vit Débarquer Dans la Nuit Unanime avec Lionel Martin (d'Ukandanz) au saxophone ténor. Give The Game Away avec Gilles Coronado (qui a beaucoup joué avec Franck Vaillant et Louis Sclavis) à la guitare électrique, Basile Naudet au sax soprano. Exotica avec François Corneloup au sax baryton, Philippe Deschepper à la guitare électrique, tous deux avec l'expérience de Claude Tchamitchian et Henri Texier - Deschepper, né en 1949, est un des grands anciens, avec Sylvain Kassap, Yves Robert, Beñat Achiary. Insurrection avec Uriel Barthélémi à la batterie et au synthétiseur, aux côtés d'Hélène Breschand à la harpe électrique et son spectre aventureux de Ferrari, Niblock, Franck Vigroux ou Chansons Du Crépuscule avec Elliott Sharp. Kakushi Toride No San Akunin avec Gwennaëlle Roulleau à la batterie & aux effets. Manger avec quelqu'un qui n'a pas d'appétit c'est discuter beaux-arts avec un abruti avec Csaba Palotaï de Budapest à la guitare électrique, Fabiana Striffler (de l'Andromeda Mega Express Orchestra) comme surprise allemande au violon. Don't Break The Silence avec David Fenech à la guitare électrique, Sophie Agnel au piano. Un Très Court avec Olivier Lété à la basse électrique, Fanny Méteier au tuba. Et Moitié moite avec Tatiana Paris à la guitare électrique, que Violaine Lochus appelle, croassant et déclamant comme une corneille. JJB est l'hôte de ceux qui sont couronnés de feuilles d'automne et de ceux qui n'ont pas encore de claviers, le magicien du son et des samples que l'on connaît, avec parfois encore des percussions, une flûte, un piano, un kazoo, un harmonica, une guimbarde, un sifflet.
Pour un - son ! - fantastique jeu électro-acoustique-ambient, la musique contemporaine, se couvre sans complexe d'éclaboussures de classique, d'improvisation et d'electronica. Le clou, c'est que cela brille d'une espièglerie surréaliste et d'une sophistication pleine de bon sens, enfilées chronologiquement mais à la manière d'une suite de scènes quasi cinématographiques. En tout cas, cela ne me fait pas l'effet d'une simple compilation en mosaïque ou d'un train de marchandises plein de morceaux, mais plutôt, grâce aussi aux cinq guitares électriques, d'un paysage sonore, d'un jeu onirique qui s'intègre dans la tête du metteur en scène JJB, même si les joueurs ne savent pas comment leur apparition, en tant que scène cohérente, embellit un ensemble plus vaste.

Paru sur Bad Alchemy 121 sous la plume de Rigobert Dittmann, traduit de l'allemand comme j'ai pu / Image du livret du CD

mercredi 6 septembre 2023

Hommage à Neo Rauch par Birgé Duret Rinaudo


Plutôt que les cartes Stratégies Obliques que j'ai souvent utilisées ou celles de Dixit jamais encore testées, la clarinettiste Hélène Duret et la harpiste Rafaelle Rinaudo ont choisi de piocher quelques tableaux dans le catalogue de l'exposition Le songe de la raison du peintre allemand Neo Rauch comme sources d'inspiration à notre nouveau Pique-nique au labo. Le mois dernier j'avais été impressionné par cette exposition qui se tient au Mo.Co. à Montpellier jusqu'au 15 octobre 2023. Chacune, chacun à notre tour nous avons donc sélectionné un tableau, Tempête dans le jardin (1997) et L'offrande (2016) pour Hélène, Mercure (2003) et La première (2015) pour Rafaelle, Descente (2009) en ce qui me concerne. Comme j'ai souvent opté pour des cercles, ronds comme des disques, pour les pochettes de ce projet pharaonique, le tableau Plan (1994) m'a paru tout indiqué. Les connaisseurs remarqueront que nous n'avons pas choisi les plus chargés ou les plus compliqués. Sur le site drame.org j'ai reproduit en petit les cinq tableaux en face de chaque pièce musicale. Je pense que c'est le trente-cinquième pique-nique depuis le début de cette aventure où il s'agit de jouer pour se rencontrer, et non le contraire comme il est d'usage, histoire aussi de retrouver son âme d'enfant, quand il n'y avait d'autre enjeu que de s'éclater en faisant de la musique.
Le pari a une fois encore rempli sa promesse. Aucun/e de nous trois n'avons senti le temps passer. L'album Le songe de la raison, titre de l'expo de Rauch, en écoute et téléchargement gratuits sur drame.org, fut enregistré entre midi (le temps de s'installer, de faire les niveaux et la balance) et seize heures (rentrée des classes oblige) avec une pause déjeuner. Comme l'une de mes invitées est végétarienne, j'avais fait des légumes (courgettes, blettes, oignons) avec du riz saupoudré de furikaké. Tous les trois fans de piment, nous avons corsé le plat avec celui cuisiné par mon ami Sacha Gattino, une merveille, parfumé, sucré et costaud en unités Scoville ! Le dessert consistait en un sorbet cacao bitter ou une glace au caramel beurre salé selon les convives, tradition locale oblige (ici c'est tous les jours dimanche, et l'été toute l'année !)).
Lorsque nous étions en train de ranger j'avouai à mes camarades de jeu que je n'avais pas la moindre idée de ce que j'avais fait ni comment l'ensemble sonnait. Je craignais même d'avoir agi en somnambule, ce qui se vérifia, mais avec bonheur, lors du mixage (plutôt un rééquilibrage des voies) que je réalisai hier mardi, soit le lendemain-même de nos agapes. Rafaelle me confia qu'elle n'avait pas l'habitude de jouer avec un homme-orchestre, ce qui ne peut évidemment pas m'étonner. Ce fut une véritable partie de plaisir, un "songe" certainement, "de la raison" j'en doute tant la musique nous transporte vers des contrés irraisonnables. Quand on sait que ce titre provient de la gravure de Goya El sueño de la razón produce monstruos, on ne s'étonnera de rien !


En plus de ses clarinettes, Hélène produisit des sons graves en feuilletant un gros dico et d'autres tranchants en agitant une feuille de papier. Elle utilisa aussi discrètement sa voix et ses mains. Rafaelle traita sa harpe électrique avec des pédales et toutes sortes de techniques modernes que je n'ai pas repérées, penché sur mes instruments, les oreilles collées à mes écouteurs. Je me servis pour la première fois du Terra dont j'ai exploré les fantastiques propriétés pendant tout l'été en plus de l'Enner, un autre synthé russe à l'interface tactile aussi particulière. Mes claviers incarnent-ils la sécurité ou bien le contraire ? Il est assez fou de tenir à me renouveler à chaque rencontre. Lorsque je ne radote pas quelques uns de mes sons préférés programmés il y a des décennies sur mes vieux synthés, je valse entre plusieurs moteurs, Kontakt, UVI, Roli et Soundpaint, avec près de six terras de mémoire. Le plus compliqué est de se souvenir de cette masse encyclopédique et de charger celui qui convient le mieux à l'instant. Empoigner une trompette à anche, une flûte, une guimbarde, un instrument à cordes, quelques percussions humanise l'ensemble de ma palette de couleurs.
Prochain pique-nique au labo le 4 octobre avec la violoniste alto (et bassiste) Maëlle Desbrosses et la chanteuse (et guitariste) Isabel Sörling ! Mais pour l'instant j'écoute en boucle ce que nous avons enregistré lundi et qui me ravit. Je dois également préparer la petite fête de sortie du volume 3 en CD qui réunira plus d'une trentaine des participant/e/s de mes joyeux pique-niques depuis le début de cette aventure !

→ Birgé Duret Rinaudo, Le songe de la raison, en écoute et téléchargement gratuits sur drame.org, également sur Bandcamp

mardi 5 septembre 2023

Orange Fish Tears de Baïkida E.J. Carroll


Comment se fait-il qu'après quelques secondes d'un disque ou d'un film l'on comprenne que c'est fait pour soi ? Il aura suffi de quelques clochettes et d'un soupçon de percussion, et c'était dans la poche ! J'ai toujours adorer pénétrer la jungle où l'on ne voit rien, mais où tout se devine par le son. Endossant je ne sais quelle peau de bête le saxophone d'Oliver Lake rejoint la trompette de Baïkida Carroll comme deux frères de lait. À ces deux gars du Missouri se joignent le percussionniste brésilen Naná Vasconcelos et le pianiste franco-chilien Manuel Villarroel, et là s'anime la forêt ; les arbres dansent frénétiquement, des mélodies poussent comme s'il en pleuvait, le jazz ravive ses racines profondes. Les quatre musiciens se sont retrouvés en juin 1974 à Paris, capitale du free jazz depuis quelques années, et ils ont enregistré pendant trois jours au Studio Palm, grâce à Jef Gilson, pianiste, compositeur, mais également ingénieur du son et producteur. C'est un des très rares disques signés Baïkida Carroll. Sur la seconde face le trompettiste et le saxophoniste dialoguent comme deux drôles d'oiseaux qui se prennent au jeu. Ils l'ont pourtant appelé rue Roger, une petite rue du 14ème arrondissement. Hommage au même quartier, ils retrouvent leurs camarades Porte d'Orléans. La cuica de Naná est simiesque, les percussions bruissent, la trompette wah-wah, le piano scande, le saxophone se dé(h)anche, l'un après l'autre brisent le silence. La première face se partageait entre Orange Fish Tears et Forest Scorpion affirmant l'exotisme. On sent évidemment le cousinage avec l'Art Ensemble of Chicago qui sont à moins de 500 kilomètres de Saint Louis, une broutille au pays des grands espaces. La flûte nous ramène à la forêt du début. Début du monde. Monde de liberté et de rêves éveillés.

→ Baïkida E.J. Carroll, Orange Fish Tears, LP (25€) ou CD (12€) Souffle Continu Records, en numérique (7,90€) sur Bandcamp

mercredi 30 août 2023

La harpe éolienne


Bernard Vitet conçut de nombreux instruments extraordinaires au cours de sa vie, des flûtes chromatiques en plexiglas et des faisceaux de trompes accordées, des claviers de limes, de poêles, de pots de fleurs et des marimbas géants, la célèbre trompette à anche ou le cor multiphonique, le frein (contrebasse à tension variable) et l'alto à sillets, et bien d'autres dont les plus étonnants furent le pyrophone (orgue à feu) et une vielle à roue construite dans un caddy qui nécessitait qu'on le pousse pour en jouer ! J'en possède quelques vestiges. Mais la harpe éolienne est restée au stade du projet.
Or je découvre la sculpture sonore de Thomas Ward McCain sur un disque enregistré en 1972. Les séquences évoluent d'abord selon les saisons, puis les éléments s'en mêlent, mais j'ai l'impression que ce nouveau cycle joue plutôt sur les titres, Robert Archer, Garlo et Sverre Larsen prêtant main forte au concepteur, une bande de hippies prônant le retour à la nature ! Le Vermont est plus au nord que la Nouvelle Angleterre, mais ce projet aurait plu aux Transcendantalistes. Après quelques années d'émerveillement pour celles et ceux qui s'allongèrent dessous, la Chelsea Wind Harp fut abîmée par des gamins s'amusant à grimper dessus et, McCain devenu moine bouddhiste, plus personne n'étant là pour l'accorder et la réparer, elle finit en pièces détachées quelque part dans une grange. Il semble qu'elle ait été reconstruite récemment à Hopkinton dans le New Hampshire. Comme à l'époque, des vaches paissent autour à Owen Farm.
Cet instrument géant surplombant une colline me rappelle d'une part le son céleste du pyrophone de Bernard, et d'autre part la machine construite par Michael Snow, dans la région Côte-Nord du Québec, pour filmer La région centrale. Assister aux trois heures de ce film incroyable dans le sous-sol du Théâtre du Ranelagh avait été pour moi une expérience déterminante lorsque j'avais 19 ans, étudiant à l'Idhec. The Wind Harp, song from the hill, au pouvoir apaisant, est un album incontournable pour les amateurs de drone. Un CD est ressorti en 2012 sous le titre The Vermont Wind Harp.

mercredi 23 août 2023

L'album "Par terre" sur la revue allemande Bad Alchemy


À peine rentré du Maroc (où sa fille Elsa et Linda Edsjö, soit leur duo Söta Sälta, se produisaient à Tétouan dans un spectacle du Spat’ sonore), JJB avait déjà de nouveaux invités, pour une nouvelle série d'Oblique Strategies. Le 11/7 le voilà donc avec le saxophoniste MATTHIEU DONARIER, qui avait rejoint Alban Darche et Yolk Records à Nantes, où d'ailleurs il est né en 1976, et qui a improvisé Bestiaire #01 | Explorations en quartet avec Eve Risser, et EMMANUELLE LEGROS, qui souffle dans sa trompette à Lyon au sein du Very Big Experimental Toubifri Orchestra et avec son trio, Tatanka. Les consignes sont du genre : 'La chose la plus importante est la chose qu'on oublie le plus facilement', 'Trois couleurs inacceptables', 'Continuez comme ça' ou 'Dans l'obscurité ou une très grande salle, silencieusement' [In the dark or a very large room, silently]... C'est ainsi qu'est né Par terre (07/23, digital), Legros jouant aussi du bugle et d’une trompe africaine, Donarier d’un piano-jouet, et les deux aux percussions, et Birgé aquarellant une palette de couleurs sonores avec ses claviers, sa trompette à anche, des flûtes, une guimbarde et différents violons, et où les oiseaux se mettent même à gazouiller. La guimbarde évoque des grillons marocains, le son du triangle est chatoyant, les cuivres claironnent dans le bleu, JJB fait apparaître comme par magie des sons orchestraux, joue de la flûte, frappe les clés comme s'il jouait du xylophone, il flirte avec un groove de basse électrique fantôme, expulse des nuages d'électronique comme une pieuvre. Legros vocalise sur une boîte à musique, rampe et manipule des percussions, se fondant aux couleurs jazzy ou classiques, de manière séduisante et décontractée. Soit un art brut fragile et des tonalités surréalistes, rêvées les yeux ouverts. [BA 121 rbd] Traduction de l'article de Rigobert Dittmann comme j'ai pu !

→ Birgé Donarier Legros, Par terre, également sur Bandcamp
Article du blog à l'occasion de la sortie de l'album !

mardi 1 août 2023

Trente ans après, la suite de Bad Alchemy


Après celui de juin dernier, Rigobert Dittmann m'envoie la suite du texte qu'il a rédigé en allemand pour sa revue Bad Alchemy #120. Je le traduis vite fait mal fait, car je suis incapable de suivre son style...

Depuis fin 2014, Birgé accumule les rendez-vous galants encore plus accros au jeu qu'Ivo Perelman ou Udo Schindler. Le doit-il à son statut de retraité lorsqu'il eut 62 ans ? À découvrir les Oblique Strategies ? "Raves" (05/23, numérique) le montre stratège-obligé avec Fanny Méteier au tuba et Olivier Lété à la basse électrique. Elle, on l'a entendue en énorme et sombre coup de vent - musicalement seulement - avec le trompettiste Timothée Quost sur "Flatten the Curve" (Carton, 2021), à jouer sous la direction d'Alice Laloy dans la pièce de théâtre musical "Death Breath Orchestra". Lété a gratté ses cordes avec Louis Sclavis sur ECM, avec Emmanuel Scarpa sur Coax, avec Fidel Fourneyron sur le chant d'Élise Dabrowski ou dans le groupe de Marjolaine Reymond qui entonne des poèmes romantiques jazzés. Ici ils suivent les instructions du clavier échantillonneur de Birgé, comme 'Do something boring' (ronflant, avec des boucles et des sillons sans fin), 'Don't break the silence' (avec un son de timbre percussif et cuivres, un tuba discret), 'Turn it upside down' (avec des voix d'opérette paranormales, des bruits et des claquements contenus, guimbarde, guitare fantôme, gémissements de gorge de Fanny), 'Don't be afraid of things because they're easy to do' (enfantin, 'monotone' de manière détournée, avec boîte à musique), 'Retrace your steps' - jusque dans le berceau ? (avec un chant voilé, le contraste entre le pennywhistle et le tuba grincheux, des clés qui tremblent doucement)... Céleri & chou-rave, onirique et surréaliste, soigneusement mixé par JJB et perçu lui-même comme une succession de rêves éveillés [ainsi sur son blog le 6 juin].

Quel est ce magnétisme qui attire tout le monde au studio GRRR ? "Moite" (06/23, digital) reprend le jeu de cartes de Birgé avec Tatiana Paris à la guitare électrique (comme dans le Red Desert Orchestra d'Eve Risser ou en solo avec "Gibbon" sur Carton). Violaine Lochu est une chanteuse qui, sur les traces de Diamanda Galas, Luce Irigaray et Donna Haraway, a interprété Abécédaire vocal, Babel Babel, E.V.E. ou Meat Me. Elle propage ce dernier avec Meat me, meet me, I am made of meat, I am made of scream, I am nude, I am mud, I am blood and shit, I am not myself anymore : I am all of you, I am suffering. I am Bacon - et le résout de manière scandaleuse. Les cartes demandent des choses comme : 'Cède à ta pire impulsion', 'Autorisez un relâchement (c'est l'abandon d'un texte sacré)'. Paris rampe, gronde, ratisse comme Westerhus, comme Desprez. Lochu chante de manière chamanique et sacrée, elle jappe, crie ou croasse comme un corbeau. Birgé joue des percussions ou des vents avec ses boîtes magiques, ses synthétiseurs, il manipule sa guimbarde, frappe des cloches tubulaires, monte la radio, chante de la flûte. Ils nous emmènent ainsi dans des jungles tropicales humides, comme peintes par Rousseau, en faux ethno et langue postcoloniale. Il me vient à l'esprit "Ou Bien Le Débarquement Désastreux" et à nouveau le parallèle avec Heiner Goebbels. Lochu s'adonne pour cela à l'impulsion excessive de la férocité et de la colère, mais aussi du chagrin enfantin et de la souffrance animale, entrecoupés de lignes de Monique Wittig (Les guérillères), Christophe Tarkos (L'argent) et Sylvie Kandé (La quête infinie de l'autre rive) et de jeux de cordes 'africains'. Qui autorise ensuite l'évocation de Dowland, la marche arrière de la guitare dans le liquide amniotique, les frottements et les piaillements d'oiseaux ? Enfin, comme le suggèrent les cartes, Lochu est rongée par un soupçon sifflant (comme dans 'La Jalousie' de Robbe-Grillet ? - je n'arrive pas à me défaire de Goebbels), qu'elle rejette en vain dans son soliloque.

Ce que Birgé rêve et vit comme un métissage esthétique, c'est un monde qui définit le 'bien vivre' de manière radicalement différente. Il l'anticipe déjà à petite échelle dans le grand Paris, dans son ermitage, son auberge, en tant que cuisinier, épicurien, jardinier, cinéaste et mixeur hypercréatif, éloquent et sociable, dans lequel l'art de vivre - comme Dieu en France - se condense de manière attrayante. Pour qui le ciel n'est pas toujours bleu face à un monde qui marche sur la tête, et à qui j'aimerais donner la parole : "Les dérives du monde ne me surprennent pas tant j'y vois une poésie de l'absurde. Les ventres vides ne l'entendent pas de ce ton-là. La misère pousse à la révolte. La solidarité à la révolution. En face s'exprime l'arrogance qui de tout temps a sonné le glas de l'oppression. Leur violence ne peut les protéger éternellement. Mon immense tendresse est mise à mal. À cet instant je ne sais plus écrire. Il est tard. C'est flou. Le cri a supplanté les mots." [La difficulté d'être, 23.3.]

mardi 25 juillet 2023

Plastic Bamboo d'Asynchrone


Il a fallu que j'attende le troisième morceau de l'album Plastic Bamboo du groupe Asynchrone pour que mes craintes disparaissent. Les deux premiers sonnaient comme de l'électro pop japonaise synthétique et désincarnée. N'ayant jamais été un fan de la musique de Ryūichi Sakamoto, trop hygiénique à mon goût, et le disque constituant des adaptations de onze de ses pièces, je pouvais craindre le pire. Heureusement, malgré un riff plus chinois que japonais, le saxophone free de Hugues Mayot et la flûte distordue de Delphine Joussein commencèrent à prendre la tangente sur Neue Tanz, comme le piano jazz de Manuel Peskine sur Thatness and Thereness dont les chœurs me rappellent irrésistiblement le groupe Supersonic. Et plus ça va, plus le propos de pervertir l'objet de leurs désirs, en particulier ceux du synthésiste Frédéric Soulard et du violoncelliste Clément Petit à l'origine du projet, colle à ce mélange de dance et de jazz. Le rythme est tenu par les synthés et la batterie de Vincent Taeger, son marimba se mêlant aux sons électroacoustiques très "plastic bamboo". On finit par avoir envie de se trémousser avant que les voix répètent inlassablement Once in a Lifetime à la manière du Sun Ra Arkestra et que Mayot s'envole sur les ailes de Pharoah Sanders. Pour Ubi il plane ainsi au-dessus de l'arpégiateur, très belle évocation romantique des années 70. Plus le chaos prend le dessus, mieux je m'y retrouve dans ce mélange des genres où l'électronique et l'acoustique participent à cette épopée épique qui entraîna Sakamoto à composer de mémorables musiques pour le cinéma. Finalement l'ambient prend les couleurs de notre temps et le kraut jazz décape le dance floor.



→ Asynchrone, Plastic Bamboo, CD No Format!, sortie le 29 septembre 2023 (concert le 27 au 104)

vendredi 14 juillet 2023

Par terre avec Birgé Donarier Legros


Voilà, le jour de gloire est... arrivé. Lorsque la session est une partie de rigolade, la musique profite de notre complicité. Je n'avais jamais rencontré Emmanuelle Legros ni Matthieu Donarier, mais j'avais chroniqué leur disque à l'une comme à l'autre, Forêts du trio Tatanka composé par la trompettiste et Le bestiaire du saxophoniste. La première a choisi le second comme le veut le protocole de ces Pique-nique au labo dont le volume 3 sortira en CD à la rentrée. Mardi dernier marquait la première rencontre à figurer sur le volume 4 lorsqu'il sera complet. Et ce sera un fabuleux début !...


Matthieu est venu avec son ténor, Emmanuelle avec trompette et bugle, mais tous les deux sont allés piocher d'autres instruments dans ma caverne d'Ali Baba. Emmanuelle s'est emparée d'une trompe africaine et de petites percussions comme Matthieu qui a adopté mon petit piano Michelsonne. De mon côté j'avais comme d'habitude mes claviers et d'autres machines électroniques, les trompettes à anche, flûtes, guimbardes, l'inanga, le violon et deux instruments à archet achetés à Bangkok, un saw duang et un saw u. Le résultat m'apparaît très lyrique et merveilleusement équilibré. Je leur avais fait choisir entre le jeu de Brian Eno et Peter Schmidt ou celui de Dixit, ils ont préféré s'inspirer des phrases plutôt que des dessins : Vers l'insignifiant / La chose la plus importante est la chose qu'on oublie le plus facilement / Slow preparation, fast execution / Toujours les premiers pas / Trois couleurs inacceptables / Continuez comme ça / Une partie seulement, pas tout / Dans l'obscurité ou une très grande salle, silencieusement.


À midi j'avais préparé du poulpe mariné accompagné d'une ratatouille et de riz, avec les incontournables glaces et sorbets avant le café. La cuisine, comme la musique, permet de faire connaissance, de partager notre plaisir, de digresser et élucubrer à loisir. Pour la photo Matthieu a proposé que nous nous allongions par terre (Par terre est le titre de l'album) dans la cuisine, Emmanuelle et moi avons suggéré de camoufler nos double-mentons, la contre-plongée donnant l'impression d'en avoir même à celles ou ceux qui n'en ont pas ! Je suis grimpé sur l'escabeau et clic clac c'est dans la boîte. J'ai choisi une photo de Matthieu pour la pochette et récupéré celle du studio vide faite par Emmanuelle, là où nous avions abandonné nos instruments, le temps de prendre le café au jardin.

→ Birgé Donarier Legros, Par terre, en écoute et téléchargement gratuits sur drame.org et Bandcamp

lundi 12 juin 2023

Raves avec Fanny Meteier et Olivier Lété


Raves comme chou et céleri qui étaient tous les deux au menu de midi, mardi 30 Mai, pour recevoir mes nouveaux invités, la tubiste Fanny Meteier et le bassiste Olivier Lété. Raves comme une free party où le public est aussi nombreux qu'il le souhaite puisque nous avons joyeusement enregistré un album comme tous ceux qui l'ont précédé, gratuit en streaming ou en téléchargement. Raves comme une succession de rêves éveillé. Et, comme souvent lors de ces Pique-nique au labo, nous avons composé instantanément les pièces en tirant aléatoirement les cartes du jeu Oblique Strategies de Brian Eno et Peter Schmidt qui chaque fois donne son titre au morceau et devient la partition de ce qui est communément appelé une improvisation collective. Les dix pièces sont présentées dans l'ordre où elles ont été interprétées et je les ai mixées dans la foulée les deux jours suivants, mais j'attendais le feu vert de mes camarades pour annoncer leur mise en ligne...


Après nous être installés, nous avons joué de 11h à 17h, avec une longue pause pour le déjeuner. La veille j'avais préparé un céleri-rave coupé en tranches fines et massé à l'huile d'olive, fleur de sel et graines de coriandre, suivi d'un chou-rave cuit au four à 170° pendant trois heures. Ne pas oublier de le poignarder une vingtaine de fois avant de l'enfourner. En le servant j'ai oublié de l'arroser de citron comme le conseille Ottolenghi. Pour ce menu végane j'avais ajouté des lentilles vertes à l'huile de noisette et vinaigre de pin et kaki. Sorbets et glaces terminaient le repas selon la tradition de la maison. La musique, comme la cuisine, sont affaire de gens sérieux, et nous avons donc bien rigolé pendant cette journée exigeant la plus grande concentration. Mes deux hôtes furent aussi inspirés qu'adorables.


Si Fanny s'est parfois servie de son tuba de manière peu orthodoxe, elle s'est aussi amusée avec un jouet qu'elle avait toute petite et qu'elle a trouvé dans ma collection que j'assimile plutôt à une boîte à outils. Lorsqu'on appuie sur la tête de Gédéon les billes sautent aléatoirement dans tous les sens. Elle aime certainement les objets un peu désuets qui tranchent avec son magnifique instrument, comme mon monocorde fabriqué dans une boîte de sardines. Elle a également feuilleter un bouquin et fait craquer ses doigts !


Mais elle a surtout soufflé dans le gros cuivre, mélodiquement, rythmiquement, timbralement, dialoguant avec Olivier qui avait apporté son ampli et deux basses dont une fretless, et ma pomme évidemment, entouré de dizaines d'instruments électroniques et acoustiques. Comme toujours je me sers essentiellement de sons échantillonnés contrôlés au clavier, mais j'ai adoré y mêler de la synthèse numérique, la trompette à anche, une flûte, des guimbardes, l'erhu, l'Enner (un synthé analogique russe fonctionnant par contact, les tensions passant par le corps) et une vieille boîte à musique récupérée chez ma tante. Olivier assurait l'homogénéité de l'ensemble, comme un filet phosphorescent aux grosses mailles pour récupérer les acrobates qui s'y vautrent. Les cartes que nous avons tirées à tour de rôle nous ont emmenés sur un sentier plutôt calme et tendre. On ne peut réellement en jouir qu'avec de bonnes enceintes restituant les graves, ou au casque. J'ai évidemment eu du fil à retordre au mixage pour faire ressortir les deux basses sans faire exploser mes haut-parleurs. Raves dure 91 minutes.

→ Birgé Lété Meteier, Raves, GRRR en écoute et téléchargement gratuits sur Drame.org, également sur Bandcamp

jeudi 8 juin 2023

Trente ans après, Bad Alchemy


Quelle idée ai-je eue de vouloir traduire le nouvel article de Rigobert Dittman de l'allemand ! C'est d'abord que je ne comprenais pas toujours le sens de ses phrases. J'y ai passé la soirée au lieu de me détendre devant Showing Up, le dernier film de Kelly Reichardt que j'avais prévu de regarder, comme je sortais du vernissage de l'exposition Ron Mueck à la Fondation Cartier : sculptrice et sculpteur sont dans un bateau, mais c'est Bibi qui tombe à l'eau. Donc Rigobert m'écrivait :

Cher JJB,
c'est Bad Alchemy = rbd = Rigo D. qui vous parle, de Würzburg, où vous avez joué avec Un D.M.I. il y a des années et des années.
J'ai perdu la trace de ta musique après "Operation Blow Up", mais j'ai gardé Un D.M.I. à l'esprit comme l'un des plus grands groupes français de tous les temps.
Votre nom est revenu sur le site Psych.KG de Matthias Horn, un bon contact du magazine Bad Alchemy.
Cela m'a ramené à votre musique, grâce à Bandcamp. Et cette corne d'abondance de musiques magnifiques m'a fait écrire ce petit article de 3 pages que je joins à la présente. Désolé, c'est en allemand.
Dommage que je ne puisse pas lire votre blog. Mais d'Albert Ayler à Tintin... - C'est bien l'esprit. Vous êtes un frère de cœur.
Alors c'est juste pour dire : Merci d'être JEAN-JACQUES BIRGÉ !!!!
Avec mes salutations et mes meilleures vibrations de ce bon vieux Würzburg.

Après cela, comment pouvais-je résister ? Donc voici, tant bien que mal, le texte de Rigobert Dittmann pour la revue Bad Alchemy...

Là je ne peux qu'aller à Canossa et reconnaître que je suis passé à côté de la musique. Que Bad Alchemy n'aurait jamais dû perdre de vue. Mais le temps est heureusement relatif, comme le dit Jean-Jacques Birgé (JJB), le magicien du synthé né en 1952, co-initiateur des ciné-concerts, blogueur →drame.org/blog← et surtout cofondateur en 1976 de →Un Drame Musical Instantané.

Il le démontre lui-même →jjbirge.bandcamp.com← avec "Le centenaire de Jean-Jacques Birgé (1952-2052)" (2018, GRRR 2030) avec une autobiographie musicale en dix 'décennies' : Il a mis dix ans à construire ce qui, du musette au rock psychédélique en passant par la leftfield electronica, est une avant-garde toujours surréaliste et un drame dramatique, avec les voix de sa fille Elsa, de Pascale Labbé et Birgitte Lyregaard, avec Michèle Buirette l’accordéoniste de Pied de Poule, son camarade d’Un D. M. I. Bernard Vitet à la trompette dans l’eau et au bugle, Vincent Segal à la basse, le violoncelliste Didier Petit, Nicolas Chedmail au cor, les guitaristes Hervé Legeay et Philippe Deschepper, les batteurs Cyril Atef et Éric Échampard, le tromboniste Yves Robert, et Amandine Casadamont aux platines dans ce qui est devenu un roaratorio, comme un sillon sans fin, qui répond à une berceuse élégante très Blanche-Neige pour les années 2010 technoboostées. Avec 'Les années 30' nous sommes seuls sous l'orage de fin d'été. Puis un chant du cygne avec des cordes, plouf, une cythare inanga avec Antonin-Tri Hoang pour 'Les années 40'. C'est à Sacha Gattino qu'il revient de conclure en toute zénitude le 'Tombeau de Birgé' en sifflant, pour compléter l’heure commencée par JJB avec une boîte à musique et une valse à trois temps, des sons de synthétiseur, des samples d'orchestre, du Thérémine et de la musique vocale très théâtrale, clôturant un arc-en-ciel extraordinaire qui ne faiblit pas.

"Chifoumi" (2018, numérique), Birgé joue des claviers, ciseaux, flûte, papier, erhu, appeaux, guimbarde, H3000, Lyra-8, trompette à anche, Tenori-on, comme 'Schnick-Schnack-Schnuck' avec Sylvain Lemêtre aux percussions & ciseaux et Sylvain Rifflet au sax ténor & Venova.

"Questions" (2019, numérique) est né de la même manière, multi-instrumentale, avec Élise Dabrowski à la contrebasse & voix et Mathias Lévy au violon, saxo alto & Venova : à partir des cartes conçues par Brian Eno et Peter Schmidt du jeu Oblique Strategies [https://en.wikipedia.org/wiki/Oblique_Strategies] comme fil conducteur, comme auparavant "Game Bling" (2014) avec Ève Risser et Joce Mienniel, le mallarméen "Un coup de dés jamais n'abolira le hasard" (2014) avec Médéric Collignon & Julien Desprez ou "Un coup... 2" (2015) avec Pascal Contet & Antonin-Tri Hoang ou "WD-40" (2019) avec Christelle Séry & Jonathan Pontier.

En trio avec Hasse Poulsen aux guitares et Wassim Halal au daf, bendir, darbouka & tara, il réalise "La révolte des carrés" (05/19, numérique), hommage à des héros révolutionnaires : Hô Chi Minh, Rosa Luxemburg, Malcolm X, Julian Assange, Maximilien Robespierre, Toussaint Louverture, Thomas Sankara (le président du Burkina Faso assassiné en 1987), Louise Michel, Angela Davis, Spartacus, Mahatma Gandhi, Geronimo.

Ou encore, Birgé révèle un trio éraillé en compagnie de Karsten Hochapfel aux violoncelle, guitare, cosmicbow & zheng et Jean-François Vrod au violon, kazoo, appeau, percussion & voix dans "Ball of Fire" (11/19, numérique). Dans le sympathique 'Cross the border, close the gap', il montre d’ailleurs son penchant pour Barbara Stanwyck dans la comédie musicale éponyme, et - à grâce à la belle pochette - pour Friedensreich Hundertwasser.

"Duck Soup" (12/19, numérique), le clash d'improvisation avec Nicholas Christenson à la contrebasse & babycello et Jean-Brice Godet aux clarinettes & cassettes, partage le titre avec un film des Marx Brothers et tire ses morceaux des livres de photos qu’il admire, "Asylum of the Birds" et "Le monde selon Roger Ballen".

Sur "Pique-nique au labo" (2020, GRRR 2031-32, 2xCD), Birgé se présente aux claviers, electronics, plunderphonics, ambiences etc. pour un best-of de 22 duos et trios, théâtraux et extravagants, avec 28 musiciens*, avec lesquels il a travaillé entre 2010 et 2019, le plus souvent au studio GRRR.

À noter que "Établissement d'un ciel d'alternance" (1996 avec M. Houellebecq), "Carton" (1997 avec B. Vitet), "Long Time No Sea" (2017 avec Lyregaard et Sacha Gattino sous le nom du trio El Strøm) et "Le centenaire" font partie des CD préférés de JJB, ses favoris personnels [interview avec "It's Psychedelic Baby Magazine", 21.3.22].

Outre "L'air de rien" et "To Be Or Net To Be" (05/21, numérique), à nouveau sous Oblique Strategies, rencontres avec Élise Caron aux voix, flûte, sifflement, synthé-jouet, piano & percussions et Fidel Fourneyron au trombone ou avec Gilles Coronado à la guitare et Basile Naudet au sax soprano & alto, "Fictions (complete)" (05/21, numérique) a donné naissance à un vinyle sur le label Ouch ! Records (2022) avec Lionel Martin au saxophone ténor en hommage à Jorge Luis Borges, disque dont Birgé est également fier.

Quinze jours plus tard, parfait accord avec François Corneloup au sax baryton et Philippe Deschepper à la guitare, sur "Exotica" (05/21, numérique), et si dans 'Side Story' ce n'est pas Bernstein, dans 'Full Metal Packet' ce n'est pas Kubrick, et si le titre de l’album n'évoque pas Atom Egoyan, j’avale une grenouille !

Dans "Only Once" (06/21, digital), solennellement encadré par 'Réincarnation' et 'R.I.P', il joue sur le grandiose 'Orphelins' (Orphée ou roulette ?), et sur la révolte ('Insurrection') avec Hélène Breschand à la harpe électrique & à la voix et Uriel Barthélémi à la batterie & synthé.

En 2022, on retrouve ce touche-à-tout sur le label... Psych.KG ! Avec 'Intervention d’une prière en miettes' pour guitare, koto & percussion sur "Fluxus +/-" (Psych.KG 571, 17cm) en tandem avec Kommissar Hjuler, ainsi que sur "-- +/-dru_M?flux" (Psych.KG 585, K7), sur "- FLUXUS +/-" aux côtés du percussionniste autrichien Gerhard Laber (Psych.KG 573, K7), le présentant avec le guitariste d'Un D.M.I. Francis Gorgé, avec sur l’autre face Mama Bär.

Sur "Scénographie" (06/22, numérique) il se délecte de l'harmonie de ses claviers, Cosmos, Enner, Lyra-8, ARP 2600, harmonica, guimbarde, percussion, jumelées avec les sons électroniques des Vital & Lyra-8, les effets et la caisse claire de Gwennaëlle Roulleau, sur des souvenirs de classiques du cinéma de Lumière, Méliès, Cocteau, Kurosawa, Bresson, Garrel.

La musique de Birgé, bien que largement improvisée, est hors des sentiers battus plinkplonkiens ou post-freejazz, c'est un jeu à part entière, surréaliste, imaginaire, cinématographique, évocateur et (mélo)dramatique. Dreamscape ou Sonic Fiction, j’avoue ne pas avoir trouvé de mots plus justes.

L'oblique-stratégique "Chou" (10/22, numérique) met en scène Birgé avec Sophie Agnel aux piano, piano-jouet, flûte, percussions & bric-à-brac ainsi que David Fenech aux guitares, bendir & sanza. Et si vous pensez que vous allez vous en sortir en quelque sensiblerie, la guitare électrique et la guitare acoustique s'entrechoquent. Birgé mélange cela avec ses incontournables claviers et synthétiseurs, avec ses shahi baaja, flûte, guimbarde, trompette à anche, voix & radio, pour que s’affirme son penchant pour le surréel, l’absurde, l’art brut et grotesque - qui est en même temps si 'typiquement français' - au sein de GRRR. Le Studio GRRR s'épanouit une fois de plus. Rien d'étonnant avec un esprit qui va de 'La répétition est une forme du changement' à 'Soyez extravagant'.

Quelle était la part de Birgé dans Un D.M.I. et quelle était la part d'Un D.M.I. dans Birgé ? Question futile ! La cellule orignielle de la formation légendaire se trouve dans sa rencontre avec Francis Gorgé en 1969 au Lycée Claude Bernard et dans le quatuor Epimanondas en tant que tête pensante acrobatique, ainsi nommé d'après un personnage de Boris Vian. Birgé avait passé trois mois aux États-Unis en 1968 et en avait ramené une cargaison de disques - Zappa et Mothers of Invention, les Silver Apples, Jefferson Airplane, Iron Butterfly... et la passion de la musique. Il avait vu Grateful Dead, Kaléidoscope et It's a Beautiful Day au Fillmore West, fait pousser des graines sur son balcon et une crinière jusqu'aux épaules.

JJB a tâté des bandes, de l'oscillateur, de l'orgue Farfisa Professional, de tout ce dont il pouvait tirer des sons, mais surtout du synthétiseur ARP 2600, pour un avenir commun. Ils ont ainsi posé la première pierre avec "Défense De" (1975, GRRR - GR 1001) avec Shiroc le batteur de Speed Limit, et sont ainsi apparus sur la liste culte de Nurse With Wound. En s’associant au trompettiste Bernard Vitet (1934-2013), une grande figure du free jazz avec François Tusques, Alan Silva et Sunny Murray, mais qui a aussi joué avec Barbara et Colette Magny, ils ont enregistré des disques, et avec "Trop d'adrénaline nuit" (avec la photo d’une scène marquante de "La vie est à nous" de Jean Renoir), Un D.M.I. était venu au monde. Avec leur mélange presque unique d'ArtRock, d’AvantJazz, de nouvelle musique, de théâtre musical, de pièces radiophoniques, d’opéra grotesque, on peut les comparer au théâtre musical de Heiner Goebbels. À partir de "Opération Blow Up" (1992) et le départ de Gorgé - c'est Gérard Siracusa qui joue des percussions sur "Crasse-Tignasse" (1993) ; il avait déjà joué un rôle important dans "Kind Lieder" (1991). Gorgé est cependant présent sur "Machiavel" (1998, GRRR 2023), l'adieu d'Un D.M.I. Pour "Machiavel Live" (2000) - Birgé et Vitet jouent avec Philippe Deschepper & Nem en tant que Machiavel Quartet et avec des invités.

Avec le décès de Vitet en 2013, une pierre tombale semblait être posée sur Un D.M.I., mais le 12.12.2014, JJB & Gorgé ont proposé à Hélène Sage, Antonin-Tri Hoang, Hélène Bass et Francisco Cossavella de se produire en concert @La Semaine du Bizarre à Montreuil en son honneur. Cette grande relecture du matériel d'Un D.M.I., cru et hautement complexe, se moque des tiroirs et fait exploser les cercueils. Et avec "Plumes et poils" (2022, GRRR 2034), Birgé & Gorgé célèbrent à nouveau leur amitié éternelle sous forme d'UN DRAME MUSICAL INSTANTANÉ. En compagnie de Dominique Meens, une vieille connaissance depuis 1976, dans un rôle proche de celui de Frank Royon Le Mée pour 'Le Poil et la Plume' (sur "L'Hallali") ou des acteurs Michael Lonsdale/Daniel Laloux/Richard Bohringer sur "Jeune Fille Qui Tombe...Tombe" et "Le K/Dino Buzzati". L'écrivain & poète de Saint-Omer a souvent utilisé la musique de Gorgé et, pour "Le pic" (1987) celle de Birgé. Ils sont accompagnés de bruits de la nature, d'une guitare, d'un sampler, d'un clavier et de JJB, dans une évocation pastorale, mais aussi avec un parfum plunderphonique. Dans des instantanés poétiques Meens fait apparaître des alouettes, des courlis, des hirondelles, y mêle un sanglier, y croasse lui-même, gris-gris d’automne, et finit même par lâcher un "Je ne sais pas" en allemand. Ich Weisse nicht ! Les sons glissent sur les mots comme des cours d'eau, l'aigle de Gustave Doré (inspiré par 'L'aigle et la chouette' de La Fontaine) mange la couvée hideuse et criarde de la chouette parce qu'il n'y reconnaît pas ses 'jolis' oisillons qu'il a promis d'épargner, et se permet de sourire sur la couverture. Alors voilà.

vendredi 2 juin 2023

Kristen Noguès en Marc'h Gouerz


Après Emmanuelle Parrenin, Souffle Continu Records réédite le premier vinyle de la harpiste celtique Kristen Noguès. J'écris "après", mais c'est trois ans avant La maison rose de Parrenin, en 1976, que paraît Marc'h Gouez. Avec Tri Yann, Malicorne, Mélusine et quelques autres les deux musiciennes incarnent un renouveau de la musique folk en France. Kristen Noguès donne de nouvelles couleurs à la harpe celtique, de quoi raviver la contrastée blanche hermine. Alan Stivell avait ouvert la voie, mais Kristen montre une fragilité poétique bouleversante, ce qui ne l'empêche pas de vivre sa vie et d'aimer rire à gorge déployée. C'est pourtant l'apanage des gwerzioù d'être des chansons tristes.
Des pas sur le gravier, on pousse la porte, dans la chaumière le concert est déjà commencé. La harpiste, qui n'a que 23 ans, chante en s'accompagnant à la petite harpe. Elle a composé les sept pièces où viennent la visiter avec la plus grande délicatesse Gérard Delahaye et Melaine Favennec (violon, flûte), Jean Denis (flûte), Bernard Pichard (basson), Fanch Tassiniek (violoncelle), Christian Desbordes (piano, violon), Gildas Beauvir et Pierre Datry (guitare, piano), Bertrand Floc'h (guitare, psaltérion), André Marzuk (zarb). Ici coule une rivière. À cette époque le FLB (Front de Libération de la Bretagne) est encore très actif, multipliant les attentats. Chanter, et parler, en breton est une revendication, un acte de résistance. Un an plus tard sera créée la première école Diwan. En France, c'est dans les régions où la langue locale se parle encore que les cultures sont riches et fortes, et la musique plus particulièrement. On peut le constater ainsi en Bretagne, en Corse, au Pays basque et encore un tout petit peu en Occitanie. Lorsqu'elle avait six ans ma fille qui passait beaucoup de temps au bord de l'océan m'avait demandé : "C'est en France, la Bretagne ?". Bonne question. Kristen Noguès nous y fait voyager certainement.


Il y a déjà 16 ans j'écrivais cet "hommage bouleversant à la petite souris" :
Ce sont des rendez-vous manqués, faute de temps, pas le temps passé, mais l'avenir qui bute, quand le cœur arrête de battre. Rencontrée grâce à Lors Jouin, j'avais immédiatement adhéré à la fantaisie de Kristen Noguès, une comédie dramatique où le petit clown prend l'air grave aussitôt le rideau levé. Kristen était d'abord une compositrice, inventive, en perpétuelle recherche d'autre chose. Sa harpe celtique a des accents contemporains qui s'écartent de la tradition tout en l'assumant. C'est son histoire, celle de sa famille et de son pays, la Bretagne, sac et ressac. Poussés par une mutuelle curiosité nous avions envisagé une collaboration que la maladie balaya beaucoup trop tôt. Heureusement d'autres eurent la chance de partager sa musique. Nombreux sont rassemblés sur Logodenning, le magnifique double album publié en 2008 et réédité par Innacor : Annie Ebrel, Joël Allouche, Etienne Callac, Jean-René Dalerci, François Daniel, Paolo Fresu, Peter Gritz, Jean-François Jenny-Clarke, Ivan Lantos, Nguyên Lê, Erik Marchand, Jacky Molard, Patrick Molard, Mauro Negri, Bruno Nevez, Rüdiger Oppermann, Jacques Pellen, Ronan Pellen, Jean-Luc Roumier, John Surman, Jean-Michel Veillon, Karim Ziad...
Le texte du livret rédigé par l'écrivain Gérard Alle rend parfaitement la tendresse de ses compositions, la fragilité de la "petite souris", ses interrogations, son esprit aventurier, son humour aussi et ses angoisses... Avec Bernard Vitet nous avions désiré le son de la harpe celtique pour l'un de nos projets, mais nous avions rencontré une voix, une pensée, une histoire, une autre. Si elle était bretonne par tous les pores de sa peau, Kristen Noguès ne s'embarrassait d'aucun préjugé, prête à toutes les rencontres, musique contemporaine, jazz, musiques improvisées, etc. Tout au long des cinq chapitres (Finis Terrae, Les Autres, Astract, Improviser et le trio, La longueur des jours) qui structurent le double album, ses cordes vibrent en sympathie. Elle n'est jamais aussi présente que lorsqu'elle chante à son tour et elle me touche plus particulièrement quand la musique perd ses repères pour jouer seulement sur l'écoute mutuelle comme avec le saxophoniste John Surman. Son compagnon, le guitariste Jacques Pellen, a sélectionné les morceaux dont les trois quarts étaient inédits. Le violoniste et polyinstrumentiste Jacky Molard a assuré la réalisation de l'ensemble. L'épais livret de 48 pages est rempli de photographies et de l'amour que ses amis lui prodiguaient. Logodenning est un chant d'amour qu'ils lui renvoient au-delà des étoiles.

→ Kristen Noguès, Marc'h Gouez, LP Souffle Continu avec un beau livret de 8 pages, sortie le 2 juin 2023
→ Kristen Noguès, Logodenning 1952-2007, 2CD Innacor, dist. L'autre distribution, 16,95€

samedi 13 mai 2023

La mort dans l'âme


Pendant mon sommeil je cherche le nom de plusieurs amis disparus. Ce ne sont pas des amis, plutôt des connaissances, d'anciens voisins, et j'ignore pourquoi je désire tant retrouver leurs noms. Pour ce faire j'égrène les vingt-six lettres dans leur ordre alphabétique. En m'y reprenant plusieurs fois, je finis par y arriver et je me rendors. Plus tard dans la nuit je rêve que j'enregistre un album entièrement à la flûte avec Joce Mienniel à la guitare. Comme j'apprécie énormément le jeu de mon camarade flûtiste virtuose, j'insiste pour qu'il me dise ce qu'il pense de ma prestation. Je le sens un peu gêné, mais, en présence de la bassoniste Sophie Bernado, il met beaucoup de tact pour m'avouer que ce n'est pas terrible. J'essaie de comprendre ce qui cloche et que je devrais améliorer, mais c'est toute l'approche de l'instrument qui semble le contrarier. La mort dans l'âme, je décide de ranger notre enregistrement dans les archives et je suggère que nous enregistrions un nouvel album où je m'entourerai de mon barda électronique et acoustique. Au réveil je note tout cela comme me l'a suggéré la chanteuse Pascale Labbé qui en ce moment s'amuse à analyser les siens.
Revenu à la réalité, si l'on peut parler d'Internet en ces termes et bien que j'en doute fortement, je découvre un passionnant article de Jazz Hot signée de Hélène Sportis qui confirme la mort de Patrick Vian que j'ai évoquée mercredi dernier. Son long récit permet de lever le voile sur ce qu'était devenu le fils de Boris Vian depuis que nos deux groupes jouaient ensemble au tout début des années 70, lui avec Red Noise, nous avec H Lights. Patrick est décédé le 24 février dernier à Apt dans le Luberon où il avait émigré il y a très longtemps.
Comme si cela ne suffisait pas, toujours grâce à FaceBook, la chanteuse Carla Diratz m'apprend la mort en 2017 de Gilles Rollet, le second percussionniste de Birgé Gorgé Shiroc dont les enregistrements figurent sur le DVD qui accompagne les rééditions de l'album Défense de. Avec Francis Gorgé nous avions cherché à le retrouver sans succès, de même que nous avions tenté de joindre Shiroc et le saxophoniste Antoine Duvernet qui n'ont jamais répondu à nos missives. Il est étonnant de constater que certains musiciens préfèrent l'anonymat ou la retraite secrète plutôt que fêter la complicité de notre jeunesse. Peut-être que ce souvenir était douloureux pour les uns alors que d'autres l'appréhendaient joyeusement comme lorsque nous avions retrouver le bassiste de notre premier groupe, Epimanondas. Son bassiste, Edgard Vincensini, était devenu un avocat célèbre, pas forcément dans l'optique politique qui est la nôtre, mais toujours aussi pimpant, ou comme lorsque j'ai revu Dominique Lentin, batteur de Dagon avec qui j'avais collaboré soit avec notre groupe de light-show, soit comme musicien invité. De même j'ai du plaisir à revoir Gilbert Artman ou échanger avec Richard Pinhas, trio d'un temps sous la bannière de Lard Free, sans compter Francis Gorgé, évidemment, avec qui (en compagnie de l'écrivain Dominique Meens) j'ai encore enregistré l'année dernière le CD Plumes et poils et avec qui je prépare un nouvel album d'Un Drame Musical Instantané !
Patrick, Gilles et les autres restent dans nos cœurs, car nous n'avons jamais oublié la complicité de nos premiers émois musicaux au point de chercher sans répit à les perpétuer jusqu'à aujourd'hui. Ne jamais perdre l'émotion de mes débuts, lorsqu'il n'y avait aucun autre enjeu que la passion et l'amour du jeu, est un travail quotidien que j'exerce en me ressassant la phrase de Jean Cocteau : "le matin ne pas se raser les antennes".

mercredi 10 mai 2023

La 2CV décapotée du 21 juin 1982


Le 21 juin 1982, à l'occasion de la première Fête de la Musique, avant que cela ne ressemble à une quinzaine commerciale avec foire d'empoigne pour jouer dans le meilleur spot de la capitale, nous avions transformé la 2CV de Brigitte Dornès en scène mobile. La capote enroulée, elle conduisait pendant que Marianne Bonneau enregistrait le duo de fadas debout sur les sièges. Hélène Sage avait installé son haut-parleur en pavillon et tous deux soufflions allègrement dans toutes sortes de trompes, flûtes, instruments à anche, sans compter les percussions qui nous reposaient lorsque nous n'en pouvions plus de nous époumoner. Nous croisions parfois des musiciens dans la rue ou à leur fenêtre. La Fête ressemblait à un gros défouloir bruitiste, un jour des fous sans lien avec ce que c'est devenu dès l'année suivante.
J'ai mis un long extrait en ligne (index 7 : 35 sur les 90 minutes enregistrées) de cette promenade radiophonique dans Paris sur le site du Drame, juste après le concert en duo avec Hélène que nous avons donné à Ordis en Catalogne deux mois plus tard. Je me souviens avoir coulé une bielle en descendant à fond la caisse par l'autoroute. J'avais dû décharger tout le matériel, Marianne et moi avions dormi dans le garage. La Tramontane était une commande pour le Festival d'Ordis. Nous expliquions nos instruments et répondions aux questions du public entre les pièces que nous improvisions avec les cloches de l'église devant laquelle était dressé le podium. C'était la nuit. La Tramontane soufflait.
[Depuis cet article du 10 décembre 2010, est paru un CD de notre duo intitulé Rendez-vous sur le label autrichien Klang Galerie, voir également l'article du 26 décembre 2018].
Pas de photo de la Fête de la Musique, mais un cliché que j'ai pris à l'usine Pali-Kao lorsque j'ai entendu et vu Hélène pour la première fois. Sa Mercedes roulant au pas venait frapper le corps de la chorégraphe Lulla Card (Lulla Chourlin) pendant que la voix d'Hélène était diffusée par le mégaphone évoqué plus haut. Elle jouait aussi de la contrebasse sur le toit. Impressionné, j'ai proposé à Hélène de rejoindre le grand orchestre d'Un Drame Musical Instantané que nous étions en train de former. Lulla a ensuite créé avec nous le spectacle Zappeurs-Pompiers et j'ai continué sporadiquement à jouer avec Hélène...
Quant aux 2CV, ce fut la grande déception d'Elsa quand sa mère vendit la dernière. Pour ma part je n'en appréciais pas particulièrement l'assise, mais j'esquisse toujours un sourire lorsque j'en croise une sur la route.

lundi 17 avril 2023

Les bons contes font les bons amis


S'il est plus encourageant d'être que d'avoir été, il est tout de même rudement agréable de voir aujourd'hui chroniquer des disques enregistrés il y a quarante ans comme s'ils étaient d'actualité. C'est ce qui arrive ce matin avec l'article de Franpi Barriaux, sur l'indispensable site Citizen Jazz, à propos de l'édition en CD de l'album Les bons contes font les bons amis du groupe Un Drame Musical Instantané que nous dirigions alors à trois avec Francis Gorgé et Bernard Vitet. Le label autrichien Klang Galerie avait déjà publié les versions CD des autres vinyles du Drame, à savoir Rideau ! (déjà épuisé), À travail égal salaire égal, L'homme à la caméra et Carnage. Il restait celui-ci (enregistré en public), puisque GRRR avait déjà sorti le premier, Trop d'adrénaline nuit. Walter Robotka puisera dorénavant dans les inédits, comme il l'avait fait avec Rendez-vous, mon duo avec Hélène Sage. À noter que ces rééditions (donc chaque fois la première en CD) sont toutes agrémentées de bonus inédits, ici une seconde version de Ne pas être admiré, être cru, le lendemain de la création, qui permet d'appréhender la liberté d'interprétation des quinze musiciens de ce "grand orchestre" face à ce qui était fixé dans la partition.

Un Drame Musical Instantané
Les Bons Contes font les bons amis

par Franpi Barriaux // Publié le 16 avril 2023

Les ressorties épisodiques des disques des années 80 d’Un Drame Musical Instantané (UDMI) par le label autrichien Klang Galerie nous ont habitués à renouer avec l’inventivité et le sens de la narration de Jean-Jacques Birgé, Bernard Vitet et Francis Gorgé. Souvent théâtralisée, la musique d’UDMI appelle l’histoire, presque de manière opératique, à l’instar de Rideau ! ou de Carnage, que nous avions évoqués. Paradoxalement, alors que le titre en est Les Bons Contes font les bons amis, ce disque de 1983 est sans doute moins linéaire que d’autres. Un film choral, ou une multiplication de saynètes… L’occasion surtout de réunir sur scène, à Montreuil, une belle brochette de compagnons de route du trio, du violoncelle de Didier Petit aux anches de Jean Querlier.

C’est la profusion qui surprend ici. Le nombre de musiciens présents, qui peuvent être jusqu’à quinze sur scène à servir une musique complexe et très contemporaine. Le nombre d’idées versatiles aussi. Ainsi « Ne pas être admiré, être cru », où une ligne de soufflants construisent des lignes extrêmement sophistiquées (remarquable Patrice Petitdidider au cor) peut être chamboulé en un instant par une explosion de guitare de Gorgé. Plus loin, un chœur improvisé est bousculé par Bernard Vitet et troqué contre les flûtes d’Hélène Sage. Davantage peut-être que sur les précédentes ressorties, ce disque exploite une veine zappaïenne, tant dans l’esthétique que dans ce choix de rester dérangeant et de prendre à revers, laissant l’auditeur aux aguets.

Les Bons Contes font les bons amis est un film sans images sur les rêves, doux paradoxe. Du moins une évocation très imaginée comme l’orchestre sait en produire. Tout l’onirisme du monde n’est pas fait de licornes et de marshmallows : ce que visite UDMI, ce sont davantage les songes répétitifs et les seuils de cauchemars, à commencer par la cornemuse de Youenn Le Berre dans le très beau « Sacra Matao » qui souligne le sens orchestral de la formation. Avec sa reprise alternative de « Ne pas être admiré, être cru » qui permet de juger du travail extrêmement rigoureux des musiciens, Birgé et ses amis nous proposent un disque qui met du temps à révéler ses secrets mais fascine à plus d’un titre.



P.S. de JJB : Depuis la publication de l'extrait ci-dessus sur YouTube, par j'ignore qui et reproduit en bas de l'article sur Citizen Jazz, l'album a été entièrement remasterisé. Je ne peux pas m'empêcher non plus de signaler tous les participants à cette fantastique aventure :
Jean-Jacques Birgé synthétiseur PPG, piano, trompette, trompette à anche, flûte, guimbarde, inanga, percussion, bandes, voix, direction / Bernard Vitet bugle, trompette à anche, voix, direction / Francis Gorgé guitares électrique & classique, direction / Hélène Sage flûtes, bouilloire, percussion, voix / Jean Querlier hautbois, cor anglais, flûte, sax alto / Youenn Le Berre basson, flûtes, sax ténor sax, cornemuse / Patrice Petitdidier cor, cor de poste / Philippe Legris tuba / Jacques Marugg marimba, vibraphone, timbales / Gérard Siracusa percussion, cloches, direction / Bruno Girard violon / Nathalie Baudoin alto / Didier Petit violoncelle / Hélène Bass violoncelle / Geneviève Cabannes contrebasse... Et l'étonnante pochette est de Jean Bruller (plus connu sous le nom de Vercors).

jeudi 23 février 2023

Nurse With Wound


La musique du groupe anglais Nurse With Wound est souvent occultée par l'importance de la Nurse With Wound List considérée comme la Bible de l'Underground. Les trois liens hypertexte qui précèdent rappellent la nature de cette liste établie par les membres originaux du groupe, soit Steven Stapleton, John Fothergill et Heman Pathak, énumérant les cent disques qui les ont influencés. Ils la publièrent en 1979 sur leur premier 33 tours, Chance Meeting on a Dissecting Table of a Sewing Machine and an Umbrella et elle fut maintes fois reproduite. Sa présence dans la liste valut à mon premier disque, Défense de de Birgé Gorgé Shiroc, de devenir culte, créant des sympathies, au début pour moi incompréhensibles, avec Thurston Moore de Sonic Youth ou Trent Reznor de Nine Inch Nails, fans de la liste en question ! Thurston a d'ailleurs composé un remix du Drame que nous devrions publier sur un 17 cm lorsque nous aurons enregistré l'autre face.
En 1984 Steven Stapleton demanda ainsi à Un Drame Musical Instantané de participer à l'album collectif In Fractured Silence, réédité prochainement par le label du Souffle Continu agrémenté d'un texte de Stapleton ressuscitant sa genèse. Avec Francis Gorgé (guitare, synthétiseur, percussion, flûte) et Bernard Vitet (piano Bösendorfer Imperial, percussion) nous envoyâmes ainsi Tunnel sous la Manche (Under the Channel), une très belle pièce où je joue du synthé, de la flûte, de la trompette et où je détourne un extrait de circonstance d'un film de Jacques Becker. Nous suggérâmes aussi d'inviter Hélène Sage qui se fendit d'un admirable Frissons dans la cochlée.
Renouant allègrement avec Steven Stapleton après une quarantaine d'années de silence réciproque, nous nous sommes mutuellement envoyé quelques CD. Steven Stapleton s'est entouré de musiciens différents selon les époques. Lui-même est polyinstrumentiste et change souvent son fusil d'épaule, pratiquant l'électroacoustique, la batterie, le violoncelle, la guitare, le piano, les percussions et toutes sortes d'objets non identifiés.
En 1986, sur Spinal Insana sont notés David Jackman (du groupe Organum) au banjo, Robert Haigh à la guitare électrique, Chris Wallis à la guitare sèche. Ce disque rappelle que Nurse With Wound fut un précurseur de la musique industrielle, de drone aussi, sans sombrer dans les clichés du genre. Clusters, nappes, rags et engrenages construisent une sorte de rituel de la nouvelle ère. Ça zappe, glougloute, crisse et décape joyeusement, même dans la dark ambient.
Dix ans plus tard, le double Who Can I Turn To Stereo est encore plus expérimental. Stapleton joue de ses boucles obsessionnelles tandis que les voix introduisent d'étranges narrations. Le second disque, plus calme et planant, rassemble des débris du premier. Stapleton et Colin Potter invitent une dizaine d'invités à ces agapes sonores rappelant parfois le krautrock d'Amon Düül ou Can. Mais c'est évidemment autre chose, car l'infirmière fut savamment blessée.
Voyage dans une terre inconnue, suspendu à des fils invisibles, traversé de parasites et de rythmes sarcastiques, l'autre double, The Surveillance Lounge, contient l'original de 2009 et un alternate mix, drone excité où l'on retrouve la sirène grave d'un navire imaginaire, des voix éthérées et des accidents de parcours réfutant l'axiome du titre. En fait ça se calme une fois posé. Stapleton fait là équipe avec Andrew Liles et David Tibet (de Current 93). Les inscriptions sur la pochette, collages surréalistes réalisés comme les autres par Stapleton sous le pseudonyme de Babs Santini, sont transparentes. Il faut incliner l'objet pour les lire. Un peu comme la musique !
Associé seulement à Liles, même si apparaissent Ian Hinton à la guitare, Rick Tomlinson au cor et Matt Waldron aux grooves atmosphériques, Stapleton enregistre Chromanatron en 2013, sous-titré A Hallucination On The Music Of Sand. L'introduction tellurique se transforme rythmiquement, s'apparentant à de la noise, ce qui n'a rien d'étonnant pour Nurse With Wound, et la suite montre que tous ces disques sont d'essence rock, comme on pouvait s'en douter, ce qui s'écoute à fort volume.
J'ai donc pris un très grand plaisir à découvrir ces quatre albums de musique qui sonnera bizarre aux oreilles non averties, transporté vers des territoires dont la carte ne précise ni le lieu ni l'époque, les explorateurs traçant leur chemin comme ils peuvent, s'appuyant sur des réminiscences qui n'ont probablement jamais existé.

vendredi 27 janvier 2023

Tout à la main


Très toxique est le dernier vinyle à paraître très prochainement sur le label GRRR, mais le premier chronologiquement pour Un Drame Musical Instantané, puisqu'il fut enregistré le 21 décembre 1976, soit trois semaines avant l'album Trop d'adrénaline nuit. Sur la face A, la pièce éponyme dure 19 minutes et la face B était lisse comme un miroir noir avant que j'y colle une magnifique reproduction de 22,5 x 15 cm d'une image que j'avais réalisée en 1969 ! Elle répond à celle, de la même taille, qui orne la pochette noire du disque. L'une et l'autre sont des agrandissements d'un film de celluloïd noir imbibé de copolymères de polyvinylpyrrolidone et d'acétate de polyvinyle auxquels j'avais mis brièvement le feu. J'ai réalisé l'intégralité de la pochette à la main, pas seulement en y collant ces deux tirés-à-part issus du Light Book imprimé en 1971 par l'Imprimerie Union, mais parce que j'ai écrit tous les textes au crayon gras blanc, recto et verso, plus le macaron central du disque. Il me faudra trois ou quatre jours pour boucler tous les éléments graphiques des 85 exemplaires de ce vinyle mono-face. ils sont évidemment numérotés et signés. Tout ce travail peut sembler un peu délirant, considérant que l'objet sera vendu seulement 15 euros par Dizonord, mais c'est si agréable de fabriquer de beaux objets, à l'image de la musique que j'ai évoquée précédemment.

Très toxique figure en effet sur le très récent vinyle Toxic Rice du label allemand Psych.KG avec sur l'autre face une pièce très Fluxus du Kommissar Hjuler und Frau. La raison du presseur Matter of Fact pour laquelle ces 85 exemplaires se retrouvent amputés de l'autre face m'échappe totalement, mais avec Xavier Ehretsmann (auteur de la photo) nous avons sauté sur l'occasion alors que trois des vinyles du Drame se vendent actuellement comme des petits pains, distribués par The Pusher. Il s'agit de Rideau !, À travail égal salaire égal et Les bons contes font les bons amis, tous trois comme les autres LP du Drame également ressortis pour la première fois en CD sur le label autrichien Klang Galerie. On peut d'ailleurs aussi trouver ces disques et l'édition allemande Toxic Rice au Souffle Continu, autre excellent disquaire parisien.

L'enthousiasme provoqué par l'écoute de Très toxique est l'autre motivation à produire cet album très particulier et à consacrer autant de temps à sa présentation graphique. Francis Gorgé est à la guitare électrique. Bernard Vitet joue de la percussion, des appeaux, du sax alto, de la trompette à anche, du violon et du frein. Je tiens le synthétiseur, un ARP 2600, diffuse des extraits radiophoniques, télévisuels et cinématographiques sur un cassettophone, passe au sax alto, à la flûte, aux trompes, à la percussion, à la guitare, à la mandoline et au frein ! L'aboiement est aussi live que le reste, que j'avais enregistré en 2 pistes et mixé en direct au Studio GRRR situé alors dans la cave du 7 rue de l'Espérance dont l'entrée donnait sur la Place de la Butte aux Cailles. C'était aussi le lieu où je vivais. Une version beaucoup plus longue (32 minutes, index 9) figure dans l'album des Poisons qui dure 24 heures !! Là j'ai mis deux points d'exclamation, parce que seule la musique en ligne offre de telles folies. La qualité de la reproduction sur vinyle et de son nouveau master a justifié le raccourcissement à 19 minutes. Il n'est pas facile de trouver des pièces qui rentrent dans le gabarit d'une face de 33 tours 30 cm, car à cette époque nous jouions sans interruption, intégrant les coups de fil (le téléphone était souvent branché sur la table de mixage), les visites impromptues, les silences où l'un d'entre nous continuait pendant que les deux autres réinstallaient leurs nouveaux instruments, etc. Certaines pièces consistent en d'incroyables mélodrames. L'ensemble était censé refléter notre quotidien transposé en musique, improvisé sur nos instruments avec la même sincérité que le réel, celui de la poésie, puisque nous ne faisions et n'avons jamais fait de séparation entre la fiction et le documentaire.

vendredi 13 janvier 2023

Terry Riley & Bang on a Can All‑Stars, Autodreamographical Tales


J'ai pris l'habitude de ne négliger aucun album de Cantaloupe Music, le label du groupe Bang on a Can. Les compositeurs et compositrices qui tournent autour du noyau central, Michael Gordon, Julia Wolfe et David Lang, sont particulièrement inventifs. Que ce soient avec les vétérans John Cage, Conlon Nancarrow, Terry Riley, Steve Reich, Philip Glass, les groupes Sō Percussion, Kronos String Quartet, Alarm Will Sound, Icebreaker, Matmos, ou Meredith Monk, Glenn Kotche, Kaki King, Lukas Ligeti, Iva Bittová, Glenn Branca, Brian Eno, Gavin Bryars, Laurie Anderson, Arnold Dreyblatt, Aphex Twin, Bryce Dessner, Squarepusher, Kevin Volans, Fennesz, Christian Marclay, John Adams, René Lussier, Bill Morrison, Bill Frisell, pour n'en citer que quelques uns, le label Cantaloupe recèle des trésors relativement méconnus de ce côté de l'Atlantique. Ce sont évidemment essentiellement des représentants de la musique américaine, souvent issus du courant minimaliste, encore qu'il y ait parmi eux quelques maximalistes. Le soft power est toujours bien vivace.
Cette prolixité me contrarie, car en tant que compositeur j'ai la manie d'espérer "faire ce qui ne se fait pas puisque ce qui est fait n'est plus à faire". Je pense que je crée essentiellement ce dont je rêve et que je ne trouve nulle part. C'est loin d'être évident et il m'arrive de passer des mois, voire des années, sec comme un coup de trique. Heureusement l'idée finit par arriver, à un moment où je m'y attends le moins. Mais comme j'écoute énormément de choses bizarres dans tous les genres musicaux, je suis de plus en plus souvent confronté à des idées que j'aurais pu avoir et qu'un ou une autre a déjà produites à ma grande satisfaction. Cette bande de New Yorkais n'arrange donc pas mes affaires, même si elle me comble en tant qu'auditeur.
Je viens ainsi d'enchaîner Barthymetry de Matt McBane, Mosaïques et Ritournelles de Florent Ghys, Oxygen de Julia Wolfe pour un ensemble de flûtes, mais aujourd'hui je me contenterai d'indiquer Autodreamographical Tales, un album étonnant de Terry Riley avec le Bang on a Can All‑Stars, sorte d'opéra pop sous la forme d'un journal onirique où le compositeur commente et chante. Il passe allègrement du blues au rock, du free jazz à des formes plus classiques. La chose est vivifiante, drôle et émouvante. La première moitié a été arrangée par Gyan Riley, le fiston, la seconde par son père. À la fin des années 60, j'ai usé Poppy Nogood and the Phantom Band / A Rainbow in Curved Air jusqu'à la corde, comme Church of Anthrax avec John Cale sous la pochette d'Andy Warhol, et Persian Surgery Dervishes sur le label Shandar. Plus tard j'ai accumulé les versions de In C et tous les enregistrements du Kronos Quartet, formation à laquelle Terry Riley a consacré la majorité de son travail ces quarante dernières années.
Ce nouvel album sonne comme le commentaire de la vie rêvée du compositeur. Le Bang on a Can All Stars rassemble ici Ken Thomson (clarinettes), Vicky Chow (piano, claviers), Mark Stewart (guitare), Ashley Bathgate (violoncelle), Robert Black (basse), David Cossin (batterie, percussion, enregistrement, mixage) avec Terry Riley qui joue aussi du piano et des claviers. Il n'y a pas de sous-titres dans les disques, mais le public européen avale les paroles en anglais sans que cela le dérange, la plupart du temps sans comprendre, ou bien seulement des bribes. Quel que soit notre niveau, il reste la musique des phonèmes qui fait rêver les somnambules que nous sommes.

→ Terry Riley & Bang on a Can All‑Stars, Autodreamographical Tales, 2 LP ou en numérique comme Bandcamp

jeudi 5 janvier 2023

Les plastiques de Toxic Rice


Après treize mois de délai pour le pressage, les vinyles Toxic Rice sont finalement arrivés, tout beaux, tout neufs. La pièce d'Un Drame Musical Instantané intitulée Très toxique occupe la face A. Je l'ai enregistrée le 21 décembre 1976 au Studio GRRR qui était alors situé 7 rue de l'Espérance dans le 13e à Paris, sur la place de Butte aux Cailles. Il se situe donc entre Défense de de Birgé Gorgé Shiroc et Trop d'adrénaline nuit, le premier album du Drame. Cela faisait seulement quelques mois que nous avions entamé cette aventure qui allait durer près d'un demi-siècle ! Il possède la même énergie que le vinyle Avant Toute de Birgé Gorgé publié par Souffle Continu et rappelle Trop d'adrénaline nuit par l'usage des bandes de films. Francis Gorgé est à la guitare électrique. Bernard Vitet joue de la percussion, des appeaux, du sax alto, de la trompette à anche, du violon et du frein. Je tiens le synthétiseur, un ARP 2600, diffuse les enregistrements sur cassettes, passe au sax alto, à la flûte, aux trompes, à la percussion, à la guitare, à la mandoline et au frein !


J'analyse Es gibt Reis ! du Kommissar Hjuler und Frau, enregistré le 14 octobre 2021, comme un hommage très godardien au Drame. Sur la face B, le couple, adepte du mouvement Fluxus, glisse de voix saturées à des musiques de genre ou une course poursuite automobile jusqu'à l'accident fatal. Je ne comprends pas la plupart des dialogues qui sont en allemand, mais c'est très roots et plutôt excitant. Tout cela est totalement zinzin et l'album 33 tours 30 centimètres porte bien son qualificatif toxique. Sur le disque noir ne figure aucune inscription, mais chaque exemplaire est numéroté.


Comme si cela ne suffisait pas, le Kommissar Hjuler und Frau qui publient à tour de bras des vinyles aussi délirants les uns que les autres ont choisi de sortir des versions plastiquement uniques, soit sous forme de collages en relief (de repas), notes tâchées sur des comptoirs de café, soit accompagnées d'une vitrine où est enfermée un bouteille de whisky brisée.





Le disque est vendu sous une pochette blanche ornée d'un Polaroïd comme ceux collés à l'intérieur des vitrines, fausse référence à l'un ou plusieurs musiciens du Drame. Le label Psych.KG m'a même envoyé un exemplaire (unique) avec un vrai passeport (forcément périmé) !



N'étant pas un expert du marché de l'art ni du Wurst, vous comprendrez que je suis un peu perdu au milieu de tout cela. Le site Discogs répertorie en tout sept versions de Toxic Rice, alors que j'en perçois ici déjà trois, et qu'il serait même question d'une huitième où ne résiderait que la face du Drame, mais ça c'est une autre histoire ! C'est qu'il y en a pour tous les prix (de 25 à 70 euros sang le porc). Si vous êtes fan du Drame, n'hésitez pas, Très toxique est un morceau de choix de 19 minutes, de la viande maturée à souhait, malgré cela impropre à la consommation, car même si elle a été conservée en chambre froide, elle a tout de même 47 ans. L'objet est visible au Studio GRRR à Bagnolet et au Souffle Continu, rue Gerbier à Paris.

lundi 26 décembre 2022

En selle !


Après l'horrible grippe qui m'a assailli, comme beaucoup de camarades, dix jours d'affilée, j'ai surtout une extinction de voix tenace. Autour de moi, il y en a que cela repose. J'avais repris l'habitude de parler seul, des commentaires entre moi et moi, histoire de valider que j'étais bien là, bien à ce que je faisais, et pas ailleurs, dans mes rêves, avec cette manie de toujours faire plusieurs choses à la fois. Ne pas pouvoir l'ouvrir me met dans une situation univoque, ne pensant que dans l'unicité, sans possibilité de dialectique, interne évidemment, mais externe également puisque ne pouvant rien émettre on ne me rétorquera rien. Mon goût du partage s'en trouve fortement lésé. Je peux toujours écrire, mais le délai de réponse est à l'échelle de celui de l'émission. J'ai remplacé mon vieil iPhone par un aPhone de dernière génération. Il paraît que murmurer retarderait la guérison. Je trouvais plutôt amusant de prononcer lentement les syllabes sur un souffle, mais, bon, je n'en ferai rien. Sauf urgence.
D'urgence il n'y en a plus. La semaine qui se profile devrait être calme. Le toit de la maison a été isolé, traité, consolidé. Il était temps. C'est réglé. On dit "comme sur du papier à musique", mais on sait bien ce que je fais des lignes à longues portées. Les usines fonctionnent au ralenti. Il aura d'ailleurs fallu treize mois pour qu'un pressage en sorte. Le vinyle allemand Toxic Rice avec la pièce Très toxique d'Un Drame Musical Instantané sur la face A et Es Gibt Reis ! de Kommissar Hjuler und Frau sur la B traversera bientôt la frontière. Je possède quatre exemplaires de la version de luxe avec vitrine 30x30 cm, quatre sculptures uniques produites par le label Psych.org. J'ignore qui cela peut intéresser par ici. Je ne suis pas marchand d'art. Par contre il est très probable que nous mettions en vente quelques exemplaires d'une version réduite à la Face A, celle du Drame, sous label GRRR. De l'autre côté un noir immaculé, comme un "mirnoir". Trois éditions différentes du même vinyle à une époque de ralentissement du marché, c'est étrange. Il y en aura pour toutes les bourses. Notre enregistrement a été réalisé le 21 décembre 1976, juste avant Trop d'adrénaline nuit. Ce sont les premiers balbutiements d'un nouveau bébé. Quelle énergie ! Dix-neuf minutes où je joue de l'ARP 2600 et des cassettes, du sax alto, de la flûte et des trompes, de la guitare, de la mandoline et du frein, de la percussion... Avec Francis Gorgé à la guitare électrique et Bernard Vitet aux percussions, appeaux, sax alto, trompette à anche, violon et frein. Le frein est un instrument électrique qu'il avait inventé, une sorte de contrebasse à tension variable, comme un immense gopitchang. La trompette à anche était aussi une idée à lui. J'avais remasterisé la pièce l'année dernière.
Je digresse, par impatience, alors qu'on a tout le temps. Rentré à la maison je me suis remis en selle. Avec la crève cela faisait quatorze jours que je ne l'avais pas enfourchée. Cela fait un bien fou. Comme le Phó que j'ai commandé chez Dong Huong. Cela vous remet son bonhomme d'aplomb. À midi, en gare de Nantes, j'avais été obligé de mettre mon déjeuner de Prêt à manger à la boîte à ordures. Ce que j'avais avalé est passé en rentrant, grâce au Gaviscon. Tous les commerces viables étaient fermés. Pour les commentaires réclamés par la SNCF je n'ai pas manqué le couplet sur l'accueil des contrebasses dans les rames. Quelle honte ! Je passe du coq à l'âne, mais quand on n'a rien de particulier à faire on se disperse sur mille petites choses en ayant l'impression d'avoir perdu son temps. C'est que je compte faire cette semaine, perdre mon temps. J'avais bien commence il y a deux semaines avec la grippe. Il faut que je profite de ma lancée, à commencer par dormir. Il semble que la mélatonine fonctionne. Je tiens au moins cinq heures. Quel progrès ! On verra si je suis à la hauteur de ma paresse revendiquée et d'une procrastination aussi peu prouvée. L'idée des prochains jours est donc essentiellement de me requinquer.
Pourtant, me relisant, mieux, tentant de numéroter mes abattis, je ne suis pas certain que ma grippe soit totalement passée. On dirait que son virus s'est inspiré de celui de sa cousine, la Covid. Chacun, chacune, y fait face à sa manière, en fonction de ses propres ressources, mais je note que plusieurs fois il m'a semblé que c'était terminé, et cela repartait le lendemain, de plus belle ou sous une nouvelle forme. En tout cas, ça vous déglingue et ce n'est pas un petit épisode.

mercredi 14 décembre 2022

Vivre la mort du vieux monde


Vivre la mort du vieux monde est encore un disque représentatif de la pop française du début des années 70. Le premier album du groupe Maajun, avant que Jean-Louis Mahjun rajoute du H à leur nom, rassemble des chansons revendicatives d'un nouveau monde, d'amour et de paix. La libération sexuelle est à la mode. Les influences vont du musette à la musique indienne fondues dans une pop expérimentale assez carrée. À l'époque le folk flirte avec le rock. Les musiciens sont tous multi-instrumentistes : Jean Louis "Mahjun" Lefebvre (basse, violon, guitare, voix), Roger Scaglia (guitare solo, clochettes, shenaï, voix), Alain Roux (saxophones, flûte, harmonica, cythare, voix), Cyril Lefebvre (guitares, dobro, banjo, orgue), Jean-Pierre Arnoux (batterie, saxophone, tablas, vibraphone). Sur la pochette ils se présentent seulement sous leurs prénoms. Ils ont les cheveux longs. S'ils se réclament de Captain Beefheart, Jimi Hendrix et Frank Zappa, la logique musicale, qui rappelle fortement Jacques Higelin, les fera plus tard glisser vers la chanson française. Ce premier disque est sorti à l'origine en 1971 chez Vogue alors que les suivants avec des musiciens différents aboutiront chez Saravah, le label de Pierre Barouh, avant d'être réédités par Le Souffle Continu en 2016.

→ Maajun, Vivre la mort du vieux monde, Le Souffle Continu, CD 12€ / LP 23€, sortie le 9 décembre 2022

vendredi 4 novembre 2022

Le son de Vinyl



LA PASSION DU VINYLE

Après la première station sous le signe de la musique d'ameublement d'Erik Satie, nous avons gravi le chemin transportant l'un sa boîte de violoncelle et un tourne-disques, l'autre sa valise remplie de disques et d'instruments électroniques. Passés devant le Domaine Musical, Eskimo des Residents, Portal par Alechinsky, nous nous sommes arrêtés pour piétiner et diffuser les Footsteps de Christian Marclay. Depuis son acquisition, plus le vinyle est esquinté plus le son est intéressant. Quelques mètres plus loin, pour interpréter un duo de musique répétitive devant les Philip Glass de Sol LeWitt, je sors mon Tenori-on dont le son est plus discret que je ne m'y attendais, obligeant Vincent Segal à jouer pianissimo. Tandis que je diffuse lithurgiquement le 45 tours souple de L'Apothéose du Dollar par Salvador Dali, Vincent glisse un petit Bach (photo 1) ! Sous la vitrine, nous découvrons un disque en chewing gum qui aurait plu au Catalan.


Vincent attaque O Superman, qu'il a déjà fait avec Laurie Anderson, en jouant simultanément la pédale rythmique et la mélodie. Mes boucles vocales au Tenori-on prennent quelques libertés avec l'original (photo 6). Nous sommes plus révérencieux avec 4'33 de John Cage ; j'ignore si c'est une première mondiale de l'interpréter en duo, mais nous jouons parfaitement ensemble (photo 3) ! Vincent déploie une partition très annotée de Ligeti et une autre, autographe, de Pierre Boulez. J'accompagne au Kaossilator Martin Fournier, spectateur anglophone, récitant magnifiquement un texte d'Allen Ginsberg, avant que mon camarade s'interroge sur le Johnny Griffin de Warhol et que je conte mes aventures adolescentes avec les Beatles. J'offre quelques exemplaires de Rideau ! à la cantonade après que nous ayons exécuté un playback à la flûte et au violoncelle sur M'enfin (photo 2). Ce n'est pas tous les jours que les visiteurs d'une exposition d'art contemporain repartent avec une des œuvres sous le bras ! Nouveau duo avec flûte devant The Last LP de Michael Snow où nous prétendons avoir arrangé un morceau d'une tribu disparue, à l'image du canular de l'artiste canadien. Auparavant j'ai montré les pochettes doubles d'un autre album de Snow et du trio Laurie Anderson / John Giorno / William Burroughs. À cette occasion je suggère à Vincent de faire l'expérience du triple sillon de la quatrième face : le choix du morceau est aléatoire.


J'ai apporté des extraits de 3/3 par 1/2 (trois tiers par Un DMI) que nous avions enregistré sur Machiavel avec trois bouts de vinyle de trois différents disques du Drame (écoutable ici). La force centrifuge du tourne-disques portable expulse les tranches de gâteau noires qui scratchent toutes seules sous l'aiguille, composant un morceau inédit surprenant, d'autant que j'ai placé dessous l'une des faces bruitistes du Snow (photos 4-5). Terminant par un hommage à Fluxus, Vincent trace un sillon avec un clou sur la surface vierge du disque à graver soi-même de Maurice Lemaître, puis il joue des Keuss Keuss tandis que je hurle, un susu dans la bouche, sur deux de ses poèmes, L'équipée sauvage et Valse japonaise ! C'est terminé, Vinyl ferme pour ce soir, nous avons improvisé un programme de près de deux heures. Le public est aussi enchanté que nous deux qui nous sommes bien amusés...

Photos © Mathilde Morières, sauf n°3 Corinne Dardé (celle où l'on voit Françoise Romand filmer, ce qui laisse présager d'un futur YouTube qui sera également en ligne sur le site de La Maison Rouge). Merci les filles !

Article du 23 mars 2010

LE SON DE VINYL


Françoise Romand a terminé le montage du film tourné lors du concert-visite que nous avons réalisé avec le violoncelliste Vincent Segal le 21 mars à La Maison Rouge (Photo Mathilde Morières). Filmé avec une HandyCam, le court-métrage rend bien l'ambiance de la performance qui dura près de deux heures. Nous avons exclu l'interprétation mémorable de 4'33 de John Cage qui se prête mal à une diffusion cinématographique et avons écourté nombre de stations. De même, nous ne nous sommes pas attardés sur les dizaines de pochettes que nous avons commentées en direct, préférant privilégier les séquences musicales. Pour rendre digeste la diffusion sur Internet, nous avons découpé le film de 23'23 en trois parties.


Première Partie (8'37)
Vincent Segal (violoncelle) et Jean-Jacques Birgé (Tenori-on)
autour de Christian Marclay, Helio Oiticica, Philip Glass, Laurie Anderson...


Seconde Partie (5'46)
Jean-Jacques Birgé (Kaossilator), Vincent Segal (violoncelle) et la participation de Martin Fournier (voix)
autour de Laurie Anderson, William Burroughs, John Giorno, Allen Ginsberg, Salvador Dali, Iannis Xenakis, Pierre Boulez...


Troisième Partie (9'00)
Vincent Segal (violoncelle, tourne-disques, keuss keuss) et Jean-Jacques Birgé (flûte, tourne-disques, susu, varinette)
autour d'Un Drame Musical Instantané, Michael Snow, Maurice Lemaître...

J'ai choisi de placer le film à la fois sur DailyMotion, YouTube et Vimeo, ici dans l'ordre croissant de qualité constatée avec le même fichier. Il est intéressant de noter que la meilleure reproduction s'avère celle du site le moins fréquenté.

P.S. : je remarque seulement ce matin que le 33 tours d'Hélène Sage et Bernard Vitet, Supposons le problème résolu paru chez GRRR également, figurait dans le catalogue de l'exposition, aux côtés de Rideau ! et À travail égal salaire égal d'Un Drame Musical Instantané.

Article du 5 avril 2010

FACE B, EN CLÔTURE DE LA MAISON ROUGE

La fin de cette aventure se tiendra huit ans plus tard à l'occasion de la soirée de clôture de La Maison Rouge. Le 27 octobre 2018, Vincent Segal, Antonin-Tri Hoang et moi-même y avons joué Face B en direct sur un montage de Daniela Franco. Le film de cette soirée est sur le lien ci-dessus agrémenté d'un dernier article daté du 17 mai 2019.

mardi 18 octobre 2022

Epitaph, œuvre posthume de Charles Mingus pour un orchestre de 30 musiciens


Charles Mingus est l'un de mes compositeurs préférés, et certainement celui que je place en tête parmi les jazzmen, n'en déplaise à l'orthodoxie ellingtonienne. Je parle ici d'invention musicale, d'architecture, d'un monde à part, celui qu'il fait sien. Il fut le seul compositeur qu'Un Drame Musical Instantané se risqua à jouer pour un concert entier, faisant le pari fou d'adapter intégralement le sublime disque en grand orchestre Let My Children Hear Music pour notre trio (1 2 3) ! Les seuls autres exemples furent Henri Duparc, Hector Berlioz et John Cage, mais nous ne les jouâmes que le temps d'un unique morceau.
Découvrir une œuvre de Mingus de plus de deux heures pour un orchestre de 30 musiciens tient du miracle. Le contrebassiste l'avait intitulée Epitaph sachant qu'elle ne serait probablement pas jouée avant qu'on l'enterre. Il faudra même encore attendre dix ans après sa mort, qu'il appelait son illusion paranoïaque, pour l'entendre enfin. Si l'on en suit la genèse, une première tentative échoua lamentablement en 1962. À l'écoute des 18 mouvements de cette suite composée sur une très longue période qui se confond approximativement avec la vie même du musicien je ne peux m'empêcher de penser au Skies of America d'Ornette Coleman et surtout au père de la musique américaine, Charles Ives, mon compositeur de prédilection. Le début du concert au Lincoln Center de New York peut paraître un joyeux foutoir à qui ne connaît pas les expérimentations mingusiennes les plus échevelées, mais l'écriture est justement complexe et rassembler une pareille brochette de stars n'a pas dû être simple pour les répétitions. L'excellence des solistes n'en fait pas toujours les meilleurs musiciens de pupitre, mais la fougue est là, le souffle continue.
Appréciez la distribution égrainée comme un collier de perles précieuses : George Adams (sax ténor), Phil Bodner (hautbois, cor anglais, clarinette, sax ténor), John Handy (clarinet, saxophone alto), Dale Kleps (flute, contrabass clarinet), Michael Rabinowitz (bassoon, bass clarinet), Jerome Richardson (clarinette, alto saxophone), Roger Rosenberg (piccolo, flûte, clarinette, sax baryton), Gary Smulyan (clarinette, sax baryton), Bobby Watson (clarinette, flûte, sax soprano et alto)... Pour les trompettes : Randy Brecker, Wynton Marsalis, Lew Soloff, Jack Walrath, Joe Wilder, Snooky Young... Aux trombones : Eddie Bert, Sam Burtis, Urbie Green, David Taylor, Britt Woodman, Paul Faulise (basse) et au tuba, Don Butterfield. La section rythmique comprend Karl Berger (vibraphone, cloche), John Abercrombie (guitare), Sir Roland Hanna et John Hicks (piano), Reggie Johnson et Ed Schuller (contrebasse), Victor Lewis (batterie), Daniel Druckman (percussion) et, last but not least, Gunther Schuller dirige cet All Stars !
Si les pièces sont variées, elle reflètent bien la musique de Mingus, son assomption de l'histoire du jazz comme ses visées expérimentales, lointaines cousines de Stravinsky et Varèse. Schuller est le garant de l'unité et nombreux des hommes qui l'ont secondé sont là pour payer leur tribut à un musicien qui en a bavé des ronds de chapeau toute sa vie et a su innover jusqu'au bout. Ils raniment la flamme le temps d'un mémorable concert qui ne sera pas facile de reproduire. On regrette seulement qu'il manqua toujours aux compositeurs afro-américains les moyens nécessaires à leur épanouissement. Rares encore sont ceux à qui l'on commande une œuvre pour orchestre. La musique contemporaine gagnerait à noircir ses rangs comme à les féminiser. Les révolutions musicales passent aussi par des bouleversements sociaux indispensables. Il ne suffit pas d'élire un Noir à la Maison Blanche pour que l'Amérique s'affranchisse de sa ségrégation. Epitaph est une petite victoire. Il en faudra encore beaucoup d'autres pour changer le monde.
Enregistrée en 1989, l'œuvre n'est sortie que récemment en DVD et en CD. [...]

Article du 5 février 2010

vendredi 14 octobre 2022

Chou, c'est Birgé Agnel Fenech


Ce Chou est frais de la semaine. Enregistré lundi au Studio GRRR, il est déjà en ligne, écoute et téléchargement gratuits comme 90 autres albums inédits au format physique. C'est après le déjeuner que nous avons donné le meilleur de nous-mêmes. J'avais préparé une rouelle de porc au chou, cidre et vanille pour mes deux invités. Je crois me souvenir qu'ils avaient choisi les parfums de glace mûre du framboisier et pistache pour le dessert, avant un petit café. Et hop, nous avons repris nos instruments.
Je ne pouvais proposer d'autre piano à Sophie Agnel que le U3 droit tout récemment accordé. Ne pouvant jouir de ses préparations habituelles nécessitant un piano à queue, elle a travaillé au corps le mien, tout désossé. Elle avait aussi apporté une flûte et dans la cabine où elle siégeait elle trouva à son goût un piano-jouet Michelsonne, une cythare autrichienne et de nombreux petits objets amusants comme mon cochon rigoleur, une boîte à musique et des percussions.
David Fenech jouait évidemment de la guitare électrique, mais, le temps d'une pièce, il m'emprunta une guitare folk qu'il accorda en ré, un bendir ou ma grande sanza ikembé de Haute-Volta (aujourd'hui Burkina-Faso) acquise à Stockholm en 1972.
Entouré de claviers, je ne pus m'empêcher de triturer shahi baaja, cosmic bow, flûte basse, ballon, guimbarde et trompette à anche. Le mélange de nos sons électroniques, électriques et acoustiques ressemble à ces mets culinaires dont il est difficile de reconnaître les ingrédients tant les alliances sont mystérieuses et délicieuses.


Une fois de plus (je me réfère aux autres albums que résume bien le double CD Pique-nique au labo) nous utilisâmes les cartes de Brian Eno et Peter Schmidt, Oblique Strategies, comme prétextes à nos improvisations. J'enregistrai donc notre trio lundi et mixai le lendemain Disciplined Self Indulgence (où les basses ne s'entendent pas sur des petits hauts-parleurs !), Remove Specifics and Convert to Ambiguities, Don't Break The Silence, Build-Up et Work at a Different Speed pour que mes acolytes puissent les écouter avant de vous les offrir sur un plateau. Ni les uns ni les autres n'avions jamais joué ensemble auparavant, mais l'accord est étonnant et donne envie de nous revoir sur une scène. C'est une musique de groupe où chacun pense avec les sons des autres, les individus s'effaçant devant le propos, la musique.


La photo de couverture est celle d'une lune dite d'esturgeon cet été en Auvergne. David a pris celle où nous sommes avec le petit cochon tandis que je fis celle du jardin. Citant Laurel et Hardy je peux avouer à Sophie et David : « si vous m’aimez comme je vous aime, je vous aime plus que des choux à la crème ».

→ Jean-Jacques Birgé / Sophie Agnel / David Fenech, Chou, GRRR 3111, mp3 en écoute et téléchargement gratuits sur drame.org, accessible également sur Bandcamp en AIFF

lundi 29 août 2022

Les bons contes font les bons amis


La publication en CD de l'album Les bons contes font les bons amis marque la fin des rééditions des vinyles d'Un Drame Musical Instantané par le label autrichien Klang Galerie. Si GRRR avait sorti en CD le premier, Trop d'adrénaline nuit, le label de Walter Robotka avait à son actif les suivants, soit Rideau ! (épuisé), À travail égal salaire égal, L'homme à la caméra et Carnage. Il est probable qu'il continue maintenant avec des inédits comme il l'avait fait avec Rendez-vous, duo de Hélène Sage et moi-même. Avec Francis Gorgé nous avons réalisé un nouveau master utilisant les ressources du numérique et Lisa Robotka a mis en page les superbes dessins de Jean Bruller (connu sous le nom de Vercors pour ses romans dont le célèbre Le silence de la mer) qui illustraient la pochette originale. Toutes ces rééditions offrent des bonus inédits, absents des vinyles. Ici une seconde version de 16'46 de Ne pas être admiré, être cru, enregistrée le lendemain de la première, permet d'apprécier la part d'improvisation laissée aux musiciens et musiciennes. D'autre part, Révolutions, pour trois orchestres dirigés par les trois piliers du Drame, est livré pour la première fois dans son intégralité, soit 26'31. Francis et moi regrettons que Bernard Vitet ne soit plus là pour apprécier le travail réalisé aujourd'hui.


Deuxième des trois albums du grand orchestre d'Un Drame Musical Instantané, Les bons contes font les bons amis, enregistré en public au Studio Berthelot à Montreuil le 30 novembre et le 1er décembre 1982, réunit quinze musiciens et musiciennes : Jean-Jacques Birgé (synthétiseur PPG, piano, trompette, trompette à anche, flûte, guimbarde, inanga, percussion, bandes, voix, direction), Bernard Vitet (bugle, trompette à anche, voix, direction), Francis Gorgé (guitares électrique & classique, direction), Hélène Sage (flûtes, bouilloire, percussion, voix), Jean Querlier (hautbois, cor anglais, flûte, sax alto), Youenn Le Berre (basson, flûtes, sax ténor sax, cornemuse), Patrice Petitdidier (cor, cor de poste), Philippe Legris (tuba), Jacques Marugg (marimba, vibraphone, timbales), Gérard Siracusa (percussion, cloches, direction), Bruno Girard (violon), Nathalie Baudoin (alto), Didier Petit (violoncelle), Hélène Bass (violoncelle), Geneviève Cabannes (contrebasse).


Pamphlet contre la chasse, Ne pas être admiré, être cru est une pièce composée de petites cellules orchestrales, d'un field recording et d'éléments de fiction auquel participa Jacques Bidou dans le rôle du présentateur télé. Si j'avais enregistré l'enlèvement de Bernard dans le Bois Notre-Dame, je ne me souviens plus où j'étais allé pour les chasseurs. La mélodie L'invitation au voyage de Charles Baudelaire et Henri Duparc, qu'il chante accompagné par Jean Querlier au hautbois et moi au synthétiseur (à cette époque j'utilisai le PPG Wave 2.2) ainsi que Sacra Matao, composé à l'origine pour le groupe Gwendal par Youenn Le Berre (ici à la cornemuse), faisaient partie du Concerto de la lune dont l'intégralité n'a jamais été éditée. La pièce maîtresse est Révolutions pour trois petits ensembles nommés Un Jour, Le Canon et Tonnerre. Bernard Vitet dirige Tonnerre pour cuivres et percussion, Francis Gorgé le canon à l'écrevisse pour bois, cordes et percussion, quant à moi je dirige Un jour au piano la partie la plus fictionnelle avec les deux Hélène et Bruno.
À la réécoute, quarante ans plus tard, je me rends compte de ce qui vient de chacun de nous trois, et surtout comment l'écriture collective orienta nos compositions. Je pensais que la musique que nous écrivions était très différente de celle de nos compositions instantanées, or j'entends aujourd'hui à quel point elles se ressemblent intrinsèquement. La complicité qui nous animait nous permettait d'anticiper les mouvements de chacun, que ce soit dans l'instant lorsque nous "improvisions" ou sur le papier quand nous tentions d'articuler les désirs de chacun en fonction d'un sujet. J'emploie le mot sujet plutôt que thème, car il s'agissait de "musique à propos", à comprendre comme nos intentions (propos), mais aussi dans leur contemporanéité (à propos).

→ Un Drame Musical Instantané, Les bons contes font les bons amis, CD Klang Galerie gg401

N.B.: pour les amateurs de vinyles, Rideau !, À travail égal salaire égal, Les bons contes font les bons amis, L'homme à la caméra sont toujours disponibles chez GRRR (ainsi qu'aux Allumés du Jazz, chez Orkhêstra et au Souffle Continu) dans leur pressage d'époque ! Par contre, Trop d'adrénaline nuit et Carnage sont épuisés.

mardi 23 août 2022

Les chansons engagées de Madeleine & Salomon


En découvrant Eastern Spring, le second album de Madeleine & Salomon, j'ai eu envie de réécouter le précédent, A Woman's Journey, que j'avais glissé dans ma discothèque. De plus en plus souvent, j'avoue ne conserver que les disques qui m'ont véritablement marqué et je ne sais pas quoi faire des autres que je me refuse de vendre et qui encombrent d'autres rayonnages, certes perchés loin des yeux. Ce faisant, je me souviens tout à coup que ma grand-mère maternelle s'appelait Madeleine Salomon. Il suffit parfois d'un signe pour que l'oreille s'affûte et que des évidences germent. Pourtant aucun des protagonistes de ce duo ne se nomme ni Madeleine, ni Salomon. Alexandre Saada accompagne au piano la chanteuse Clotilde Rulland. Il fait de temps en temps la seconde voix, elle joue de la flûte, leur ingénieur du son, Jean-Paul Gonnod ajoute ça et là quelques discrets effets. Comme sur le premier disque paru il y a six ans, Clotilde et Alexandre assument conjointement les arrangements.


Si ce nouvel album rend hommage à la pop orientale et militante des années 1960-1970, pépites pour la plupart inconnues en Occident, on y reconnaît certaines intonations du précédent consacré aux grandes figures féminines engagées de la chanson américaine. Leur enthousiasme révolutionnaire y est pour quelque chose. Il leur donne une fougue qui vient des profondeurs de l'âme, une soif de justice qui donne de la voix. Les fantômes de Nina Simone, Billie Holiday, Elaine Brown, Janis Joplin, Josephine Baker, Joan Baez hantent ce nouvel opus qui pourtant convoque un classique contestataire libanais (Matar Naem sur un texte du Palestinien Mahmoud Darwich associé à la Bendaly Family), un hymne de la pop iranienne (Komakam Kon combiné avec Howl d'Allen Ginsberg), une mélodie égyptienne (Ma Fatsh Leah), d'autres de Tunisie (De l'Orient à l'Orion), Turquie (le rock anatolien Ince Ince Bir Kar Yağar), Maroc (Lili Twil), Israel (Layil)... J'entends d'ailleurs aussi des inflexions me rappelant mes chansons préférées de Yael Naïm, ou celles de Julie Driscoll-Tippett. Tout cela est traduit en anglais, sauf de rares classiques en français. Alors je remets sur la platine A Woman's Journey que je redécouvre et comprends pourquoi je l'avais gardé. La même ferveur, encore une fois, dans la voix, mais aussi au piano qui soutient le texte avec autant d'entrain que de délicatesse.

→ Madeleine & Salomon, Eastern Spring, CD Tzig'Art, dist./ Socadisc, sortie le 30 septembre 2022

vendredi 29 juillet 2022

Abdou Boni, Antheil, Patkop et TOC


Trois disques, parmi d'autres évoqués plus tard, ont retenu mon attention en cette période charnière entre juillet et août. Le premier est le nouveau CD de Patkop chez Alpha. La violoniste virtuose d'origine moldave Patricia Kopatchinskaja en duo avec le pianiste finlandais Joonas Ahonen présente un de ses récitals dont elle a le secret, mêlant classique et contemporain autour d'un sujet, d'une ambiance, d'un propos. Le compositeur George Antheil et sa première sonate se retrouvent entourés par Morton Feldman, Beethoven (sonate pour violon et piano n°7) et John Cage sans que l'on soit surpris par leur association. Cela coule de source.

Puisqu'il est question de ce compositeur américain hors normes, enfant terrible auteur du Ballet mécanique filmé par Dudley Murphy et Fernand Léger, mais aussi (!), et ce avec la belle actrice-scénariste-productrice sexy Hedy Lamarr (Extase, film sulfureux pour l'époque), du premier brevet d'un système de codage des transmissions dit étalement de spectre par saut de fréquence, proposé alors pour le radioguidage des torpilles américaines durant la Seconde Guerre mondiale, et utilisé actuellement pour le positionnement par satellites (GPS, etc.), les liaisons chiffrées militaires ou dans certaines techniques Wi-Fi, je conseille donc aussi l'acquisition du CD Fighting The Waves où sa musique est interprétée par l'Ensemble Modern. La phrase est longue, mais ces deux-là ont eu une vie incroyable.

Le quadruple CD du groupe TOC formé par le pianiste électrique Jérémie Ternoy, le guitariste électrique Ivan Cruz et le batteur Peter Orins est égal aux précédents albums du trio. Chacun des quatre concerts suit à peu près le même schéma, l'ambiance bruitiste délicate se transformant en tempête de plus en plus rythmée jusqu'à l'extinction. On est pourtant chaque fois saisi par la montée progressive des boucles erratiques, glissements progressifs du plaisir allant de l'électroacoustique vers le rock pour s'épanouir en free jazz. Si leur musique à courant continu semble à l'opposé de mes montages alternatifs, je m'y retrouve étonnamment sans jamais aucune lassitude, conduit par la transe de l'électricité.

Sur le même label, le duo de la jeune saxophoniste Sakina Abdou et du guitariste aguerri Raymond Boni dressent un pont entre les générations et la manière d'aborder l'improvisation free avec délicatesse et intelligence. Musique de chambre hexagonale où les notes rebondissent d'un mur à l'autre, où le parquet grince quand Abdou souffle dans ses flûtes et où les anches volent dans les cordes. Comme je l'écrivais plus haut, ça coule des sources.

→ Patricia Kopatchinskaja & Joonas Ahonen, Le monde selon George Antheil, CD Alpha
→ Ensemble Modern, dir. HK Gruber, Fighting The Waves (Music of George Antheil), CD BMG paru en 1996
→ TOC, Did It Again, 4 CD Circum-Disc, sortie septembre 2022
→ Abdou Boni, Sources, CD Circum-Disc, dist. Allumés du Jazz / Atypeek, sortie septembre 2022

vendredi 10 juin 2022

*** avec Fabiana Striffler et Csaba Palotaï


Chacun/e avait apporté cinq recettes de cuisine ou souvenirs culinaires. À tour de rôle, ce 7 juin 2022 (c'était mardi), nous avons annoncé le menu. Dans l'ordre du jeu :
#1 Götterspeise
#2 Un café serré à Rome, à 4 h du matin juste avant l'aube, sur un toit-terrasse
#3 Ail noir
#4 Rollmops
#5 Màkostészta
#6 Mon pâté de foie
#7 Blutwurst
#8 Tacos à Mexico City dans le quartier Coyoacan
#9 Sorbets et crèmes glacées
#10 Kalter Hund
#11 Hot dog à Times Square
#12 Manger avec quelqu’un qui n’a pas d’appétit c’est discuter beaux-arts avec un abruti
#13 Zwieback mit Bananen
#14 Töltött paprika
#15 Phở.
La violoniste allemande Fabiana Striffler était évidemment à l'origine de #1 (dessert à la gélatine plein de couleurs) / #4 (hareng mariné) / #7 (boudin noir) / #10 (sorte de gâteau au chocolat) / #13 (biscotte avec bananes, un truc pour les enfants malades).
Le guitariste hongrois Csaba Palotaï, plus cosmopolite, avait choisi #2 / #5 (pâtes au pavot) / #8 / #11 / #14 (poivron farci).
De mon côté, j'apporte des trucs que je sais bien faire : #3 L'ail noir évidemment / #6 (faire cuire 500g de foie de volaille et 350g de beurre salé dans du vin blanc, passer au mixeur avec un petit verre de cognac par exemple et des herbes, attendre 24 heures au réfrigérateur) / #9 (je suis abonné à Berthillon) / #12 (la devise de la famille) / #15 (un hit à la maison, improvisation jamais identique).


Comme chaque fois que je pique-nique au labo, les titres sont des prétextes. Il n'empêche que la densité du menu se fait sentir à l'écoute ! C'est copieux, varié et forcément délicieux. Fabiana est venue avec deux violons dont un qu'elle accorde différemment. Csaba a apporté sa Telecaster et son Organelle. Je trône au milieu de mes instruments, la plupart électroniques, mais j'ai sorti aussi la trompette à anche, des flûtes, des guimbardes, un harmonica, des percussions, ma shahi-baaja et le frein. Dans la dernière pièce j'ai prêté l'arbalète de Bernard à Fabiana qui hallucinait.


J'avais déjà préparé la pochette avec une photo de ravioles de navet cru farcies de caille, émulsion d'escabèche et légumes, prise en 2016 au restaurant Er Occitan à Bossost en Espagne. *** m'a paru un titre amusant pour notre trio all stars ! L'album, en écoute et téléchargement gratuits sur drame.org, est aussi sur Bandcamp, comme la plupart des disques virtuels produits dans ces conditions. Il présente les quinze compositions instantanées in extenso dans l'ordre où nous les avons jouées. J'ai appris que l'Ircam appelait cela comprovisation ! C'est pas mal. Je trouve cela drôle. Donner le nom à ce que nous produisons les uns et les autres depuis plus d'un demi-siècle, est tout de même une manière de s'approprier des pratiques desquelles ils étaient passés à côté, et d'en faire tout un foin, comme l'aspirotechnie pour l'ancestral souffle continu.


Ces rencontres sont un véritable plaisir. Je retrouve mon âme d'enfant comme lorsque je me vautrais par terre avec mes jouets, et les parties de rigolade avec ma petite sœur et mes copains. L'idée est de jouer pour se rencontrer et non le contraire comme nous en avons l'habitude. C'est chaque fois rechercher la passion des débuts lorsqu'il n'y avait aucun autre enjeu que le plaisir. Ce n'est pas un hasard si j'avais inscrit sur ma carte de visite la phrase de Jean Cocteau, "La matin ne pas se raser les antennes". Ensemble, c'est encore mieux.
Lorsque j'enregistre je suis dans un état second. J'entrevois ce que nous avons fait au mixage et je le découvre véritablement lorsque je le mets en ligne. C'est ce qu'on appelle partager, avec mes invités d'abord, avec vous ensuite. Dans mon métier, dans ma vie, c'est ce que j'aime le plus.

→ Birgé Palotaï Striffler, *** sur drame.org et Bandcamp

mardi 3 mai 2022

Incendies


Lorsque je pense à un incendie c'est le film de Denis Villeneuve d'après Wajdi Mouawad qui me vient d'abord à l'esprit. Incendies est sorti l'année d'après les deux incendies évoqués dans cette colonne et repris aujourd'hui ci-dessous. De son côté, Mouawad avait réalisé Littoral en 2004, un film tout aussi fort. Avec son roman Anima qui m'avait laissé k.o., ce sont ses trois œuvres sur lesquelles je peux revenir facilement, la majorité s'étant jouée au théâtre.
D'autres incendies m'ont marqué particulièrement. Celui du Reichstag aida Hitler à arriver au pouvoir en Allemagne en accusant les communistes, comme jadis celui de Rome permit de persécuter les Chrétiens. Celui de ma tante Ginette, où elle perdit la vie, détruisit toutes les archives de ma famille paternelle. Celui de Notre-Dame me rappela mon enregistrement, un premier mercredi du mois à midi, depuis sa haute tour avant qu'elle ne soit grillagée, des sirènes de Paris, ville à laquelle je suis attaché comme faisant partie de moi-même. Un autre jour, je mis accidentellement le feu à la maison en tulle dans laquelle nous jouions avec Francis et Bernard lors d'un concert d'Un drame musical instantané ; j'eus les deux mains brûlées au second degré pour avoir étouffé le nylon sans autre ustensile ; un mois de convalescence ! Les brûlures sont si douloureuses que, depuis, j'appris à contrôler la douleur. Les seules flammes que je regarde encore avec fascination sont celles de l'âtre. On peut les entendre, ralenties, dans la pièce du Drame, Les gueules cassées, qui avait été reprise dans le CD K.I.M. Miyage du label Tigersushi. J'aurais pu ajouter Farenheit 451. Tout feu tout flammes, je me reconnais bien dragon, à renaître éternellement de mes cendres....



Quand ta case brûle, rien ne sert de battre le tam-tam

En photographiant un rescapé de l'incendie qui a ravagé l'appartement de Jonathan à New York, un titre me vient immédiatement à l'esprit. Il faisait partie de Sic Tui (Sept Improvisations Courtes sur Thèmes fixes pour Un Instrument), enregistré entre le 24 décembre 1974 et le 13 octobre 1975. Quand ta case brûle, rien ne sert de battre le tam-tam, pour flûte seule, date donc du 1er mars 1975. Les autres pièces, pour orgue à bouche, piano, percussion, sons électroniques, saxophone alto et synthétiseur s'intitulaient respectivement À l'usage des jeunes générations / Jusqu'à penser devoir t'effacer (critique) / Par l'insurrection armée, s'il le faut ; par le terrorisme si c'est nécessaire / Jusqu'à l'effacement (autocritique) / Merde, dit-il, je viens de marcher sur le visage de Dieu ! / De le traquer avec des gobelets, de le traquer avec soin. Une huitième pièce, Hic Tui, devait réunir l'ensemble des instruments, mais je crois ne l'avoir jamais enregistrée.
J'ai toujours adoré trouver des titres, pour mon propre usage ou pour les camarades, et le blog m'offre le plaisir de m'y adonner quotidiennement. Selon les jours, il illustre ou apporte un contrepoint à l'image ou au texte qu'il introduit. Ces trois éléments forment une dialectique dont je ne peux d'ailleurs me passer pour aucun de mes actes, recherchant systématiquement l'antithèse ou le complément avant de tirer le moindre début de conclusion.
Un court-circuit aurait donc mis le feu à ce qui tenait lieu d'appartement à Jonathan dans l'East Village, deux petites pièces où s'amoncellent les livres sur le cinéma et les notes de recherche. Le soir, par un astucieux système de poulies, notre ami faisait descendre son lit au-dessus de son bureau, à quelques centimètres de l'écran de l'ordinateur. Les pompiers ont tout jeté par la fenêtre. Jonathan dut réordonner chaque page après les avoir fait sécher, car on oublie que l'extinction par noyade est souvent plus ravageuse que l'incendie lui-même, du moins s'il est circonscrit. Une société spécialisée a même pu récupérer le contenu de son disque dur après un vol plané de six étages. L'ami américain a trouvé refuge chez des amis de Brooklyn [...] (article du 18 juillet 2009).



Le petit chaperon rouge renaît de ses flammes

Après le terrible incendie qui avait ravagé leur stock, les archives et les machines, Æncrages & Co [rééditait] l'Anthologie du projet MW, soit cinq volumes, fruits d'une collaboration de plus de dix ans entre Robert Wyatt, sa compagne Alfreda Benge et le peintre Jean-Michel Marchetti. Les 240 pages sont accompagnées d'un CD original 8 titres composé de six reprises par Pascal Comelade dont une avec Wyatt, de Heaps of Sheep par Ryk Van Den Bosch & Co auquel participe la famille Marchetti et d'un entretien en français avec Wyatt. Contrairement aux ouvrages originaux, seule la couverture est ici imprimée en typographie, mais le prix du livre (21,90€ avec le port) n'est pas non plus le même, d'autant que l'incendie les a rendus introuvables.
Épuisé depuis cet article du 12 avril 2009, l'ouvrage est hélas beaucoup plus cher aujourd'hui.
La traduction française des 80 chansons par Marchetti qui a réalisé toutes les illustrations excepté trois autoportraits de chacun des trois protagonistes permet de pénétrer dans le monde verbal du musicien anglais dès lors que l'on ne maîtrise pas parfaitement la langue de Shakespeare et ses déclinaisons pataphysicennes. Les images troubles et griffonnées du peintre réfléchissent les textes ivres d'un auteur fragile, écorché vif. Les mots se cognent les uns contre les autres. On ne s'attend pas à tant de chaos sur les mélodies angéliques qui planent comme des évidences. Je regrette parfois que la traduction n'adopte pas la scansion initiale pour que je puisse chanter en karaoké simili peub. Histoire que paroles et musique fassent la paix et révèlent leur secret accord. Mais l'énigme reste entière. Comme une étoile mystérieuse.

jeudi 28 avril 2022

Don chéri


Une nuit, sous le chapiteau du Festival d'Amougies qui nous servait de tente, j'ai eu le sentiment que mes goûts allaient changer de couleur. Avec sa trompinette Don Cherry sculptait les rythmes d'Ed Blackwell. Mu, first part et second part, à l'origine chez Byg réédité en CD sur le label Charly, remplit tout l'espace sonore, l'espace du rêve. Inutile de convoquer un dispositif important pour que les arbres se mettent à marcher, les immeubles à s'envoler. La musique de Don Cherry, emprunte de traditions et de modernité, dessine des courbes complexes que l'on suit avec une facilité déconcertante, comme si l'on pouvait voir les méandres de la pensée et se laisser voguer sur le flux. Plus tard j'achèterai une trompette de poche comme la sienne, pas comme celle que Bernard (Vitet) lui vendit, incrustée de fausses pierres précieuses, ayant appartenu à Josephine Baker, non, mais une trompette de poche tout de même, dont je continue à jouer de temps en temps. Don Cherry est à la trompette ce qu'Albert Ayler est au sax, un incendiaire, entendre par là un pompier volontaire, fasciné par le feu et l'eau.
Je regarde rarement les concerts filmés dans le noir, sur grand écran. Un téléviseur ou un ordinateur raccordé à la chaîne hi-fi me permet de continuer à travailler, en suivant l'image d'un œil distrait. Je suis justement tombé par hasard sur un concert au Studio 104 filmé en avril 1971 par Marc Pavaux et présenté par André Francis du temps de l'ORTF. Don Cherry s'est transformé en poly-instrumentiste, chantant, psalmodiant, jouant du piano, de la flûte, de la conque et évidemment de la trompette dans laquelle il souffle en gonflant les joues comme deux pommes trop rondes. Il est accompagné par le Sud-Africain Johnny Dyani à la contrebasse, aux percussions et qui chante aussi, et par le Turc Okay Temiz à la batterie et aux percussions. Pour cette suite Sound on Vision, Don Cherry s'inspire d'une Afrique multicolore, claquement des langues et grands espaces, incantations rituelles et ouverture vers le nouveau monde où est né le jazzman. Si tout ce qu'il touche est de l'or, le sorcier transforme le cuivre et l'acier en métal précieux. Je ne me lasserai jamais des intermèdes oniriques qu'il me procure. Loin de la syntaxe mélodique de mon acolyte du Drame, il incarne ce vers quoi j'aimerais tendre lorsque je souffle dans le moindre instrument, une énergie brute, faite de silences et de tensions, la rugosité des villes associée au sable et au vent, un je ne sais quoi qui me fait chercher mes mots [...].

Article du 31 juillet 2009

mardi 26 avril 2022

Exposés à la Biennale de Venise avec Roger Ballen


Comment nous sommes-nous retrouvés exposés cette année à la Biennale de Venise, dans le Pavillon de l'Afrique du Sud ?
Les rebondissements sont bien l'apanage de notre métier. Tout d'abord rien n'eut été possible sans les rencontres d'improvisateurs que j'initie depuis dix ans au Studio GRRR. Je devrais remonter encore plus haut, lorsque ma passion tardive pour la musique, j'avais quinze ans, me fit opter inconsciemment pour le faire plutôt que pour l'écrit, contrebalançant mes incompétences par une pratique vivante inédite, privilégiée par un instrumentarium émergent et la syntaxe cinématographique qui deviendra mon terreau. Cette phrase est tout de même moins longue que mon histoire ! En 2020, le double CD Pique-nique au labo relate cette aventure "récente" où pas moins de 28 invités me firent l'honneur et la joie de répondre à mon invitation. Parmi les 22 séances, le 18 décembre 2019, le clarinettiste-cassettophoniste Jean-Brice Godet et le contrebassiste Nicholas Christenson participent à l'album Duck Soup. J'avais rencontré le premier à l'occasion de l'hommage à mon camarade Bernard Vitet fin 2013 et le second sur les conseils de Jean Rochard qui me suggéra vivement d'enregistrer avec le jeune Minesottien de passage à Paris sans que je l'aie jamais entendu.
Lors de ces sessions d'improvisation, nous tirons au sort le thème de chaque pièce au fur et à mesure. Comme j'avais été emballé par le travail de Roger Ballen à la Halle Saint-Pierre, je proposais à mes deux acolytes de choisir à tour de rôle une photo parmi les deux livres que je venais d'acheter, Le monde selon Roger Ballen et Asylum of the Birds. Celles-ci devenaient aussitôt nos partitions. On peut les admirer sur la page consacrée à l'album, lui-même en écoute et téléchargement gratuits. Nous n'avions demandé aucune autorisation à l'auteur, mais Olga Caldas nous suggéra de lui écrire à Johannesburg. Notre travail lui plut tant qu'il nous demanda à son tour l'autorisation d'utiliser certaines de nos musiques pour une prochaine exposition. Suit la triste période de crise virale où chacun se retrouve replié sur lui-même. Et puis voilà qu'il y a quelques semaines Roger Ballen nous annonce qu'il aimerait accompagner ses light boxes par trois de nos pièces pour le pavillon sud-africain à la Biennale de Venise !


Sur son Théâtre des Apparitions exposé à l'Arsenale et que nous n'avons pu admirer pour l'instant, intitulé pour l'occasion Into The Light, Roberta Reali (Art in Italy) écrit "Les photos imprimées sur toile rétro-éclairée dépeignent dans un splendide noir et blanc des silhouettes obtenues par un procédé « dada-chalcographique » à partir de la poussière déposée sur les vitres d'un ancien asile de femmes (2010-2013). Ballen est le metteur en scène et témoin de scènes surréalistes pleines d'humour noir, où le jeu des pulsions ancestrales est représenté par une métaphore d'une réalité contemporaine en pleine décadence dystopique. [...] Les fantômes des guerres, mutilations et tortures dont a été témoin l'Afrique du Sud, patrie d'élection du New-Yorkais, trouvent une pleine liberté d'expression. [...] Une armée d'homoncules, d'hominidés, d'humanoïdes, de post-humains, de demi-dieux, d'animaux, de golems, de gargouilles, de Lilith, de lémuriens, de cauchemars, de succubes - et d'autres êtres monstrueux, primordiaux, qui se réfèrent de temps à autre à la poétique de Bosch, Dubuffet, Füssli, Goya, Schärer, Schiele, Erwin, Arbus etc. - est transposée au moyen d'une expérimentation technico-formelle hautement maîtrisée, dans le cadre d'une danse macabre et sauvage régie par les lois de la nature au rythme vital d'une puissante sexualité, déviée et chthonienne, marquant l'alternance dionysiaque et brutale d'Éros et Thanatos..."
Roger Ballen nous raconte qu'il a évidemment choisi les musiques que nous avions composées pour Shadows and Strangers, The Back of the Mind and You can't come back, toutes trois inspirées par The Theatre of Apparitions. Là, Nicholas est à la contrebasse, Jean-Brice joue de la clarinette, de la clarinette basse et des cassettes enregistrées, quant à moi je me sers d'une flûte et de la trompette à anche, de mon clavier et du synthétiseur Lyra-8, et je trafique les sons avec le H3000.
Alors si vous passez par Venise, racontez-nous ce qu'à votre tour vous aurez vu et entendu !

mercredi 20 avril 2022

Vraiment toutes sortes de danses


Encore une fois, j'ai trop de retard dans les disques à écouter, ou plutôt à réécouter. Il faut que le mots viennent tout seuls, sinon je passe mon tour, un peu triste de n'en rien dire pour les collègues qui ont eu la gentillesse de me les envoyer ou de les confier à leurs attachés de presse...


Deux aborigènes du sud de la France ont soudainement envahi mon salon. De quel rituel étais-je le témoin ? Jouant des anches et des becs, Dominique Beven a composé des plages magiques que Laurent Pernice a traité électroniquement. Emma Gustafsson, danseuse seule en scène, et Laurent Hatat de la compagnie Anima Motrix ont adapté la conférence radiophonique de Michel Foucault sur Le corps utopique, mais cela on ne le voit pas, on le pressent seulement parce que cela passe par les vibrations du nôtre, sa nudité révélatrice de quelque chose de fantastique.


Minimal Catalina Matorral. Marion Cousin et Borja Flames chantent et jouent des synthés, de la guitare électrique et des percussions. Ils sont d'aujourd'hui ce que furent Areski et Fontaine. Légers. Aériens. Une autre façon de danser, à petits pas, sur les branches. Ça fait pop, ça sent bon.


J'enchaîne avec les rythmes cuivrés de Shake Stew. Heat, ça chauffe. Le bassiste autrichien Lukas Kranzelbinder a réuni Astrid Wiesinger (sax alto, clarinette basse), Mario Rom (trompette), Johannes Schleiermacher (sax ténor, flûte), Oliver Potratz (basse), Niki Dolp et Herbert Pirker (batterie, percussion). Une énergie communicatrice.


Hirsute ne l'est pas tant que cela. Les Miniatures du dedans composées par la pianiste Anne Quillier ont le charme de l'Hexagone, Amélie Poulain aux accents jazz, provinces fleuries où se meuvent le sax baryton de Damien Sabatier, les clarinettes de Pierre Horckmans, la contrebasse de Michel Molines et la batterie de Guillaume Bertrand. Sur les pointes.


Terminer ma séance d'aérobic avec le groupe breton Startijenn eut été parfait pour digérer le koung aman de mon quatre heures si je ne devais faire face à un épanchement de synovie ! Avec Youenn Roue (bombarde, rap !), Lionel Le Pagne (biniou, uillean pipes), Tangi Le Gall-Carré (accordéon diatonique), Tangi Oillo (guitare), Julien Stévenin (basse), plus le batteur Jean-Marie Nivaigne en invité, la relève est assurée. J'aurais pu tenir jusqu'au bout de la nuit, mais quand je vois le reste des disques à écouter, je préfère aller me coucher...

→ Laurent Pernice & Domimique Beven, Le corps utopique, CD Alma De Nieto (ReR Italia)
Catalina Matorral, CD Le Saule
→ Shake Stew, Heat, CD Traumton / Kuroneko, sortie le 29 avril
→ Hirsute, Miniatures du dedans, CD Label Pince-Oreilles, dist. InOuïe, sortie le 20 mai
→ Startijenn, Talm ur galon, CD Parker, dist. Coop Breizh

vendredi 1 avril 2022

Le retour d'Un Drame Musical Instantané


Le 14 février 2022 est un grand jour puisqu'il marque le retour d'Un Drame Musical Instantané, officiellement dissous en 2008.
J'ai rencontré Francis Gorgé en 1969 au Lycée Claude Bernard où nous fîmes notre premier concert deux ans plus tard. Nous jouerons ensemble au sein d'Epimanondas, ferons notre entrée fracassante en tant que Birgé Gorgé Shiroc en 1975 avec le disque devenu culte Défense de, enfin partagerons la fabuleuse aventure d'Un Drame Musical Instantané avant de nous séparer en 1992. Nous apparaîtrons exceptionnellement sur scène en 2014, peu après la mort de Bernard Vitet, troisième membre du trio infernal, à qui ce nouveau disque est tendrement dédié. Dominique Meens rencontrera le Drame l'année de sa fondation en 1976 ; l'écrivain enregistrera un album avec Birgé en 1984 et une dizaine avec Gorgé depuis 1992. Le plus sidérant est notre complicité à tous les trois, retrouvée telle quelle après tant d'années, exactement 30 pour Gorgé et moi !
Le temps d'une journée nous avons enregistré 15 courtes pièces que nous avons mixées le jour suivant. L'ordre est préservé, premières prises, aucune coupe, juste un rééquilibrage des voies. Si mes albums virtuels (exclusivement en ligne) sont souvent accessibles quelques jours après la séance, c'est la première fois que nous sortons un disque physique aussi vite, un mois après l'avoir enregistré. Les délais qu'impose habituellement la production sont trop souvent à contre temps de notre enthousiasme.
Les textes de Dominique Meens sont le fil conducteur de nos compositions-improvisations (Alouettes / Sus scofra / Alors voilà / Instantanés / Dos / Arenaria interpres / Courlis / Piquets / Tristes abois / Octobre / Hirondelle / Novembre / Le duc / Mettons / Bruchwasserläufer). Nous y trouvons les images que nous avons toujours recherchées partout où nous passons, plantant des décors qui donnent à leur tour des ailes au poète. Son texte Plumes et poils renvoie d'ailleurs à celui de Michel Tournier que le Drame avait soumis au regretté chanteur Frank Royon Le Mée. Le bestiaire fut toujours une source d'inspiration pour l'écrivain comme pour Francis, Bernard et moi.
La gravure de Gustave Doré qui orne la pochette laisse entrevoir une tragédie alors qu'il ne s'agit que d'une fable. Lorsqu'on ouvre le digipack, le mouvement de la photographie fait apparaître un autre instantané. Plume ou poil ? Plumes et poils, puisque nous faisons peau neuve, et toutes les références sont bonnes à prendre pour voler dans les plumes du vieux monde en prenant du poil de la bête...


Dominique Meens – texte / voix
Francis Gorgé – musique / guitare, échantillonneur / maquette graphique
Jean-Jacques Birgé – musique / clavier, trompette à anche, flûte, shahi baaja, appeau, guimbarde / enregistrement

→ Un Drame Musical Instantané, Plumes et poils, CD GRRR, dist. Orkhêstra / Les Allumés du Jazz, 15€

P.S.: livret téléchargeable gratuitement

samedi 26 février 2022

Carnage sur Vital Weekly


Le label autrichien Klanggalerie prend le temps pour son programme de rééditions du catalogue de l'énigmatique combo français Un Drame Musical Instantané. Avec de longues pauses, ils ajoutent une réédition à leur catalogue. Jusqu'à présent, 'Rideau!'(2017), 'À Travail Égal Salaire Égal'(2017) et 'L'homme A La Caméra'(2020) ont été réédités, tous contenant des bonus-tracks pertinents. Klangalert ne procède pas par ordre chronologique. Avec 'Carnage', ils sortent leur sixième album datant de 1986. Un Drame Musical Instantané était un trio français important et unique composé de Bernard Vitet, Francis Gorgé et Jean-Jacques Birgé. Gorgé et Birgé venaient d'un milieu rock, Vitet venait du free jazz. Ils ont commencé vers 1976 et ont absorbé de nombreuses influences de la musique écrite moderne, des films, de la musique électronique - acoustique, du multimédia, etc. Dans leurs premières années, l'improvisation était dominante. Dans les années 80, ils ont commencé à travailler avec un orchestre étendu, et c'est au cours de cette phase que "Carnage" a vu le jour. L'album est sorti sur leur propre label GRRR qu'ils ont lancé avec la sortie de leur premier album 'Trop d'Adrénaline Nuit' en 1979 [en fait c'était en 1975 avec 'Défense de' de Birgé Gorgé Shiroc]. Presque tous leurs albums verront la lumière à travers cette étiquette, jusqu'à la fin des années 90 où ils ont arrêté [mais la reformation est annoncée pour 2022 !]. La composition de 'Carnage' est la suivante : Bernard Vitet (trompettes, chant, violon, flûte, anche), Francis Gorgé (guitare électrique, synthétiseur, chant, percussions, flûte, frein), Jean-Jacques Birgé (synthétiseur, chant, piano, cuivres, flûte, anches, percussions) avec Youval Micenmacher (percussions), Jean Querlier (hautbois, cor anglais, flûte, sax), Youenn Le Berre (flûtes, basson), Patrice Petitdidier (cor), Michèle Buirette (accordéon), Geneviève Cabannes (contrebasse) et l'Ensemble Instrumental du Nouvel Orchestre Philharmonique dirigé par Yves Prin. Cet album est un parfait exemple de leur approche unique. Leur musique narrative et inventive impressionne toujours 35 ans plus tard et semble fraîche et vivante. Prenez, par exemple, le titre "Le téléphone muet". On y trouve des paroles, des dialogues, des sons environnementaux, de l'électronique abstraite, des jeux de groupes acoustiques. Quelle que soit la source sonore - la toux d'une personne, un passage orchestral, un étrange son généré par l'électronique - tout est assemblé dans un ensemble musical très bien structuré à caractère narratif. Parfois, les morceaux sont plus proches d'un jeu audio - comme 'Passage à l'Acte', parfois plus proches de la musique, mais les différents ingrédients sont toujours connectés de manière très organique et convaincante, suivant une logique musicale et vous entraînant dans leurs constructions impressionnantes. Du grand art !

Article sur Vital Weekly de février 2022

mardi 11 janvier 2022

Eddy Bitoire, poète du quotidien


Samedi le facteur dépose dans ma boîte aux lettres un Colissimo très attendu, mais je ne sais pas exactement ce qu'il y a dedans. Le cachet de la poste indique que le paquet a été envoyé de Saint-Geniès-de-Malgoirès dans le Gard. De son vivant, j'exhortais Eddy Bitoire à sortir ses chansons nâvrantes dont j'adorais l'humour franchouillard qui me rappelle Boris Vian, Henri Salvador ou les frères Lefdup. Bitoire c'est la face Hyde du Docteur Jekill, parce qu'on peut être franchement surpris par autant de déconnade lorsqu'on connaît la sobriété de ses disques de flûte solo et le sérieux de son esprit critique sur le monde et l'autre monde. Si les paroles sont parfois scatologiques, souvent grinçantes, les pastiches musicaux sont réalisés avec le plus grand soin sans négliger une bonne dose de salutaire foutage de gueule. Après la disparition brutale de Bitoire, sa famille aura mis sept ans pour publier ce fabuleux coffret, indispensable cadeau à se faire ou à offrir à celles et ceux qu'on aime, histoire de leur rappeler que la vie est courte et qu'il faut surtout la traverser joyeusement sans emmerder les autres. J'utilise un terme galvaudé par un président de la république, le pire que le système nous aura imposé (jusqu'ici) et à qui Bitoire, s'il l'avait connu, n'aurait pas manqué de tailler un short riquiqui à sa mesure. Mais qu'y a-t-il donc dans ce coffret en carton gauffré ?


Je sors d'abord la bouteille de bière de la brasserie du Lez avec la magnifique étiquette où Bitoire pose avec son micro, le mieux placé pour exprimer ce qu'il pense de ce qu'est devenue notre société qui part à vau-l'eau. Dans un filet à provision vert pomme sont glissés un superbe livre illustré et deux CD, soit les deux volumes des "meilleurs succès écrits, composés et interprétés par le poète du quotidien", pas moins de 28 chansons dont on retrouve les paroles dans l'épais ouvrage illustré remarquablement mis en page. Chacune est accompagnée des circonstances de sa création ou d'un passage de la vie aventureuse du héros ainsi que de conseils avisés, culinaires ou de bricolage. Si je connaissais la plupart de celles du premier CD, je découvre les plus récentes, souvent plus dures et plus amères. Comme le secret sera vite éventé, oserai-je suggérer d'en profiter pour écouter les œuvres "sérieuses" de Jean Morières, le musicien qui se cache derrière le pseudo canulardesque, saxophoniste de jazz passé à la flûte zavrila, un instrument chromatique de son invention. Notre ami nous manque cruellement, tant pour les discussions prises de tête où nous refaisions le monde que pour les parties de franche rigolade où nous profitions à fond de la vie. Ce coffret rend génialement hommage au camarade qui nous a quittés prématurément en haut d'une petite colline de sa garrigue. Ils sont quatre à s'être investis dans ce projet posthume : tout le monde chante et joue de plein d'instruments, Jérôme Dru qui a aussi réalisé le livre, texte et graphisme, Antoine Morières, le fiston, qui a compilé, mixé et masterisé les deux disques, Pascale Labbé, la compagne de Jean. En coulisses leurs deux filles, Mathilde et Fanny. Il y a dix ans j'avais affiché deux clips d'Eddy Bitoire qui annonçaient la suite. La voici et ça fait du bien par où que ça passe, mais attention, c'est cru !

→ Eddy Bitoire, le poète du quotidien , coffret 40€ envoi compris avec la bière, le filet à provision, le livre et les 2 CD, ed. Franchemencq, par Paypal (pascale.labbe1@free.fr) ou par chèque à l'ordre de Pascale Labbé, 2 rue de l'Église, 30190 Montignargues

dimanche 9 janvier 2022

L'air de rien in Citizen Jazz


Enregistrée en mars dernier, la rencontre entre l’univers de Jean-Jacques Birgé et celui d’Élise Caron promettait d’être fascinante. Surtout si le tromboniste Fidel Fourneyron s’ajoute à la partie pour équilibrer l’ensemble, dans une démarche qui se rapproche du très beau Parking d’Élise Dabrowski, sorti à la fin de l’été. C’est ainsi que « Détruisez Rien / Ce qu’il y a de plus important » offre au tromboniste une occasion de souligner d’un long phrasé lyrique les sons de ses deux compagnons, lui qui s’était jusqu’ici laissé envahir et submerger par l’étrangeté et l’inventivité alentour. Ainsi, « Du jardinage, pas d’architecture » où la note tenue du trombone et le léger feulement de l’embouchure sont comme cernés de sons fascinants et d’une voix spectrale, grommelante, jouant sur les phonèmes. Élise Caron installe des climats sauvages, au sens où ils ne s’apprivoisent pas. Birgé, quant à lui, fait feu de tout bois, du tintement irrégulier au vent factice.

Tous les deux conteurs hors pair, Birgé et Caron se trouvent immédiatement. Chaque direction, pourtant totalement aléatoire, est une pièce supplémentaire qui va alimenter une narration et un climat. « Que ferait votre ami le plus cher » est l’occasion d’un moment presque fantomatique, des sons lointains sur une voix d’éther, une danse brumeuse entre les psalmodies de la voix et un trombone qui la recouvre comme un drap de coton : c’est ce qui surprend sans doute dans cet Air de Rien que Jean-Jacques Birgé propose sur son BandCamp, une musique nocturne, peuplée d’esprits. Car la nuit est intranquille avec ce trio : on entend des chiens, des corbeaux, d’autres bestioles inconnues. Pourtant rien n’est hostile ; l’ensemble est même d’une douceur peu commune.

Envisagé comme un jeu basé sur l’aléatoire et le tirage de cartes, un exercice devenu courant dans la pratique de Jean-Jacques Birgé, L’Air de rien est une belle proposition qui offre des espaces nouveaux à ces trois grands musiciens. Élise Caron, qui s’accapare un des claviers-jouets de son hôte, joue d’ailleurs avec les codes tout au long de l’enregistrement. On l’attend à la voix, on l’imagine turbulente, elle se fond dans l’imaginaire de ses partenaires et joue de la flûte, même si dans le très beau « Utilisez une vieille idée », son babil offre sa couleur au morceau. L’air de rien ? On passe un très bon moment !

par Franpi Barriaux // Publié le 9 janvier 2022

vendredi 31 décembre 2021

De Kaboul à Bamako

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Écouté, réécouté, encore et encore. Partagé aussi. Quels que soient leurs goûts musicaux, mes invités approuvent sans que je fasse allusion à ce que diffusent les haut-parleurs du salon. Je me souviens d'un disque de Ry Cooder et Ali Farka Touré qui produisait le même effet. Le CD De Kaboul à Bamako distille une atmosphère à la fois paisible et volontaire. Au départ il s'agit du spectacle de clôture du colloque international Culture For The Future sous l'égide de la Commission Européenne à Bruxelles, mis en scène par Clara Bauer avec le soutien de l'Ethical Fashion Inititiative. Il y a forcément une idée babélienne à réunir la chanteuse malienne Mamani Keita, griotte autodidacte, son homologue iranienne Aïda Nosrat, concertiste classique qui joue aussi du violon, sa compatriote joueuse de luth târ Sogol Mirzaei, le tablaïste afghan Siar Hashimi, le stranbej kurde Ruşan Filiztek, le groupe d'éthio-jazz français Arat Kilo (Fabien Girard guitare et claviers, Gérald Bonnegrace percussions, Aristide Gonçalves claviers trompette, Florent Berteau batterie, Michaël Havard sax flûte, Samuel Hirsch basse) et la participation vocale du réalisateur afghan Barmak Akram et du claviériste Alexandre Debuchy. La nostalgie des pays d'origine s'efface devant l'enthousiasme de parler la langue commune de la musique, langue définitivement tournée vers l'avenir. Au cœur de cet hiver pluvieux où nous sommes enfermés par une gestion de crise épouvantable, ce disque dansant nous éclaire d'un rayon de soleil qui réchauffe le cœur, produisant un merveilleux arc-en-ciel aux couleurs vives du melting pot de l'immigration. Quand on pense aux idiots repliés sur eux-mêmes, on leur souhaite de s'étouffer sous la grisaille de leur sourde ségrégation. Ici on respire !

→ Sowal Diabi, De Kaboul à Bamako, CD Accords Croisés, dist. Pias, sortie le 22 janvier 2022

mardi 21 décembre 2021

Flûtes de bois et de métal


Il y a treize ans, j'entendis pour la première fois Joce Mienniel, il jouait des flûtes et de la guimbarde en vidéo projetée sur un mur en présentation du futur ONJ rassemblé par Daniel Yvinec. La révélation était à la démesure de mon propre chemin, ces deux instruments ayant été les premiers mis à ma portée. Si les flûtistes jazzy ont proliféré depuis Eric Dolphy et Roland Kirk, particulièrement en France où les "bois" brament plus qu'ailleurs, surtout des filles telles Sylvaine Hilary ou Naïssam Jalal, les guimbardiers sont plus rares. Je partage cette passion, qui s'accompagne souvent de collectionnite, avec mon camarade Sacha Gattino, et Joce Mienniel en joue aussi merveilleusement qu'il flûte tous azimuts. En 2014 j'eus la chance d'enregistrer l'album Game Bling avec lui et Ève Risser...


Si, dans ses précédents albums, Joce Mienniel fut séduit avec succès par les mirages de la pop (Paris Short Stories, Tilt, The Dreamer), le petit dernier est un superbe duo/trio, avec le flûtiste Aram Lee et le chanteur chamane et percussionniste Minwang Hwang, qui échappe à tous les genres. Mienniel est aux traversières, alto et basse, tandis que Lee souffle dans des traditionnelles en bambou comme la daegum. Le premier a les clefs du système Boehm, le second un timbre en papier de riz qui fait bzinguer l'instrument. L'émulation était inévitable, comme les deux gosses du train, au début du film Zéro de conduite, qui se montrent leurs jouets. Mingwang Hwang arbitre, tempère, enrobe, accompagnant les deux souffleurs de son chant Pansori, de la peau du janggu, du métal du jing et de l'anche double du taepyongo. La matière est ici synonyme de couleurs. Si c'est un véritable triangle, Wood & Steel, le titre de l'album (et du spectacle) pointe néanmoins les deux capitaines de la rencontre France-Corée. Les trois mille ans qui séparent le daegum de la traversière sont pulvérisés par le pont que construit la musique, en solos, duos et trios, improvisations et compositions d'une très grande puissance poétique.

→ Joce Mienniel / Aram Lee, Wood & Steel, CD Buda Musique, dist. Socadisc

vendredi 17 décembre 2021

Watch Devil Go


Vers la fin des années 60 on parlait beaucoup des prêtres-ouvriers et Colette Magny chantait Camarade curé. Pour Le charme discret de la bourgeoisie Buñuel inventa un évêque-jardinier. J'ai l'impression que Jacques Thollot fut toute sa vie un compositeur-poète, depuis l'enfant batteur qui jouait en culottes courtes avec les grands du jazz à l'immortel inventeur de formes qui me ravit chaque fois que je réécoute un de ses enregistrements. Le label Souffle Continu ressort (en vinyle et en CD) son deuxième album Watch Devil Go publié en 1975 par Jef Gilson sur Palm. J'ai beau le connaître pour posséder le vinyle original, je suis encore une fois surpris par son inspiration lyrique. Thollot qui, en plus de la batterie, joue du piano et du synthétiseur, est remarquablement accompagné par François Jeanneau très aylerien au sax ténor, mais aussi à la flûte et au synthé qu'il a développés au sein du groupe de rock Triangle, ainsi que son acolyte Jean-François Jenny-Clark à la contrebasse, habitué aux acrobaties contemporaines. Les seize courtes pièces forment un éventail chatoyant dont les couleurs sont rehaussées par la chanteuse afro-américaine Charline Scott sur le morceau éponyme ou par un quatuor à cordes, composé de membres de l'Orchestre de Paris devant déchiffrer les petits bouts de partitions gribouillés, sur Entre jazz et lombok. L'époque était particulièrement imaginative. Le free jazz se mariait au sérialisme, l'électronique envahissait la pop, offrant aux plus audacieux des champs inexplorés. Après le précédent Quand le son devient aigu, jeter la girafe à la mer, ce disque est un must absolu. Il démontre que l'on n'est jamais obligé de s'enfermer dans un genre, mais qu'en laissant la porte ouverte à ses rêves les plus intimes, il est possible d'accoucher d'œuvres phares qui embrassent le monde et l'éclairent sous un angle insoupçonné jusqu'alors. Alors qu'aujourd'hui des cathos intégristes font interdire des concerts dans les églises, j'ai forcément une Sympathy for the devil !

Il y a sept ans, lors de la mort de Jacques Thollot, j'invitai Fantazio et Antonin-Tri Hoang à me rejoindre sur la scène de la Java pour lui rendre hommage sur un texte de Henri Michaux qu'il aimait particulièrement. C'est encore une nouvelle occasion de republier l'entretien fleuve que Raymond Vurluz et moi avions réalisé fin 2002 avec lui pour le Cours du Temps du n°7 du Journal des Allumés du Jazz. Il figure également dans le magnifique double CD d'inédits Thollot In Extenso paru chez nato en 2017.


Héros du free jazz malgré lui, batteur chantant, compositeur la tête dans les étoiles, Jacques Thollot joue sur tous les temps, les marques et les démarques. Le dessinateur Siné disait de lui qu’il était le "poète des drums". Éclipses et résurgences s’enlacent, s’embrassent et s’embrouillent dans le parcours unique d’un musicien sans pareil. Il projette les mille éclats d’un chant en quête d’infini, une musique impressionniste qui cherche à voir, sentir, rêver, comprendre.

Rencontre avec Raymond Vurluz et Jean-Jacques Birgé.
Transcription de Nicolas Oppenot.

Raymond Vurluz – Comment choisis-tu de jouer de la batterie ?

Je faisais une sorte de bande dessinée sur des papiers comme des rouleaux à chiottes, mais c’était pour imprimer des comptes. Ça allait dans des machines. Je faisais des immenses histoires, des cirques interminables. Et dans les cirques, il y avait la fosse d’orchestre qui était en hauteur. Il y a toujours eu un rapport avec le rouge. Il y a beaucoup de rouge au cirque. C’était entre le cirque et les Indiens. Je dessinais beaucoup d’indiens avec des tambours et les fameux boum boum boum ! Tous ces trucs, ça fascinait. Ce qui m’a carrément illuminé, c’est les reflets à Tours où j’ai de la famille, par une lucarne de chez ma cousine couturière Alice, un 14 juillet. Les pompiers défilaient, avec les tambours au premier plan. Ça m’a achevé, si je peux dire… J’étais déjà dans un domaine où il y avait tout le temps une rythmique ou quelque chose de rythmique. J’ai suivi ce qui me plaisait le mieux et ça a abouti au premier tam-tam, avec des palmiers rouges sur fond jaune et un ou deux trucs verts, des couleurs qui vont pas du tout ensemble, et au pochoir, déjà. J’avais sept ans. C’était une époque où les gens s’invitaient encore beaucoup. À chaque fois qu’il y avait une soirée à Vaucresson, les gens dansaient et c’était l’occasion, comme la musique était un peu plus forte que d’habitude, de m’éclater à jouer derrière les disques.

Jean-Jacques Birgé – Tu passes directement du tam-tam à la batterie ?

Grâce au Père Noël, un ou deux ans après. J’ai vu une photo dans Marie-Claire où j’ai l’air assez rayonnant avec une cymbale entre les mains, près d’un sapin de Noël. Alors j’imagine que ça a dévié comme ça de la peau au métal. Mais bon, ça reste une attirance pour les peaux. Juste une cymbale, la batterie ça a été un peu plus tard. Vaucresson, petit pavillon, rue près de la gare, beaucoup de passants, beaucoup de bruits de percussions sortant de ma fenêtre toujours ouverte. Un jour, quelqu’un a sonné en proposant une batterie à vendre, parce qu’il a entendu. Un prix dérisoire, un instrument assez exécrable, mais pour moi super. Je dis exécrable, c’est même pas vrai, parce que c’était une grosse-caisse très haute avec des vraies peaux. Je n’en connaissais pas la valeur, je l’ai larguée dès que j’ai pu pour une plus sophistiquée, plus brillante.
Ma première batterie, on me l’a amenée comme qui dirait sur un plateau et maintenant que j’en parle, ça a dû influencer ou conditionner mon comportement pour ce qui est de vendre mon travail, ce qui est pour moi une sorte d’aberration. Moins maintenant, on parle de cette époque. Je trouve qu’avec le temps, la vie c’est à vie, le contrat avec quelque art que ce soit. Après Cugat, j’ai entendu les premiers enregistrements de jazz en 78T, pourtant je ne suis pas si croulant ! Vaucresson a aussi beaucoup compté. C’est une ville que j’aime beaucoup, qui se transforme, mais bon… Moi aussi, ça tombe bien ! Mais c’est pas les mêmes résultats.

JJB – Avec ta batterie, tu joues tout seul, à ce moment-là.

La première fois, c’est avec mon frère et quelques-uns uns de ses amis de son lycée de Saint-Cloud. Le trip orchestre de lycée, salle des fêtes, premier concert, Nouvelle-Orléans. Petit coup de pouce médiatique, on a créé un petit déplacement de photographes puisqu’on a joué à l’enterrement de Sidney Bechet à Garches, alors qu’on avait fait la demande et qu’ils nous l’avaient interdit. Ça s’est su alors on a remis le coup un jour après. On a fait le mur et on a été jouer sur sa tombe. Sidney, c’est Garches qui est à trois kilomètres de Vaucresson. J’étais relativement bien encadré par le hasard.

JJB – Que se passe-t-il après le groupe avec les potes de ton frère ?

Quelques répétitions, dont les premières avec un orchestre Nouvelle-Orléans. J’étais encore môme. Les premières répétitions à Paris, à bouger mon matériel. Faut connaître, faut être prévenu, avec la batterie… Je me rappellerai toute ma vie de l’erreur de dialectique chez le trompettiste qui habitait rue de la Fontaine aux Rois, pas très loin de République. Il tenait à l’époque un bazar, un marchand de couleurs qu’ils appelaient une droguerie. Alors comme on m’avait déjà fait des plans, on m’avait fait peur avec des fausses seringues, j’y voyais une fumerie d’opium – en plus c’était dans la cave les répétitions. J’y suis allé avec la peur et j’en suis sorti ravi. C’était effectivement une droguerie. Pas comme je l’entendais, quoi !

RV – Tu connaissais déjà le be-bop ?

Justement, c’est incroyable, c’est presque une chronologie de dictionnaire musical. À la fin des six mois, j’ai entendu le middle jazz. J’entends par entendre que je comprenais de quoi c’était composé. Le be-bop, je l’ai adoré très vite aussi parce que c’était moderne. Je crois que dans les premières choses be-bop que j’ai jouées, il y a un morceau de Cannonball Adderley, à trois temps, déjà (je suis très ternaire). L’orchestre avait changé de physionomie. Il y avait toujours mon frère, mais il y avait la fille des chapeaux Orcelles, Catherine Orcelles, qui jouait du piano. Jean-François Jenny-Clark, déjà, à seize ans. C’est incroyable. J’ai des photos du premier gig, un concours au Salon de l’Enfance et on a joué ce morceau quasi be-bop. C’était le pied !

RV – Y avait-il des musiciens professionnels à Vaucresson ?

Oui, Gérard Dave Pochonet, chez qui j’ai écouté les premiers 78T de jazz qui sortaient. C’était assez exceptionnel : Sarah Vaughan, avec des instrumentistes super. Vaucresson est dans une sorte de creux et il y a un plateau qui a toute sa dose de mystère. Je me rappelle qu’il voyait des Américains dans les arbres. Ça me donnait aussi un autre aperçu du jazz. Vraiment, il les voyait en train de plier leurs parachutes, avec moultes détails.

RV – Te souviens-tu de ton premier engagement professionnel ?

Oh ! Je n’avais jamais pensé à ça. Je me suis retrouvé dans une grande école vers la montagne Ste Geneviève, Polytechnique. C’était le premier contact avec beaucoup de gens, vraiment super… Le vrai gig, dans le sens plein (parce qu’un endroit approprié au jazz), c’est au Club St Germain.

RV – – Il y a une interview de toi à la télévision. Tu es petit. Tu cites même Max Roach. Ça se passe au Club St Germain. On voit à tes côtés Mac Kack, Bernard Vitet. Il y a aussi Bud Powell avec Kenny Clarke…

J’ai d’excellents souvenirs musicaux, mais moins de rapports humains. J’étais tellement content de jouer là que je m’en foutais. Mac Kack me traitait un peu bizarrement. Ça faisait rire qui voulait bien avoir ses grâces. Vu qu’il vivait avec la patronne du club, chaque fois qu’il me présentait il se foutait de ma gueule pour peut-être combler certains manques dans sa spécialité, une image gai luron de mec, " Qui n’a pas une histoire avec Mac Kack ? ", soit qu’il pisse sur un flic en discutant avec lui, toutes sortes de trucs comme ça… C’était pas vraiment méchant, c’était rien, mais bon, ça me faisait un peu de peine, quand même. Il y avait tellement d’autres satisfactions… Bernard Vitet, est un des premiers musiciens avec qui j’ai joué professionnellement. On apprend des choses fondamentales avec des musiciens comme ça. Une des premières remarques judicieuses sur mon jeu, c’est lui qui l’a faite. On jouait à l’époque Night in Tunisia tous les dimanches. Il y a un break en syncope et moi je le faisais sur le temps : Kalin KIN dingueDIN dingueDIN DIN ! ! En fait ça faisait TA PON. Babar m’a fait remarquer ça et c’était une vraie découverte, parce que j’étais mal à l’aise dans ce passage mais je ne savais pas pourquoi. Je n’anticipais pas le break. C’était super de me le dire parce que je ne pense pas avoir refait la même connerie. Je les ai entendues maintes et maintes fois, par contre !

JJB – Comment s’est faite la rencontre avec Kenny Clarke ?

Il s’est proposé… J’allais seul jouer dans les bœufs avec mon père qui m’emmenait, c’était avant mon premier gig, presque. Kenny passait souvent au Club St Germain. Un jour que j’y jouais, il est allé voir mon père. Par chance, parce que j’étais un timide redoutable. Kenny lui a dit que ce serait bien que j’aie quelques notions de base, parce que je n’en avais pas. C’était tout en autodidacte derrière les disques. Très bien d’ailleurs de jouer derrière les disques ! La moindre faute de tempo, ça casse la baraque ! Les pierres se décèlent, les termites voraces apparaissent et les éléments attendent qu’on leur ouvre la porte. Rendez-vous a été pris pour que je vienne prendre des cours avec Kenny au Blue Note, rue d’Artois. C’était l’endroit de Paris où il n’y avait que des Américains, des gens assez extraordinaires. Parmi eux j’ai rencontré Bud Powell, il m’a énormément impressionné.

JJB – Que t’a appris Kenny Clarke ?

Tout ce que je ne savais pas et il a confirmé certaines choses que je vivais. Le lycée s’est terminé de façon lamentable. J’y allais les mains dans les poches. Je n’avais même pas un crayon, pas de cahier, rien. Une des choses que m’a dite Kenny, c’est de vivre la musique. Je me rappelle qu’il m’a surtout appris à jouer de la caisse claire. Il y a des choses plus tard que j’ai regretté de ne pas lui avoir demandées. Je ne sais pas s’il a des fils, mais je sentais quelque chose d’un peu extra dans ses motivations de me filer des cours. Au bout de six mois, Kenny m’a pris comme remplaçant au sein du Blue Note. Il travaillait beaucoup, avec Francis Boland, des choses plus ou moins intéressantes, en Europe, aux US… Alors il travaillait à l’extérieur et moi je jouais. C’était en parallèle aux cours qu’il me donnait. Je pouvais les mettre sur le tapis le soir même. C’était vraiment dingue !

RV – C’était perturbant la fréquentation des clubs, pour un enfant ?

J’ai vite eu un abord des choses du sexe très direct. Je me suis retrouvé à Juan-les-Pins à accompagner des strip-teases. C’étaient quand même des petits gigs en passant. Je me rappelle que je devais jouer des mailloches pendant des scènes de matelas, qui me dépassaient un peu. Je voyais des bonnes femmes se gouinasser, des trucs avec les cris, les machins. Ça restait très mystérieux, mais je trouvais que les mailloches allaient bien avec la lumière rouge, l'ambiance feutrée. Un soir, tout l’orchestre de Count Basie est venu faire le bœuf. Ça a annihilé les effets un peu bizarres de mon approche des choses de l’amour. À Paris, j’allais me balader pendant une pause sur les Champs Elysées et quelques fois je me faisais ramener par des flics au Blue Note qui venaient demander si c’est vrai que j’étais musicien ! Comme j’étais plutôt mignon petit garçon, ils s’inquiétaient parce que je me faisais souvent accoster par des gens qui me demandaient " c’est combien ? ". Et moi je ne sentais pas ça. J’ai commencé à apprendre quelques injures à cette époque, pour être tranquille.

JJB – Tu as été confronté à l’alcool, à la drogue, du fait de vivre dans ce monde d’adultes…

Je suis tout de suite tombé dans des chiottes aux portes ouvertes où les gens se shootaient gaiement, voir plus d’ailleurs, des scènes incroyables. La boisson pour moi, c’était une sorte de tragédie vécue en la personne de Bud Powell… Il ne parlait presque pas, je ne parlais pas anglais, mais je comprenais et je pouvais baragouiner… Je le voyais tout le temps supplier, pleurer auprès du patron, Ben, pour avoir une mousse, un truc, un machin, et moi je ne me rendais pas vraiment compte des ravages de ces substances, sinon que Bud quelques fois s’endormait au piano. Il était comme ça, on ne savait pas si c’était une extase intérieure ou un mal-être ou les deux… Je voyais ce musicien extraordinaire, avec un sourire de contentement parce que j’avais fait un truc peut-être joli ou quoi. De Bud, c’est magique ! Je ne comprenais pas bien ce que venait foutre le patron qui lui interdisait de boire. Il allait boire ailleurs… Il y avait aussi un hôtel un peu mythique. C’était pas le Chelsea Hôtel, mais c’était en face du Caméléon, rue St André des Arts et tous les musiciens étaient logés là, tous ceux qui venaient à Paris par Marcel Romano. J’y ai croisé des gens comme Thelonious Monk, plein de gens incroyables et j’ai vu aussi des drames. Il y avait un bassiste américain, Oscar Petitford. Moi je venais le matin aux nouvelles parce que Romano qui faisait venir des Américains s’était intéressé aussi à une éventuelle façon de faire du pognon avec moi, avec l’âge et la musique que je faisais. J’ai vu presque mourir des gens en rapport direct avec la boisson. Ce bassiste, ça me frappait parce qu’à l’heure où tout le monde prend son petit-déjeuner, il avait un bol mais c’était du cognac, à raz bord. Il lui fallait ça pour simplement sortir du lit, sans doute. Ça ne m’a pas profondément choqué puisque j’ai été confronté à des passages difficiles aussi. Et du coup, la fumée… Les gens fumaient dans les portes cochères, en se planquant, avec presque une paranoïa cultivée. Contrairement à ce que je croyais, ils ne devenaient ni meilleurs ni marrants. C’était de la merde. Je me suis aperçu après que ce n’est pas évident de trouver des bonnes choses ! C’était plutôt tristesse, planque, paranoïa, alors qu’après, j’ai eu l’occasion de fumer ces substances tout à fait naturelles pour le moins. Quand je suis allé en Afrique, j’ai découvert le bangui à Bangui. On demandait aux garçons d’ascenseur un petit pétard et ils revenaient dans la seconde avec un sac en plastique rempli d’herbe, une des choses pour moi les meilleures au monde. Contrairement à l’idée que j’avais eue sur la fumée parisienne et paranoïaque, là j’ai découvert une explosion de rires, de bien-être… Il faut dire que c’était dans le contexte, au soleil… Le premier joint ça a été waou… J’en ai loupé un avion parce que j’étais écroulé de rire devant des fourmis sur la table de l’aéroport ! Les fous rires c’est rien, ça me coinçait partout. Les fourmis, je ne sais pas ce qu’elles faisaient mais c’était tout un scénario abracadabrant et bon, il est vrai que c’est un des seuls produits qu’il m’arrive de consommer si je veux bien mettre l’alcool du côté des accidents.

RV – Cette époque est aussi marquée par l’ambiance générale de la guerre d’Algérie ?

La guerre d’Algérie, il y avait plein de personnes qui étaient contre. C’était normal. J’ai vu mon frère y partir, quelques amis qui ne sont pas revenus, mais la véritable approche politique, la prise de position, ça a été un peu plus tard, juste avant l’indépendance où là je devenais presque actif dans mes convictions d’indépendance. Par le jazz, j’ai été amené à rencontrer Siné, qui à l’époque était menacé physiquement, et je me rappelle de choses assez folles. J’allais manifester, avec mes peu de moyens… Il était question que Salan débarque en avion avec les parachutes. Des soirs avec une tension pas possible, on ne savait pas si c’était du lard ou du cochon, tout le monde était mobilisé. Je jouais au Chat Qui Pêche, et là-bas il y avait une bouche d’aération, juste au-dessus de la batterie, qui donnait sur le trottoir. J’ai eu les jetons de voir une bombe valdinguer par ce truc-là. Il y en a qui bougent, que ça touche de près ou de loin et il y en a qui restent indifférents, qui s’occupent de leur propre devenir, comme s’ils étaient seuls au monde, au fond. Je n’ai eu que très rarement de discussions politiques ou d’opinion avec des musiciens français, hormis François Tusques. Les premières choses que j’ai faites avec lui, c’est à Nantes. Là-bas je voyais des choses que je ne voyais pas à Paris, des réunions après des concerts où il était question justement des problèmes soulevés par les confettis de l’empire, comme disait je ne sais plus qui. Je trouve intéressantes ces discussions dans un milieu qui a priori n’a pas grand-chose à voir, sinon que c’est un moyen d’expression qui peut être communicatif, c’est une responsabilité, même pas… Une conscience.

RV – Te souviens-tu du premier contact avec le free jazz ?

Ça n’a pas été un coup de massue. Comme on avance dans la vie et qu’on suit ses instincts et son début d’éthique, ce sont des personnes qui pensent un peu les mêmes choses qui se rencontrent. Les rencontres, elles se font aussi comme ça, pas seulement parce qu’on entend quelqu’un qui joue bien… Parmi les quelques disques auxquels j’ai participé, je tiens assez à celui qu’on a fait à Rome avec Steve Lacy, “Moon”. Steve croit qu’il n’y a que dans cette séance que je joue comme ça, je sais qu’il aimait bien. Faut dire que Rome c’est inspirant. Après ça j’ai fait des expériences, des chansonnettes, il m’a dit " quand tu finiras de faire de la merde ", d’une façon pas indélicate. Je tentais quelque chose, c’était pas du tout évident et son jugement ne m’a pas été du tout inutile. On ne fait pas de la chansonnette comme ça… Faut être né sans le reste pour en faire… Disons que ce qu’on appelle le free jazz, pour moi c’est un peu comme en peinture, une reconnaissance d’un bagage énorme de choses de qualité, dans un style donné. Des choses tellement énormes à réunir pour qu’un individu maintenant fasse, dans ce style, quelque chose d’extrêmement intéressant. Dans mon abord du free jazz, il n’y a pas seulement les Eldridge Cleaver, les Black Panthers… Ben il y a tout ce qu’il y a, de Charlie Parker aux plus récents, des choses tellement magnifiques que je me vois mal repasser dans leurs sillons et amener quelque chose d’encore mieux que ce qui a été fait, dans cette esthétique-là. À l’époque, c’était effectivement free, un truc de liberté, repousser les barrières qui d’habitude sont plutôt salutaires pour les expressions. Je ne ressens pas le free jazz comme un mouvement définitif. Je trouve qu’il est très bien, sa durée, tout ça…

RV – Le passage avec Eric Dolphy, c’est un moment important pour toi …

Je me rappelle surtout de Donald Byrd parce qu’il m’a appris une chose essentielle à la batterie. Je trouve ça super d’ailleurs, parce qu’il me voyait vraiment souffrir à jouer des tempos extrêmement rapides. Parce que le " chabada " je le jouais en entier… Tin ti gui ding ti gui ding ti gui ding… Ce qui est pratiquement impossible à faire si c’est sur un tempo des plus rapides. En plein concert il voit que j’ai vraiment du mal à tenir, alors il prend une baguette et tchac, il fait comme ça, comme un petit secret : " regarde ! ". Il laisse rebondir la baguette sur la cymbale… De cette seconde-là, je joue exactement pareil les tempos hyper rapides, c’est-à-dire que je ne marque pas le dernier, je marque sur la main gauche… Je donne bien le coup pour en faire trois ! C’est un détail qu’on aurait pu m’apprendre dans des milieux plus avisés que la trompette, mais enfin… C’est fou les progrès que j’ai faits juste en laissant rebondir la baguette ! Donald Byrd, un type adorable. Au début, en rigolant, il me disait " mais ça va venir " parce que je voulais garder le tempo et il me montrait son petit doigt et je comprenais pas trop. J’ai vite compris qu’il voulait parler de " il faut en avoir pour garder le tempo ". Du jour au lendemain, avec les défilés qu’il y avait, il a vu qu’il n’y avait aucun problème, j’avais un tempo correct.

JJB – Dolphy ne t’aurait-il pas influencé sur ta manière d’écrire ?

Dolphy a été un des rares, à part des gens plus techniques de l’époque, à jouer des écarts qu’on trouvait surtout dans la musique de douze sons… Dès que je l’ai entendu jouer, j’ai été frappé par cette voie très personnelle, ces intervalles de quarte augmentée, de septième, sans arrêt, des trucs… Et cependant des phrases extrêmement belles et tout à fait dans les accords. Il confirmait cette idée que j’ai aussi de la mélodie qui peut très bien sortir des écarts ou des choses qu’on disait faux. Comme quand, môme, j’ai fait un bref passage aux Beaux-Arts, on interdisait de mettre du bleu et du vert à côté, ou du rouge et du jaune à côté. C’est les plus beaux trucs de la peinture.

RV – Comment as-tu rencontré Don Cherry ?

Parmi les lions. Pas les mi-lions mais les lions bien entiers. Je crois me rappeler que c’est une histoire de cravate aussi. C’est une époque où j’achetais mes cravates aux Puces, avec d’autres trucs marrants qu’on trouvait là-bas et qu’on trouvait pas ailleurs. Toute sa vie il m’a parlé de la première fois où il m’a vu avec une cravate qu’il trouvait insensée. Ça me semble absolument naturel parce que j’ai vu après qu’on avait beaucoup de similitude dans ce qu’on aimait, pictural ou esthétique. C’est fou ça. Il manque encore plus qu’il n’a apporté. C’est vraiment un cas… Don ça me fait vraiment autre chose, même une photo…

RV – Est-ce qu’à Heidelberg, avec tous ces gens, tu avais l’idée de démarrer quelque chose qui te serait plus personnel, un orchestre par exemple ?

Je faisais des rêves d’orchestration, hors batterie. C’est encore Don qui m’a conseillé de faire ma musique. C’est lui qui m’a dirigé.

JJB – Quand tu joues, pas très longtemps après, Our Meanings and our Feelings, dans quel cas de figure es-tu ?

Comme un passager. J’ai gardé mes bagages. C’était le plaisir de faire quelque chose avec Portal.

RV – Tu fais un disque aussi avec Sonny Sharrock, en trio, un disque free…

Pour ma part, sans inspiration véritable. Pour Sonny Sharrock, je suis revenu de Munich en avion, juste pour une séance l’après-midi, et il se trouve qu’à Münich, il y avait une spécialité, à l’époque, qui s’appelait le LSD. J’ai fait ce disque, paraît-il, dans ces conditions. Je l’avais rencontré avec Herbie Mann. Moi j’étais avec Joachim et Eje Thelin. C’était puissant. Il se trouve que c’est un des soirs dont je me rappelle encore, un des soirs magiques où on joue le mieux qu’on n’a jamais joué et se demande si on rejouera jamais aussi bien un jour.

RV – Il y avait aussi des choses très expérimentales, par exemple ce duo avec Eddy Gaumont qui s’appelait…

… Intra Musique. Enfin, oui c’était pas le duo qui s’appelait comme ça, c’était carrément un mouvement. On voulait devancer les critiques pour donner un nom au mouvement. Il n’y a eu qu’un seul concert d’intra Musique, à la Faculté de Droit. C’était dans la continuité de l’idée que j’avais de la composition, de la forme, un certain classicisme. Eddy Gaumont aurait sûrement été le musicien du siècle. L’ambiance de l’époque et la façon de mener sa propre vie ont fait qu’il s’est supprimé. La pureté enfantine et la conscience d’un adulte. Ça n’a pas du tout marché. Le peu de tentatives qu’il a expérimentées, ça a été très mal reçu et il faut dire que lui-même était devenu très vite agressif. Pour pas en recevoir plein la gueule, il dégainait avant. C’est le cas de le dire, parce que pour une mauvaise parole, un jour en Belgique, il a sorti son rasoir qu’il avait tout le temps sur lui et il a balafré un musicien belge qui avait de belge une manie encore assez récente d’avoir des colonies…

RV – Peu de temps après, tu enregistres Quand le son devient aigu, jeter la girafe à la mer.

C’était le début et même la continuité du début, parce que dans La Girafe, il y a des motifs qui dataient de dix ans avant, que j’avais trouvés sur des bandes à moitié cramées. C’était hors temps, cette musique-là que je faisais parallèlement à toutes les expériences… Parce qu’il m’est arrivé de jouer free pour le cacheton, ce qui semble assez extraordinaire ! D’autres faisaient des séances d’enregistrement avec des chanteurs yéyé et moi j’avais le free jazz.

RV –Sur cette décennie-là, il y a quatre disques qui sortent, quand même : La Girafe, Watch Devil Go, Résurgence et Cinq Hops.

François Jeanneau vole dans ce disque. C’est fou. La chanteuse Elise Ross disait : " je donnerais toute ma vie pour pouvoir faire ce que vient de faire François ! ". Après La Girafe, c’est un creux de vague, Watch Devil Go. Il est question du diable, quelques rechutes assez longues dans le temps, des rechutes psychologiques, suivies de tas de choses contraires à la réalisation de la musique. Pour y arriver, je n’ai pas fait de surf. Parce que ça allait plutôt vers le grand large, que vers la côte ensoleillée ! Watch Devil Go, peut-être le coup de pied au fond de la piscine pour remonter à temps et pouvoir respirer.

RV –Il y a ce concert assez extravagant à Nîmes où Weather Report supprime sa première partie, tu te retrouves le lendemain en première partie de Stan Getz. Stan Getz ne vient pas et tu deviens LE gros succès du festival de Nîmes 1979.

Le son était très bon et c’est peut-être une des seules fois où j’ai pu entendre complètement ce qui se passait sur scène et en quelque sorte le maîtriser aussi.

RV – As-tu pensé que ce que tu cherchais à faire était difficile à atteindre avec les musiciens choisis ?

C’est comme les systèmes solaires, je suis sûr qu’il y en a d’autres, d’autres bons musiciens que nos chers défunts. Je crois qu’au point de vue feeling, ça intéressait justement les pianistes… Une technique d’écriture pas très conventionnelle, des doigtés qui sont adaptés au rythme.

JJB – Tu as vraiment eu l’impression d’avoir arrêté de jouer dans les années 80…

Je ne pouvais pas supporter de ne travailler que pour les oiseaux, bien qu’on s’entende très bien...

JJB – Il y a eu le disque de Berrocal.

C’était super. J’aimais bien ne pas être leader, ne pas avoir cette responsabilité. Parfois même, certaines personnes me disaient (et ça ne me faisait pas très plaisir) que je jouais mieux avec d’autres groupes qu’avec le mien, ce qui doit arriver immanquablement. Et puis il y a eu Winter’s Tale que j’ai ressenti comme un coup de main… Ça n’était pas évident. J’aime bien ce disque pour diverses raisons, dont la reprise de contact.

JJB – Qui en fait amène à Tenga Niña.

Il me redonne envie de jouer, je recrois un peu en ce que je fais et pourquoi je le fais. Ça a marqué, parce que s’il n’y avait pas Tenga Niña, je ne serais pas là maintenant, je n’aurais pas cherché, quoi.
Je ne sais plus ce qu’on raconte là… C’est comme du présent… On va bientôt se croiser, justement : " Hello ! Comment tu vas toi ? ". Je crois qu’à un moment de sa vie, on se croise.

PORTRAITS-SOUVENIRS

René Thomas
Je lui en ai tellement fait voir… J'ai par exemple brûlé une armoire d'hôtel dans sa baignoire, juste avant qu'il ne rentre dans sa chambre. Il a toujours eu besoin de certaines choses, René ; la même journée j'avais demandé à deux mecs sur le port de Palerme de faire comme si c'était des flics et d'aller se saisir de l'individu à grosses lunettes qui sortait de l'hôtel. Et les mecs y sont allés, en faisant semblant d'être de la police alors René a commencé à se rouler par terre… Je le croyais assez sérieux, les premiers jours où je l'ai connu chez Popol à Bruxelles. Il avait un air, comme ça, un peu extraordinaire, d'un autre monde. Je jouais avec René, avec beaucoup de plaisir. Au bar de chez Popol, d'un seul coup, il s'écroule par terre, comme si on avait débranché l'électricité, vraiment, une chute formidable. En fait, il y avait une fille qui était assise en amazone sur un siège de bar et de là où il était tombé, il voyait absolument tous les dessous de la fille… En fait, il a fait exprès de tomber pour mater la fille, comme ça. Des milliers de choses avec René Thomas… L'ambiance à 6 heures du soir dans une semi-brume belge où il jouait "Theme for Freddy ", comme ça, sans que l'on ait répété. J'avais les larmes aux yeux.

Karl Berger
C'est énorme. On a partagé le plaisir de faire des tournées avec Don Cherry et c'est un des orchestres où je me suis le plus éclaté de ma vie. C'est aussi, pour moi, une vie, Karl : Heidelberg, qui reste à ce jour la ville où j'ai vécu de façon la plus en symbiose avec tout ce que je pouvais espérer de la vie. Et Dieu sait si j'en attendais ! C'est fou ! De Heidelberg, je prenais des avions, juste pour ramener des petites Allemandes à Vaucresson, pour les voir d'un peu plus près pendant trois quatre jours ! Incroyable ! Et pour Karl, c'était la terreur, ça criait toutes les nuits dans sa maison, les gémissements… Oh j'ai refait le coup à Rome avec Steve Lacy. À la fin, je me suis fait virer de chez eux.

Aldo Romano
Des coups justes, un feeling très développé. Je crois que je n'ai jamais entendu Aldo ne pas bien jouer. Je n'étais peut-être pas là où il fallait ?!

Jean-François Jenny-Clark
Oh, La Corse ! Le souvenir de ces premières autres formes de gig qui consistait à jouer pour gagner un peu de pognon et passer des vacances. On jouait des saisons en Corse, dans des clubs genre Méditerranée. Ce sont des moments presque aussi sublimes que les autres. On était très proches avec JF, on se faisait trois kilomètres de plage pour aller bouffer une glace à Calvi. Et puis des séances photo, lui me poussant dans une poussette de bébé, sur une fenêtre d'une maison délabrée à Calvi. Tout ça, ce sont des noms qui en premier me font réagir avec bonheur. Tellement à dire…

Joachim Kühn
Le meilleur n'a pas été fixé sur disque et je le regrette parce qu'il y a eu des moments de live qui auraient mérité d'être fixés mille fois plus que certains disques qui justement étaient un peu prisonniers du free jazz, ce qui peut sembler paradoxal. Joachim avait envie de jouer des choses formelles. Ça sortait dès qu'il le pouvait… Une marche ou quelque chose pris avec dérision, une dérision pudique pour ne pas trahir le free jazz. On se retrouvait à simuler des choses formelles d'une façon un peu dérisoire.

Pharoah Sanders
Une frustration. N'avoir joué qu'une répétition, à Berlin, et un concert avec lui. Tellement saisi d'entendre ce que j'aimais écouter sur disque, des choses directes, différentes. Moi je pensais qu'il ferait le disque (Eternal Rhythm) aussi, donc je n'étais pas si triste et puis après, ça m'a fait vraiment chier qu'il n'y soit pas. Sentiment d'une belle intelligence.

Barney Wilen
Ça m'évoque tellement de choses, Barney. Je crois que c'est le musicien avec qui j'ai joué le plus longtemps et nos voies se rejoignaient, peut-être même sur des malentendus, ce qui peut soutenir quelque chose, parfois. C'était pas le cas pour tout, mais disons peut-être dans une différence de façon de vivre. Je vais merder, c'est trop… Un de ces soirs, après les sets, j'ai vu Barney prendre la forme de l'escalier qui descendait au Requin Chagrin, comme un Tex Avery, avec le cou, les marches… Il était tellement raide qu'on l'a porté jusqu'au premier étage, sur le lit, avec toujours la forme de l'escalier. Et voilà : "Barney, bonne nuit, à demain."

Bernard Vitet
Mes débuts dans le jazz, le Club St Germain, les professionnels. Sa femme était jalouse parce qu'il y avait des cheveux blonds dans son peigne. Il me logeait très souvent chez lui, quand je ne pouvais pas rentrer en banlieue par le train et ça faisait des histoires pas possibles, parce que j'avais des cheveux blonds et un peu longs. Ça n'était pas les cheveux d'une belle scandinave, ça n'était que moi ! Une certaine sécurité, aussi, c'est un des premiers un peu complice dans le monde du jazz adulte. Il me parlait plus que les autres et m'a même donné quelques conseils. Il me rappelle mes débuts. Je ne sais pas si c'est gentil ou pas gentil, mais comme je n'ai pas de notion du temps… Elle se fabrique, la mémoire. Elle s'auto-gère.

François Tusques
Son côté déjà un peu politisé ! C'est un peu aussi un des éléments de l'image que je me fais des premières rencontres avec François, d'entendre des musiciens parler politique, carrément. Qui plus est, avec des opinions particulières, qui correspondaient un peu aux miennes qui n'étaient pas néanmoins écrites en lettres de feu. Ce n'est pas sous le nom d'une idée qu'une musique va se faire, mais elle en tient forcément compte, elle en fait forcément partie.

Beb Guérin
Beb, c'est déjà cette assise musicale. C'est le bassiste avec qui j'ai pu oublier la notion du tempo, parce que très physiologique. Je pense aussi à l'amitié. J'ai des petites lumières… Par exemple, un jour je suis convoqué au Palais de Justice de Paris, j'avais un peu… Chambre 11, enfin correctionnelle, mais pour des faits tout à fait honorables, et Beb s'est tout de suite proposé de m'accompagner là à 8h du matin, tu vois, enfin des choses pour nous presque indécentes. Tout ça avec le naturel, le senti, sans que je lui demande rien. Un sens de l'amitié, comme s'il y avait un don pour certaines choses.

Bernard Lubat
Je ne me rappelle plus quand je l'ai vu la première fois, comme si je le connaissais un peu d'avant, en fait. J'étais assez admiratif envers Lubat, parce j'étais presque complètement autodidacte et je trouvais ça incroyable de pouvoir lire les partitions de batterie. Je savais que Bernard faisait des séances, il pouvait faire ça et il le faisait… Il gagnait du pognon d'une façon plutôt agréable, parce que c'est quand même l'instrument… Enfin, je sais pas, c'est pas si pénible que ça, quoi. Et je pense à Orgeval. C'est un endroit où j'ai vu Lubat hors contexte. C'est tout bonus. Je dirais même parfois que le contexte pourrait cacher des choses, qu'il ne révèle pas forcément tout, disons… Je ne le connais pas si bien comme batteur, Bernard, c'est fou ! Évidemment parce que… j'ai le souvenir qu'on a joué une fois en trio et ça s'est produit qu'une seule fois dans notre vie, où il jouait du piano avec Beb à la contrebasse. On a souvent joué dans les mêmes endroits, sans forcément s'entendre. Parfois on vient juste pour le jour où on joue… Je ne l'ai pas assez entendu, Lubat, je regrette.

Jacques Pelzer
Il a plus ou moins participé au fait que j'aille en Afrique. Je l'en remercie.

Jean-Luc Ponty
Je me rappelle d'un concert, à la Locomotive. Il se voulait assez Coltranien et moi ça avait suffi à me brancher sur une façon de jouer… J'aimais tellement Elvin Jones. Je me rappelle aussi d'une valse de Jef Gilson à une époque où il y avait Jean-Luc, qui s'appelait " Java for Raspail ". Un morceau que je trouve très bien. Écrit par Gilson et qui allait fort bien à Jean-Luc.

Michel Potage
Au début où je l'ai connu, il faisait partie de la grande déconnade. C'était un peu faire la foire… Pas qu'un peu, même. Après j'ai eu l'occasion de voir ce qu'il faisait, à part la foire. J'ai ressenti une écriture originale… C'est pas une question de droit d'exister, non c'est pas la permission : "est-ce que je peux exister ? Ô beautés universelles !". L'alcool le rend con, comme tous… Je suis le premier à être bien placé pour le savoir… J'aime bien ce que fait Potage.

Gato Barbieri
J'ai bien connu sa femme, adorable, mais j'ai peu eu l'occasion de parler avec lui… À chaque fois qu'on a joué c'était une super impression, un son original. Je regrette… Non, je ne regrette rien, mais j'aurais bien aimé le connaître un peu plus.

Joseph Dejean
J'espère qu'on se rappelle de lui à la hauteur de ce qu'il a pu donner avant de disparaître. Le souvenir d'un sentiment de conviction d'une direction existante, de quelque chose de vrai. C'était épatant. C'est carrément une autre approche de la guitare et pas des moindres.

Kent Carter
Un sens de la musique extraordinaire. Il faisait partie du New York Total Music Company de Don Cherry. On a fait beaucoup de pays ensemble… C'est complètement fou tout ce qu'il y a comme musique et esthétique dans sa tête. Je ne sais pas si la contrebasse est assez large pour exprimer tout ça. Il faisait des batteries avec tout ce qui lui tombait sous la main. Il y avait peut-être deux cents objets. Pendant des jours, il était là, il jouait… Je n'ai jamais vu ça de ma vie. Je crois qu'à n'importe quel moment de la journée, on pouvait rentrer, disparaître, revenir, et la qualité était toujours là, comme un acquis, comme respirer. C'est extraordinaire.

Peter Brötzmann
J'ai joué avec lui et j'ai fait ce que j'ai pu au début pour qu'il puisse venir en France. Personne n'en voulait. Je ne sais pas si ça veut dire quelque chose : intègre… Mais pendant les années où je l'ai entendu, il ne changeait pas de direction, donc il progressait… Quoique on peut progresser sur plusieurs parallèles, mais enfin, une seule direction, ça risque de concentrer le rapport à exprimer… Et lycée de Versailles !

Tony Hymas
On a eu des moments de communion, des moments extrêmes… Quelqu'un d'une grande richesse musicale… On a peut-être d'autres choses à partager que des premières fois.

Sam Rivers
Tout un feeling, une façon d'être, de bouger, d'être proche des fondations, des origines de la musique qu'on pratique. Là, on parle du niveau d'une créativité en rapport avec le jazz. J'aime la compagnie de personnes de couleur et de chaleur… Je n'aime pas trop le jazz trop blanc, par exemple, puisqu'on est amené à parler des contrastes, qui existent surtout sur le papier photo, d'ailleurs !

Marie Thollot
Ma Papuce
Ma Vouvoute
Mon Yéyan
Et mon Tilala

Discographie sélective

Indispensables : Quand le son devient aigu, jeter la girafe à la mer et Watch Devil Go, Souffle Continu
Rééditions CD incontournables : Don Cherry Eternal rhythm, MPS 15204ST, POCJ-2520
Cinq Hops, Orkhêstra
Scandaleusement non réédité : Barney Wilen Zodiac, Vogue Clvlx

Disponibles également aux ADJ :
Jacques Thollot Tenga Niña, nato - 777 701
Jac Berrocal La nuit est au courant, in situ - IS040
et paru depuis, en 2017 (Jacques Thollot est décédé le 2 octobre 2014), Thollot In Extenso, double CD nato 5484

mercredi 24 novembre 2021

Le grand orchestre d'Un D.M.I. répète L'homme à la caméra (1986)


Vingt cinq ans plus tard, c'est drôle ou émouvant de reconnaître Bruno Girard, Didier Petit, Lê Quan Ninh, Hélène Sage, Geneviève Cabannes, Francis, Bernard et les autres. L'an passé, le label autrichien Klang Galerie a réédité L'homme à la caméra, pour la première fois en CD, avec en bonus la partition intégrale de La glace à trois faces et une nouvelle pochette magnifique d'Étienne Mineur. Je n'avais pas fait attention aux mots que j'avais écrits, prononcés par Bernard à la fin de l'extrait vidéo : "Perte de mémoire, nécessaire...".



Article du 18 janvier 2009

L'archéologie domestique révèle des traces insoupçonnées. Je creuse, époussette, feuillette. Apparaissent sans cesse des bribes de mémoire enfouies sous les piles accumulées au fil du temps, classées, brouillées par les déménagements, images, sons, programmes, articles de presse, partitions, lettres... Voici donc aujourd'hui un petit montage rapide du seul témoignage vidéographique du grand orchestre d'Un Drame Musical Instantané. La scène se passe début 1986 à Paris. Nous répétons la reprise de L'homme à la caméra que nous avions créé trois ans plus tôt, le 5 octobre 1983, au festival Musica à Strasbourg. On reconnaîtra Francis Gorgé (direction), Bernard Vitet (cigarette), Youenn Le Berre (flûte), Hélène Sage (clarinette basse), Jacques Peillon (cor), Philippe Legris (tuba), Bruno Girard (violon), Marie-Noëlle Sabatelli et Didier Petit (violoncelle), Geneviève Cabannes (contrebasse), Lê Quan Ninh et Benoît Moerlen (percussion) et moi-même (fauteuil)... Impossible de me souvenir des noms de l'altiste et de l'hauboïste...
Nous avions imaginé la musique du film muet de Dziga Vertov en nous inspirant de ses écrits sur le "laboratoire de l'ouïe". C'est aussi la première fois que nous composions des chansons qu'interprétaient Geneviève, Didier et Bernard. Nous avons enregistré un 33 tours du spectacle lorsque nous sommes passés au Théâtre Déjazet à Paris. C'est une des plus belles partitions du grand orchestre, mais le disque n'a pas eu beaucoup de succès. Nous avions mal pensé la pochette qui pouvait laisser croire qu'il manquait les images de Vertov, or l'enregistrement avait été pensé hors contexte. Il aurait probablement été mieux reçu si nous ne nous étions pas référés au ciné-concert.
Pour la petite histoire, Youenn Le Berre est un des fondateurs du groupe celtique Gwendal, Bruno Girard du groupe d'influence d'Europe de l'Est Bratsch, Geneviève Cabannes du trio féminin Pied de Poule avant de rejoindre Castafiore Bazooka, Hélène Sage a composé de nombreuses musiques pour la danse, Lê Quan Ninh a intégré le quatuor de percussion contemporaine Hêlios sans négliger la libre improvisation, Philippe Legris est toujours sur la brêche (il a même enregistré une pièce du Drame pour tuba solo !), Didier Petit a fondé le label de disques in situ avant de se consacrer exclusivement à son instrument et à l'improvisation... Depuis, il m'est arrivé de jouer avec Hélène et Didier pour divers projets de création. Quant à mes deux camarades du trio historique du Drame, une recherche sur ce blog vous donnera plus d'informations que vous pourrez en assimiler en une seule fois !

vendredi 12 novembre 2021

Lors Jouin (5 articles)



LE GÉNÉRAL DE GAULLE
4 janvier 2009


Écouter et voir Lors, Laurent Jouin, me font voyager. Me fait ou me font ? Dans le temps, dans la ville, à la campagne, sur l'eau, euh, là je m'avance peut-être un peu... Donnant naisance, en alternance, à une profonde gravité et un grand éclat de rire. Pas ensemble. L'un après l'autre. Acteur comique, chanteur dramatique. De l'un à l'autre. D'un claquement de doigt.
J'ai filmé Lors à l'Ile Tudy en août 1996. Il chante a capella une chanson "traditionnelle" qu'il a collectée sur le terrain, Le Général de Gaulle, de Louis Raoul. Onze ans plus tard, il enregistrera ce petit bijou, accompagné par Robert Kevran, sur son CD/DVD Chansons de la Bretagne éternelle d'hier et de toujours, pour maintenant par rapport à demain (Keltia Musique). C'eut été un crime que cela se perde !

LE BARDE
14 mai 2007


On continue dans la détente. Et on s'amuse, et on rigole... " Rikita rozenn gaer a Java, Deus da zansal ha deus da voucha, Da vouezh zo flour pa ganez da sonenn, Da zaoulagad evel diou steredenn... " Ainsi commence le refrain de Rikita (jolie fleur de Java) en version bretonne par le barde Lors Jouin dans l'album Chansons de la Bretagne éternelle d'hier et de toujours pour maintenant par rapport à demain (cd + dvd de 26 minutes !). C'est sans aucun doute le disque le plus ringard de l'année, le plus kitsch et le plus authentique. Les Bretons s'y reconnaîtront sans mal, à en pisser dans leurs braies. Les autres auront peut-être besoin de quelque explication pour savoir si c'est de l'andouillette ou du cochon. Les deux certainement.
Lors Jouin joue le jeu sans aucun compromis en collectant ces chansons qui marquent l'histoire de la Bretagne, mais en les interprétant avec la plus grande honnêteté, collant à une réalité souvent complexe, quitte à prendre tous les accents du terroir, à chanter volontairement faux ou désynchronisé pour les clips vidéo, avec un orchestre de synthés et un remarquable accordéoniste. Plus vrai que nature !
Par exemple, En avant les Bretons est la marche que chantèrent quatre cents énergumènes partis sur le Front de l'Est, parce que les Français étaient leurs ennemis et que les Allemands étaient ceux des Français ; à la Libération, ce syllogisme pourtant si peu suivi permit à l'État de cogner sur les Bretons et des les mettre à l'index (on arrêtait quiconque jouait du biniou ou de la bombarde !). À la même époque, Le Général de Gaulle est un hymne à la Résistance, hommage aux soldats marins fusiliers bretons, certes emprunt d'une bonne dose d'anti-germanisme. "Faut de tout pour faire un monde", ce n'est pas différent de chez nous (lorsqu'elle était petite, ma fille me demanda un jour si la Bretagne était en France) ! C'est tout de même sur ce bout de la Terre que l'extrême-gauche fait ses meilleurs scores et Le Pen son plus mauvais... Le barde peut citer le réactionnaire Théodore Botrel, mais ne le glorifie point. C'est le travail d'un ethnologue, aussi attaché à la forme qu'au fond.


Le barde a choisi d'illustrer cette marche avec des pingouins, aux couleurs du drapeau breton, le gwen ha du (littéralement blanc et noir), bannière herminée inspirée au début du XXe siècle par le drapeau américain ! Mais ces Bretons sont de drôles d'oiseaux qui défèquent devant la caméra... Le spectacle n'entretient aucune ambiguïté politique, car le barde commente chacune des ses chansons d'anecdotes croustillantes plus drôles les unes que les autres. Comédien, imitateur, il prend tous les accents de Pleyben à Ploudéac, accompagné deux heures durant par Robert Kervran à l'accordéon et son "petit ensemble", un orchestre virtuel de balloche pur jus, sans le soufre qui arrêterait la fermentation des pommes. Que l'on voyage un peu et l'on se rend compte que les Tziganes roumains utilisent chez eux les mêmes synthés pourris plutôt que les violons de la world. De l'authentique, vous dis-je, même si ça nous défrise le bigoudi de la bigouden. Sur scène, un écran projette des images d'archives ou d'autres ringardises pseudo-pychédéliques. Le barde n'a peur de rien, il raille sa culture avec tendresse comme les Belges ou les Juifs inventent des histoires drôles. En Bretagne, tout passe par la musique et la danse.

Lien vers l'interview du Barde

À l'époque de Silex (fantastique label de disques racheté par Auvidis et enterré par Naïve), son fondateur, André Ricros, m'avait expliqué que le folklore est le terrain de la réaction et que la musique traditionnelle est celui du progrès, voire de la révolution. C'est lui qui compara Lors Jouin à Nusrath Fateh Ali Khan, dans un répertoire certes très différent de celui du "barde" ! Lors réalise ici un travail critique et burlesque qui remet le folklore à sa place en en utilisant toutes les ressources, fussent-elles du plus mauvais goût. Vive le mauvais goût s'il nous permet d'entendre La brune de Langoëllan, anonyme coquin paru jadis sur l'Anthologie de la Chanson Française : " De quoi te méfies-tu belle charcutière, J'ai dans ma poche du boyau tout suiffé... ".
Les Bretons qui connaissent Lors Jouin depuis trente ans comprendront facilement le canular, humour grinçant qui vise juste. Les "étrangers" auront besoin d'une petite introduction comme celle que je me suis fixée. Alors, plutôt qu'écouter des fadeurs panceltiques, il est indispensable de découvrir ses autres méfaits. Certains sont tendres et comiques comme avec Les Ours du Scorff que tous les enfants adoreront s'ils ne les connaissent déjà, d'autres plus graves et actuels tel son groupe Toud'Sames (tous ensemble) réunissant Jean-Michel Veillon à la flûte, Alain Genty à la basse, David Hopkins et Dom Molard aux percussions. Retrouvez les déchirants gwerziou a capella du cd Moualc'h ar meneiou ou Tan Dehi, son duo avec le guitariste Soïg Sibéril, ou encore Les Ânes de Bretagne avec son éternel comparse Gigi Bourdin, une sacrée paire de joyeux drilles. J'ai toujours rêvé d'engager Laurent (c'est Lors en gallo) comme comédien, son premier ou son second métier, peut-être dans le feuilleton que nous ne finissons pas d'écrire avec Françoise, un rôle de gardien de phare reconverti en gardien d'immeuble parisien...

ANNIE EBREL & LORS JOUIN SE DISPUTENT TOST HA PELL
1er janvier 2015


Je suis tombé par hasard sur un disque qui m'avait échappé, duo de deux grands chanteurs bretons, Lors Jouin et Annie Ebrel, mais ce qui m'a titillé ce sont les ambiances qui tapissent le décor de certaines des pièces, quelques gouttes de pluie, une cantine (fest noz ?), des murmures... Resituer ainsi les histoires chantées nous transportent dans une réalité qui rappelle les illusions du cinématographe ou de la littérature. Il est surprenant que les responsables artistiques n'y aient pas plus souvent recours. Je prêche évidemment pour ma paroisse, ayant plus d'une fois intégré des bruits réels et des ambiances paysagères à des albums dont j'avais la direction.
Pour le disque Tost Ha Pell les deux joyeux drilles jouent à se disputer et se répondre, le plus souvent a capella. Je n'y comprends pas grand chose, car tout est en breton, mais le livret offre la traduction de ces duos typiques : un paysan et un marin, une mère et sa fille, un Cornouaillais et un Trégorois, voire le coq du clocher et l'horloge ! La dispute ou diskourioù est un genre vocal un peu oublié bien qu'il reflète les us et coutumes d'une société. (Coop Breizh)


Si vous n'êtes pas Breton ou n'avez jamais passé du temps dans le nez de l'Hexagone, bout de la Terre avant plongeon dans l'immensité de l'océan, vous serez surpris d'entendre cette langue vivante dans l'extrait vidéo ci-dessus. Un jour que Lors Jouin m'avait emmené chez les frères Morvan et que je trempais comme eux un petit beurre dans le vin rouge, l'un des vieux chanteurs s'excusa de ne pas parler français devant qui n'en travais que pouic. Comme je lui répondais que cela ne me gênait pas du tout et que je les écoutais comme si c'était de la musique, il s'esclaffa : "À quoi cela servirait que je parle français avec mes vaches ?!".


J'ai toujours été un grand fan de Lors Jouin, qu'il chante de tristes gwerzioù ou de gaies chansons à répondre. Comédien hilarant dans le registre de Jacques Villeret, il interprète Le Barde avec un mordant qui en troubla plus d'un dans son pays. Je l'avais filmé chantant l'inénarrable Général De Gaulle, une chanson qui remonte à la Seconde Guerre Mondiale. Dans le second extrait vidéo il est avec l'exquise Annie Ebrel, accompagnés par d'extraordinaires musiciens, le violoniste Jacky Molard, Ronan Pellen au bouzouki et la contrebassiste Hélène Labarrière de plus en plus "trad" depuis qu'elle vit en Bretagne !

SI LA MER MONTE...
26 mai 2015


Les Ours du Scorff sont égaux à eux-mêmes, fabuleux. Le public qui connaît leurs chansons bretonnes par chœur, leur répond d'une seule voix. Gigi Bourdin semble se réveiller d'une longue hibernation, plus zen tu meurs. Lors Jouin parsème d'intermèdes comiques son chant puissant qui l'a fait surnommé par certains le Nusrath du Centre Bretagne. Le violoniste Fanch Landreau [disparu en ce mois de novembre 2021], le guitariste Soïg Sibéril et le banjoïste Jacques Yves Réhault participent à la fête où les grands retrouvent leur âme de petits, et les enfants leurs rêves en kouign-amann.

LES OURS SONT DEVENUS DES ÂNES
25 septembre 2017


Les Ânes de Bretagne, ce sont d'abord Gigi Bourdin & Laurent Jouin. Depuis un quart de siècle qu'on les connaissait en Ours du Scorff à amuser les enfants de leurs chansons spirituelles aux jeux de mots à la Bobby Lapointe, seraient-ils devenus adultes avec leurs textes coquins ? N'y comptez pas trop. Certes les arrangements de Hélène Labarrière et Jacky Molard, qui signent aussi les compositions, sont correctement vêtus, mais les textes de Gigi Bourdin sont toujours aussi facétieux. Le bestiaire de ces garnements a juste changé de zoo. Il reste fondamentalement breton, même lorsqu'ils singent le moyen-orient sur Le loukoum. La basse de Labarrière, les violons, guitares et mandoline de Molard sont épaulés de temps en temps par l'accordéon de Janick Martin, les percussions d'Antonin Volson ou la clarinette de Dominique Le Bozec. Comme la musique est dansante, on peut au choix savourer les paroles ou se laisser porter par le rythme des chants à répondre qui nous entraîne dans la farandole du fest-noz...

→ Gigi Bourdin & Laurent Jouin, Les Ânes de Bretagne, cd Innacor, dist. L'autre distribution, 16,50€

lundi 11 octobre 2021

Un orchestre en lévitation


Le style de la pochette rappelle les années 70, quand Miles Davis est devenu électrique et que les rockers se sont intéressés au jazz. Heureusement la musique est moins datée que la peinture psychédélique. Le Levitation Orchestra s'inspire ainsi de pas mal de courants, de Debussy au free en passant par le rock progressif et le hip-hop, citant Alice Coltrane et le Sun Ra Arkestra. Dès qu'un big band intègre des cordes on échappe en général aux poncifs de la tradition jazz. Deux violons (Saskia Horton, Beatriz Rola), un violoncelle (Emma Barnaby), une harpe (Maria Osuchowska), une guitare (Paris Charles), une contrebasse (Hamish Nockles-Moore), cela ramène déjà quelques filles qui évitent forcément l'ambiance de régiment des orchestres exclusivement mâles. Il reste de la place pour la petite section de vents, évidemment très présente, composée d'Axel Kaner-Lidstrom (trompette), Lluis Domenech Plana (flûte), James Akers et Ayodeji Ijishakin (sax ténor). Ajoutez la claviériste Roella Oloro et les voix de Dilara Aydin-Corbett et Plumm, et vous obtenez une palette de timbres extrêmement variée. Mais le Levitation Orchestra est avant tout un collectif qui discute en amont, de tout et de rien, en petits groupes de travail avant de confronter leurs idées à celles des autres et les transformer en savantes compositions où le groove se glisse sans cesse. Le trompettiste Axel Kaner-Lidstrom dirige cette jeune bande de virtuoses londoniens qu'il produit avec David Holmes qui a réalisé l'enregistrement "live" et le mixage. Illusions & Realities est un disque comme je les aime, plein de surprises.
En tant qu'artiste, cette manie de vouloir surprendre ne m'a jamais quitté. Pourtant je me demande aujourd'hui si je ne devrais pas passer à autre chose, m'appuyer comme au théâtre classique sur la règle des trois unités : temps, lieu, action. Zébulon hyperactif multitâche, en suis-je seulement capable ? Je me serais plutôt identifié à Kali, la déesse de la préservation, de la transformation et de la destruction. Elle attaque le mal sous toutes ses formes et notamment l'ignorance qui est toujours à la base du pire. Encyclopédiste actif, je pratique le montage in situ, jouant l'ellipse contre le fondu. J'aime que les mondes s'entrechoquent, dialectique culinaire nécessitant de posséder toutes les épices qu'offre la planète. Lorsque j'ai été amené à plus d'unité comme pour l'opéra Nabaz'mob, j'ai cultivé les contrastes d'un mouvement à l'autre, comme les pièces d'un puzzle qui s'emboîtent parfaitement les unes dans les autres, un récit choral qui trouve sa résolution aux dernières mesures de la coda.
Revenons à nos moutons au patchwork britannique. Si le Levitation Orchestra s'appuie sur des traditions récentes et des formes classiques, sa voix sonne actuelle par son melting pot typique de la capitale anglaise, son énergie et sa finesse n'ayant rien à envier aux ancêtres qui l'ont inspiré.

→ Levitation Orchestra, Illusions & Realities, CD Gearbox Records, dist. The Orchad, Double LP £25 / CD £13, sortie le 29 octobre 2021

lundi 27 septembre 2021

La Sourde des oreilles jusqu'aux yeux


Comment faire vivre un orchestre d'une vingtaine de protagonistes sans subventions ? Comment assurer des salaires décents et préserver l'extraordinaire enthousiasme de tous les musiciens ? Quelle structure culturelle y verra l'opportunité de présenter un spectacle exceptionnel qui enchante aussi bien les petits que les grands ? Ces questions peuvent sembler bizarres sous la plume numérique d'un compositeur, mais je me souviens encore une fois de Jean Cocteau dans l'impossibilité de se comprendre avec un producteur. Celui-ci voulait parler art quand le poète ne pensait qu'à l'argent qu'il lui fallait pour mener à bien son projet. Pendant six ans j'ai fait exister le grand orchestre du Drame en réduisant le nombre de répétitions pour ne pas exploiter les musiciens au détriment de la qualité du jeu. J'admire d'autant plus la qualité de celui de La Sourde. Ils et elles sont seize sur scène, tous et toutes excellents interprètes, tous et toutes d'une extrême bienveillance les uns pour les autres, et donc pour l'ambitieuse prouesse de jouer un Concerto contre piano et orchestre de Carl Philipp Emmanuel Bach, deuxième fils survivant de Jean-Sébastien, en étendant sa douzaine de minutes initiales à un spectacle contemporain qui explose l'espace scénique et rend intemporelle la musique en en réveillant le millésime.
Ils s'y sont mis à quatre pour écrire ce nouveau spectacle. Avant l'été j'avais adoré la reprise au Théâtre de l'Aquarium à Vincennes de la pièce Le Crocodile trompeur / Didon et Enée de Samuel Achache et Jeanne Candel. Si Achache est un brillant metteur en scène qui interroge chaque fois l'espace scénique et les mouvements qui s'y déploient, on le trouve ausi à la trompette dans cet orchestre de solistes qui font corps. Antonin-Tri Hoang, ici au saxophone alto et à la clarinette basse, avait collaboré avec lui pour Chewing Gum Silence et Original d'après une copie perdue. La pianiste Ève Risser, qui forme duo avec Hoang entre autres dans Grand Bazar, participait d'ailleurs à ce dernier. Quant au clarinettiste Florent Hubert, il avait déjà collaboré avec Achache et Candel pour de nombreuses pièces de théâtre. La musique est histoire d'amitié, de partage tout au moins, et le reste de l'orchestre n'échappe pas à ces retrouvailles heureuses autour d'un projet ambitieux qui sonne si léger tant il coule de source.


La source est baroque, musique du XVIIIe siècle d'un compositeur admiré par Haydn, Mozart et Beethoven. Source encore, l'introduction parlée du percussionniste Thibault Perriard devant le rideau de fer qui s'interroge sur la musique et ce qui la meut, comme je le fais, certes avec moins d'humour, au début de cet article. Et puis les cordes entrent en scène, violons (Marie Salvat, Boris Lamerand), violes de gambe (Étienne Floutier, Pauline Chiama), violoncelles (Gulrim Choï, Myrtille Hetzel), archiluth (Thibaut Roussel), contrebasses (Matthieu Bloch, Youen Cadiou), augmenté du cor naturel (Nicolas Chedmail). Je vole à l'irremplaçable Jeff Humbert l'apparition de la pianiste, de dos, derrière la petite porte qui s'ouvre dans le rideau de fer doré. Le Théâtre de l'Athénée est évidemment rouge et or, typique d'une salle à l'italienne, avec ses cariatides et sa coupole en faux ciel, restes de l'Eden-Théâtre. Depuis une loge située derrière nous qui sommes à la corbeille, Jeff capte discrètement les mouvements de l'orchestre avec son téléobjectif. L'amateur, biologiste de profession, donne à entendre ce que les professionnels ne voient plus, comme les journalistes dont l'absence est souvent comblée par les blogueurs. Mais les belles photos en couleurs sont de Joseph Banderet. Tout au long du spectacle, Perriard tient le rôle du clown musicien. C'était mon préféré lorsque, enfant, j'allais au cirque. Il monte et démonte, mime et soutient. Ève Risser, soliste du concerto, ne se prive pas de ses préparations magiques qui transforment le piano en gamelan et percussion. Soudain, ses camarades accourent, virevoltent et lui prêtent mains fortes sur le clavier. Le concerto, pourtant joué dans l'ordre de ses trois mouvements, est déstructuré par des digressions délicatement amenées. Les cuivres s'y mettent, trompettes (Olivier Laisney, Samuel Achache), clarinettes et saxophones (Antonin-Tri Hoang, Florent Hubert), flûte (Anne-Emmanuelle Davy) et le cor qu'on entend bien pour une fois qu'il ne participe pas simplement au timbre...


D'un mouvement à l'autre, l'orchestre se déploie sur scène de tant de façons que l'on se demande pourquoi les scénographies sont habituellement si pauvres quand il s'agit de placer les musiciens. Ils jouent assis, ils jouent debout, ils se déplacent et tout fait sens. Une fugue arbitraire (clin d'œil à Papa Bach ?), un menuet, oui mais aussi une sortie aylerienne de sax alto, un chorus de trompette, des illusions d'optique sonore s'insèrent dans les mouvements "bis" où la musique ancienne retrouve une nouvelle jeunesse. L'art n'a pas d'âge. Les lumières de César Godefroy et les uniformes de Pauline Kieffer participent à cet étrange ballet de musiciens qui nous entraîne loin des conventions tant théâtrales que musicales. Comme souvent j'ai cherché des cousinages : Kagel (à la récré) évidemment, Berio (son Orfeo de Monteverdi enregistré à France Musique, jamais retrouvé), le Winterreise de Schubert par Hans Zender ou la version arrangée par René Lussier et Vincent Gagnon, les dérapages d'Uri Caine... Alors, si La Sourde (c'est le nom de cet orchestre incroyable) passe près de chez vous, ne le ratez pas !

→ Concerto contre piano et orchestre de Samuel Achache, Antonin-Tri Hoang, Florent Hubert et Eve Risser avec l'Orchestre La Sourde

jeudi 23 septembre 2021

Mon portrait sonore par Émilie Mousset


J'avais rencontré Émilie Mousset alors qu'elle était l'assistante de Anne-Laure Liégeois sur la pièce de théâtre Médée dont j'avais composé la partition sonore. Quelques temps plus tard, attirée par le son, Émilie est venue me rendre visite au studio pour réaliser un petit portrait sonore de ma pomme. Elle a ainsi ponctué notre entretien avec les instruments de musique dont j'ai joué pour elle. On entendra mon VFX (c'est un synthétiseur), des guimbardes, la trompette de poche, une varinette, des percussions, mes téléphones, une flûte, des petits jouets, un carillon de pots de fleurs, le piano qu'elle a mélangé pour en faire une bouillabesse à la fois chronologique, didactique et loufoque. Je ne sais pas si elle [avait] fait exprès de laisser du silence à la fin de l'extrait qu'elle [m'avait envoyé], mais sa référence indirecte à Mozart et Cage me plaît beaucoup !

En écoute : index 6 de l'album Intimités
Durée : 7 minutes

Article du 17 octobre 2008
Depuis, Émilie a fait du chemin, signant de nombreuses pièces sonores.

lundi 20 septembre 2021

Ping Pong pour deux somnambules


Article du 11 octobre 2008

[...] Depuis que je joue en duo avec Nicolas Clauss, je suis aux anges lorsque nous nous produisons en spectacle. Sous le nom des Somnambules, nous avions adoré jouer avec d'autres musiciens tels Pascale Labbé, Didier Petit, Étienne Brunet, Éric Échampard, mais j'étais trop préoccupé par l'orchestre pour me fondre totalement aux tableaux interactifs de Nicolas.
Bien que je sois capable de produire autant de bruit qu'un grand orchestre, je n'ai jamais apprécié le solo, pas tant pour la musique que pour le plaisir du ping pong. Les images que mon camarade anime en direct me renvoient une critique, des propositions, un univers qui me stimulent et me permettent d'improviser librement. D'un spectacle à l'autre, nos interprétations à tous deux peuvent différer radicalement, nous créons de nouvelles œuvres, nous en donnant à cœur-joie. Ce billet n'apporte aucune analyse, les films parlent d'eux-mêmes, aujourd'hui mes notes livrent seulement quelques informations "techniques"...


Durée de chaque film :
Jumeau Bar 4'08 - Modified 6'07 - L'ardoise 5'33 - Les dormeurs 3'17

Ainsi, nous commençons souvent avec Jumeau Bar dont je transforme les sons avec mon Eventide H3000, une sorte de synthétiseur d'effets que j'ai programmé pour passer les sons à la moulinette. Nicolas construit également ses boucles en proposant sa propre version du module interactif original. [...] Pervertir le travail que j'ai réalisé il y a quelques années est une opération très amusante. Je tire le scénario vers l'humour, en trafiquant les sons synchronisés, en exagérant les nuances par des effets appropriés à chaque plan.


J'ai placé les quatre films sur DailyMotion et YouTube, mais je préfère en général le premier qui n'incruste pas son nom dans l'image comme on marque les troupeaux. Modified est le dernier tableau de Nicolas Clauss, pas encore en ligne, le plasticien hésitant à l'heure actuelle entre exposer ses tableaux animés sur le Net ou off line dans des espaces réels. La rareté produirait-elle plus de désir ? Le plus souvent, ses œuvres rendent mieux leur jus lorsqu'elles sont projetées sur de grands écrans, les ordinateurs ne rendant pas la beauté du détail, l'émotion de l'immersion...
En modifiant électroniquement ma voix, une cythare inanga (rapportée de Stockholm en 1972), un erhu (violon vietnamien acheté deux ans plus tard rue Xavier Privas) et une flûte roumaine (je ne me souviens plus d'où elle vient, mais ses sons stridents passent au-dessus de n'importe quel ensemble ou magma électro-acoustique), je suis la logique du tableau interactif joué en direct par Nicolas, un Organisme Programmatiquement Modifiable...


Avec deux petits instruments électroniques, un Tenori-on et un Kaossilator, j'accompagne les divagations dessinées d'une bande de gamins avec qui Nicolas a élaboré l'installation interactive de L'ardoise. J'ai réussi à m'approprier le Tenori-on depuis que j'y ai glissé mes propres sons. Il n'y a hélas que trois banques personnelles pour 125 timbres d'usine. J'utilise ici des échantillons de mon VFX. Le Kaossilator me sert de joker. Lorsqu'on improvise, il est toujours utile d'avoir plus de matériel que ce dont on a besoin. Au dernier moment, j'ai décidé d'ajouter une radiophonie réalisée en 1976, premier mouvement de mon inédite Elfe's Symphonie que je diffuse avec un cassettophone pourri. Depuis, je l'ai numérisée pour pouvoir la traiter électro-acoustiquement avec l'AirFx, un autre effet qui permet, par exemple, de scratcher n'importe quelle source sonore comme un DJ sur sa platine, mais sans y toucher, en jouant avec un rayon infra-rouge en 3D !


Le dernier film qu'a tourné Françoise Romand à La Comète 347 montre Les dormeurs, une pièce de Nicolas de 2002 que j'aime beaucoup et que j'accompagne à la trompette à anche. Comme Jumeau Bar, vous pouviez jouer vous-même [à l'époque de cet article, soit avant que Shockwave ne fonctionne plus]...

jeudi 16 septembre 2021

Carnage, épuisé depuis 30 ans, sort en CD !


Il était très attendu. Voilà 30 ans que le vinyle Carnage d'Un Drame Musical Instantané était épuisé. Comme il l'avait fait pour les précédents, Rideau !, À travail égal salaire égal et L'homme à la caméra, Walter Robotka du label autrichien Klang Galerie, le publie pour la première fois en CD. On retrouve la magnifique pochette du peintre Jacques Monory. Les photos plein cadre de Bernard Vitet (le terroriste), Francis Gorgé (une victime) et moi (en héros !) forment triptyque à l'intérieur du digipack trois volets. Le sang a giclé sur la galette. C'était en 1985. Le dernier 33 tours 30 centimètres du Drame avant que nous ne passions au CD deux ans plus tard. J'avais surtout pensé au dernier plan, arrêt sur image, du dernier film de Luis Buñuel, Cet obscur objet du désir, l'explosion prophétique d'une bombe. Jacques Monory détestait la violence qui s'étale au quotidien. Nous venions de composer la musique de Souvenir, un film de Dominique Belloir sur le peintre de la figuration narrative pour la Cité des Sciences et de l'Industrie. Il fut projeté pendant des années à l'entrée du Planétarium. Monory, qui était un modèle de gentillesse, nous avait également offert l'image de notre carte de visite, un tableau détruit avec un chimpanzé. Comme j'avais écrit le dos de la pochette à la main, Walter a choisi une police de caractères qui s'en rapproche. On notera tout de même que tout cela est bleu blanc rouge. Le bleu du monochrome, le blanc de chaque nouvelle page, le rouge de la révolution.




Quant à la musique, je l'avais presque totalement oubliée. Elle marquait le retour du trio après trois albums avec notre grand orchestre. Pas vraiment une réduction, puisque le morceau de résistance est La Bourse et la vie, commande de Radio France pour l'Ensemble Instrumental du Nouvel Orchestre Philharmonique. Personne ne m'avait pris au sérieux lorsque j'avais exprimé notre envie de composer pour un orchestre symphonique jusqu'à ce qu'Alain Durel, alors responsable de la musique à Radio France, me demande de lui envoyer deux lignes de texte sur notre projet. Six mois plus tard, il descendait à la cave qui nous servait de studio, rue de l'Espérance, pour nous proposer de le réaliser. Il était accompagné d'Yves Prin, en charge de l'orchestre qu'il dirigera d'ailleurs lors de son unique représentation à la Maison de la Radio. Nous n'en restâmes pas là puisque nous nous associerons ensuite avec l'Ensemble de l'Itinéraire pour l'opéra-bouffe L'hallali ou avec un orchestre d'harmonie de 80 musiciens pour J'accuse, avec Richard Bohringer et Dominique Fonfrède, et Zeyesramal, un hommage à Hector Berlioz et à la république. Comme nous ajoutons un "bonus track" pour chaque réédition sur Klang Galerie, on peut écouter une autre version de La Bourse et la vie que celle publiée à l'origine. Il s'agit de l'enregistrement de l'émission, avec l'introduction de Marc Monnet, avant que nous ne massacrions brillamment la pièce en réenregistrant et rajoutant nos trois instruments solistes, la trompette, la guitare et le synthétiseur PPG, que nous trouvions sous-mixés. Il me semble aujourd'hui que c'était une erreur, malgré la qualité de nos interventions (pour une fois nos egos nous jouèrent un mauvais tour), d'où l'importance de cet inédit. C'est aussi une version plus longue, puisque la version vinyle dure 12 minutes alors que celle, non trafiquée, du live est de 20 minutes ! Peut-être que je me trompe, mais ce sont en tout cas deux versions radicalement différentes. Ce ne fut pas simple de demander aux musiciens classiques de simuler une grève ou de hurler leurs noms, et Yves Prin fut d'une grande aide, par exemple lorsque la violoncelliste soliste refusa de jouer ce que nous avions écrit ou que nous découvrîmes que Jacques Di Donato, pour qui nous avions imaginé un chorus, n'était que deuxième clarinette et n'avait donc pas le droit de le faire, au profit d'un autre qui ne swinguait pas une cacahuète. Bernard y trempe aussi sa trompette dans l'eau. Nous avons bien rigolé, peut-être plus après que pendant !


Il y a bien d'autres trésors sur Carnage. Le disque commence par La fièvre verte avec le corniste Patrice Petitdidier et le saxophoniste Jean Querlier. C'est une évocation quasi cinématographique de la destruction de l'Amazonie et de la résistance locale, avec ambiance jungle, fléchettes empoisonnées et cuivres menaçants. Je m'y inspire des chanteurs du Burundi et Francis inaugure sa passion pour la composition assistée par ordinateur. Suit Les gueules cassées enregistré boulevard de Ménilmontant avec un magnifique effet Döppler inattendu. Bernard suggéra que nous enregistrions le feu dans l'âtre et le ralentissions pour obtenir un solo de percussion. J'aime énormément l'évocation fantomatique de ces explosions de bois mort. Bernard exploite le même procédé de vitesse que sur M'enfin dans l'album Rideau ! et utilise une assiette en aluminium comme timbre sur le bugle. En fin de face A, La Bourse et la vie se terminait par une pique anagrammatique, prononcée par mon père, à un directeur de France Musique qui nous avait roulés dans le cadre des ciné-concerts dont nous avions initié le retour.
La face B ne déroge pas au concept de carnage qui sous-tend tout le disque, écologiquement, socialement, économiquement. Elle s'ouvrait avec la chanson Rangé des voitures dont j'avais écrit les paroles et où le percussionniste Youval Micenmacher jouait sur un bidon d'huile cylindrique. Ce n'était pas la première fois que nous nous essayions à la chanson, et nous nous y collâmes plus sérieusement avec les albums Kind Lieder, Crasse-Tignasse ou Carton qui suivirent. Cabine 13 (contrepet rapporté par Bernard) insiste encore sur l'aspect "théâtre musical" de l'époque. Ce morceau avait pour but d'effacer tout ce qui précède avant Le téléphone muet où interviennent Jean Querlier (hautbois, cor anglais, flûte, sax), Youenn Le Berre (flûtes, basson), Michèle Buirette (accordéon), Geneviève Cabannes (contrebasse). Bernard y joue un rôle que j'avais construit dans le réel pour faire craquer un maniaque du téléphone qui harcelait deux de mes copines, dans l'esprit de L'arroseur arrosé. Nous finissions avec le délirant Passage à l'acte, entièrement vocal, le genre de pari expérimental dont nous étions friands.
Le CD se termine donc avec la version originale inédite de 20 minutes de La Bourse et la vie que je suis enchanté de découvrir enfin.

→ Un Drame Musical Instantané, Carnage, CD Klang Galerie, 18€

jeudi 2 septembre 2021

Duo Du Bas - Suzanne - Pelouse


Déposés en mon absence dans la boîte aux lettres, 3 disques de chansons dans l'air du temps, inventives et délicates. Ces albums sont personnels tout en rendant hommage aux anciens dont ils ont hérité.
Duo Du Bas me fait penser à Camille et évidemment aux terroirs dont les deux chanteuses sont originaires. La Basque Hélène Jacquelot et la Bretonne Elsa Corre se sont inspirées de la rencontre de sept vieilles dames qu'elles ont prises à leur jeu. Elles mêlent leurs jolies voix à celles de ces Géantes qui apparaissent de temps en temps, un autre temps, temps de toujours où l'enfance est soulignée par des jouets mécaniques, toupies, ballons... Et cela fonctionne.


Suzanne, ce sont des chansons instrumentales, mélodies sans paroles, musique de chambre articulée par la clarinettiste Hélène Duret, le guitariste Pierre Tereygeol et la violoniste alto Maëlle Desbrosses. Délicatesse des timbres, tendresse des intentions. La musique folk a souvent influencé les classiques. Les improvisateurs s'y faufilent. Cela fonctionne encore.


Pelouse, voix grave de Xavier Machault, textes flippés, parlé-chanté, arrangements de Valentin Ceccaldi (basse, violoncelle, percussion, synthé basse, flûte à bec) et Quentin Biardeau (sax ténor, claviers, flûte à bec, percussion) avec des interventions de Roberto Negro (piano), Laura Cahen (voix, guitare), Théo Lanau (batterie), Gabriel Lemaire (clarinette). Je ne connais pas assez les chanteurs français, un peu Murat, un peu Léotard. Et cela fonctionne toujours. Ajoutez Mathieu Pion pour le son et une belle pochette colorée d'Aurélie William Levaux. Leur Bowling rock et roule, c'est de la balle !



→ Duo Du Bas, Les Géantes, CD Musiques Têtues, dist. L'autre distribution, 12,99€
→ Suzanne, Berthe, EP suzannemusicband, Bandcamp, 5€
→ Pelouse, Bowling, CD Matcha / le Grille Pain, dist. Inouïe, 15€ (LP 20€), sortie le 17 septembre 2021

vendredi 6 août 2021

Jazz (2) ensembles ensemble


J'ai toujours pensé que le rock était une musique de groupe et le jazz celle d'individus. C'est évidemment généraliser un peu vite. Les guitar heroes sont légion, mais le son du groupe prime tout de même sur l'expression d'un seul. D'un autre côté, les grands ensembles de jazz privilégient le timbre de l'orchestre, même s'il constitue un écrin aux solistes. Dans mes écoutes estivales, j'ai retenu cinq albums où le nombre fait masse.

Trois d'entre eux sont sur le label du collectif Onze Heures Onze, à commencer par les deux Workshop de Stéphane Payen. Son quartet devenu octet explore la théorie des ensembles à laquelle j'avais été plutôt rétif en cours de maths ! Son créateur, Georg Cantor, aurait-il également par son nom inspiré les compositeurs intéressés par de nouveaux axiomes ? In and Out, inclusions et exclusions, dedans et dehors, avec et contre plongent les expérimentateurs vers de nouveaux infinis. Les x et les y sont là dansés par le trompettiste Olivier Laisney, les saxophonistes Sylvain Debaisieux (ténor), Bo Van der Werf (baryton) et évidemment Payen (alto), le vibraphoniste Jim Hart, le guitariste Tam de Villiers, le bassiste Guillaume Ruelland et le batteur Vincent Sauve. Dans un second CD, l'extensionnalité invite le guitariste Nelson Veras ou le batteur Thibault Perriard. Si ce jazz contemporain est très écrit, les intersections créent de nouveaux espaces où l'improvisation bouleverse les diagrammes de Venn et d'Euler.

Dans le troisième, Vol III de l'Onze Heures Onze Orchestra, on retrouve Laisney et Perriard associés à Alexandre Herer au Fender Rhodes, Julien Pontvianne aux ténor et clarinettes, Sakina Abdou à l'alto, David Chevallier à la guitare, Amélie Grould au vibra, Maÿlis Maronne aux claviers et Fanny Ménégoz à la flûte. L'idée des automates, une autre façon de réviser ses mathématiques, a inspiré les 5 hommes et les 4 femmes qui composent ce collectif. Ici l'humain s'approprie ou se méfie des nombres. La répétition et l'aléatoire sont interrogés, il suffit d'arrondir à la décimale supérieure pour que naisse le swing. La véritable musique peut-elle être autrement que bancale ?

Plus roots dans sa modernité, le Futura Experience rend hommage aux anciens, à commencer par Gérard Terronès, fondateur du label Futura et disparu depuis. Ornette Coleman, Sun Ra, Charles Mingus, Jimi Hendrix sont passés au crible libertaire. Le big band composé de Frank Assemat (sax bar.), Christiane Bopp (tb, sacqueboute), Xavier Bornens (tp), Morgane Carnet (sax ténor), Sophia Domencich (p, el p), Michel Edelin (fl), Jean-Marc Foussat (synth), Dominique Lemerle (bs), Christian Lété (dms), Rasul Siddik (tp, perc), Sylvain Kassap (cl) et Jean-François Pauvros (gt) qui est à l'origine de ce projet généreux, rassemble des musiciens et des musiciennes de différentes générations dans l'esprit des orchestres des années 60 et 70, machines de guerre ou de revendications qui explosaient comme feux d'artifice ou les crépitements d'un feu de camp. Les voix de Pauvros ou Siddik rappellent que tout a commencé par le blues tandis que le free évoque la liberté du groupe, formée par celles de chacune et chacun.

Je termine par le coffret jaune des œuvres pour orchestre de Luc Le Masne qui s'échelonnent de 1981 à 2003, très grosses machines à l'instar de son Hommage à Fernand Léger, rouleaux compresseurs où s'expriment, selon les époques, des solistes de renom comme Youenn Le Berre, Laurent Dehors, David Chevallier, Serge Lazarevitch, Xavier Le Masne, Denis Colin, Richard Foy, Guillermo Felove, Denis Cuniot, Philippe Slonimski, Peter Volpe, Bruno Girard, François Craemer, Simon Spang-Hanssen, Philippe Sellam, François Cotinaud, Philippe Legris, John Surman, Louis Sclavis, Matthieu Donarier, Eric Giausserand ou Bobby Rangell. Dans les différents orchestres je reconnais d'autres camarades comme Michel Risse, Patrice Petitdidier ou Lionel Martin. Dès la fin des années 70, j'avais suivi Le Masne du groupe Lô au Grand Orchestre Bekummernis sans connaître la suite de ses aventures où la puissance de feu semble sans cesse recherchée, les pupitres montant souvent à trente ou quarante, en particulier les vents et les percussions. La tradition du big band de jazz se mêle à un goût pour les rythmes mexicains et cubains au point que je me rappelle Edgard Varèse comparant ce genre d'ensemble à un tigre quand l'orchestre symphonique lui faisait penser à un éléphant hydropique ! D'une formation à une autre ce bulldozer garde la forme, force mâle en quête d'une perpétuelle érection, fut-elle souvent lyrique.

→ Stéphane Payen, The Workshop, In and Out et Extensions, 2 CD (et numérique) Onze Heures Onze, dist. Absilone, sortie le 8 octobre 2021
Onze Heures Onze Orchestra, Vol III, CD Onze Heures Onze, sortie le 3 septembre 2021
→ Futura Experience, CD Le Générateur, dist. L'autre distribution
→ Luc Le Masne, Œuvres pour orchestre, coffret triple CD Buda Musique, dist. Socadisc

vendredi 30 juillet 2021

Only Once par Birgé Breschand Barthélémi


BBB, la tentation était trop forte. Barthélémi (Uriel), Birgé (Jean-Jacques), Breschand (Hélène). J'ai composé la pochette avant même d'avoir mixé l'album. Faisant souvent référence à la forme du disque pour les images des pochettes de mes albums virtuels, une pleine lune était tout indiquée pour dessiner un O commun à notre titre, Only Once. Rien qu'une fois. Donc B.O. comme bande originale. Ma musique va bien chercher ses racines dans le cinématographe, et les camarades choisis pour partager ces agapes y participent tout autant. Au temps qu'il faut pour enregistrer cette fois 57 minutes d'instantanés avec la harpiste et le percussionniste. Lors de ces rencontres on ne recommence jamais deux fois le même tour. La face cachée n'a rien à voir avec la face audible. C'est autre chose. L'inconscient qui nous pousse à agir sans qu'on sache comment nos mains, nos pieds, nos voix se meuvent en questions-réponses face à celles des autres improvisateurs. 220 volts face. Le courant passe. Hélène Breschand avait apporté sa harpe électrique, nettement plus légère à transporter, y adjoignant quelques pédales d'effets qui alternativement transforme sa voix. Du neuf, du jamais joué, jamais entendu, c'est chaque fois la gageure de ces séances. Uriel Barthélémi avait ajouté un synthétiseur à son set de batterie. Je jouai de mes claviers électroniques et autres machines diaboliques tel cet électro-aimant qui fait vibrer mes guimbardes sans que je les attaque, le Lyra-8 russe dont les commandes sont aussi particulières que les sons tordus qu'elles produisent, le Tenori-on japonais qui fait de la lumière ou la shahi baaja indienne que je branche sur la H9Max d'Eventide quand je n'y glisse pas mon nouveau kazoo amplifié. Comme souvent j'alterne avec des instruments acoustiques tels la trompette à anche, les flûtes, la cithare inanga ou l'erhu.


Only Once est donc le 88e album offert en écoute et téléchargement gratuits sur drame.org. Encore une journée de franche rigolade qui ne nous empêcha pas d'inventer sérieusement ces huit pièces collectives, motivées par le désir de nous rencontrer. Je ne connaissais pas Uriel, ne l'ayant entendu qu'une seule fois en public, et je n'avais jamais joué avec Hélène que je connais depuis longtemps et que j'avais programmée au Théâtre antique avec le photographe Hiroshi Sugimoto lorsque j'assumais le rôle de directeur musical des Soirées des Rencontres d'Arles. Comme d'habitude, je découvre seulement au mixage ce que nous avons joué, léger rééquilibrage des voies, mais très peu d'intervention de ma part, les musiciens contrôlant en direct leur place dans l'édifice. Il y a bien quelque chose de lunaire dans ces pièces où l'enfance est sans cesse convoquée. Mon ami Pierrot, drôle de fantôme circonflexe, joue à la vie, à la mort, ressuscitant, s'insurgeant, faisant mine de se reposer pour se réveiller à chaque nouvelle proposition. Hélène avait apporté du chocolat, on s'en doutera à l'écoute. Je ne me souviens plus de ce que j'avais cuisiné, mais les plaisirs du palais sont indispensables à une bonne entente, la résultante passant par l'ouïe, isolés que nous étions sous les casques.
Enregistré le 22 juin 2021, l'album fut mixé le 23 juillet, mon tour de France des amis m'ayant éloigné du 24 juin au 22 juillet. Je reste en vacances du blog pendant encore quelques semaines. Je m'y replongerai régulièrement, à raison de 5 jours sur 7, seulement après ma résurrection début septembre.

→ Birgé Breschand Barthélémi, Only Once, GRRR 3108, en écoute et téléchargement gratuits

mercredi 23 juin 2021

Un Drame Musical Instantané sur Antène 1 en 1983


Le film avec Un Drame Musical Instantané, tourné le 10 avril 1983 par Emmanuelle K pour la chaîne de télévision libre Antène 1, est en ligne sur DailyMotion. Nous étions tous réunis dans la cave de mon loyer de 48 qui nous servait de studio et dans laquelle on pénétrait par une trappe au milieu de la cuisine rouge, noir et or (les canisses !), très chinoise. Les soupiraux du 7 rue de l'Espérance, qui donnaient directement sur la Place de la Butte aux Cailles, étaient fermés par des clapets équipés d'aimants pour pouvoir aérer lorsque je souhaitais rendre son statut de salon à notre antre. Nous y "répétions" tous les jours. Je devrais écrire "jouions" puisqu'il s'agissait le plus souvent de compositions instantanées que nous enregistrions soigneusement, formant un corpus étonnant sur cette époque. Bernard Vitet joue ici du cor de poste, de la trompette à anche et de l'accordéon, Francis Gorgé de la guitare et du frein, une contrebasse à tension variable construite par Bernard, je commandais mes synthétiseurs (ARP 2600 et PPG) et l'on me voit à la trompette de poche et à la flûte basse, encore un instrument de la lutherie Vitet comme les autres flûtes et les trois trompes en PVC terminées par un entonnoir.


À l'origine, Emmanuelle K, aujourd'hui passée à la poésie, nous avait demandé d'interpréter une partition de John Cage, mais nous avions réfuté sa paternité en nous insurgeant "contre les partitions littéraires de Stockhausen qui signait les improvisations (vraiment peu) dirigées, que des musiciens de jazz ou assimilés interprétaient, ou plutôt créaient sur un prétexte très vague". Le film était tourné à deux caméras, dont une paluche, prototype fabriqué par Jean-Pierre Beauviala d'Aäton, que Gonzalo Arijon tenait au bout des doigts comme un micro, l'ancêtre de bien des petites cams. Je ferai la connaissance de Gonzalo des années plus tard lorsque je réalisai Idir et Johnny Clegg a capella et participai à l'aventure Chaque jour pour Sarajevo à Point du Jour. En 1975, j'avais moi-même joué avec celle que Jean-André Fieschi m'avait prêtée pour mes essais expérimentaux intitulés Remember My Forgotten Man...


Le film dure 21 minutes 35 secondes. Il est présenté ici en deux parties. En juin 2008, il fut diffusé en boucle lors de la seconde édition du festival Filmer la musique au Point Ephémère. C'est l'un des rares témoignages vidéographiques de la période "instantanée" du Drame.

Article du 27 août 2008

lundi 7 juin 2021

L'électro organique du Chinois Howie Lee


Je n'ai pas entendu la vingtaine d'albums qui a précédé 7 Weapons du Chinois Howie Lee, mais le mélange de sources m'a tout de suite accroché, comme les mix des Danois Den Sorte Skole, des Marseillais Chinese Man ou des Californiens Shabazz Palaces auxquels j'ai immédiatement pensé. Je me retrouve évidemment chez ces lointains cousins encyclopédistes. Les percussions traditionnelles sont ici mélangées à des chants tibétains, la zurna anatolienne, des basses profondes et des soli de synthé ringards dont le jazz rock est friand. En s'expatriant à Londres, le Pékinois nous fait revivre le voyage de Marco Polo rapportant à Venise épices (cannelle, galanga, muscade, safran, poivre blanc, poivre noir, cubèbe, gingembre, clou de girofle), étoffes et pierres précieuses aux couleurs éclatantes, des armes plus puissantes que la poudre ! Le soft power assure seul la pérennité des victoires.


Sur son dernier album, Birdy Island, Howie Lee ne se contente pas de sampler, il joue de tous les instruments : clavier et piano préparé, yang qin, guitare, basse, batterie. percussion, accordéon, flûte, guan zi. Les voix, dont la sienne, les chœurs, participent à la volière électro. Je me suis souvenu qu'un des premiers disques asiatiques que j'avais acheté était East Wind du Japonais Stomu Yamashta, dont les rythmes rappellent les rituels bouddhistes en même temps qu'ils poussent à la danse. La musique de Howie Lee représente un nouvel exotica venu de l'Orient.

→ les disques de Howie Lee sur Bandcamp

mercredi 5 mai 2021

Noise métal, loupe et freeture


J'ai beau avoir enregistré On tourne en 1981 avec Un drame musical instantané, je n'aurais pas cru pouvoir entrer dans le Murmur Metal | Maelström de David Bausseron avec autant de facilité. La traversée de son drone métallique est passée comme une lettre à la poste. Évidemment l'époque a changé, le courrier va moins vite et l'on n'est jamais certain qu'il arrive à bon port. Celui de Bausseron aura mis dix ans à nous parvenir, c'est écrit. Plaque, feuillards, lamelles, cage, portique, couvercle, tiges, socle de lampe halogène, paille de fer, boîte enfer blanc, scie à bois ne suffisaient pas. L'actionniste sonore a ajouté de la guitare électrique et de l'électronique. Il faudrait voir à quoi ressemblent ses performances de cascadeur. Là on a juste le son. Le chaos tourne à la méditation. Comme les drones obsessionnels de La Monte Young et Marian Zaeela, entendus à la Fondation Maeght un demi-siècle plus tôt, qui finissaient par pénétrer nos artères et y circuler de manière confondante...

Avec Bernard Vitet et Francis Gorgé nous avions une autre conception de la noise, plutôt varésienne. Nous étions allés enregistrer une ambiance dans une usine de métallurgie où travaillait le beau-frère de Francis avec l'idée de l'utiliser plus tard avec nos instruments. Je portais mes petits micros Electret accrochés derrière les oreilles, un système binaural avant la lettre. Nous étions bien timbrés. En réécoutant ce capharnaüm à la maison, le studio GRRR d'alors, nous nous sommes dits qu'il n'y avait besoin de rien d'autre, tout était joué. Mais surpris par notre ready made vernaculaire, nous avons tout de même ajouté un accord de guitare et un coup de gong, histoire de signer la composition involontaire. On tourne ouvrait l'album À travail égal salaire égal, précédant Crimes parfaits où Bernard jouait un ouvrier sur la chaîne deux fois renversée. Nous étions toujours à cheval entre la sensation et le sens, sans ne jamais privilégier l'un ou l'autre. Quarante ans après, le vinyle est toujours disponible chez GRRR, et Klang Galerie l'a réédité en CD il y trois ans.

David Bausseron a enregistré ses prises à la Gare d'Eau à Lille et au sous-sol de la Compagnie de l'Oiseau Mouche à Roubaix. Dans la rue ou sur scène, il mouille sa chemise lorsqu'il se jette sur son instrumentarium de récupération en partie amplifié. Quand on le sait, le disque fait rêver. C'est grave... Même pas peur !

Drone aussi avec VRTN & VBRTN de Peter Orins. Cette fois c'est l'histoire de la grenouille qui se voulait plus grosse que le bœuf, sauf que là encore ça marche. Pour VRTN, Orins utilise sa batterie comme résonateur de divers objets, bois, métal, verre, et il traite les sons microscopiques avec le logiciel Pure Data pour qu'ils se chargent en énormes harmoniques. L'imprévisible se laisse dompter par les mouvements de l'homme et la machine. Dans VNRTN, le batteur glisse trois baguettes de bois entre cymbales et toms basses pour allonger les sons, comme la harpe d'un piano géant, comme si on regardait son cœur à la loupe. Ça ne loupe pas, ça pénètre, ça s'installe, ça fait vibrer, c'est bon, c'est bon aussi quand ça s'arrête.

Ouvre-glace, le troisième CD de la fournée d'avril du label Circum-Disc s'explose aux accidents de parcours. En découvrant deux pianos dans la salle de concert de la Malterie à Lille, le trio Toc (Ternoy-Orins-Cruz) et le trio Abdou/Dang/Orins joignent leurs forces pour faire freer un quintet acoustique confiné. Sakina Abdou au saxophone et à la flûte à bec, Ivann Cruz à la guitare, Barbara Dang et Jérémie Ternoy aux pianos et Peter Orins à la batterie improvisent leur rencontre salutaire en période sanitaire. Je suis toujours surpris du consensus lorsqu'aucun musicien/ne ne désire ou n'ose perturber le charmant désordre du groupe. Sans élément exogène, la dialectique s'interdit de séjour. C'est une constante chez nombreux improvisateurs, trop polis pour être sonnettes. Ça grince, ça grimpe, et l'on se laisse porter par le flux, minimaliste même dans ses excès.

→ Murmur Metal, Maelström
→ Peter Orins, VRTN & VBRTN
→ Adoct, Ouvre-glace
Les trois CD sur le label Circum-Disc, et en mp3 ou FLAC sur diverses plateformes, dist. Les Allumés du Jazz / Atypeek / Circum-disc

jeudi 8 avril 2021

Disques écoutés confiné


Hier je livrais une liste non exhaustive de films vus confiné. Aujourd'hui je vais chercher à résorber la pile d'albums physiques que j'aurais aimé évoquer, mais faute de trouver les mots, je les ai laissés prendre la poussière à côté de la platine tourne-disques. Ce sont tous des disques intéressants à plus d'un titre.
J'ai repris No Solo du pianiste et compositeur Andy Emler, sensibilité élégante de duos et trios arpégés avec Naïssam Jalal qui flûte et chante, vocalisent aussi Aïda Nosrat, Rhoda Scott, Thomas de Pourquery, Aminata "Nakou" Drame, Hervé Fontaine, participent également le joueur de kora Ballaké Sissoko, le contrebassiste Claude Tchamitchian, la sax alto Géraldine Laurent, le guitariste Nguyên Lê, le sound designer Phil Reptil. Pour les souffleurs la tendance est au chant. On le constate avec Alexandra Grimal, Sylvaine Hélary, Naïssam Jalal, Joce Mienniel et bien d'autres, comme la saxophoniste Lisa Cat-Berro qui flirte avec la pop dans son God Days Bad Days, mélodies accompagnées avec délicatesse par Julien Omé (gt), Stéphane Decolly (bs) et Nicolas Larmignat (dms).
Rien à voir avec l'énergie mordante de la hip-hopeuse de Minneapolis Desdamona dont les revendications féministes dans No Man's Land filent un coup de fouet au monde macho dominant. Je me suis un peu perdu dans la diversité de styles du Puzzle de Denis Gancel Quartet & Cie, dont l'exemplaire promo ne livre aucune information (j'ai perdu la feuille A4 qui l'accompagnait probablement), mais il s'écoute avec plaisir.
J'avais prévu d'écrire quelque chose sur Lumpeks, œuvre "culturelle radicale polonaise", qui, à l'initiative du contrebassiste Sébastien Beliah avec Louis Laurain au cornet et Pierre Borel à l'alto produit un électrochoc en mélangeant leur musique déjantée à la voix de la chanteuse et percussionniste Olga Kozieł, une des démarches les plus originales de cette sélection, leurs compositions et improvisations s'appuyant librement sur des mélodies et danses polonaises. Sur De Mórt Viva, c'est l'occitan auvergnat qui porte le free folk sous le pseudonyme Sourdure ; pour chaque texte et musique Ernest Bergez s'est inspiré de dix arcanes du Tarot ; Laurent Boithias à la vielle à roue, Eloïse Decazes au chant et au concertina, Josiane Guillot à la voix, Wassim Hallal au daf, Maud Herrera au chant, Elisa Trébouville au banjo et au chant, Amélie Pialoux aux cornet à bouquin et trompettes anciennes, Jacques Puech à la cabrette me rappellent Third Ear Band en plus destroy.
Nome Polycephale de Julien Boudart arrache d'une autre manière, sons électroniques scratchant au papier de verre sur synthétiseur Serge, vigueur paysagère se référant au chaos de Pindare, célèbre poète grec dont je n'avais pas entendu parler depuis le film La grande illusion de Jean Renoir (!). S'il est aussi en quête du bonheur, l'Écossais Graham Costello, batteur et compositeur, ne remonte pas si loin pour ses Second Lives, son arbre généalogique exposant ses origines paternelles irlandaises avec celles, birmane et indienne, de ses grand-mère et arrière grand-mère maternelles qu'il n'a pas connues. Je devrais être content de ne pas être capable de trouver des qualificatifs réducteurs à tous ces disques, même si son groupe Strata (t sax, tb, p, el gt, el bs, dms) me fait penser à une mutation du rock progressif.
Je termine ce bâclage avec le disque pour mandoline des compositions de Lalo Schifrin, le compositeur du célèbre thème de Mission Impossible, qu'il les ait écrites ou qu'il ait inspiré celles du pianiste Nicolas Mazmanian qui accompagne le mandoliniste Vincent Beer-Demander et l'accordéoniste Grégory Daltin, fantaisies légères qui détendent après les écoutes musclées !
Comme hier avec ma sélection cinématographique, c'est évidemment sans compter les articles précédents de ma rubrique musicale...

vendredi 19 mars 2021

L'air de rien - avec Élise Caron et Fidel Fourneyron


Entre cet album enregistré le 11 mars avec la chanteuse Élise Caron et le trombone Fidel Fourneyron et celui réalisé deux jours plus tôt avec la flûtiste Naïssam Jalal et le violoniste Mathias Lévy, c'est le jour et la nuit. Tout abus sera puni est une œuvre réveillée et pleine d'entrain, alors que L'air de rien est une évocation sombre et nocturne. Faux miroir l'un de l'autre, ils n'ont de commun que ma présence et le dispositif, tirage aléatoire des thèmes joués au fur et à mesure de la journée. Et puis, si la chanteuse joue de la flûte, la flûtiste chante à son tour. Ou encore, le tromboniste comme le violoniste travaillent le timbre de leur instrument, pervertissant parfois le son "naturel". L'air de rien m'apparaît comme un album noir, plongée dans les profondeurs de l'âme humaine, alors que mes compagnons comme moi-même avons l'habitude de fantaisies sonores primesautières. Peut-être que le climat général de la "crise" sanitaire déteignait sur nous ce jour-là. Il pleuvait. Cela ne nous a pas empêchés de nous amuser comme des gamins...


Élise Caron est tombée amoureuse de l'un de mes synthés-jouets chinois. J'en ai toute une panoplie acquise il y a quinze ans chez Tati Barbès. Chacun ne coûtait qu'une quinzaine ou une vingtaine d'euros. Ils sont tous composés d'une partie séquenceur pré-enregistré, d'un clavier et de disques scratchables. Je n'ai pas pris le temps de montrer à Élise qu'il y avait même un microphone sur certains ! Elle m'avait d'ailleurs demandé un micro avec réverbération maximale que nous avons placé dans la cabine, loin de nous. Lorsqu'elle le souhaitait, Élise ouvrait et fermait la porte, grincement à la clef. Quant à Fidel Fourneyron, j'aurais dû fixer plus tôt une bonnette sur le Neumann, cela m'aurait évité d'avoir recours à un filtre numérique anti-pop au mixage ! Au fur et à mesure des pièces il devient de plus en plus lyrique au trombone ; au début il se fond discrètement dans des ambiances graves qui se mélangent à mes sons souterrains. J'étrennais pour la première fois mon kazoo amplifié, ainsi que, comme deux jours plus tôt, ma shahi baaja, une cithare à touches électrique. N'ayant pas eu le temps de cuisiner, au déjeuner je leur ai servi un assortiment de viandes laquées avec le délicieux riz gluant de chez Super Tofou. Étonnamment les pièces de l'après-midi sont plus dynamiques. Je crains toujours que la digestion nous endorme. C'était loin d'être le cas. Nous n'arrivions plus à nous arrêter. Ces deux journées m'ont redonné la pêche. Je n'avais pas joué ainsi depuis décembre 2019, mais entre temps était sorti Pique-nique au labo, double CD des précédentes improvisations commencées en 2010. D'autres séances sont déjà prévues avec de nouveaux musiciens et musiciennes ! J'aime rappeler que les musiciens ont en commun avec les comédiens le privilège de jouer, jouer comme des enfants, ce qui manque par exemple cruellement aux artistes plasticiens et aux romanciers.

Fidèle aux cartes du jeu Oblique Strategies que j'avais soumis à Élise et Fidel, nous avons été confrontés aux thèmes suivants : Y a-t-il des parties? Considérez les transitions. / Est-ce que c’est fini ? / Faites une action soudaine, destructive, imprévisible. Incorporez. / Analysez précisément les détails les plus embarrassants, amplifiez les. / Regardez dans quel ordre vous faites les choses. / Ne stressez pas pour une chose plus qu’une autre. / Du jardinage. Pas d’architecture. / Que ferait votre ami le plus cher (votre amie la plus chère) ? / Détruisez : rien ou ce qu’il y a de plus important. / Utilisez une vieille idée. / Ne brisez pas le silence. / Ne craignez pas d’afficher vos talents. / Toujours les premiers pas. / Avons-nous besoin de trous ? Ce genre de journée vous requinque...

→ Birgé Caron Fourneyron, L'air de rien, en écoute et téléchargement gratuits sur drame.org

Photo du trio © Peter Gabor

lundi 15 mars 2021

Tout abus sera puni avec Naïssam Jalal et Mathias Lévy


Mardi dernier, le 9 mars, nous avons enregistré 9 compositions instantanées en tirant au hasard les thèmes d'après le livre graphique de mc gayffier publié l'année dernière. Naïssam Jalal joue de la flûte et chante, tandis que le violoniste Mathias Lévy s'empare, le temps d'un morceau, de ma guitare folk ou de mon sax alto ! Que l'on s'amuse bien s'entend. Parmi les 100 variations pour tenter de déjouer (ou jouer avec) la sentence, nous sommes tombés sur les pages Tout Repu Fera Urée, Tout Kilo Sera Abdo, Tout Abus Sera Puni, Tout Étau Sera Limé, Tout Mini Sera Muni, Tout Pâté Sera Gâté et Tout Pavé Sera Jeté. Pas moyen de faire rentrer notre musique dans un carré ! L'heure de nous séparer approchant, nous terminons sur la quatrième de couverture qui est toute noire et, comme cela ne suffit pas, nous improvisons un dernier À la cool. Peter Gabor, qui est venu filmer la séance pour le documentaire qu'il tourne depuis trois ans sur ma pomme, nous immortalise faisant les zouaves. Ayant enregistré seulement trois pièces avant le déjeuner, nous étions affamés. J'avais cuisiné une pieuvre au court-bouillon (délicieusement tendre) avec du riz (mélange de riz parfumé, riz rond et riz gluant avec une phalange d'eau au-dessus, surtout ne pas remuer avant son évaporation) et une purée de butternut, rutabaga et patates, ce qui eut forcément des incidences sur les enregistrements de l'après-midi.


La couverture du livre de Marie-Christine était tout indiquée pour devenir celle de notre ouvrage. Dans son introduction la plasticienne de surface analyse l'avertissement avec humour et précision, son absolutisme et la menace définitive. Elle fait référence à la phrase du Schpountz déclinée sur tous les tons par Fernandel dans le sublime film de Pagnol, "Tout condamné à mort aura la tête tranchée", déclinaisons qu'elle fait sienne et que nous reprenons à notre manière. Après qu'elle ait conçu et réalisé l'aspect graphique de mon dernier CD, Pique-nique au labo, il était juste de lui renvoyer la balle à l'occasion de cette nouvelle rencontre, la première depuis décembre 2019 et la première à ne pas figurer dans le double album en question.


Il y a deux ans, j'avais enregistré l'album Questions, avec Élise Dabrowski et déjà Mathias Lévy, qui s'était drôlement bien passé, mais j'ignorais si je saurais composer avec le lyrisme moyen-oriental de Naïssam Jalal. Je me demande comment cela se goupille, mais je me suis senti en pantoufles (Naïssam avait apporté les siennes !). La virtuosité de mes deux invités me pousse à faire des choses qui me sont inhabituelles. C'est évidemment ce que je recherche. J'imagine qu'eux deux n'ont pas souvent non plus l'habitude d'avoir à faire avec un olibrius encyclopédique dont les sons sortent de nulle part. En fait, toutes les séances sont jouées au casque pour ne pas provoquer de larsen dans le studio, car si mes instruments électroniques sont en prises directes j'utilise pour mes invités des Schœps et des Neumann très sensibles. J'enregistre toujours droit, sans aucune correction, ni pendant, ni après. Ce sont les musiciens qui font leur son. Il s'agit simplement de bien placer les micros. Par contre, je rééquilibre la balance au mixage et nettoie quelques scories comme des coups dans le micro assénés dans le feu de l'action ! Les nouveaux outils informatiques en font un jeu d'enfant, du moins quand on a connu des systèmes autrement plus rébarbatifs. Il n'y a plus qu'à espérer que vous aurez autant de plaisir à nous écouter que nous avons eu à nous rencontrer.

→ Birgé Jalal Lévy, Tout abus sera puni, en écoute et téléchargement gratuits sur drame.org

N.B.: deux jours plus tard, toujours au Studio GRRR, ayant reçu à leur tour la chanteuse Élise Caron et le tromboniste Fidel Fourneyron, nous enregistrâmes un second album intitulé L'air de rien et qui sera évidemment en ligne dans les jours prochains !

Photos du trio © Peter Gabor

vendredi 12 mars 2021

Fausto Romitelli (1963-2004)


Pour défendre les jeunes musiciens ou les défunts méconnus, et écrire quotidiennement sur leurs créations, j'exerce une veille permanente. Ma solidarité s'appuie également sur les conseils de rabatteurs amis qui m'indiquent ce que j'appelle "des biscuits pour l'hiver". Fin des années 60, mon camarade de lycée Michel Polizzi et François qui travaillait chez Givaudan, magasin de disques au carrefour Raspail-St Germain, m'initièrent à la pop et au free jazz, aussi bien qu'au reggae ou Harry Partch. Jean-André Fieschi me réconcilia avec le classique et l'opéra. André Ricros m'apprit la différence entre musiques folklorique et traditionnelle. Depuis, je bénéficie des suggestions épisodiques de quelques uns qui connaissent ma curiosité, tels Jean Rochard, Stéphane Berland, Franpi, Antonin-Tri Hoang et quelques autres.

PROFESSOR BAD TRIP
Article du 26 avril 2008

Si Franck Vigroux ne jouait pas ce soir au Zebulon de New York avec l'accordéoniste Andrea Parkins, il serait venu écouter l'interprétation de Professor Bad Trip par l'Ensemble Intercontemporain à la Cité de la Musique. Hervé Zénouda m'en avait déjà parlé en 2005. Vigroux m'a fait connaître l'œuvre de Fausto Romitelli comme les étudiants de l'Ircam m'avait parlé de Salvatore Sciarrino six ans plus tôt à Valenciennes. Lorsqu'ils ne sont pas versés dans les sempiternels revivals, ce que les plus jeunes écoutent est toujours riche d'enseignement. J'avais noté la date en septembre et nous y voilà !
La première partie réunit l'enivrant Steve Reich avec Eight Lines et le plus conventionnel Philippe Hurel avec son concerto pour piano, Aura. Si Reich continue de nous donner le vertige en nous entraînant dans les méandres de la musique répétitive, Hurel nous laisse de marbre malgré son intéressant travail sur les quarts de ton. Musique bourgeoise de rigueur : comme la plupart des compositeurs dits "contemporains", par son acceptation surannée de la modernité, il la caricature en défendant les attributs de la classe sociale qui l'a engendré(e). Entr'acte.
Françoise remarque qu'elle a rarement entendu un compositeur contemporain aussi contemporain que Romitelli, et Sylvain Kassap de renchérir en insistant sur la réécoute indispensable de la version discographique de Professor Bad Trip par l'Ensemble Ictus, dont le répertoire correspond mieux au génial italien disparu en 2004 à l'âge de 41 ans que l'E.I.C. C'était tout de même amusant de voir Pierre Strauch s'escrimer au violoncelle électrique fuzz aux côtés de Vincent Segal à la basse, le seul de l'orchestre à oser hocher la tête ! Des trois leçons de Romitelli, la dernière laissa la mieux transparaître la magie de son art, mélange réussi de toutes les musiques "contemporaines ", au sens propre cette fois, au sein d'un langage et d'une syntaxe parfaitement maîtrisés. Les trois cordes, les trois vents, le piano, la percussion y côtoient la guitare et la basse électriques comme la bande électronique sans que cela choque à aucun moment. Romitelli se permet même de faire jouer du kazoo et de l'harmonica miniature à ses interprètes. Tout coule de source, même si c'est celle du Styx.
Pendant le concert, je scrute la salle et constate à quel point elle est éclairée. Généralement, on la noie dans le noir pour focaliser l'attention sur la scène. Dans les concerts de rock, de jazz ou de variétés, on sent bien que ça remue, on n'a pas besoin de souligner sa présence par l'image. Rien à cacher, tout le monde se tient bien. Franchement, même si c'était une belle soirée, cela manquait furieusement de soufre.

PERLES DE CULTURE
Article du 21 février 2007


Professor Bad Trip et An Index of Metals (Cypress Records) de Fausto Romitelli, compositeur contemporain autant inspiré par le free que le rock, par l'école spectrale que par l'électro-acoustique, sont d'authentiques chefs d'œuvre. Même s'il touche à une probable et relative immortalité, son prénom ne l'aura hélas pas empêché d'être emporté par un cancer en 2004, à l'âge de 41 ans. La musique est d'une puissance incroyable, la richesse du matériau sonore inépuisable, l'architecture une cathédrale. Donnez à un adepte psychédélique de Henri Michaux, un fanatique de l'impureté, un enfant de "l'artificiel, du distordu et du filtré", les moyens proprets de l'institution contemporaine, et vous pourriez réussir le cocktail alchimique explosif qui a cramé ma galette argentée. L'ensemble belge Ictus le suit dans ses expérimentations démentes. Avec ou sans électronique ajoutée, la musique sonne inouïe. Dans le disque intitulé Professor Bad Trip, à côté des pièces d'ensemble, il y a un solo de flûte à bec contrebasse qui sonne comme de grandes orgues et Trash TV Trance, un solo de guitare électrique dont pourraient s'inspirer à leur tour les expérimentateurs les plus aventureux.


An Index of Metals est un double, version audio et version dvd en vidéo-opéra cosigné avec Paolo Pachini. La musique est encore plus corrosive que dans les œuvres précédentes. Utilisation de tous les bruits parasites, grattements de vinyle, friture numérique, clics, infrabasses, dans un univers varèsien adapté au nouveau siècle... On passe d'un monde à l'autre sans ne jamais quitter l'univers. La guitare électrique se même parfaitement à l'orchestre. Qu'écoutait donc Romitelli pour se détendre lorsqu'il rentrait chez lui ? A-t-il jamais fait de la scène lorsqu'il était adolescent ? Qu'y a-t-il vu et entendu ? Tant de questions sans réponse me brûlent les lèvres tandis que je suis assailli par les sons qui m'entourent et "ignorant des choses qui le concernent". Deux versions image, un ou trois écrans. Deux versions son, stéréo ou 5.1. Le travail vidéographique est décent, mais la "modernité" (comprendre "qui suit la mode") affadit le propos musical beaucoup plus ouvert et généreux. Le texte lui-même propose des hallucinations autrement plus originales (Drowninggirl, Risinggirl, Earpiercingbells). J'imagine une interprétation à la Godard dans son Histoire(s) du cinéma plutôt que ces textures cliniques, fussent-elles empruntées au réel (exercice de style que de fabriquer des images de synthèse sans aucun artifice ; je choisis ici mes moments préférés comme illustrations). Mais quel bonheur de découvrir un nouveau compositeur que l'on ignorait encore la veille ! Romitelli s'est éteint à Milan le 27 juin 2004. An Index of Metals est son requiem.
Ces albums sont sous-tendus par des dramaturgies de matière qui racontent une histoire, poèmes tremblés parfaitement maîtrisés. Ils mènent inexorablement au travail de Vigroux. Je me reconnais dans le drame (entendre théâtre et plus précisément théâtre musical radiophonique) comme dans le Drame (comprendre Un Drame Musical Instantané). Lorsque j'entends ou que je vois des choses qui me plaisent, je n'ai plus à les réaliser moi-même, ça me fait des vacances. Quel soulagement !

P.S.: en 2016, à La Scala de Paris, j'eus la chance d'assister à une version d'An Index of Metals par la soprano Donatienne Michel-Dansac, créatrice du "rôle" avec Ictus, accompagnée par United Instruments of Lucilin dirigés par Julien Leroy. Pas de vidéo, mais des lumières de François Menou, peut-être plus adaptées à l'œuvre.

mardi 9 mars 2021

L'argent


Depuis cet article d'avril 2008, j'ai mis en ligne notre interprétation de L'argent de Marcel L'Herbier, d'après Zola. D'une part la musique, d'autre part le film !

Article du 4 avril 2008

Carlotta édite une copie superbe de celui que Noel Burch nomma "le plus moderne de tous les films muets". Pour cette extraordinaire adaptation du roman d'Émile Zola dont le sujet reste d'une brûlante actualité, Marcel L'Herbier, en 1928, investit la Bourse entière, engage 1500 figurants, 18 opérateurs, filme les scènes de nuit sur la Place de l'Opéra, rend sa caméra acrobate pour des plans vertigineux... Avec dans les rôles principaux Brigitte Helm, Pierre Alcover, Mary Glory, Alfred Abel, Henry Victor, mais aussi Jules Berry, Antonin Artaud, Yvette Guilbert... Le double dvd inclut un des plus époustouflants "making of" de l'histoire du cinéma, peut-être le premier, Autour de L'argent, que Jean Dréville tourna avec une petite caméra à condition de ne jamais se faire remarquer par celui qui dirigeait cette saga en blouse et gants blancs, l'envers d'un décor inouï, un second chef d'œuvre, témoignage inestimable sonorisé en 1971. D'autres bonus les accompagnent, essais des acteurs, documentaire sur le réalisateur, etc.

Avec L'argent j'avais un thème qui m'accrochait complètement. Je l'ai déjà dit : pour s'accrocher à un film, il faut un héros, qu'on l'aime ou qu'on le déteste, c'est au fond la même chose : Gance a eu Napoléon, il adorait Napoléon, il s'identifiait à lui, moi je devais trouver quelque chose du même genre, or je ne trouvais rien à adorer, mais par contre il y avait une chose que je détestais entre toutes, c'était l'argent ; d'abord parce que j'étais en faillite, ensuite parce que j'avais vu autour de moi tant d'exemples où l'argent avait joué un rôle néfaste. C'était ça, le personnage, qui me stimulait prodigieusement. C'était déjà le sens du roman de Zola, bien sûr, mais avec pas mal d'adjonctions de ma part... Le combat de l'art contre l'argent... Le combat de la vie contre l'argent. L'argent, dit Zola, c'est le fumier sur lequel pousse la vie. (Marcel L'Herbier)


La musique improvisée au piano par Jean-François Zygel est d'une très grande tenue, imagée et imaginative, à l'écoute du moindre soubresaut de l'action, mais, comme on pouvait s'y attendre, plus illustrative que complémentaire. Aussi comment ne pourrais-je regretter la version orchestrale que nous composâmes avec Un Drame Musical Instantané en 1987 pour le Centenaire de Marcel L'Herbier, avec l'accord de sa fille, Marie-Ange, et que nous créâmes début 88 au Théâtre Déjazet, puis à la Maison de la Culture du Havre... J'en possède deux enregistrements et il m'a été rapporté que le film avec notre musique circulerait sur Internet, mais nous avons encore loupé le coche : aucune de nos compositions n'a jamais été gravée, hormis le disque de L'homme à la caméra et quelques extraits aux USA, en Allemagne ou au Japon. Pour tenir en haleine les spectateurs pendant 3h20mn (la version présentée ici n'annonce bizarrement que 164 minutes !?), nous avons rivalisé d'inventions musicales, augmentant notre palette de timbres, allant enregistré dans la corbeille du Palais Brongniart aussi bien qu'au Casino de Deauville, constituant un pont entre les différentes époques et réactualisant tant le roman que le film avec un montage des actualités télévisées lors du krach de 1987. C'est avec cette radiophonie que nous abordions le générique, avant les premières images. Francis avait composé une valse merveilleuse qui résonne encore à mes oreilles comme notre trio de percussion. L'avion qui se confond avec le soleil... Le vol, si tout marche bien, doit durer 40 heures, 40 heures d'angoisse mortelle pour Line. 40 heures de manœuvres et de spéculations pour Saccard. J'espère sortir notre musique un de ces jours à défaut de la "voir", pourquoi pas, accompagner le déchainement époustouflant des extravagantes séquences de L'Herbier.

Nous étions trois derrière l'écran. Bernard Vitet jouait de la trompette et du piano, Francis Gorgé de la guitare électrique et d'une batterie de machines, je bouclais le trio aux synthétiseurs et à la flûte, sans parler des bruitages que j'ajoutais à l'ensemble. Nous avions renommé les séquences pour affirmer la modernité du film : La propriété c'est le vol, Pacotille, Yuppie Club, Jeune chair et vieux poisson, Mouvements erratiques, Les gros s'en sortent toujours, Retournement de tendance ou nouveau vertige, À bout de nerfs, Une nuit à l'Opéra, Le déclin de l'empire... Jean-Jacques Henry, qui s'occupait de nous à l'époque, nous photographia à la sortie des Archives du Film à Bois d'Arcy. Ce matin-là, France Soir titrait "New York, la baisse la plus dure", Libération "Le spectre de 1929 hante Wall Street", Le Matin "Le séisme". Le soir de la première, au milieu du spectacle, nous entendîmes hurler depuis l'orchestre : "Y a-t-il un docteur dans la salle ?" Trois heures vingt minutes représentaient un marathon, pour le public, emporté par cette symphonie lyrique, et pour nous qui en sortions épuisés. L'argent est le dernier grand film que nous ayons mis en musique, notre apothéose.
Que cette évocation ne vous fasse pas manquer cette mine d'or cinématographique, une cathédrale de pépites ! C'est aussi une démonstration exemplaire de l'arnaque boursière et du maelström des passions qu'elle suscite.


Article du 27 février 2013

Rien n'a changé depuis le krach de l'Union Générale de 1882 et le scandale de Panama de 1888 qui inspirèrent Émile Zola pour L'argent. Rien n'a changé des mécanismes boursiers depuis que l'écrivain les décrivit dans son roman publié en 1891, dix-huitième volume de la série des Rougon-Macquart. Rien n'a changé depuis l'adaptation sublime que Marcel L'Herbier en fit pour le cinématographe en 1928 à la veille du krach boursier. Rien n'a changé depuis celui d'octobre 1987 lorsque nous travaillions sur la musique du film de L'Herbier pour le centenaire du cinéaste. Rien n'a changé, si ce n'est le peu d'audace du cinéma actuel en comparaison des inventions de ce qu'il est aujourd'hui coutume d'appeler la Première Vague à laquelle appartenaient aussi Jean Epstein, Germaine Dulac, Louis Delluc... L'argent est un chef d'œuvre de 3h14, durée bollywoodienne qu'à ma grande surprise YouTube accepta sans rechigner. Si Un Drame Musical Instantané interpréta beaucoup plus souvent Le cabinet du Docteur Caligari, La glace à trois faces ou La Passion de Jeanne d'Arc, des 26 films que nous mîmes en musique depuis 1976 c'est probablement, avec L'homme à la caméra, le plus réussi de nos ciné-concerts.

Composée par Bernard Vitet (trompette, bugle, violon, trompette à anche, piano, percussion), Francis Gorgé (guitare électrique, synthétiseur, échantillonneur, valse, percussion) et moi-même (synthétiseur, échantillonneur, harmoniser, reportages, flûte, voix, inanga, percussion), la musique sait jouer des silences, évitant la logorrhée des versions du Napoléon de Gance dues à Carmine Coppola ou à Carl Davis. Comme avec L'homme à la caméra composée pour un orchestre de 15 musiciens, la partition de L'argent pour notre trio évite toute nostalgie pour propulser le chef d'œuvre de L'Herbier à notre époque, en soulignant ainsi l'actualité tant formelle que narrative. Enregistré par mes soins au Studio GRRR à Paris le 2 mars 1988, la création eut lieu les 21 et 22 janvier précédents au Théâtre À Déjazet. Avant de mettre le film en ligne j'en avais édité les meilleurs extraits pour constituer un disque qui resta également dans nos cartons jusqu'à sa publication virtuelle, gratuite en écoute et téléchargement sur drame.org.

P.S. de 2021 :
le label autrichien KlangGalerie vient de publier un CD de notre musique pour L'homme à la caméra et de La glace à trois faces avec le grand orchestre du Drame.
L'album audio de L'argent en écoute et téléchargement gratuits sur drame.org
Le film sonorisé par Un d.m.i. sur YouTube

mercredi 24 février 2021

Ce sont nos parenthèses


La semaine dernière, je suis allé faire mes courses nippo-coréennes dans le quartier de l'Opéra. Il était onze heures. L'avenue était déserte, comme si le jour ne s'était pas encore levé. On se serait cru pendant l'Occupation, comme on le voit dans les films. Je suis rentré, il y avait tout de même un peu d'embouteillage à cause des travaux et d'un plan de circulation quasi innavigable sans l'application Waze. Dans la boîte aux lettres m'attendait l'album concocté par Tim Le Net, un disque conçu et enregistré pendant le premier confinement, histoire de laisser une trace de cette étrange époque où, à force de marcher sur la tête, on risque de la perdre. Depuis sa péniche, le jeune accordéoniste a invité dix auteurs à réfléchir ces moments de solitude. Puis sont venus des chanteurs, des musiciens, des filles et des garçons solidaires les uns des autres qui ont apporté chacun, chacune, un bout de leur vie en partage. Ils et elles sont 37, un nombre premier, indivisible.
Quelle surprise d'entendre ma fille ouvrir l'album de sa voix claire et toujours aussi juvénile. Je me souviens du jour où elle a quitté L'Île Tudy pour enregistrer à La Roche-Bernard, bravant l'interdit de se déplacer. Si l'on ne désobéissait pas, au moins un peu, nous serions morts depuis longtemps. Sur le texte d'Eric Planchot, Elsa est accompagnée par Mael Lhopiteau à la harpe électrique, Nathan Hanson au sax, Jannick Martin à l'accordéon, Grégoire Chomel au tuba et Tim évidemment. Lui succèdent Louise Robard, Samuel Covel, Barbara Letoqueux, Marcellin Djaonarama, Desdamona, Hélène Troffigué, Agathe Bosch, Ghislain Lemaire, Parveen Sabrina Khan, Sylvain GirO, Youenn Lange, autant de voix singulières qui finissent par faire front, dans une extrême tendresse.
Je ne voudrais oublier personne, même si la liste peut paraître fastidieuse, car c'est en regroupant nos isolements que nous pourrons renverser le monstre qui nous assassine à petit feu, et parfois à coups de grenades sanguinaires qu'ils appellent de désencerclement. Je veux donc célébrer le cercle que composent Joël Bosc, Jeff Alluin, Gaël Steindl (d'autres auteurs), Martin Goodwin (sound design), Mathieu Le Rouzic, Martin Chapron et Antoine Lahay (guitare), Youenn Rohaut, Gabriel Faure, Pierre Droual et Baltazar Montanaro (violon), Pauline Willerval (gadulka), Antoine Péran (flûte), Meriadeg Lorho-Pasco et Dylan Gully (clarinette), Sylvain Barou (duduk, bansuri), Maël Morel (sax), Yann Le Bozec (contrebasse), Armel Goupil (marimba), Ilyas Raphaël Khan (tabla), Aurélien Clarambaux (mixage), Eric Courtet (photo), Marine Cariou (graphisme)...
Tous chantent l'espoir de reprendre leur vie confisquée par ces parenthèses. Pourtant, elles n'en finissent pas de s'allonger, repoussant l'issue sans offrir de perspectives. Les artistes subissent particulièrement l'absurdité d'une gestion aussi malveillante qu'incompétente. Pas autant que les étudiants à l'élan brisé dans l'œuf. Pas autant que les pré-adolescents qui ne se voient plus d'avenir, de n'avoir rien connu d'autre, au point de sombrer dans le suicide. J'ignore si l'on en parle dans la presse, je ne lis plus celle qui est aux ordres depuis plus de vingt ans. Je survole les médias alternatifs, ceux dont on nous dit de nous méfier parce qu'ils colporteraient des fake news, alors que l'État et le Capital en sont les principaux fomenteurs et les actionnaires. Et j'entends ce que me rapportent les amis ou les psys de ma connaissance. 14 ans, 15 ans, est-ce un âge pour se donner la mort, de ne pas être capables d'imaginer un après ? Les criminels devront être traduits en justice. C'est la raison pour laquelle ils durcissent les lois et réduisent les libertés, tandis que le pays est anesthésiée par la peur savamment entretenue.
Alors, ces parenthèses de douceur et de convivialité nous réchauffent le cœur alors que le printemps s'approche avec ses couronnes de fleurs, son soleil vengeur et sa rage de vivre.

Ce sont nos parenthèses, CD La compagnie des possibles, sur Bandcamp 7€ en numérique, 12,50€ le CD

mercredi 17 février 2021

Retour sur mon duo avec Nicolas Clauss


Il ne nous reste que des souvenirs, aujourd'hui un autre d'il y a treize ans.
Leur morne absurdité condamne des générations d'artistes, les plus jeunes plus fragiles que tous les autres. Notre création Perspectives du XXIIe siècle est ajournée sine die. Alors nous nous replions sur nos pénates. Notre force de résistance est intacte. Ils ont tout à craindre. Elle explosera. En attendant, dans le mois qui vient j'enregistrerai deux trios, le premier avec Naïssam Jalal et Mathias Lévy, le second avec Élise Caron et Fidel Fourneyron. C'est dire si je ne me laisse pas abattre !

Article du 18 mars 2008

Donc, le lendemain, pour mon duo avec Nicolas Clauss à L'Échangeur, je n'emporterai pas de clavier. Mon instrument principal devient mon micro devant lequel je chante, joue de la flûte et de la trompette à anche. Je transforme tous les sons en temps réel, les miens comme ceux que Nicolas produit en jouant de ses modules interactifs, avec mon Eventide (une sorte de synthétiseur d'effets que j'ai programmés) et mon AirFX que je module sans le toucher en faisant au dessus de lui des passes "magnétiques" (en fait, optiques, puisqu'il s'agit d'un rayon avec un système de repères en 3D). Jamais nous ne sommes parvenus à faire aussi bien ressortir l'humour grinçant de Jumeau Bar, les effets amplifiant les intentions critiques que véhicule ce petit bar de campagne. Après un White Rituals des plus SM, voix et flûte aidant, j'accompagne L'ardoise avec mon Tenori-on dont je joue ce soir pour la première fois. J'oscille entre le côté kawaï (mignon) des dessins d'enfants et les sujets graves qu'ils évoquent. Lorsque je n'installe pas le cadre, décor qui permettra tous les possibles et parfois même l'impossible, je cherche surtout la complémentarité avec les images projetées par Nicolas. Nous terminons notre petite prestation par de délicats et lugubres Dormeurs qui s'écroulent au combat comme des quilles s'affalant sous leur propre poids et font sonner leur marche ralentie au son d'une martiale trompette à anche. Rebelote. Nicolas et moi sommes aux anges, impatients de recommencer l'expérience du duo, et heureux d'avoir participé à une si belle soirée. Françoise Romand a réagencé quelques extraits de notre prestation pour le petit film qu'elle a réalisé.


Mirtha Pozzi et Pablo Cueco avaient ouvert le bal par leur duo de percussion, avec Étienne Bultingaire aux manettes. Grosse surprise du remarquable jeu théâtral de Didier Petit qui partage la scène avec son violoncelle et le chorégraphe Mic Guillaumes. Final avec Jean-François Pauvros transformant son instrument en vielle et revenant progressivement vers ce qu'elle est, une guitare électrique vrombissante.
Le surlendemain, je vais écouter Pascal Contet maltraitant délicatement son accordéon devant l'installation végétale de Johnny Lebigot, Lucia Recio donnant la réplique aux sculptures en bois que José Lepiez caresse astucieusement, et les WormHoles dirigés de main de maître à l'archet par l'ami Didier Petit, grand organisateur de ce somptueux et malin mini-festival, hôte parfait, qui sait mieux que personne ce que signifie la générosité... Lucia passe d'un registre à l'autre, tantôt grave et bruitiste, tantôt rock et coupant ; Camel Zekri à la guitare en demi-teintes et Edward Perraud au jeu inventif et grinçant, Bultingaire aux effets métropolitains complètent ce quintet original dont la clarinettiste Carol Robinson est l'invitée et que je n'avais pas revue depuis l'enregistrement de Sarajevo (Suite). À l'entrée (et à la sortie !), Théo Jarrier et Hervé Péjaudier tiennent la boutique de disques installée sur des tréteaux de fortune et ça marche. Lors du concert au Triton, les vinyles du Drame étaient partis comme des petits pains, les plus jeunes étant friands de 33 tours. [...]

mardi 16 février 2021

Retour sur le concert avec Donkey Monkey


Treize ans ont passé depuis ce concert avec Ève Risser et Yūko Ōshima. L'année précédente j'avais évoqué un concert de leur duo, Donkey Monkey. En 2011 je les avais engagées en Arles alors que j'étais directeur musical des Soirées des Rencontres de la Photographie ; ainsi, au Théâtre Antique, elles accompagnèrent brillamment le Mano a mano entre les agences VII et Tendance Floue. Je ne me souviens pas avoir rejoué avec Yūko dont j'adore le mélange de percussion, voix et électronique. Quant à Ève, en 2014 nous avons enregistré l'album Game Bling, trio avec Jocelyn Mienniel dont une pièce figure sur le récent double CD, Pique-nique au labo. Yūko vit toujours à Strasbourg, travaillant beaucoup pour le théâtre et Ève poursuit ses projets mirobolants... Enfin, évoquer des concerts après bientôt un an de disette, fruit pourri de la gestion désastreuse et criminelle de notre gouvernement, est-ce une si bonne idée ? Y revenir sonnera comme une victoire contre cette période quasi vichyssoise ; Macron parlait de guerre, il faudra bien lui jouer la Libération !

Article du 17 mars 2008

J'attendais que Françoise Romand ait monté cet extrait de notre concert pour revenir sur ma rencontre musicale avec Donkey Monkey, le duo formé par la pianiste alsacienne Ève Risser et la percussionniste japonaise Yūko Ōshima. Le résultat fut à la hauteur de nos espérances. La complicité humainement partagée s'est laissée transposer naturellement sur la scène du Triton. La première partie, s'appuyant sur des morceaux du duo, était plus popisante tandis que la seconde, basée sur mes programmations virtuelles, était plus explosée. Comme chaque fois, il en faut pour tous les goûts et nous avons entendu assez de commentaires pour saisir que les uns ou les autres préfèrent tel ou tel morceau. C'est toujours ainsi. Si l'on écoute les avis des spectateurs, il faut en récolter suffisamment pour que tous les passages trouvent leurs admirateurs ou leurs détracteurs. Tout entendre, mais n'en faire qu'à sa tête, en l'occurrence un être tricéphale dont les méninges carburent au-delà de la vitesse autorisée. Après cette première rencontre sans véritable répétition, nous nous sommes découverts dans l'action. Je perçois ce que je pourrais améliorer à mon niveau : soigner les codas et développer les complicités avec chaque musicienne indépendamment de leur duo, dramatiser mon apport par des ambiances de reportage et des évènements narratifs, étoffer mon instrumentation acoustique lorsque les morceaux durent plus que prévu, par exemple j'emporterais bien le trombone et le violon vietnamien, mais je supprimerais les projections sur écran difficilement compréhensibles pour le public en les remplaçant par des compositions où l'improvisation libre se construit autour de modèles dramatiques.


J'en saurai plus après avoir écouté l'enregistrement de la radio. Nous avions en effet commencé la soirée par un petit entretien avec Anne Montaron puisque France Musique diffusera la soirée [...] dans le cadre de son émission "À l'improviste".
Les filles ont lancé le mouvement, je les ai rejointes en commençant à jouer depuis les coulisses avec un petit instrument improbable que j'ai acheté dans un magasin de farces et attrapes il y a près de 40 ans ! C'est une sorte d'appeau dans lequel je dois souffler comme un malade pour en sortir de puissants sons de sax suraigus. Sur le dessus de cet instrument tricolore affublé d'une petite percussion en métal sur bois, je bouche le trou unique pour rythmer mes phrases. J'accompagne mon solo de déhanchements suggestifs tandis que je rencontre l'objectif d'Agnès Varda venue filmer notre performance en vue de son prochain film intitulé Les plages d'Agnès [P.S.: la séquence n'y figuera pas, Agnès ayant oublié de brancher le son (!), mais j'apparais dans le dernier plan du film pour ses 80 balais !]. Mes guimbardes tiennent alternativement le rôle de basse et de contrepoint rythmique au duo excité du piano et de la batterie. Le second morceau est plein d'humour, Ève et Yūko chantant en japonais un blues nippon que j'accompagne avec des effets vocaux qui vont de l'électroacoustique déglinguée à des imitations yakuzesques de comédiens nô. La première partie se clôt sur un longue pièce de pluie où les sons tournent des unes à l'autre sans que l'on ne sache plus à qui sont les gouttes qui éclatent ici et là. Ève a préparé le piano avec des tas de petits objets étranges tandis que Yūko est passée au sampleur... Après l'entr'acte, les filles s'amusent à suivre ou contrarier de nouvelles gouttes, cette fois sorties tout droit du diagramme de FluxTunes projeté sur l'écran derrière nous, ping-pong qui nous oblige à rattraper les notes comme si c'était des balles. Les trois garnements étalent ensuite leurs jouets pour trois petits solos et une coda en trio (carillon, toy-piano, jeu de cloches, synthétiseurs et Theremin à deux balles) suivi d'un duo de pianos où Ève doit sans cesse rebondir face à mes quarts de ton renversés. Nous terminons par un zapping de ouf où je joue du module Big Bang face aux deux filles qui usent, abusent et rusent irrévérencieusement avec leur répertoire pour me couper systématiquement et alternativement la chique. Le petit rappel est on ne peut plus tendre, Ève s'étant saisie de sa flûte traversière, Yūko nous enchantant de sa langue maternelle et ma pomme terminant dans le grave de ma trompette à anche. Nous espérons maintenant pouvoir remettre ça un de ces soirs, ça, une véritable partie de plaisir !
Sauf les rares jam-sessions où je ne jouais que du Theremin, c'est la première fois que je jouais aussi peu de clavier. Mes touches noires et blanches et mes programmes construits au fil des années incarnent une sécurité dont je souhaite me débarrasser. Aussi, le lendemain, pour mon duo avec Nicolas Clauss à L'Échangeur, je n'en emporterai carrément pas... (à suivre)

lundi 15 février 2021

Quand Jef Gilson massacrait le printemps et marchait dans le désert


Lorsqu'en 1976 je rencontre Bernard Vitet, j'ai une image assez rétro de Jef Gilson, sorte de gentil boy-scout quinquagénaire, dynamique volontariste à la tête du label Palm. J'écoute alors Enfin !, enregistré en 1962-1963, dans lequel jouait mon nouveau camarade avec Jean-Luc Ponty, Ivan Julien, François Jeanneau, Michel Portal, Jean-Louis Chautemps, Jean-Claude Petit, Henri Texier, Jacques Thollot, etc., qui deviendront les phares de mon entrée dans le "jazz" français. Il me faudra attendre plus de 40 ans pour découvrir que Gilson était resté tout ce temps à la pointe de l'expérimentation. Lorsqu'en 2014 Gérard Terronès m'offre la réédition CD du Massacre du printemps enregistré en 1971 avec Jean-Claude Pourtier à la batterie et Pierre Moret à l'orgue, je me rends compte à quel point nous étions proches, tant dans l'esprit que dans la lettre. Improvisation totale, complicité au quotidien, solidarité du collectif expliquent la cohésion de ces compositions instantanées où Gilson est au piano Hohner, mais aussi au cor et au tuba, tandis que Claude-Jeanmarie (je ne suis pas certain de l'écrire correctement) fait une apparition au piano préparé. Claviers et percussion donnent une unité timbrale particulièrement variée. C'est un Art Ensemble of Paris qui sonne à mes oreilles. Les titres réfléchissent l'époque de L'imagination au pouvoir au Tournant décisif et à la critique goguenarde façon N'y a qu'à et Faut qu'on.
En rééditant ce très beau disque paru sur le label Futura sous sa forme originale, vinyle 30 centimètres, en même temps que La marche dans le désert où le Gilson Unit invite le saxophoniste américain Sahib Shihab, Le Souffle Continu réhabilite le chef d'orchestre dont l'aspect précurseur fut occulté dans les années 70 par ses anciennes recrues, Michel Portal ou Bernard Lubat. Là aussi, la frontière entre jazz et musique contemporaine a totalement disparu. Shihab joue du baryton et du soprano varitone, premier saxophone amplifié conçu et fabriqué par la firme Selmer. L'organiste Pierre Moret et Gilson alternent à l'ondioline, l'un des précurseurs du synthétiseur, quand ils n'attaquent ni percussion ni leurs claviers respectifs. Jef Catoire est à la contrebasse, Bruno di Gioia passe de la flûte au balafon ou aux bongos, Maurice Bouhana de la flûte aux percussions, Jean-Claude Pourtier du sifflet aux percussions.
Notez que le terme Unit affuble ce petit orchestre quelques mois avant celui qui réunira Portal, Vitet, Guérin, Francioli et Favre à Châteauvallon, et que le clarinettiste s'appropria comme il le fit aussi avec les improvisations de l'ensemble. Les rapports de pouvoir ont souvent nui à cette musique qui fait la part belle aux individualités. Gilson, quant à lui, explique qu'il était plus facile de déposer les morceaux sous un seul nom, le sien, même si les compositions étaient le fruit de tous. En 1976, pour éviter les chamailleries et les injustices, je suggérai à mes camarades d'Un Drame Musical Instantané de tout cosigner à parts égales. Nous dûmes passer un examen de groupe pour que la Sacem valide ce choix, situation compliquée pour les orchestres à géométrie variable. Depuis, nous avons réussi à faire changer les statuts et la cosignature est simple et ne justifie donc plus la mauvaise foi !
En écoutant La marche dans le désert et ses Mirages, je me demande à quoi reconnaît-on l'époque d'une session ? Comment dire ? Il y avait une fougue souriante dans le jeu partagé. Les racines de la musique étaient explicites. Le free n'était pas une posture ayatollesque, mais la liberté d'inventer, oscillant entre la réflexion et la danse. Ce n'est qu'une hypothèse, mais aujourd'hui les références africaines et donc afro-américaines me semblent avoir laissé la place à la pop, au minimalisme et à l'impressionnisme. Pharoah Sanders et le JCOA étaient cousins des expérimentations libertaires de Gilson. Il y a beaucoup de générosité dans cette musique. Je suis curieux d'entendre les futures rééditions de son label Palm.

→ Jef Gilson, Le massacre du printemps, LP Le Souffle Continu, 20€ (7,90€ en numérique)
→ Sahib Shihab + Gilson Unit, La marche dans le désert, LP Le Souffle Continu, 20€ (7,90€ en numérique). Ne vous fiez pas à Bandcamp, ce vinyle est à nouveau disponible !
→ Les deux vinyles ensemble, 36€

vendredi 12 février 2021

Archie Shepp & Jason Moran : Let My People Go


Toute la presse en parle. Le nouvel enregistrement du saxophoniste Archie Shepp, en duo avec le pianiste Jason Moran, est une petite merveille, madeleine de Proust pour celles et ceux qui aiment le jazz, et, plus encore, si vous avez suivi le son généreux du ténor depuis ses premiers balbutiements, comme les enfants le joueur de flûte de Hamelin. Au qualificatif "jazz", Archie Shepp préfère musique, simple et universel. Pour lui le terme est réducteur. Le disque s'ouvre sur Sometimes I Feel Like A Motherless Child. Notez sometimes, parce que ces deux-là ont des mamans et des papas dont ils n'ont pas oublié les leçons, tout en inventant leurs propres histoires. Alors ils interprètent Billy Strayhorn et Duke Ellington, Thelonious Monk et Cootie Williams, John Coltrane et... Jason Moran. Le blues ne vieillit pas, il se réincarne. La voix de l'octogénaire conte et recompte à son tour les mémoires de son peuple, de son peuple qu'il aimerait bien voir s'épanouir depuis le temps qu'il se bat avec sa musique, avec ses mots, avec son corps et son souffle. Comme lui, le jeune Jason Moran, 46 ans, est un intellectuel, et son jeu moderne et ouvert retrouve Archie Shepp dans une contemporanéité qu'il n'a jamais quittée.



Archie Shepp est bien vivant et je ne résiste pas à reproduire l'entretien fleuve d'Archie Shepp que nous avions réalisé fin 2005 avec Jean Rochard pour le Cours du Temps du n°13 du Journal des Allumés du Jazz.

ARCHIE SHEPP, TÉNOR DU BARREAU



En créant récemment le label Archieball, le saxophoniste a suivi ses propres préceptes : que les musiciens afro-américains prennent eux-mêmes en charge la production de leurs œuvres ! Archie Shepp a également plusieurs fois émis le souhait que les jeunes milliardaires noirs, enrichis par la mode ou le sport, réinvestissent leurs bénéfices en soutenant leur culture, exhumant leurs racines et arrosant les jeunes pousses. Ils donneraient ainsi les moyens nécessaires à ceux qui la défendent, tel ce ténor au son chaud et lyrique qui voulait devenir avocat des droits civiques, s’engagea dans son art, choisit d’enseigner la musique du peuple noir à l’université et continue de chanter le blues...

Propos recueillis par Jean-Jacques Birgé et Jean Rochard.
Transcription JJB.

Vous êtes né en Floride…

Fort Lauderdale, le 24 mai 1937. J’ai déménagé à Philadelphie à 7 ans où j’ai vécu avec mes parents jusqu’à ce que j’aille à l’université lorsque j’ai eu 18 ans. Après quatre ans, je me suis marié et j’ai vécu à New York pendant treize ans. J’habite dans le Massachusetts où j’ai enseigné à l’Université pendant trente et un ans et dont j’ai pris ma retraite il y a trois ans.

Avez-vous commencé la musique à Philadelphie ?

J’étais fasciné par la musique lorsque mon père jouait du banjo. Il m’apprit les accords de ce qui fut mon premier instrument, mais personne n’en jouait plus. Je faisais des charlestons, James P. Johnson, ce n’était pas facile, son banjo n’avait que quatre cordes comme dans les orchestres de Fletcher Henderson, pas comme celui à cinq cordes qu’ils utilisent en country. On devait faire avec quatre cordes les mêmes accords qu’on fait avec six sur la guitare. Je m’en sortais plutôt bien pour un gamin, mais j’ai préféré le sax. À 10 ans, j’ai pris des cours de piano lorsque nous avons déménagé vers le nord du pays. À 12, j’ai commencé des cours de clarinette au collège et avec un professeur privé.

C’était de la musique classique ?

J’ai travaillé la technique, la méthode de lecture, qui sont occidentales, mais très peu de théorie, c’est un de mes regrets. Heureusement, avoir fait du piano m’a donné quelques bases pratiques qui m’ont permis de faire des arrangements. Je vois les accords, les notes qui bougent. À l’âge de 15 ans, je suis passé au saxophone.

En découvrant le jazz ?

Mon père ne jouait que ça, si vous voulez appeler ça du jazz !

Comment l’appelait-il ?

C’était juste de la musique. Ses goûts étaient très éclectiques à l’intérieur de la sphère afro-américaine, d’Artie Shaw à Sonny Boy Williamson, Duke était un de ses préférés, Count Basie, Oscar Pettiford avec son groupe, The Cats and The Fiddle… Mon père adorait les cordes, mandolines, banjos, il pouvait presque tout jouer d’oreille. Il m’a transmis the sound of music, j’en étais entouré, dans les églises…

Vous alliez à l’église ?

Ma grand-mère, Mama Rose, m’y emmenait trois fois par semaine lorsque j’habitais le Sud, les Baptistes sont très actifs. Ça m’a même aidé, la prière ne me met pas mal à l’aise, je m’en sers quand j’en ai besoin. Cela fait partie de ma culture, ça m’a formé ainsi que ma musique. C’est utile d’avoir d’autres vecteurs d’inspiration.

Quelles études avez-vous suivies ?

Très conscient des questions sociales concernant les Afro-américains, je voulais devenir avocat, spécialisé dans les droits civiques. À force d’écouter mon père discuter politique tous les samedis après-midi, j’ai même écrit un devoir sur le problème racial aux États-Unis alors que je n’avais que 10 ans ! Lorsque mon père, qui travaillait en plein air, était sans emploi, et qu’il pleuvait ou neigeait, ma mère, coiffeuse et esthéticienne, rapportait les sous à la maison. Lui pensait que pour un noir la musique ne pouvait être qu’un hobby. Il n’y avait pas beaucoup de musiciens professionnels dans le voisinage. Le seul que je connaissais, tout le monde disait qu’il était fou. C’était faux ! J’ai découvert plus tard que c’était un bon compositeur et arrangeur. Mon quartier était très pauvre, on l’appelait Brik Yard, c’est toujours son nom. Pas The Brikyard, juste Brikyard ! C’était le lieu d’une ancienne usine de briques. Les noirs sont arrivés lorsque les Irlandais et les Italiens sont partis.

Il y avait beaucoup de musiciens à Philadelphie. Avez-vous rencontré des gars comme Lee Morgan ?

Oui, Philly était une grande ville, c’était facile de les rencontrer. Un des amis de mon père, Billy Myers, celui avec qui il discutait politique, louait un appartement dans le même immeuble. Mon père écoutait du blues, des ballades, des chansons, mais il n’aimait pas Bud Powell ni Charlie Parker. Il y avait une barrière générationnelle à l’intérieur de la communauté noire. Or Billy Myers, qui n’avait pas connu le racisme et la violence du Sud, était un peu plus jeune que mon père, il connaissait tout le monde, de Sonny Stitt à Bird… Un jour, il m’apporta un disque de Lester Young et Roy Haynes, Up ‘n Adam, et me parla d’un concert de Charlie Parker, c’était un an avant la mort de Bird. À la radio, ils ne passaient pas de noirs, jusque-là je ne connaissais que le style de Stan Getz ! Alors il m’emmena downtown à Philadelphie dans une salle qui s’appelait alors The Met et qui servait souvent aux cérémonies. C’est ensuite devenu une église, et maintenant un parking. À l’époque c’était central pour la communauté, mais ce jour-là, au lieu des deux mille personnes que la salle pouvait contenir, il y avait cinquante spectateurs à attendre Charlie Parker, dont plus de la moitié était des blancs. J’avais invité mon copain Reggie Workman qui habitait à côté de chez moi et avec qui j’ai grandi dans notre quartier très pauvre, à l’écart. Coltrane habitait au nord de Philly, Benny Golson, Jimmy Heath étaient dans le sud où ça se passait vraiment. On ne pouvait écouter de la musique que dans les night-clubs qui étaient à une heure de chez moi et il fallait avoir 21 ans. À 16 ou 17 ans, j’ai pu emprunter la carte de mon cousin et participer aux jam-sessions ! Les clubs étaient dans le quartier tenu par les gangs, les rues étaient dangereuses. Mais comme il y a heureusement une tradition de respect pour la musique dans la communauté afro-américaine, lorsque je portais mon sax je pouvais me sortir de situations délicates : le grand type disait « My man plays the saxophone ! » (mon pote joue du saxophone !) et je traversais sans encombre. Un présentateur de radio, Tom Roberts, organisa des séances pour les jeunes, il invitait les musiciens de passage à ses ateliers, Ben Webster, Art Blakey, le vendredi après-midi, juste après la classe. C’est ainsi que j’ai fait la connaissance de Lee Morgan. À 16 ans, il jouait avec Coltrane, Johnny Coles, et super bien ! Il tenait le pupitre de première trompette dans l’orchestre scolaire de Philadelphie. J’ai demandé à Lee de m’apprendre des trucs, et grâce à lui j’ai rencontré Bobby Timmons, Henry Grimes, Odeon Pope, et le jeune McCoy Tyner qui n’avait que 15 ans et avec qui j’ai joué alors qu’il commençait le piano… Donc ce jour-là au Met, j’ai compris que Charlie Parker ne jouait pas une musique populaire. Les places étaient chères pour des jeunes. Incidemment, j’appris que l’organisateur du concert était le type de ma rue que tout le monde disait fou. Herb Gordie avait écrit trente-neuf pièces pour orchestre dans un style proche de Stan Kenton, et il amenait Parker à Philadelphie ! Ce jour-là, j’ai vu Oscar Pettiford, Red Rodney, Ray et Tommy Bryant, Fats Ride qui jouait dans le style d’Art Tatum, Butch Balard, toute la crème de Philadelphie. On a attendu Parker deux heures, sans bouger. Je suis sorti marcher un peu. Devant moi il y avait un grand type avec un costume élimé, aux talons usés, avec la première coiffure afro que j’ai jamais vue, car ses cheveux qui n’étaient pas coupés recouvraient ses oreilles. Il était très à l’aise, avec une blonde à son bras. Personne n’aurait osé se promener avec une blanche à Philadelphie, alors j’ai pensé que ça devait être Charlie Parker ! Je n’avais jamais vu quelqu’un comme lui. Par son attitude, il défiait le racisme comme tous les autres préjugés de savoir vivre qu’on m’avait enseignés. Je suis retourné m’asseoir, et dix minutes plus tard il a fait son entrée, il a attrapé son sax et a joué plus de musique que je n’ai jamais entendue. Il a commencé avec Ornithology, après je ne sais plus. Donald Garrett disait qu’on ne se rappelait jamais ce qu’il avait joué, on se souvenait seulement du son, énorme, quasi stéréophonique, partout dans la salle. Contrairement à Coltrane, Bird était comme une statue, même ses doigts ne bougeaient pas.

À l’époque vous jouiez de l’alto ?

Non, ma grand-mère Mama Rose m’avait offert un ténor Martin. Je suis allé prendre un cours avec Jimmy Heath, et il a joué tout le temps au lieu de m’apprendre, parce qu’il n’avait pas d’instrument à lui ! Ça m’a marqué. J’étais allé entendre Stan Getz et Jimmy Raney qui avaient un tube, Moonlight on Vermont. Étaient présents plusieurs centaines de noirs, je parle de la couleur parce que, quelques étages plus haut dans le même immeuble, le quartet de Jimmy Heath jouait génialement How High The Moon. C’est ce qui m’a décidé à prendre des cours avec lui. J’aimais l’écouter se chauffer, c’est rare d’entendre un musicien se chauffer, j’ai entendu Dexter, Trane et Jimmy, c’était très différent, très surprenant. Lorsque Jimmy eut fini, mon sax était passé du jaune à un orange éclatant ! J’ai beaucoup appris en regardant. La fois suivante, il n’était pas là, il avait été arrêté pour avoir fumé un joint à l’arrière d’une voiture, il est ressorti six ou sept ans plus tard. Philadelphie était très raciste à cette époque-là. Art Blakey avait été tabassé au New Jersey Town Pike, Sonny Stitt, Billie Holiday avaient fait de la prison en Pennsylvanie… Il n’y a que New York et San Francisco qui ne soient pas comme le reste des États-Unis. Les différences y sont mieux acceptées.

Lee Morgan ou Jimmy Heath étaient-ils concernés politiquement ?

Absolument. Déjà après la Guerre Civile, on trouvait les premiers hommes libres en Pennsylvanie. Les blancs qui venaient du Sud, de Géorgie, de Floride, étaient très réactionnaires. Comme à Chicago, ceux venus du Tennessee, du Kentucky, d’Alabama, du Mississipi. C’était particulièrement flagrant dans les classes laborieuses attirées par l’industrie à la fin de la Première Guerre Mondiale, et après la Seconde. Chicago et Philadelphie n’étaient pas des villes universitaires comme Los Angeles ou San Francisco. Il y avait des groupes très violents.

Philadelphie a par ailleurs vu naître un nombre incroyable de musiciens…

Comme Detroit ou Chicago. L’industrie et la technologie marchent main dans la main avec l’évolution d’une esthétique noire. En Afrique, un homme joue d’un seul tambour, en Amérique il en joue de cinq ! On ne fait que suivre le modèle Ford…

Quand la musique est-elle devenue pour vous une affaire sérieuse ?

Le samedi après-midi, à la sortie de ses répétitions classiques, comme Lee Morgan se plongeait dans la littérature jazz, jouant du Parker et d’autres trucs, il avait besoin d’un pianiste. Je l’accompagnais pendant qu’il travaillait. J’ai ainsi appris à compter et à jouer devant des gens. Morgan fut un de mes mentors les plus importants.

Coltrane était-il déjà par là ?

Non. J’ai découvert Trane pendant ma dernière année à l’université, il n’était pas si connu que cela. J’avais tenté de jouer au-delà de ce que permettait de faire la technique classique du sax, upstairs comme je disais, et un pote batteur m’a dit que John Coltrane jouait comme ça. Son nom a retenti comme par magie, il fallait que je le trouve, mais je ne l’ai rencontré qu’à New York, lorsque je suis entré à l’Université. J’allais au Five Spot écouter Trane et Monk. Une nuit, après la fin de la session, j’ai demandé à John si je pouvais venir chez lui pour qu’il me montre des plans. Il devait être 5 heures du matin, tout le monde rangeait. Je suis rentré de downtown à 6 heures parce que j’habitais Harlem, et j’étais chez lui à 10 heures ! Sa femme, Naima, Anita de son nom de baptême, m’a dit d’attendre parce qu’il dormait. J’ai attendu jusqu’à 13 heures qu’il se réveille, en face de son instrument qui était allongé sur le divan. Il sortait d’une période très dure, de drogue et d’alcool, tentant de se reconstruire physiquement, plutôt avec succès. Il n’avait plus que ses incisives, mais il soufflait, il soufflait, même si c’était douloureux. Il a commencé à jouer Giant Steps comme on prend le petit-déjeuner, avec des traits très rapides. Lorsqu’il eut fini, il m’a tendu le sax en me demandant si je pouvais le faire. Il m’a posé quantité de questions, il n’était pas condescendant. J’ai joué quelque chose à l’alto. C. Sharpe m’avait montré pas mal de trucs. C’est plus difficile de concevoir les accords au sax qu’au piano, on ne les voit pas. Depuis Buddy Bolden, Louis Armstrong, Jelly Roll Morton, King Oliver, la Nouvelle Orleans, les Afro-américains ont eu une manière bien à eux de négocier cette histoire d’accords. Beaucoup de musique était aussi créée dans le Nord-Est et dans le Midwest avec l’orchestre de Fletcher Henderson, Claude Hopkins à New York, sans oublier Eubie Blake, Lucky Thompson, James P (Johnson), Willy (Smith) The Lion, Fats (Waller), « la crème de la crème » au piano… Ce sont les gars qui ont commencé à réaliser des arrangements pour les grands orchestres dans les années 20. Quand Pops (Louis Armstrong) a été engagé en 24, c’est comme s’il venait passer son doctorat, parce que l’orchestre de Fletcher Henderson était alors le meilleur, le plus sophistiqué, bien plus que celui de Duke Ellington, il vendait ses arrangements aux autres. C’est un mythe que le jazz est né à la Nouvelle Orleans. Les grands solistes en venaient, King Oliver, Sidney Bechet, mais les plus grands pianistes étaient de New York, ou Pittsburgh comme Earl Hines qui innovait en jouant le blues.

Avez-vous émigré de Philadelphie à New York pour des raisons musicales ?

D’une certaine façon. Mais en réalité je suis parti à l’Université qui était dans le Vermont. J’en ai profité pour ne pas retourner à Philadelphie, allant vivre dans la maison de ma tante à New York, en 1957. Pour tous les musiciens comme moi c’était La Mecque, il y avait des jam-sessions toutes les nuits, je jouais au Count Basie le lundi, au Small le mercredi, au Blue Clarinet à Brooklyn le jeudi… J’étais jeune marié, mon premier fils était né, j’étais mal à l’aise parce que je ne savais pas quand j’allais rentrer. J’espérais que ma femme serait encore là, c’était une fille bien, elle est restée trente-cinq ans avec moi.

En 1957, il y avait le Five Spot…

Monk était avec Trane. Monk se mettait à danser, Trane jouait solo. Ce n’est pas Clint Eastwood qui a fait connaître Monk. Il était certainement très ésotérique, peu de gens pouvaient le jouer alors, trop difficile. On n’appelait pas ça du hard-bop, toute cette terminologie ne reflète pas la complexité du processus. Johnny Griffin, Horace Silver, Sonny Rollins se référaient au hard-bop, mais je n’ai jamais entretenu ces stéréotypes. À la même époque, Charlie Mingus faisait ses trucs. Ce qui était passionnant, c’était l’absolue diversité de systèmes originaux produits par des hommes et des femmes tout aussi originaux, comparés aux musiciens classiques. L’orchestre de Count Basie ou celui de Duke dans les années 40 avec Webster et Hodges, chacun avait son style, c’est la beauté de la chose. Trane jouant deux notes à la fois, est-ce du hard-bop ? Il ne s’arrêtait jamais de jouer, ça c’était nouveau. À la pause, il continuait dans la cuisine du Five Spot, un solo de vingt minutes, et rejoignait le groupe sur scène. L’intensité de Trane et Monk était la chrysalide de quelque chose qui n’avait jamais existé... Même s’il avait des différents personnels, Miles respectait énormément la musique de Trane.

Vous avez commencé à jouer avec ces gens-là…

J’ai commencé à rentrer dans la musique de Trane, ses solos… Mais je n’ai jamais vraiment réussi à sonner comme lui. D’autres comme Wayne Shorter y arrivaient bien mieux. Je venais de commencer à enregistrer aux Bell Sound Studios que possédait Art Christ, un copain de Roswell Rudd qui lui avait refilé le studio gratuitement, le soir tard après les séances professionnelles. On pouvait revendre les bandes, ce que je n’ai pas manqué de faire. Steve Lacy venait, Don Friedman au piano… Un soir que j’enregistrais Peace avec Bill Dixon, avec qui j’avais monté un groupe après avoir quitté celui de Cecil Taylor, j’ai commencé mon solo avec plein de notes en imitation de Trane. À la réécoute, ça ne me plaisait pas beaucoup, alors à la prise suivante j’ai joué de la manière dont je faisais normalement mes exercices, plutôt comme Ben Webster et les types que mon père écoutait. Mon son, bien ouvert, était bien meilleur qu’en imitant John. J’avais trouvé ma voix. Certains musiciens ne la trouvent jamais.

C’était après avoir joué avec Cecil Taylor ?

Au même moment. Le premier enregistrement avec Cecil, The World of Cecil Taylor, est plus dans le style de Coltrane, ça m’arrive encore de l’utiliser. Mais j’avais besoin de savoir qui j’étais et je commençais à avoir mon propre son.

C’était facile d’avoir des engagements ?

Pas plus hier qu’aujourd’hui ! Un soir au Half Note sur Spring Street, j’avais demandé à John de m’aider à décrocher une audition pour Bob Thiele que j’essayais de joindre sans succès depuis des mois ; il me répondit que beaucoup de gens se servaient de lui parce qu’ils pensaient qu’il était facile, c’est vrai qu’ils en profitaient parce que John était un type formidable. Comme je lui réassurai mon amour pour sa musique, qui n’a d’ailleurs pas bougé, il dit qu’il allait voir ce qu’il pourrait faire. Il répondait toujours ainsi. Le lendemain, j’appelai Thiele qui était absent, mais sa secrétaire dit qu’il attendrait mon coup de fil à 15 heures ! Bob essaya d’abord de me décourager : « je vous connais avec votre style avant-garde, sachez tout de suite que tout ce que vous ferez devra être des reprises de John Coltrane, pas votre musique. » Il pensait que ça me ferait fuir, mais je connaissais la combine, j’avais pensé à cinq morceaux de Coltrane que je voulais jouer, j’avais même parlé à Trane de mes arrangements. Bob n’était pas très chaud pour cette musique dite d’avant-garde, c’était son premier contact avant qu’il n’enregistre Albert Ayler et les autres.

Être sur Impulse représentait quelque chose d’important ?

Pour moi certainement. Ils me firent une avance plus importante que tout ce que j’avais eu et même encore depuis, ils me garantirent deux disques par an, ça faisait 15 000 $ par an plus les arrangeurs, les salaires, tout ce que je payais moi-même jusque-là… Après le second morceau, Bob commença à se dérider. Au troisième, il était tout excité. Il appela John pour lui dire que c’était formidable, qu’il devait venir écouter ça. Il devait être 11 heures du soir, John a conduit depuis chez lui, de Long Island au New Jersey où était le studio, la photo de la pochette a été prise lorsqu’il est arrivé. Lorsque nous sommes arrivés au dernier morceau, Rufus (Swung, His Back At Last To The Wind, Then His Neck Snapped), le seul que j’avais écrit, différent de tous les autres signés par John, Bob ne l’a pas aimé et il ne voulait pas le mettre sur le disque, mais John l’a défendu et c’est grâce à lui qu’il a été édité. Je lui suis éternellement dévoué, à lui, à ses idées et à sa musique. Il a été le Stravinsky de ma musique et de ma génération.

Vous avez ensuite été associé à sa musique avec des œuvres essentielles comme Ascension

Je n’étais pas si proche de lui, contrairement à des gars comme Wayne Shorter qui lui rendait visite tous les jours. J’étais marié, j’avais des enfants et j’habitais loin de chez lui. Mes occasions de discuter avec lui étaient rares et très particulières. Lorsqu’il m’a appelé pour Ascension, je ne sais pas d’où ça sortait, nous ne nous étions pas vus depuis quelque temps, j’ai été surpris et flatté. Marion Brown était avec moi, John m’a dit de l’amener aussi ! Il était éclectique, cherchant partout de nouvelles idées, découvrant des choses chez Albert Ayler dont Ayler même était inconscient. Il savait entendre le meilleur de chacun, en toute humilité. Il apprenait.

Comment vous êtes-vous retrouvé dans A Love Supreme qui est une musique très spirituelle ?

J’ai été surpris qu’il m’appelle. J’ai toujours été quelqu’un de spirituel même si la spiritualité n’a jamais été mon truc. Celle de John Coltrane, et Pharoah Sanders à sa suite, était particulière. Mon contact avec l’univers n’a jamais été différent de ce que ma religion m’avait enseigné. Je suis resté un Chrétien, Bedrock baptiste, ce que John n’a jamais cessé d’être non plus. Contrairement à nombreux de mes contemporains, je n’ai jamais rejoint le mouvement islamique même si j’y ai pensé sérieusement. L’islam aux États-Unis était un mouvement très politique qui touchait l’histoire du peuple afro-américain, sa négritude. Le Coran a produit des gens comme Malcolm X, ou Farakhan qui en était le disciple. Mon spiritualisme est plus connecté au quotidien, je n’en fais pas tout un plat.

Vous étiez marxiste…

Je ne voyais pas de contradiction. Le christianisme enrichissait ma spiritualité, mais il ne la dirigeait pas. La plupart des musiciens ne sont pas très branchés politiquement, et ce n’est pas une très bonne idée de discuter de Karl Marx aux États-Unis !

Quand avez-vous écrit The Communist ?

J’y ai travaillé quelques années depuis ma sortie de l’université jusqu’en 1969. J’ai reçu une subvention de l’Institut Rockfeller pour écrire la pièce, ils m’ont demandé d’en changer le titre.

Pour la pièce de Jack Gelber, The Connection, vous ne jouiez que la musique avec Cecil Taylor ?

Absolument. Je voulais initialement devenir avocat des droits civiques pour m’engager politiquement, mais pendant ma seconde année, j’ai rencontré le dramaturge Rosenberg qui enseignait le théâtre à mon Université et m’a poussé à écrire. Il n’était pas alors question de devenir musicien ! Mes origines sociales étaient sensées me pousser vers une profession plus pratique comme devenir médecin, où l’on gagne sa vie. J’ai pressenti qu’il y avait une autre voie pour moi. L’année suivante, au lieu du droit, j’ai choisi le théâtre, faisant l’acteur, écrivant… J’ai écrit des nouvelles. À la fin de mes études, je travaillais à ma seconde pièce. Mes poèmes étaient plutôt des paroles de chansons, j’en ai écrit aussi à l’époque où je vivais dans le Massachusetts.

Quand êtes-vous arrivé en Europe ?

1967, pour le Newport Jazz Festival in Europe de George Wein. Cette tournée a établi ma renommée en Europe. Il y avait tout le monde : Monk, Miles, Max, Roy Haynes, Stan Getz, Coleman Hawkins… J’ai fait des télévisions partout où j’allais, je n’ai jamais bénéficié d’une telle promotion depuis ! George Wein ne m’avait pas choisi, je n’ai jamais été parmi ses favoris, c’est Impulse qui a insisté. Lorsqu’on a une grosse compagnie derrière soi, elle pousse les disques, mettant de l’argent dans les festivals, les tournées…

Vous aviez déjà enregistré Mama Too Tight considéré par certains comme un jalon important du jazz moderne…

1965. C’était de bonnes compositions, inspirées par les événements sociaux et politiques du moment. Mama Too Tight était une figure mythique symbolisant à la fois mes racines, une joie de vivre, une certaine brutalité… C’était la cousine du batteur Bobby Durham, elle était une légende par son amour de la musique tout en étant une personne physiquement très combative ! Je ne l’ai jamais rencontrée, Lee Morgan m’avait parlé d’elle lorsque j’étais jeune.

Peu de musiciens puisaient dans le rhythm'n blues à cette époque…

J’étais influencé par Lee Morgan et son Sidewinder. Je voulais composer mon propre blues. Pendant les répétitions, le tubiste Howard Johnson me fit remarquer qu’il était en treize mesures ! J’ai conservé la treizième mesure sans l’avoir imaginée au départ, ce n’était pas simple. Je ne connaissais qu’un seul exemple chez Duke Ellington. Cet iconoclasme faisait partie de la nouveauté, ouvrir des portes, briser les vieilles énergies pour en créer de nouvelles.

Comment cela passait-il avec Bob Thiele pendant les séances ?

Bob était alors un véritable soutien à tout ce que je voulais entreprendre. Après Four for Trane, nous étions devenus très amis. Je pouvais choisir mes musiciens, il m’appelait pour des trucs en dehors de mon contrat, pour écrire de la musique qu’il souhaitait publier… C’est lui qui a composé la chanson qu’Armstrong chantait, It’s a Wonderful World. Il avait le sens des affaires en même temps qu’une esthétique bien aiguisée, très sensible. C’est comme dans la Bible, il ne suffit pas d’avoir du talent, il faut savoir l’exploiter. Il était parfaitement conscient de ce qu’il faisait, il a produit ces pochettes très élaborées à deux volets, il mettait son nom de producteur en bas, il a donné un nouveau style à A & R…

Certains musiciens vous ont-ils particulièrement soutenu ?

Pas vraiment d’un point de vue musical… Bill Dixon m’a donné des conseils pour ma carrière ! C’est lui qui a créé le Jazz Composer’s Orchestra dont il avait l’idée depuis le début des années 60. Il voulait coordonner la Révolution d’Octobre du Jazz qui a anticipé le Jazz Composers Orchestra. Il a appelé Carla Bley, Mike Mantler, Sun Ra, Albert Ayler, moi-même… Carla Bley et Mike ont poursuivi avec le JCO. Dixon était bourré d’idées. Nous sommes allés ensemble voir Savoy Records avec les bandes enregistrées aux Bell Sound Studios, il leur donnait des idées de production. Bill ne jouait pas tant, il faisait le copiste pour George Russell, il a un coup de patte extraordinaire, c’est presque de la calligraphie, il peignait aussi, travaillait aux Nations Unies, enseignait…

Comment avait tourné votre relation avec Coltrane au temps de Mama Too Tight ?

Trane s’intéressait à tout ce qui se faisait, aux harmoniques aigues d’Albert Ayler par exemple. Il s’est inspiré de cette musique quasi métaphysique pour Expressions et ses magnifiques derniers disques, il obéissait à une discipline technique. J’étais alors passionné d’arrangements, ayant toujours adoré le son des grands orchestres, le Duke Ellington des débuts, très expérimental, Black Beauty, Pretty and The Wolf qui est un dialogue parlé en musique…

Vous avez même une fois joué à ses côtés…

Salle Pleyel à l’époque où je sous-louais un appartement avec Don Byas et Cal Massey. Don et Cal partageaient la chambre du fond tandis que je dormais sur le divan du salon. Duke était de passage et j’espérais rejoindre l’orchestre. J’avais apporté mon instrument, mais j’avais seulement assisté à la répétition. Cal et moi avions accompagné Don que Duke avait invité. Il y avait cinq ténors, Paul Gonsalves, Harold Ashby, Ben Webster, Hank Mobley… Après son solo, Don revint en coulisses très désappointé. C’était un gars qui travaillait beaucoup alors que je restais plutôt au lit avec une fille… Il me dit qu’il n’arrivait pas à jouer du sax de Paul, qui en possédait toujours plusieurs. Paul bricolait ses instruments. Le bec sur lequel je joue depuis 1963 était à Paul, je l’ai acheté d’occasion au Danemark, c’est au moment où j’ai échangé mon bec en ébonite contre un en métal. On buvait tous pas mal, mais Don tenait bien l’alcool, moi aussi d’ailleurs. J’ai dit à Don de me passer le sax de Paul pour que j’en joue. J’ai cru reconnaître un signe de Duke qui m’invitait à les rejoindre sur C Jam Blues. J’ai alors compris ce que voulait dire Don : le bocal de Paul n’était pas fixé, il tournait sur lui-même, pas moyen de le stabiliser, je tournais ma tête dans tous les sens en paniquant, je ne savais même plus dans quelle clef j’étais, depuis le piano Duke me soufflait « C… C » (do). C’était C Jam Blues, évidemment que c’était en do ! À la fin de mon solo, je termine sur une harmonique, je croyais être en sol, comme je jouais un la avec la transposition du sax… Plus tard, j’ai entendu une cassette pirate où j’ai l’air d’être dans le ton, ça ne sonnait pas si mal… L’harmonique a continué de résonner même après que j’ai retiré le bec de ma bouche ! J’ai compris que Cat Anderson avait attrapé ma note et la tenait à la trompette… Je n’ai pas fait l’affaire, mais j’ai joué avec le maestro ! Dans je ne sais plus quel magazine il y avait une photo de moi en train de serrer la main de Duke avec en légende : « Un Black Panther rencontre Duke Ellington » !

Qui appartenait à votre premier orchestre, avec lequel vous avez commencé à tourner en Europe ?

Jimmy Garrison, Grachan Moncur, Roswell Rudd, Beaver Harris. On n’avait pas de pianiste. Le Newport Festival m’a donné une notoriété qui me sert encore aujourd’hui. En 1969, lorsque Impulse a découvert que j’avais pas mal enregistré pour Byg, cela a cassé mon contrat, ce qui n’était pas génial. J’avais une famille de quatre enfants. Impulse était généreux, mais je ne pouvais pas y arriver avec seulement deux disques par an, et pas question d’avance. J’ai retravaillé plus tard pour eux avec Attica Blues et The Cry of My People… Ce n’était pas simple non plus avec Byg, je n’ai jamais signé de contrat pour les bandes d’Antibes. Le concert avait été annulé, mais Byg l’a maintenu. J’avais refusé que ce soit enregistré, malgré cela ils l’ont édité en inventant des titres à mes morceaux, je n’ai jamais touché un sou ! C’est passé d’Actuel à Monkey Records, maintenant ça s’appelle Charly Records. Claude Delcloo et Jean-Luc Young avaient volé pas mal de bandes à Radio France, pareil pour Jean Karakos sur EMI. Ils ont transféré leur compagnie sur l’île de Man où ils sont intouchables. Je les ai poursuivis pendant des années. Ils ont tenté de s’attribuer les droits de Mama Rose, etc. J’étais pourtant coéditeur de tous les titres. Je devrais faire ce que Zappa a fait, les pirater à mon tour, éditer mes propres disques et les laisser m’attaquer !
J’ai rencontré Frank à Amougies en Belgique. Bob Thiele m’avait demandé de faire de la publicité pour les Mothers of Invention qui étaient alors moins connus que moi ! On avait fait des photos pour eux dans une salle du Village. Plus tard donc, à Amougies, Frank, qui était sans les Mothers, m’a demandé s’il pouvait se joindre à mon orchestre. Il y avait Herbie Lewis à la basse, Beaver Harris, le poète Art LeRoi Bibbs, Cal Massey… Je l’ai revu à mon université, ça n’a pas été facile de l’approcher. Il y avait des gros bras avec le crâne rasé, des badges oranges des Simpsons et des T-shirts « Frank Zappa ». On m’a amené à lui, il buvait un jus d’orange allongé sur un sofa. Il m’a prévenu que si je voulais jouer avec eux il enregistrait tout ce qu’ils faisaient (F.Zappa, You can’t do that on stage anymore, vol.4). J’ai répondu que ça ne pouvait pas être mauvais pour mon image !
Toute la série Byg était très symbolique d’un nationalisme tant politique qu’esthétique, c’était passer de la théorie à la pratique. Pas seulement émettre mes idées mais les jouer. Étudiant, j’avais entendu des disques avec des poètes comme Ezra Pound ou T.S. Eliot, et je m’étais dit qu’on pouvait enregistrer autre chose que de la musique, des mots pas forcément chantés, des récitatifs. Un enregistrement est pour moi comme une pièce de théâtre.

En 69, à l’époque de Yasmina, a Black Woman et de Poem for Malcolm, étiez-vous engagé auprès des Black Panthers ?

Non, jamais. J’en connaissais en Californie, et plus tard Eldridge Cleaver à Alger. Mon engagement politique était probablement plus à gauche que leur nationalisme même s’ils ne prônaient pas une nation noire séparée de la communauté blanche. À New York, ils ont créé pour les enfants de très bons programmes pédagogiques qui existent toujours. Leur internationalisme était trop national pour moi.

Vous étiez alors très provocateur. Blasé porte une charge politique et érotique incomparable…

Cette chanson s’adresse aux hommes noirs et aux femmes noires, c’est l’échec des hommes noirs à poser les fondations d’une structure familiale. Cela remonte à l’époque de l’esclavage. J’en avais écrit les paroles et j’avais choisi Jeanne Lee ! Sa voix me rappelait celle de ma mère. Les gars de l’Art Ensemble, Lester et Malachi, vivaient à Paris dans un camion qui appartenait à un Hollandais, Willem, qui plus tard ouvrira le club The Thelonious. Il a aidé beaucoup de musiciens, il est mort depuis. Ça a peut-être été le premier enregistrement de Lester et Malachi ici.

Vous avez commencé à tisser un réseau de contacts, à enregistrer pour de multiples compagnies…

Après ma rupture avec Impulse, livré à moi-même, j’ai enregistré où et quand je pouvais. J’y étais obligé, parce qu’à une période où je ne faisais pas de disques, je me suis aperçu que le peu d’audience que j’avais m’avait totalement oublié. Après la période Byg, là où j’enseignais, à l’Université de Buffalo, mes jeunes étudiants noirs ne savaient même pas que je jouais du saxophone. Pharoah Sanders était fantastiquement populaire, avec Jewels of Thought, et puis Karma avec Leon Thomas qui rappelait les Pygmées avec son jodling si contemporain. Tout ce retour à l’Afrique était dans la musique de Pharoah, magnifiquement réalisée. Ça a été une grande leçon : lorsque vous ne faites pas de scène, il faut enregistrer. Aussi, lorsque des gens me disent que j’enregistre trop, je réponds que je ne travaille pas tant que ça, je ne suis ni Michael Brecker ni Keith Jarrett ni Chick Corea. McCoy Tyner peut travailler 365 jours par an. Moi j’ai de la chance si je fais trois bons mois. Je devais survivre.

Des concerts comme ceux de Massy ont influencé de nombreux musiciens en France. Vous étiez attendus avec la même émotion qu’un groupe de rock ! Il y avait une puissance dramatique…

Je travaillais avec Terronès. Je ne me rendais pas compte de cet impact. Je structurais ma musique d’un morceau à l’autre. J’étais également influencé par Miles Davis et Dexter Gordon. J’ai regardé comment les autres se servaient de la scène. Les concerts de Miles avait une telle intensité sans qu’aucun mot ne soit prononcé. Chaque morceau semblait mener inévitablement au suivant. C’est comme écrire un livre en sachant où l’on veut le terminer.

Une nouvelle ère voyait le jour, le free jazz s’essoufflait…

J’ai commencé à me tourner vers le blues de mes racines. Attica Blues a été le pivot. J’enseignais déjà à l’Université de Massachussets. L’époque avait changé. Les jeunes étaient devenus plus pacifiques, acceptant le status quo. Il n’y a rien de plus authentique dans cette musique que le blues. Dans les années 60, à côté de Coltrane, les trucs les plus importants venaient de Johnny Walker, Aretha Franklin, Dionne Warwick…
Ils ont touché les masses populaires, pas seulement les noirs.

Vous attendiez-vous à plus de succès avec Attica Blues ou Cry of my People ?

Absolument. J’espérais attirer l’attention que Miles obtenait avec ses disques sur Columbia. Son producteur a mis le paquet dans la transformation de son image, sa coiffure, des talons hauts, ses vêtements. Auparavant, Miles portait des costumes italiens cintrés et soudain il se met à porter des tuniques indiennes. J’ai essayé de faire pareil, mais Impulse n’en avait rien à faire ! J’ai enregistré des 45 tours avec Money Blues pour qu’ils soient joués à la radio, mais ils me sont restés sur les bras.

Quelle était votre approche de la loft generation ?

Ça a démarré beaucoup plus tôt que ce que l’on croit. En fait, c’est moi qui l’ai commencée ! En 1963, revenant de Copenhague, j’ai rejoint The Organization of The Young Men qui était très politique, avec d’autres jeunes Afro-américains comme Amira Baraka, LeRoi Jones, Alvin Simon, Brenda Walker, Black Ray, Abbey Spelman, Larry Young, écrivains, peintres, musiciens, poètes... Nous avons changé le nom de l’organisation pour En Garde, comité pour la liberté. Pour ramasser de l’argent pour l’organisation, nous avons fait des concerts dans un loft où LeRoi Jones vivait avec sa femme. Dans le même immeuble vivait un autre saxophoniste que j’ai influencé, Marzette Watts. Le premier article écrit sur moi était d’ailleurs de LeRoi Jones dans Metronome. C’est là qu’eurent lieu les premiers loft concerts. J’avais Sunny Murray, Dennis Charles ou Billy Higgins à la batterie, Don Cherry à la trompette, toujours pas de pianiste, Don Moore à la basse. Je donnais cinq dollars à chacun, j’en prenais dix comme leader, c’est tout ce qu’on avait. Il y venait énormément de monde de l’East Side, des hippies. Dans les années 70, Ornette acheta un loft et y donna des concerts, c’est ce qu’on appela le loft jazz, mais ça avait commencé avec le mouvement des droits civiques.

Qu’est-ce qui a changé dans le monde depuis que vous avez commencé ?

Pas mal de choses. Les gens sont plus pauvres qu’alors. Les SDF sont un phénomène qui n’existait pas lorsque j’étais enfant. Il y avait bien une rue avec des clochards qu’on appelait Tenderloiner, mais aujourd’hui à New York, dans le Queens ou à Brooklyn, on voit des gens qui font les poubelles, portant des sacs en plastique, ce qui montre bien que les conditions socio-économiques se sont détériorées, particulièrement aux États-Unis. Le système social américain s’y est détourné de nombreux citoyens, les gagnants sont montés en épingle, mais il y a tant de perdants. Que faisons-nous pour eux, allons-nous les effacersimplement ? Ils sombrent dans le crack… Les riches sont de plus en plus riches. C’est de plus en plus dur pour ceux qui sont marginalisés. Notre société est de plus en plus réactionnaire. Nos libertés et nos droits civiques sont annihilés, les jeunes sont découragés. Le racisme évolue sous une forme plus maline, fasciste, avec les skinheads, plus doctrinaire et sinistre. Le racisme est submergé par l’ascension de la pauvreté et le problème de la drogue… On peut se poser la question d’une future confrontation cataclysmique entre les racistes et les pauvres dirigés par la drogue. En Californie, les Creeps et les Bloods peuvent être aussi dangereux que n’importe quel groupe nazi. Il faut trouver un moyen de résoudre ces problèmes. Nous aurons soit un monde comme celui que George Bush essaye de créer, soit un monde plus sympathique, comme celui que certains Français évoquent, qui tient compte des pauvres dans nos sociétés. Il est important de dire non au capitalisme occidental qui n’a aucune conscience sociale (l’entretien a eu lieu à la veille du référendum sur la Constitution européenne).

Vous avez souvent été un avocat des droits civiques avec votre saxophone. Est-ce que la musique peut changer les choses ?

Nous avons besoin de vrais avocats pour changer les institutions, rigides et corrompues. D’un autre côté, « I’m black and I’m proud » a bien fait évoluer la société dans les années 60. Mais c’est de la musique populaire. Ma musique atteint relativement peu de monde, sauf peut-être lorsque des gens comme vous m’interviewent, mais votre journal ne touche pas suffisamment de monde non plus. C’est un combat, on fait ce qu’on peut.

Il y a une relève dans le rap…

Ils sont devenus une voix nouvelle dans cet esprit de changement social. Même si certaines paroles sont très négatives sur la famille et la société, elles réfléchissent la réalité de leurs vies. Les rappeurs, des gens comme Russels Simmons, qui est comme un porte-parole des jeunes noirs dans le ghetto, essayent d’infléchir le rap vers la politique. Le rap est probablement l’équivalent de ce que nous étions dans les années 60, mais il évolue hélas dans un contexte social très négatif.


Les disques recommandés par Archie Shepp

- Fats Waller Lulu’s Back in Town et Handful of Keys
- Ferdinand “Jelly Roll” Morton interviewé par Alan Lomax (épuisé : un différent oppose hélas la succession de Morton aux producteurs du disque, Riverside, privant le public et les étudiants en musique de cet inestimable morceau d’histoire orale et de la musique renversante qu’il a inspirée)
- Folkways “Jazz Collection”, Folkways-Ash Records (20 volumes épuisés) : la succession de Folkways, Asch records, a annoncé la mort des petits labels de disques specialisés en ethnomusicologie et musiques non commerciales plus populairement appelées folk music. Par exemple, le morceau Maple Leaf Rag y reçoit un traitement classique du grand saxophoniste et clarinettiste Sidney Bechet, un Afro-américain pratiquement inconnu aux États Unis. D’autres performances incluent un volume entier consacré à l’orchestre de Fletcher Henderson. Certains de ces enregistrements remontent à 1924 lorsque Louis Armstrong quitta Chicago et les ensembles ‘Hot Five’ et ‘7’ pour rejoindre les orchestres de Fletcher Henderson et Don Redman, Ben Webster y figure dans des arrangements de Benny Carter des années 30. De rares exemples de chants de travail, blues, negro spirituals et prêches dont l’incroyable enregistrement de 1930 du sermon Dry Bones par le Révérend J.M. Gates devant une congrégation de seulement trois personnes, realisé par John et Ruby T. Lomax.
- Maple Leaf Rag, Sidney Bechet et Hank Duncan
- Struttin’ with some Barbecue, Louis Armstrong
- Mary’s Waltz, écrit par Herbie Nichols et interprété par Mary Lou Williams et Don Byas (rare)
- I got Rhythm, Don Byas, Art Tatum et “Slam” Stewart
- Salt Peanuts par Don Byas et John Birks “Dizzy” Gillespie
- Keep Off The Grass, James P. Johnson
- My Foolish Heart, Gene Ammons
- Along Came Betty écrit by Benny Gibson et interprété par D. Gillespie
- Shot Gun, Junior Walker
- Cryin’ in the Chapel, Sonny Till
- Walk On By et A House is not a Home, Dionne Warwick
- Respect et Dr. Feel Good, Aretha Franklin
- Sweet Sixteen, BB King
- Oh Mary Don’t You Weep, The Swan Silvertones
- Said I wasn’t Gone Tell Nobody chanté par Marion Williams et The Abyssinian Baptist Choir (2 volumes Columbia)
Ainsi que l’ensemble des œvres de Charlie Parker, Thelonious Monk, Bessie Smith (Anthologie Columbia), Robert Johnson (Columbia), Hudie “Leadbelly” Ledbetter, Art Tatum (Fascinatin Rythm), “Lucky” Thompson, Edward “Sonny” Stitt, Dexter Gordon, John Coltrane, Coleman Hawkins, Earl Bud Powell, Nina Simone, Ben Webster…
Il y en a tant auxquels j’ai contribué, et tous ne racontent pas seulement leur propre histoire mais aussi l’histoire d’un peuple. Je n’en ai cité que quelques uns, laissant de côté la foule de ceux et de celles qui sont les racines mêmes de la muse qu’ils servent. Qu’en est-il de Hank Mobley, Melba Liston et Mary Lou Williams, Dorothy Donegan, Hazel Scott, Jerome Richardson, Tadd Dameron, Kenny Dorham "Griff" and Rouse, les frères Jones, les frères Heath ; sans mentionner JJ Johnson, 'Philly Joe' et l’indispensable Horace Silver. J’ai même oublié de citer Ray Charles et James Brown ; j’ai écrit une chanson intitulée A Dedication to James Brown pour mon album Live in San Francisco vers 1966, et l’enregistrement par Ray Charles de Halleleuja How I Love Her So, et puis le solo emblématique de David Newman ! Etc., etc.

Les livres recommandés par Archie Shepp

- Le monde s’effondre, Chinua Achebe (Présence Africaine)
- People in Quandaries, S.I. Hayakama (Harper & Brothers)
- Treat it Gentle, autobiographie de Sidney Bechet (Da Capo)
- L’Autobiographie de Louis Armstrong (rare)
- Black Song (The Forge & The Flame), John Lovell
- The Palm-Wine Drinkard, Amos Tutuola (Grove Press)
- Collected Works, Paul Laurence Dunbar (University Press of Virginia)
- Othello, William Shakespeare
- The autobiography of an ex-colored man, James Weldon Johnson (IndyPublish.com)
- Music is My Mistress, Duke Ellington (Da Capo)
- Les frères Karamazov et Crime et châtiment, Dostoïevski
- Black Boy et Un enfant du pays, Richard Wright (Folio Gallimard)
- Chronique d’un pays natal, James Baldwin (Gallimard)
- Les élus du seigneur, James Baldwin (Robert Laffont)
- Homme invisible pour qui chantes-tu ?, Ralph Ellison (Grasset)
- La Bible
- Le Coran
- La Bhagavad Gita
- Histoire de la musique noire américaine, Eileen Southern (Buchet)
- The Souls of Black Folk (Les âmes noires), W.E.B. Du Bois
- Le peuple du blues, LeRoi Jones (Gallimard)
- L’homme qui ne voulait pas se taire, John A. Williams (André Dimanche)
- Poèmes de Gwendolyn Brooks

Les disques d’Archie Shepp recommandés par lui-même
(depuis 2005 bien d'autres disques ont été publiés)

J’ai enregistré plus de 125 vinyles sans compter les CD, DVD et cassettes. Voici quelques exemples qui ont été bien accueillis par les gens qui écoutent ma musique.

Récemment :

- First Take, duo avec Sigfried Kessler (Archie Ball 0104 - EN VENTE AUX ALLUMÉS)
- St. Louis Blues (Pao 10430 ; Jazz Magnet 2006)
- Left Alone Revisited : A Tribute to Billie Holiday, duo avec Mal Waldron (Enja ; Synergy)

Chez Impulse! :

- The Cry of My People (ABC-Impulse!)
- Tribute to Duke Ellington, avec Earl May, Albert Dailey, Philly Joe, peut-être Walter Davis Jr. au piano ou peut-être que je confonds avec un autre album (Phantom)
- The Way Ahead, avec Ron Carter à la basse et Walter Davis Jr (A9170 ; Grp272)
- Things have got to change (Universal-MCA)
- Attica Blues, les versions américaine (A9222 ; Universal) et française (Blue Marge 1001)
- Mama Too Tight (A9134)
- New Thing At Newport (GRD105 ; Polygram)
- On this Night (A97)

Chez Actuel/BYG (actuellement sous le label Charly Records)
produits illégalement sans contrat :

- Blasé
- Yasmina, a Black Woman
- Early Bird, titre attribué à l’album par des producteurs véreux
- Brotherhood At Ketchaoua avec Philly Jo Jones et Hank Mobley, un autre titre produit malhonnêtement
- Black Gypsy, un cd où j’apparaissais en sideman, quoi qu’important, et qui est miraculeusement ressorti sous mon nom, œuvre du producteur Pierre Jaubert, sans contrat encore une fois !

vendredi 29 janvier 2021

Dans mes enceintes... (1)


Quand Monks of Nothingness d'Olivier Laisney & Yantras démarre, je pense à ce qu'aurait fait Miles Davis s'il avait été plus inspiré à la fin de sa vie, tenté par le rap et rejoignant le trip hop qu'il avait peut-être initié. Le trompettiste, fan des modes à transposition limitée de Messiaen, est accompagné par Magic Malik (flûte, voix), Romain Clerc-Renaud (claviers, électronique), Damien Varaillon (contrebasse) et Franck Vaillant (batterie, électronique). Le mélange, jazz, homogène, prend bien, avec le rappeur Mike Ladd devenu incontournable dans l'Hexagone dès l'hybridation.


J'ai un faible pour le mélange des genres, les orchestrations hybrides, les voix parlées, alors quand je réécoute Pauca Meæ de Sylvain Daniel, je pense à Origami Harvest d'Ambrose Akinmusire. Cela n'a rien à voir, sauf qu'il y a un quatuor à cordes dans les deux, aussi mélangé à la trompette (Guillaume Poncelet) et à la batterie (David Aknin) tandis que le compositeur bassiste (qui joua jadis du cor) s'empare des claviers, de la percussion, du bugle, etc. Olivier Augrond lit le Livre IV des Contemplations de Victor Hugo. En fait, si ! Il y a des liens entre les deux disques. C'est rythmé et romantique, coloré et mélancolique, répétitif et plein de surprises. Après le précédent Palimpseste, je voudrais vraiment connaître ce qui se passera à la troisième saison...


La délicatesse du jeu de Benoît Delbecq est légendaire. Son travail en solo sur piano préparé est probablement ce que je préfère du claviériste. Son nouvel album The Weight of Light (le poids de la lumière), entre Monk et Webern, lui colle parfaitement. Travail d'équilibriste. La première fois que j'ai entendu du piano préparé, c'était François Tusques pour un disque publié par Le Chant du Monde dans sa collection Instrumental. La seconde fois, le disque Harmonia Mundi des Sonates et Interludes de John Cage m'a définitivement conquis. Je ne me lasse jamais de cet instrument. Ceux et celles qui l'utilisent ont toujours des idées très personnelles, des petits secrets de fabrication. Delbecq met souvent des petits bouts de bois dans les cordes comme des rameaux qui auraient poussé là. Sur la vidéo, des feuilles blanches cachent ses préparations comme Louis Armstrong camouflait ses doigtés sous son mouchoir. Dans quel monde vit-on ?
P.S.: Mais non, pas du tout, Benoît m'envoie un mot pour me dire que c'est un hasard du tournage, film qu'Igor Juget vient de terminer sur l'enregistrement de ce bel album, et qu'on y verra plein de gros plans sur les préparations arboricoles !


Mon cousin Serge m'a offert Mysteries, le disque du trompettiste Simon Höfele qui joue magistralement Ligeti, Jolivet, Hosokawa, Hamilton, Takemitsu, Gruber... Il m'a également envoyé une étude mathématique qu'il a réalisée sur les harmoniques de l'instrument, mais je n'y comprends pas grand chose. Si certains sont intéressés, je peux leur faire suivre.
Et puis il y a d'autres disques sur la platine, mais ça ira pour aujourd'hui. Je dois mettre les épinards à cuire sur le feu et les patates douces dans le four, en évitant les traces de doigts sur les surfaces argentées... À suivre.

→ Olivier Laisney & Yantras, Monks of Nothingness, CD Onze Heures Onze
→ Sylvain Daniel, Pauca Meæ, CD Kyudo, dist. L'autre distribution - Believe
→ Benoît Delbecq, The Weight of Light, CD Pyroclastic
→ Simon Höfele, Mysteries, CD Genuin

mardi 12 janvier 2021

Joce Mienniel rêve la pop


The Dreamer n'est pas un disque de flûtiste, mais celui d'un compositeur qui rêve de pop. Par pop, entendre que le rock est une musique plus populaire que le jazz ou la musique improvisée. Il n'empêche que la flûte de Joce Mienniel tinte le son de son nouveau groupe d'une couleur céleste qui s'intègre merveilleusement au métal de ses influences pinkfloydiennes seconde manière. La première était plus psychédélique, mais là il y a le muscle de ce qui fit le succès du groupe anglais dont Joce reprend d'ailleurs le tube Money. Et puis il chante, il chante feutré, mais il chante, en anglais, des mots de tristesse. Ils s'évaporeront lorsqu'une femme lui prendra la main dans une inattendue mise à nu ; les photographies de Cédric Roulliat laissent pantois, entre Orphée, fidèle insouciant, et la trivialité d'Œdipe. Planante et affirmée, la musique s'envole en volutes répétitives jusqu'à la reprise du thème de Michel Nyman pour le film Meurtres dans un jardin anglais. Pas de crime ici, mais un hommage assumé à la puissance électrique de la pop. En ajoutant son synthétiseur Korg MS20 (comme on peut aussi l'entendre sur notre collaboration Game Bling avec Eve Risser et mon récent album Pique-nique au labo), en s'associant au claviériste Vincent Lafont (qu'il a longtemps cotoyé au sein de l'ONJ période Yvinec), au guitariste Maxime Delpierre et au batteur Sébastien Brun (tous deux entendus, entre autres, avec Jeanne Added), Joce Mienniel produit ce son de groupe qui fait la particularité du rock face aux discours solistes des jazzmen. En 2012 ses Paris Short Stories lui permettaient de s'approprier les standards de notre époque avec une originalité de timbres inédite. En 2016 sur Tilt, déjà avec Lafont et Brun, il continuait à jongler avec le rock et les trouvailles à la Morricone. Il est logique que, quatre nouvelles années plus tard, son style s'affirme encore une fois, un truc addictif, suffisamment riche pour tourner en boucle sur la platine.
Comme Sylvaine Hélary, Joce Mienniel dresse un pont entre ce qui est assimilé au jazz et la pop. Sur d'autres projets, comme pour Naïssam Jalal, les musiques extra-européennes lui rappellent les origines ancestrales de son instrument. Comme leurs homologues qui ont choisi les bois (clarinettes, basson), les cordes (violons, violoncelles) ou la percussion, ces virtuoses de la flûte précisent une caractéristique hexagonale qui se démarque des Anglo-saxons plus branchés par les saxophones, les guitares électriques ou la batterie. Mais quel que soit l'instrument, les nouvelles générations de musiciens français affirment de plus en plus un courant novateur et inventif, indéfinissable parce qu'ils réfléchissent la variété et la richesse de nos paysages continentaux, un œcuménisme qu'il s'agit de défendre contre les coups de butoir d'une industrie multinationale phagocytée par les États Unis. Aucun nationalisme évidemment dans mon propos, mais le désir de marier ses propres racines aux grands mouvements planétaires. La musique classique et la pop anglaise sont facilement décelables chez ce rêveur, travailleur acharné qui nous fait partager ses trépidants fantasmes oniriques.

→ Joce Mienniel, The Dreamer, CD Drugstore Malone, dist. L'autre distribution, sortie le 5 février 2021

vendredi 1 janvier 2021

Pique-nique au labo dans Revue & Corrigée


Agréable manière de commencer l'année avec un article de Pierre Durr dans le n°126 de Revue & Corrigée (décembre 2020) à propos de mon dernier album sorti chez GRRR (dist. Orkhêstra, Les Allumés du Jazz et Bandcamp).

JEAN-JACQUES BIRGÉ
PIQUE-NIQUE AU LABO
GRRR, 2xCD, 2031-32 – 2020

On retient l’idée. En ces temps de confinement, on nous interdit d’aller rendre visite à nos amis. En revanche, on peut travailler. Alors pourquoi ne pas aller dans un studio d’enregistrement, bien sûr pour travailler, mais aussi pour rencontrer d’autres personnes ? Et la musique, c’est aussi le partage d’un savoir-faire et d’émotions que l’on communique aux auditeurs... Certes, ce double enregistrement n’a pas été réalisé lors des confinements : la chronologie des 22 titres (d’octobre 2010 à décembre 2019) n’inclut pas l’année 2020... Mais ouvre une piste (c’est le cas de le dire) pour contrer les interdictions de sortie. Tout au long de ces dix dernières années, Jean-Jacques Birgé a donc accueilli pour chaque titre, ici présenté, une ou deux personnes, histoire d’enregistrer ensemble. Car pour paraphraser Guigou Chenevier, le musicien est le meilleur ami du musicien*. ll est vrai qu’en son temps, Un Drame Musical Instantané ouvrait lui aussi la porte à d’autres musiciens**. Pour ce Pique-Nique au Labo, la plupart des invités sont français, ou tout du moins résidents : violoncellistes (Vincent Segal, Karsten Hochapfel), violonistes (Mathias Lévy, Jean-Francois Vrod), saxophonistes ou clarinettistes (Antonin-Tri Hoang, Sylvain Rifflet, Alexandra Grimal, Jean-Brice Godet), guitaristes (Julien Desprez, Hasse Poulsen, Christelle Séry), batteurs et/ou percussionnistes (Edward Perraud, Samuel Ber, Linda Edsjö, Sylvain Lemêtre), vocalistes (Birgitte Lyregaard, Médéric Collignon), accordéoniste (Pascal Contet), platiniste (Amandine Casadamont), et quelques autres encore à la basse, aux flûtes, etc. Cette somme vous plonge dans des effets euphorisants (« Improvisation »), vous entraîne dans des ritournelles déjantées (« Sur trois pattes »), dans des ambiances tour à tour tendres, espiègles, savoureuses (« Je pense a ton cul »), déconcertantes (« La Patience de la dame »), entourées de mystérieux halos (« Sous Surveillance », « Masked Man »), de rires et de parenthèses conviviales (« Soyez extravagant », ou l’intro de « Accretion »), épisodiquement plus lugubre (« In Total Darkness »), sans oublier quelque référence à des tragédies (les détonations et tirs dans une ville assiégée in « Dans l’Œuvre et hors d’œuvre »***). Au-delà du choix et de la variété des sonorités et couleurs mises en jeu, le souci de la continuité et de la progressivité permet à cet enregistrement d’éviter l’écueil des compilations disparates — sachant toutefois que ces 22 pièces ne sont que des éclats scintillants issus d’une vingtaine d’albums (parmi 60 autres !) numériques conçus ces dix dernières années, et disponibles sur drame.org.

* Guigou Chenevier, Le Batteur est le meilleur ami du musicien, in PolySons, 2003.
** Voir Urgent Meeting, GRRR, 1991, et Urgent Meeting 2 : Operation Blow-up, GRRR, 1992.
*** On pense à « Starry Night » de Mazen Kerbaj.

jeudi 10 décembre 2020

Naïssam Jalal, flûtiste et compositrice (2)


Le nouvel album de la flûtiste Naïssam Jalal est double. Double CD, double vue, double fond, double vitrage, double sens... Pour envisager Un autre monde aujourd'hui, il faut être doué/e de double vue. Si l'on désire faire traverser les frontières à nos désirs d'amour et de fraternité, les valises simples ne conviennent plus. Comme si ces sentiments étaient d'une époque révolue, la contrebande s'impose. Et je ne pense pas que le double vitrage suffise à contenir sa rage contre l'absurdité criminelle du Capital. La musique de Naïssam Jalal est à double sens. Côté face, le mélange de Moyen Orient et de jazz rappelle la transe mélodique de John Coltrane. De l'autre côté, les revendications s'empilent. Être une femme, d'origine syrienne, compositrice, engagée politiquement et refusant de céder à la banalité du décervelage programmé, exige une tenue de combat, une forme exceptionnelle si l'on veut garder le sourire. Parce que la vie est là, qui vous tend les bras, quand on a 36 ans.


La virtuose, à la traversière comme au nay, chante parfois en doublant un autre instrument, car elle est accompagnée par le groupe Rhythms of Resistance composé du saxophoniste Mehdi Chaïb, du violoncelliste Karsten Hochapfel qui tient souvent ici le rôle de guitariste, du contrebassiste Damien Varaillon, du batteur Arnaud Dolmen qui privilégie les peaux et, pour le second disque, de l'Orchestre National de Bretagne dirigé par Zahia Ziouani, une autre manière d'assumer la migration, même si les interprètes classiques sont lents à se mettre au diapason des métriques complexes. Les arabesques de la flûte, et du nay auquel je suis encore plus sensible, nous emmènent vers Un autre monde, celui où l'on se saoule de musique pour vivre au lieu de survivre.



→ Naïssam Jalal, Un autre monde, 2CD Les couleurs du son, dist. L'autre distribution, sortie le 5 février 2021

Cet article fait suite à l'article d'hier sur quatre autres disques de flûtistes et précède la chronique du Glowing Life de Sylvaine Hélary.

mercredi 9 décembre 2020

Flûte ! (1)


Mon premier instrument fut une flûte rapportée de Sicile en 1967. Je l'ai toujours, mais je crains souvent que les conditions hydrométriques fassent éclater le bambou. Depuis, j'en ai acquis des dizaines, en bois, en métal, en terre, en plastique, mais je joue toujours des mêmes : une roumaine très aiguë, deux fabriquées par Bernard Vitet (une en plexiglas qui sonne comme un shakuhachi, l'autre très basse en PVC), deux encore en PVC achetées à Nicolas Bras, une varinette (flûte de nez) et des harmoniques comme celles aperçues sur la photo. La semaine dernière, pour le disque de rock que nous enregistrons en ce moment, Nicolas Chedmail m'a emprunté ma flûte à bec ténor ! Longtemps la flûte traversière était vouée aux filles, préjugé absurde que ridiculisent les souffles actuels de Naïssam Jalal, Sylvaine Hélary, Eve Risser, Elise Caron et bien d'autres...
M'arrivent quatre disques dont vous aurez deviné l'instrumentation ! Les deux premiers viennent d'Inde du Nord, musique hindoustanie interprétée sur des flûtes en bambou bansurî (merci à Cyriaque Kempf). Si Hamsadhwani propose des pièces variées, raga pentatonique joué par Ravi Shankar Mishra sur des instruments qu'il fabrique lui-même dans son atelier-garage de Mysore en Inde du Sud, je suis particulièrement bouleversé par la lente progression du Raag Yaman de son maître Pandit Nityanand Haldipur, qui lui-même fut le disciple de l'extraordinaire Annapurna Devi. Celle-ci, fille du légendaire Ustad Baba Allauddin Khan, fut la première épouse du célèbre Ravi Shankar. En Inde, comme pour les autres musiques, la tradition du Maihar Gharana se transmet ainsi, formant des lignées. Les tablistes sont nommés sur les pochettes, le plus jeune, Pandit Ravindra Yavagal, et le plus âgé, Pandit Omkar Gulvady, mais il n'est pas fait mention des joueurs de tampura qui entretiennent la basse continue... Je ne m'attendais pas à être envouté à ce point. Comme avec les drones de La Monte Young, la musique envahit l'espace, puis le corps qui finit par se dématérialiser jusqu'à l'abstraction de soi-même !
C'est une autre tradition que perpétue le duo de flûtistes Isophone composé de Rosa Parlato et Claire Marchal, celle de la musique contemporaine improvisée faisant appel aux traversières, de la piccolo à la basse. L'album Bise est tout en retenues délicates, réminiscences effleurées, harmoniques retrouvées, recherchant l'écoute de l'autre du bout des lèvres.
Le dernier est encore un duo, mais si Miquèu Montanaro joue des flûtes dont la fujara et la dvojnica, du galoubet tambourin (sa spécialité) et de la guimbarde, il dialogue avec son fils, le violoniste baryton Baltazar Montanaro-Nagy. Les improvisations ont évidemment un goût provençal prononcé. Les rythmes sont enlevés, les timbres variés et la danse n'est jamais loin.

P.S.: J'ignore où en est Joce Mienniel, mais je reçois à l'instant les disques de Sylvaine Hélary (avec Antonin Rayon, Benjamin Gilbert, Christophe Lavergne et Mark Tompkins) et de Naïssam Jalal (avec le groupe Rhythms of Resistance et le Nouvel Orchestre de Bretagne) que je suis impatient de découvrir et que je n'ai évidemment pas eu le temps d'écouter... À suivre !

→ Ravi Shankar Mishra, Hamsadhwani, CD Bansuriworld
→ Pandit Nityanand Haldipur, Raag Yaman, CD Bansuriworld
→ Isophone (Rosa Parlato & Claire Marchal), Bise - Improvisations aux flûtes traversières, CD Setola Di Maiale
→ Duo Montanaro, Be, CD Compagnie Montanaro

vendredi 4 décembre 2020

Dix mille intruments dans un tube de verre


Article du 7 septembre 2007

Depuis que je suis tout petit, je rêve de me laisser enfermer dans la caverne d'Ali Baba. Hier mon vœu s'est exaucé grâce à la gentillesse de l'ethnomusicologue Madeleine Leclair, responsable de l'unité patrimoniale des collections d'instruments de musique du Musée du quai Branly, que j'avais rencontrée il y a quelques mois pour fêter nos prix du Fiamp. Sur les six étages d'un gigantesque tube de verre dessiné par l'architecte Jean Nouvel comme le reste du bâtiment, sont exposés dix mille instruments de musique d'Asie, d'Océanie, d'Afrique et des Amériques. Complétant admirablement celle du Musée de la Musique de La Villette, c'est la plus grande collection d'instruments ethniques en Europe. Les caillebotis métalliques ajourés permettent à un seul système de régler la température et l'hygrométrie, stabilisées à 20°C et 50% d'humidité, de cet espace obscur, pas plus de 30 lux, meublé d'étagères noires et de tiroirs coulissants silencieux conçus par Madeleine.
Dans cette Tour de Babel musicale, les instruments sont classés par continents et par types, percussions à peau, tambours de bois, hochets, sistres, sonnailles, gongs, cloches, balafons, senzas, guimbardes, arcs, flûtes, trompes, conques, harpes, guitares, kotos, violons, etc. Je n'emploie pas les termes muséographiques affichés, mais ceux que j'utilise lorsque je joue dans mon studio avec tous ceux que j'ai recueillis lors de mes voyages. Les rhombes, qui se réfèrent à des rituels sacrés auxquels aucune femme ne doit assister, ne sont pas exposés pour ne pas choquer d'éventuels visiteurs des villages d'où ils ont été rapportés. Je suis étonné du nombre de flûtes nasales et de la sophistication de certains systèmes d'émission. Une flûte qui se porte à l'épaule se joue en la remplissant d'eau et en marchant, l'eau poussant l'air vers le biseau. Des cocons d'araignées remplis de leurs œufs séchés sont agités. Des tibias humains finement ciselés sonnent la cérémonie. Des tambours de bois sont creusés de plusieurs lames pour former un ensemble accordé. Des carapaces de tortues sont frottées à la manière des tambours parlants. Mon ivresse monte à mesure que nous descendons dans l'immense éprouvette qui laisse apercevoir tous ces trésors. Le site du Musée offre une recherche exceptionnelle dans le catalogue des objets. Nous terminons la visite par la magnifique salle de concert aux formes variables (rideau d'Issey Miyaké) et à son pendant extérieur, sorte de théâtre antique qui mange le sublime jardin sauvage de Gilles Clément, et par la médiathèque sur le toit couronné par une rivière-fontaine qui fait le tour du bâtiment. On peut y écouter des centaines de musiques, à moins que l'on ne préfère les grandes boîtes à musique audiovisuelles du Musée qui offrent une immersion totale dans le son. Les gardiens de la médiathèque nous font signe de nous taire, le silence reprend ses droits.
Pour remercier ma guide, je souhaiterais retrouver la musique des stalagmites de la Baie d'Halong, inoubliables orgues à percussion magiques que j'enregistrai il y a une douzaine d'années. En attendant, j'essuie la poussière qui s'est accumulée sur une bande magnétique confiée à Brigitte vingt ans plus tôt par Leroy-Gourhan pour lui en envoyer copie. Il s'agit d'un enregistrement russe de percussion sur os de mammouth.

P.S. du 4 décembre 2020 :
En 2018 j'ai retrouvé ma guide, la Québécoise Madeleine Leclair, devenue conservatrice du département d’ethnomusicologie au MEG (Musée d’ethnographie de Genève), responsable des collections d'instruments de musique et des Archives internationales de musique populaire (AIMP). L'ethnomusicologue m'a permis de composer un de mes plus beaux disques à partir des archives du Fonds Constantin Brăiloiu : le CD Perspectives du XXIIe siècle est sorti le 21 juin dernier et le film collectif de 51 Minutes qui en est tiré sortira en 2021. Pour ce faire j'ai également eu accès à des idiophones qui n'avaient jamais été joués depuis leur dépôt au MEG. Ce n'est pas terminé, puisqu'un autre projet suscite déjà une nouvelle collaboration...

mercredi 2 décembre 2020

Elise Caron / Edward Perraud, le retour d'un joyeux effondrement


Dix ans ont passé depuis Bitter Sweets, le premier disque en duo d'Elise Caron et Edward Perraud, petite merveille souvent réécoutée, éventail arc-en-ciel, invention ping-pong, ce que l'une et l'autre font de mieux à mes yeux lorsqu'ils se laissent aller à pervertir avec amour les modèles. Les deux compositeurs-improvisateurs, condamnés à faire aussi bien, lorgnaient la perfection, là où les scories affichent les ordres du mérite. Ainsi le second a mis le temps, et voilà que, tout beau, tout chaud, sorti du four, d'un moule à gaufres saupoudrées de sucre glace, sort enfin Happy Collapse, évanouissement joyeux que connaissent les gastronomes et qu'ignorent les gastéropodes, aïe et merci.
Ce deuxième volume est plus posé, plus tendre, plus retenu, mais toujours aussi coloré et surprenant. Elise Caron chante, elle joue des rôles comme David Lynch lorsqu'il enregistre des disques, endossant des vêtements trop larges ou trop étroits, personnages enfermés dans leur statut d'albâtre. Elle chante merveilleusement, mais c'est son théâtre (musical) qui m'enchante. Quant à Edward Perraud, jamais aussi épatant que dans la liberté absolue, il orchestre plus qu'il ne frappe. À la batterie il ajoute guitare, électronique, claviers, harmonica tandis que sa comparse reprend la flûte avec bonheur. Je ne suis pas effondré, car je plane, descente de trip sans accroc, et quand le disque s'arrête, un goût de trop peu nous envahit.
Alors je ressors, monté sur, Bitter Sweet de sa pochette rose aux deux vaches. Puis je me repaye un tour de Happy Collapse dont la couvertoure montre deux cygnes nageant vers nous dans les lumières roses du soir. Si dans dix ans un troisième volume voit le jour, sera-t-il de cette charmante couleur ? Il faudra pourtant nous battre si nous voulons que nos rêves continuent à resplendir dans la beauté du son.

→ Elise Caron / Edward Perraud, Happy Collapse, CD Quark, dist. L'autre distribution, 13,99€, à paraître le 11 décembre 2020

vendredi 25 septembre 2020

Solidarité de bon sens


Dès mes premiers travaux j'ai choisi la solidarité comme mode de vie. Il ne s'agit pas de faire l'aumône en sortie de messe ou de périphérique, mais de comprendre que même si tout va on ne peut mieux dans le meilleur des mondes, lorsque le ciel vous tombe sur la tête a little help from my friends est le seul rempart qui vous empêche de vous jeter par la fenêtre. À la fondation d'Un Drame Musical Instantané en 1976 j'ai proposé que nous cosignions toutes les compositions à part égale. Ainsi un solo de flûte sans les autres ou l'ajout de maracas dans une pièce symphonique n'aurait aucun d'impact sur la répartition des droits d'auteur. De même, les musiciens et musiciennes du grand orchestre créé en 1981 étaient au même tarif que nous trois qui dirigions l'ensemble et que moi-même qui passais pourtant six mois à trouver les subsides et les contrats qui nous permettraient en plus d'avoir nos heures d'intermittents. Lorsqu'il n'y a pas de question d'argent dans un groupe, ce sont 95% des motifs de se crêper le chignon qui disparaissent. Au moins, si l'on s'engueule, ce sera pour de bonnes raisons. Quant aux 5% restants, le choix artistique étant guidé par l'objet et non par l'ego des sujets, en fin de journée les chamailleries s'effaçaient devant la justesse des propositions... Il était inimaginable de mettre au vote les décisions : la règle basée sur la majorité des voix a fait faire quantité d'erreurs, réduisant au silence celle ou celui qui pense autrement et qui parfois aurait évité la catastrophe !
Si l'on étend cette manière d'avancer à toute la sphère sociale, on peut s'étonner du peu de solidarité s'exerçant dans les milieux professionnels où le struggle for life et le chacun pour soi sèment la zizanie en isolant les combattants. Cette pensée militante m'a, par exemple, poussé à faire de l'information sociale auprès de mes condisciples, à participer à la vie associative tant que j'ai pu, à écrire dans cette colonne sur celles et ceux que la presse paresseuse marginalise. Or nous sommes tous et toutes dans le même bain. Si cela ne se voyait pas, l'actuelle crise politique, dite sanitaire, montre à quel point tous les professionnels sont tributaires les uns des autres.
Il serait donc de bon sens que dans les mondes de la musique, par exemple, les musiciens, agents, organisateurs de spectacle, patrons de club, directeurs de festival, producteurs, distributeurs, magasins de disques, journalistes comprennent qu'il n'existe nulle concurrence sérieuse entre eux, nulle hiérarchie légitime, et que nous dépendons tous et toutes les uns des autres.
C'est ce que n'a pas compris un petit éditeur nantais qui anime une émission de radio confidentielle et à qui j'envoie plusieurs disques par an en toute solidarité. Comme je lui demandais de m'envoyer à son tour deux petits fascicules pour chroniques éventuelles, le cuistre me répondit qu'il en avait assez "d'arroser". Ce genre de grossier personnage qui publie souvent des écrivains passés au domaine public n'a pas compris que les auteurs peuvent se passer d'éditeur, mais que le contraire est impossible, du moins avec les artistes vivants. Il partage ce trait arrogant et stupide avec quelques imbéciles incompétents qui pensent probablement que les artistes leur doivent quelque chose, alors que c'est heureusement le contraire. Depuis mes débuts, j'ai enterré plus d'un paltoquet qui s'en est retourné à ses laveries automatiques. Par contre, il nous est arrivé de soutenir un camarade en difficulté à qui nous n'avions jamais rien demandé. Plaignez donc cet autre malheureux, ex-guitariste mitraillette, à qui j'adressai récemment des compliments à la fin d'un concert, mais qui, en partant, se crut obligé de me dire que j'étais "toujours aussi bête". C'est en effet la bête que j'aimerais cultiver pour échapper à cette humanité qui a tout perdu en se redressant et en bombant le torse ! Plus loin, dans un musée d'art contemporain, une "étudiante en virologie" me demanda d'ajuster mon masque parce que "la règle c'est la règle". J'ai rétorqué que l'on n'aurait bientôt plus besoin de police avec des gens comme elle. Que ne lui ai-je fait remarquer que toutes les œuvres qu'elle était venue admirer étaient le fruit d'individus qui n'avaient pas respecté la règle ?
Ne confondons pas l'obéissance de masse avec la solidarité. Chacun, chacune, ensemble, nous devons lutter contre le décervelage qui détruit les synapses et nous isole. Le bon sens ne va pas de soi, il exige d'analyser le passé pour rêver l'avenir. Il est juste un leurre de croire que le bonheur peut être individuel.

mardi 22 septembre 2020

Souvenirs de Michael Lonsdale


J'avais prévu une toute autre soirée. L'annonce de la mort de Michael Lonsdale me plonge dans une profonde tristesse. À l'Idhec il avait été notre moniteur pour la direction d'acteurs avec Jacques Rivette. En 1985 je lui avais demandé de lire deux nouvelles de Dino Buzzati, Le K et Jeune fille qui tombe... tombe, tandis qu'Un Drame Musical Instantané l'accompagnait, soit Bernard Vitet (trompettes, cor, violon, piano, voix), Gérard Siracusa (percussion, voix) et moi-même (synthétiseurs, flûte, voix). Si nous avons repris quelques années plus tard cet oratorio parlé avec Richard Bohringer puis Daniel Laloux, nous avons heureusement enregistré la création avec Michael, spectacle alors peu commun. J'avais cherché une idée dans l'esprit des ciné-concerts que nous avions inaugurés dans les années 70. J'étais un peu inquiet pendant les répétitions de son rapport à l'orchestre, mais le soir de la première, Michael avait été génial, sautillant comme un gamin pendant le rappel. Je fus tout autant épaté dix ans plus tard lorsque je lui demandai cette fois d'énumérer les figures de cire du Cabinet Spitzner pour le Cabinet de curiosités de l'exposition Il était une fois la fête foraine à la Grande Halle de La Villette. Entre temps il mit en scène le trio Pied de Poule pour le spectacle musical Indiscrétion... À l'époque il s'ennuyait en jouant au cinéma pour Jean-Jacques Annaud parce que celui-ci laissait les acteurs livrés à eux-mêmes...
En plus de ses talents exceptionnels de comédien, Michael était une personne d'une gentillesse extrême. Un soir qu'un taxi lui exprimait son admiration, terminant néanmoins par lui demander un autographe en le prenant pour Michel Galabru, il signa du nom de son collègue pour ne pas décevoir le conducteur !
J'aimais l'écouter nous raconter ses petites histoires. D'autres raconteront mieux que moi ses interprétations fabuleuses chez Mocky, Buñuel, Duras, Aperghis et tant d'autres, se remémorant ses phrases en essayant de l'imiter. Il est allé rejoindre sa maman et sa tante avec qui il vécut jusqu'à la fin de leurs vies. À 89 ans il tournait toujours. Il s'est éteint dans son sommeil, rêvant probablement avec le même émoi qu'à ses débuts, parce qu'il n'avait pas d'âge.

mardi 15 septembre 2020

Les champs les plus beaux (28)


De nous tous, le réalisateur Valéry Faidherbe est celui qui a le plus joué le jeu que j'avais initié avec mon dernier CD, Perspectives du XXIIe siècle. Non seulement les survivants de 2152, qui avaient élu campement sur les ruines du Musée d'Ethnographie de Genève, y avaient découvert les Archives Internationales de Musique Populaire (AIMP) dont le Fonds Constantin Brăiloiu, soit 3 000 parmi les 120 000 enregistrements, ainsi que des idiophones qui n'avaient jamais été touchés depuis leur entrée dans les collections du MEG, mais aussi un nombre incroyable de photographies, 18 000 au total. C'est sur ces bases exhumées que les réfugiés avaient choisi de se reconstruire après la catastrophe.
Retour en arrière. Confinement et vacances avaient retardé la livraison des photos haute définition dont avait besoin Valéry Faidherbe pour réaliser le 11ème film de mes Perspectives du XXIIe siècle. C'est en fait le treizième index du CD, mais il figurera le 10ème épisode du film global de 52 minutes dès que Jacques Perconte aura terminé à son tour celui qu'il conçoit pour la pièce MEG 2152. Heureusement l'équipe du Musée d'Ethnographie de Genève, en l'occurrence Madeleine Leclair, Chantal Courtois, Johnathan Watts et Nadia Vincenot, s'est pliée en quatre pour nous fournir les 182 clichés constituant cette fabuleuse évocation. Les photographies proviennent toutes des archives du Musée, issues de différents fonds, et prises de 1860 à 2013, en Albanie, au Brésil, au Canada, en Chine, en Guyane française, en Inde, en Indonésie, au Japon, à Madagascar, en Roumanie, au Sri Lanka, au Yemen et en Zambie ! L'accumulation des dates et des époques fabrique un mille-feuilles qui se joue à la fois du passé et de l'avenir. Cette fusion alchimique nous emmène loin, ces "champs" produisant des nourritures terrestres qui ne sont pas qu'alimentaires. Mais surtout il faudrait ne le regarder que sur grand écran. Chaque sujet est perceptible, la subtilité du moindre mouvement. C'est incroyable.
Le moyen métrage constitué par les douze épisodes vidéographiques réalisés par Nicolas Clauss, Sonia Cruchon, Valéry Faidherbe, Jacques Perconte, John Sanborn, Eric Vernhes et moi-même, sera présenté pour la première fois le 13 novembre prochain au MEG à Genève. Il sera suivi d'une suite inédite interprétée en direct par Amandine Casadamont aux platines et ordinateur, Jean-François Vrod au violon, Antonin-Tri Hoang au sax alto et à la clarinette basse, et encore moi, avec clavier, flûte, guimbarde et percussion.
D'ici là j'aurai sorti un nouvel album, double cette fois, avec 28 musiciens et musiciennes en invités !


Jean-Jacques BIRGÉ
LES CHAMPS LES PLUS BEAUX
Film réalisé par Valéry FAIDHERBE

#13 du CD "Perspectives du XXIIe siècle"
MEG-AIMP 118
Archives Internationales de Musique Populaire
Musée d'Ethnographie de Genève
Sortie le 19 juin 2020

Jean-Jacques Birgé - frein, erhu, harmoniseur, clavier, phonographie
Sylvain Lemêtre - percussion

Sources musicales :
Formosans Takasago. Chant rituel pour les semailles de millet : « Passipot-pot ». Chœurs d’hommes. Tribu du Bunun, 1943
Kabyles (Tribu At Yänni. Kabylie du Djurdjura). Air de danse (l’été après les moissons sur les aires à battre). Flûte (ajuaq) et tambour-sur-cadre (abandir), 1952
Japonais. Chant rituel d’après-midi pour le repiquage du riz : « Tave-Uta ». Voix d’hommes. District de Gumma
Collection universelle de musique populaire
Archives Constantin Brăiloiu

Archives photographiques du MEG :
Fonds Alfred Bertrand - Jacques Faublée - Aurélien Fontanet - Eugène Pittard - Henry et Ruth Rusillon - Daniel Schoepf

Photographies
Albanie - Brésil - Canada - Chine - Guyane française - Inde - Indonésie - Japon - Madagascar - Roumanie - Sri Lanka - Yemen – Zambie

#13 du CD "Perspectives du XXIIe siècle"
MEG-AIMP 118, Archives Internationales de Musique Populaire - Musée d'Ethnographie de Genève
Direction éditoriale : Madeleine Leclair
Distribution (monde) : Word and Sound
Commande : https://www.ville-ge.ch/meg/publications_cd.php

Les 10 vidéos déjà tournées en ligne sur Vimeo !
Tous les articles du blog concernant le CD Perspectives du XXIIe siècle
Dossier du MEG en français et anglais
La presse : RTS Vertigo ("Le MEG fait de l'anticipation sonore"), RTS L'écho des pavanes ("Jean-Jacques Birgé, ethnographie au futur antérieur"), Le Monde, L'Autre Quotidien, Vital Weekly, Glob nato...
L'album en écoute sur SoundCloud !

mardi 8 septembre 2020

Hommage à la guimbarde


Article du 30 novembre 2006

J'ai longtemps rêvé que l'on me propose de tenir un pupitre de guimbarde dans un orchestre. Ce n'est jamais arrivé. L'ostracisme dont souffre l'instrument est au moins aussi fort que celui qui faisait rejeter le synthétiseur à mes longs et durables débuts. La guimbarde fut, avec une flûte sicilienne à six trous, mon premier instrument. Par provocation, je raconte souvent que j'en suis un virtuose. Il faut bien l'être de quelque chose. Je ne sais pas vraiment comment cela est compris. J'ai toujours adoré en jouer. C'est un instrument léger que l'on peut emporter partout dans sa poche. Les vibrations ressenties dans les os crâniens sont, pour moi, de l'ordre de la pure jouissance. J'ai développé, en particulier, un mouvement de l'index, en aller et retour, qui rappelle le trémolo d'une mandoline ou la manière de jouer de certains rockers des années 50 comme Dick Dale (son interprétation de Miserlou pour le générique de Pulp Fiction l'a remis au goût du jour). Mes guimbardes italiennes plates me permettent également de chanter en même temps ou d'en jouer seulement en aspirant et en soufflant, sans attaquer la lame avec le doigt. L'oxygénisation du cerveau donne le vertige. Il m'arrive aussi d'être emporté par mes mouvements rapides quasi tex-averyens jusqu'à me coincer la lèvre inférieure entre le cadre et la lame. Les filets de sang qui coulent alors aux commissures sont extrêmement impressionnantes, mais ça cautérise presque instantanément.
J'ai très souvent joué de la guimbarde sur scène avec Un Drame Musical Instantané et enregistré de nombreux disques depuis le premier, Défense de avec Birgé Gorgé Shiroc en 1975, jusqu'aux plus récents. J'aime particulièrement l'usage que j'en fais dans Les clans sur le disque Science-Fiction paru chez Auvidis en 1995. Francis Gorgé et moi avions signé sous pseudonymes un triptyque avec les CD Policier et Western. Ce sont les disques qu'Irvin Kershner, le réalisateur de L'empire contre-attaque (le second de la saga, mais intitulé Épisode V de La guerre des étoiles) me demanda d'écouter, récemment de passage à Paris et visitant mon studio d'enregistrement à la maison. C'était comique de lui présenter ces pièces quasi caricaturales, inspirées, entre autres, de Star Wars. En 1976, j'ai même enregistré (anonymement) de la guimbarde typiquement corse pour Forti sarenu si saremu uniti, un 33 tours des Fédérations de la Corse du Parti Communiste Français, réalisé par Jean-André Fieschi avec la participation de Charlotte Latigrat !
Si j'ai eu l'idée d'évoquer mes prouesses guimbardières ce matin, ce n'est pas en hommage à Charles Ives et son pupitre de 40 guimbardes de sa Holidays Symphony, mais parce qu'avant-hier soir, au New Morning, Philippe Krumm m'a présenté Wang Li, un jeune prodige chinois de l'instrument. Wang Li en a récolté des centaines de ses voyages en Orient, de Bali, du Japon, des Philippines, d'Inde, du Népal, etc. J'en ai moi-même rapporté du nord du Vietnam, j'en possède en bambou, en bois d'un seul tenant ou que l'on fait vibrer en tirant sur une ficelle, d'énormes sub-basses, des petites siciliennes nerveuses, des pakistanaises, mais celles de Wang Li sont exceptionnelles par leur diversité et leurs qualités musicales. Sur son site, et dans ses disques, il en présente même certaines à plusieurs lames et d'autres, expérimentales, avec des contrepoids vibrants... Les images (photo ci-dessus), les sons qu'elles produisent me font rêver, anticipant la visite que je compte lui rendre demain à son atelier. Allez jeter un coup d'œil, c'est magique. La magie n'est pas étrangère au monde de la guimbarde, rituels shamaniques ou jeu délicat à l'oreille des jeunes filles courtisées... Parmi les plus anciens instruments du monde et présents sous toutes les latitudes, ce petit machin recèle des possibilités musicales insoupçonnées tant rythmiques qu'harmoniques, se rapprochant souvent du miracle des voix diphoniques !

P.S.: Depuis cet article, je n'ai cessé de jouer et enregistrer mes guimbardes, toutes sortes, et j'ai partagé cette passion avec mon camarade Sacha Gattino. J'ai récemment acquis chez Dan Moi un générateur d'impulsion qui permet de faire vibrer une guimbarde plate sans les doigts. On peut ainsi jouer des drones incroyables. J'ai également cherché un jeu de guimbardes chromatiques Vargan Masko, mais il semble épuisé sur tous les sites de vente...

jeudi 27 août 2020

Their Satanic Majesties Influence


Tandis que je termine Life, l'autobiographie de Keith Richards dont la lecture m'a été conseillée par Jean Rochard, je retrouve cet article d'il y a treize ans. Le livre du guitariste des Rolling Stones est passionnant, et bien écrit si j'en juge déjà par la traduction française de Bernard Cohen.

Article du 16 mai 2007

Je résume vite fait. En décembre 1967, les Rolling Stones sortent Their Satanic Majesties Request, 33 tours psychédélique en réponse au Sergent Pepper's Lonely Hearts Club Band des Beatles paru en juin, lui-même inspiré par le Pet Sounds des Beach Boys. Le seul album expérimental des Stones (conçu sous l'emprise du LSD) eut peu de succès, la presse le descendit, Mick Jagger et Keith Richards dirent qu'ils avaient enregistré "n'importe quoi", sous la pression d'un procès pour détention de stupéfiants et dans l'euphorie des diverses substances qu'ils ingurgitaient pour de vrai. Pourtant, pour les nombreux amateurs de trucs brintzingues et d'inventions musicales, c'est le meilleur disque des Stones, aussi incontournable que le chef d'œuvre des Beatles.
Six mois après sa sortie et le joli mois de mai (n'en déplaise à tous les renégats en costume rayé), je découvre le We're only in it for the money des Mothers of Invention qui va me faire entrer en musique. Autre référence au Sergent Pepper's, la pochette de Zappa est un pastiche inversé de celle des Beatles, insert compris. J'ai déjà raconté l'influence déterminante que Frank Zappa eut sur mes jeunes années. Mais en réécoutant hier le disque ébouriffant des Stones, je m'aperçois avec stupeur qu'il m'a certainement beaucoup plus influencé dans ma démarche de compositeur que le génial barbichu... Aurais-je été inconsciemment préparé par les Beatles et les Stones à découvrir les Mothers ?
Il est probable que la disparition de Brian Jones en 1969, noyé dans sa piscine de la maison construite pour le créateur de ''Winnie l'Ourson'', orienta définitivement le groupe vers le hard-rock. Les arrangements de Their Satanic Majesties..., étonnants de modernité pour l'époque, le restent aujourd'hui. Le clavecin de Nick Hopkins, le mellotron de Brian Jones, ses improvisations débridées à la flûte, ses cuivres déments font sortir les Stones de leur popitude encore trop sage. Ils durciront le ton avec Street Fighting Man et Sympathy for the Devil, entamant leur période la plus fertile... Brian Jones se révèle ici un multi-instrumentiste arrangeur de génie, intégrant toutes les trouvailles du free jazz, de la musique psychédélique et des formules répétitives qui allaient influencer des groupes comme Soft Machine. Les recherches de timbres pullulent, en particulier sur les voix, le mixage dramatique, au sens où on l'entend à la radio pour les émissions de création.
Sur la pochette est collée une photo en relief des Stones. Des volutes de fumée sur fond bleu font office de papier peint, fond rouge pour la pochette intérieure où l'on glisse le vinyle. Tapisserie au verso et, à l'ouverture, collage réalisé avec le photographe Michael Cooper qui a conçu tout le packaging. Je comprends les fans du vinyle. Une chaleur se dégage de l'objet. Je regarde tourner la galette, l'aiguille passe sur le sillon, c'est mesuré, cadré par le bras qui se lève en fin de face. Juste le temps qu'il faut. Se lever pour retourner le disque. Un peu plus tôt, j'admirais la pochette que Warhol avait faite pour l'Academy in Peril de John Cale...


Je me retrouve dans les longues improvisations de Sing This All Together et de sa longue reprise en fin de face A, (See What Happens), où John Lennon et Paul McCartney prêtent leurs voix et jouent des percussions. Depuis le réveil en 1975 (Birgé Gorgé Shiroc, Défense de, GRRR 1001, réédition cd+dvd MIO 026-027 et lp Wah-Wah Fauni Gena EN 2013) jusqu'à mon récent concert avec Somnambules, je me reconnais dans ces tourneries qui évoluent sans cesse, couches successives inattendues, travail sur la multiplicité de timbres inouïs (réclamés à l'origine par Jagger pour rivaliser avec les Beatles !). Que je joue de mes synthés, de la flûte, des cuivres, des claviers ou de petites percussions, je comprends soudain à quel point ce disque me marqua. J'avais quinze ans, l'âge du passage à l'acte.


2000 Light Years from Home ! Le son du piano d'Hopkins ou les cordes de John Paul Jones sur She's a Rainbow me frappent si je les compare aux orchestrations que nous imaginons avec Bernard. Tout à coup ça dérape. Les cordes grincent. Un truc inimaginable aujourd'hui, sauf peut-être encore chez quelques Radiohead ou Amon Tobin, et chez tous les chercheurs marginaux style Zorn qui continuent à ramer en avant-garde de plus aucun mouvement ! Reprise des délires hallucinogènes avec Gomper, tablas, flûte, sitar, fouet des rameaux de baguettes, boucles des guitares, harmonica déjanté, origines indiscernables, je retrouve encore ce que j'ai cherché à reproduire malgré moi. Le pompon va à 2000 Light Years from Home que j'ai revu live un jour à la télé en 89, fabuleux, et j'avais oublié le synthétiseur de Bill Wyman. Tout l'album est truffé de fugitives petites phrases parlées, de filtrages sur les voix, d'instruments étranges qui flirtent quelques secondes avec l'orchestre. Ici et là, je reconnais mon instrumentarium plus que sur aucun autre enregistrement, sauf peut-être certains vieux Art Ensemble of Chicago. Le dernier morceau du disque me rappelle celui d'Absolutely Free des Mothers, fin de soirée éthylique, ici On with the Show, chez Zappa America Drinks & Goes Home dont je fis la bande-son de mon second court-métrage (Idhec 72, un nouveau scandale financier).
Brian Jones ?!, vous avez dit Brian Jones ?

lundi 24 août 2020

La musique de l'enfer


En 1999, après le succès international du CD-Rom Alphabet je proposai à Frédéric Durieu d'attaquer Le jardin des délices de Jérôme Bosch. Nous avions reçu une magnifique tirage numérique du Musée du Prado à Madrid qui nous permettait de rentrer dans les détails de manière incroyable. Néanmoins notre projet était de prendre des distances avec l'original et d'inventer une interactivité ébouriffante en nous associant avec la graphiste colombienne Veronica Holguin. Hélas l'explosion de la bulle Internet en 2000 sonna le glas des CD-Rom et nos élucubrations restèrent confidentielles. Le pilote existe, mais il est en OS9 et nécessite un ancien Mac pour en jouir.
Tout commençait avec une représentation minimaliste du Big Bang consistant à simplement agrandir deux rectangles, l’un compris à l’intérieur de l’autre et en poussant les bords. La symphonie électroacoustique personnelle à chaque manipulateur que ces mouvements déclenchaient au fur et à mesure que grandissaient les rectangles était une évocation chaotique de la création du monde. Les parallélépipèdes noir et le blanc sont censés représenter la matière et l’anti-matière qui se frottent l’une à l’autre jusqu’à produire le petit résidu qui sonna notre origine ! Je livrai à Fred quatre banques de sons : cinq fichiers de cuivres, cinq de percussion, cinq de sons électroniques et treize extraits radiophoniques. La position de la souris sur l’écran joue le rôle de mixeur pour les trois premières catégories de sons tandis qu’on la promène en roll-over. On peut activer et désactiver les cuivres en cliquant. Les citations radiophoniques se déclenchent quand les rectangles reprennent leur taille initiale. Au lancement du programme, les sons sont transposés dans le grave, mais plus on joue avec Big Bang plus la transposition s’opère vers le haut, jusqu’à totalement disparaître dans le spectre ultrasonore.


Le globe transparent, où s'étale une ville me rappelant le film Faust de Murnau, n'apparaissait qu'après avoir titillé les deux phrases écrites en fines lettres gothiques dorées, « Ipse dixit et facta sunt » et « Ipse mandavit et creata sunt ». Jouant sur le neutre de ipse, je les avais impertinemment traduites dans toutes les langues possibles « On l'exprime et ça prend forme. On le décide et ça existe. » Nous affirmions ainsi que ce n'est pas Dieu qui a créé les hommes, mais le contraire. À coups d'éclairs et de tonnerre, on amenait le globe, puis on construisait le cadre et alors seulement s'ouvraient les volets du triptyque, la plupart des gens ignorant cette face cachée qui était en fait la seule visible et renfermait Le Paradis et la présentation d'Ève, l'Humanité avant le déluge et L'enfer (du musicien).


Le Paradis menait à une ronde d'oiseaux aux figures infinies, dictée par une erreur programmée, l’arrondissement à la décimale supérieure de l’algorithme génératif. J'avais composé une musique répétitive infinie, différente à chaque redémarrage : un choix aléatoire de cinq instruments s’effectuait parmi onze possibles, ainsi que la tonalité, le tempo, le mode binaire ou ternaire. Ensuite, cela évoluait tout seul grâce à un système programmé d’élisions et d’additions de notes, de règles strictes (les combinaisons rythmiques évoluant toutes les huit mesures) et de choix aléatoires (la hauteur des notes). Les cinq instruments distribués dans l’espace stéréophonique sont des percussions à clavier (marimbas, celeste, cloches tubulaires), des bois (flûte, cor anglais, clarinette basse, basson), des cordes pincées (pizzicati). Ce sont tous des instruments qui supportent d’être courts et dont le clonage est moins pénible que des cuivres ou des cordes frottées. Au bout de quelques minutes, de nouveaux instruments remplacent les premiers. Toutes les notes ont la même longueur et s’enchaînent les unes derrière les autres. Nous avons dû ajouter un silence de la même durée pour créer des rythmes, et ajouter sans cesse de nouvelles règles pour que la musique finisse par nous plaire, en rééquilibrant les basses et le reste, en accélérant certaines progressions, en évitant les répétitions malheureuses, en changeant de tonalités toutes les trente deux mesures, de tempo toutes les quarante huit, et tutti quanti. Il y a vingt-quatre notes par instrument, soit deux cent soixante-cinq sons.


Dans le Jardin proprement dit poussaient plantes, fleurs et champignons aux formes plus que suggestives, vulves et phallus suggérés par des photographies de nature prises en forêt et dans les champs. Le rythme variait chaque minute tandis que des flûtes mélodiques accompagnaient les apparitions, on entendait les herbes écartées, les caresses portées aux fleurs généraient des râles de plaisir. Les rythmes de cette forêt d’émeraude y étaient moites, les flûtes si calmes qu’elles nous laissaient respirer à notre tour…


Dans L’Enfer du Musicien défilait l’histoire de la musique pendant qu’un eugénisme imbécile et cruel résolvait avec terreur la question démographique.
Je m’étais plus tard inspiré de L’Enfer pour un module interactif réalisé par Nicolas Clauss sur flyingpuppet.com en partageant l’écran en quatre boucles vivaldiennes mixées selon la position du curseur. Au centre étaient déclenchés des bruits de bataille, cris, chevauchées, lames entrecroisées, tandis que les clics produisaient un bruit de drap déchiré et réverbéré. En découvrant le module muet, j’avais pensé à la Saint Barthélemy alors que Nicolas avait Duchamp à l’esprit.


Je n'avais pas eu l'idée de déchiffrer la partition imprimée sur les fesses d'un des personnages torturés où figure d'ailleurs le triton, connu sous le nom d'intervalle diabolique, Diabolus in musica. En s'appuyant sur la transcription qu'en fit depuis Amelia Hamrick, James Spalink a développé une adaptation pour luth, harpe et vielle à roue.


D'autres l'ont fait logiquement en chant grégorien...


Et l'on trouve même une version hard-rock !

jeudi 20 août 2020

Jean Epstein, le lyrosophe


Article du 11 mars 2007

De tous les films muets que nous avons mis en musique avec Un Drame Musical Instantané depuis 1976, ceux de Jean Epstein sont certainement parmi mes favoris. Nous les avons d'abord interprétés en trio, puis nous avons recréé La glace à trois faces à Corbeil en 1983 avec notre orchestre de 15 musiciens. Denis Colin à la clarinette basse remplaçait Youenn Le Berre qui jouait habituellement de la flûte, du sax et du basson. J'avais découvert ce film lorsque j'étais étudiant à l'Idhec avec Jean-André Fieschi qui avait réalisé un Cinéastes de notre temps sur la Première Vague en collaboration avec Noël Burch. Si Germaine Dulac, Louis Delluc et Marcel L'Herbier (dont nous avons "accompagné" L'argent, 3h10, certainement l'une de nos plus belles réussites) m'avaient intéressé, j'ai tout de suite été séduit par l'adéquation du fond et de la forme chez Epstein. Son Bonjour Cinéma est une petite merveille tant graphique que littéraire éditée en 1921 par la Sirène dirigée par Blaise Cendrars. Je me suis plongé dans ses Écrits avec la même passion, fasciné par ses théories sur le son qui corroboraient ce que je définirai moi-même dans mon travail. Le gros plan sonore par ralentissement du son est resté pour moi une référence. Je me réfère ici à ses films plus récents comme Le tempestaire ou Finis Terrae, mais ce qui m'occupe cette fois sont ses films muets. Baissez le son des films en lien sur Google Video et laissez-vous porter par la magie des images. Si le silence vous pèse, mettez sur votre platine n'importe quel disque de Debussy, cela fera très bien l'affaire !


1927. La glace à trois faces. Le portrait d’un homme à travers trois femmes. Les fragments de plusieurs années viennent s’implanter dans un seul aujourd’hui. L’avenir éclate parmi les souvenirs... Le découpage est simple. Nous accompagnions "la bourgeoise" dans un style impressionniste, à la fois superficiel et élégant. Nous passions au jazz, assez free, pour "la bohème" et dans un registre plus tendre avec "l'ouvrière", un peu techno dans les dernières interprétations. Car si les principes narratifs et critiques étaient souvent les mêmes, chaque traitement variait d'un concert à l'autre, et particulièrement au fil des années puisque nous avons continué jusqu'en 1992. Absolument pas iconoclastes, mais résolument inventifs, nous essayions de nous hisser à la hauteur des inventions de l'image et du montage, nous agissions tout simplement comme si le réalisateur nous commandait la partition aujourd'hui. Les films muets sont souvent beaucoup plus créatifs que ceux qui ont suivi. Ils posent la grammaire du cinéma, sa syntaxe en se permettant toutes les outrances sans être contraints par ce qui se fait ou ne se fait pas. Le muet est l'âge d'or du cinématographe en tant qu'art, le septième du nom dit-on. Après les flonflons de la fête du village, nous terminions La glace à trois faces par le drame proprement dit, avec la course effrénée arrêtée par une hirondelle, le bec meurtrier frappant l'homme en plein front.


1928. La chute de la maison Usher. Le ralenti, les surimpressions, les travellings de ce cinéaste poète donnent déjà à Edgar Poe l’inquiétante musique qu’il mérite. C'est à cette occasion que Francis et Bernard adaptèrent pour la première fois L'invitation au voyage de Baudelaire et Duparc. Notre travail était beaucoup plus contemporain, nul besoin de repères historiques. Si La glace est très "modern style", Usher est intemporel et de nulle part, juste dans le rêve et l'inconscient. Nous voulions transposer Edgar Poe en musique, j'utilisais d'ailleurs une thématique empruntée à la version inachevée de Claude Debussy (rendant visite à Peter Scarlet dans son appartement de Ann Street, la plus petite rue de New York, célébrée par la plus courte chanson de Charles Ives, nous remarquons la plaque rappelant que Poe y écrivit Le corbeau...). Les deux films convenaient parfaitement au style d'Un Drame Musical Instantané. J'ai été très triste lorsque Marie Epstein, qui nous avait soutenus pendant des années, choisit une autre bande-son que la nôtre pour sortir La glace en salles. Elle nous confia que notre interprétation était la plus créative, mais elle préférait une musique qui ne fasse pas d'ombre au film de son frère. Nous avons souvent été confrontés à cette pensée absurde, reléguant le son à une pâle illustration...
Nous avons donc toujours tenté d'être aussi inventifs que les réalisateurs du passé, recréant, par exemple, le laboratoire de l'ouïe imaginé par Vertov lorsque nous montâmes L'homme à la caméra en janvier 1984 avec le grand orchestre à Déjazet. Aujourd'hui, le ciné-concert est devenu une mode, un genre. On a oublié que le Drame inaugura le retour à cette forme dès 1976. Nous avons fait le tour du monde avec les films d'Epstein, Caligari ou la Jeanne d'Arc de Dreyer, inscrivant vint-deux films à notre répertoire dont l'intégrale Fantômas de Feuillade pour le Centenaire du cinéma en Afrique du Sud ou des raretés de Pathé et Christensen au Festival d'Avignon... Nous n'acceptions jamais de composer une nouvelle musique si d'autres s'en étaient déjà chargés. Il y a tant de trésors de l'époque du muet. Nous voulions faire découvrir ces merveilles. C'est dire que nous fûmes les premiers à nous coltiner ceux que nous avions choisis. Lorsque les programmateurs que nous avions initiés sentirent le filon, ils nous écartèrent savamment pour en tirer le prestige. Le temps d'Orsay et des grandes commémorations était venu. Notre paranoïa nous poussa un peu bêtement à l'esquive. Nous avions peut-être aussi envie de sortir de la fosse d'orchestre ou de derrière l'écran. On y reviendra.

JEAN EPSTEIN, BOUJOUR CINÉMA
Article du 6 juin 2014


En apprenant que Potemkine sort un coffret de 8 DVD des films de Jean Eptein je saute au plafond. Après avoir découvert les cinéastes de la Première Vague dans les années 70 grâce à Jean-André Fieschi et Noël Burch je jette mon dévolu sur La glace à trois faces (1927) et La chute de la Maison Usher (1928) d'Epstein, même si les films de Marcel L'Herbier comme L'inhumaine ou L'argent, ceux de Germaine Dulac, Louis Delluc, ainsi qu'Abel Gance que l'on peut rattacher à cette mouvance, nous interrogent également à distance sur l'état du cinéma contemporain au même titre que nombreuses œuvres inventives de l'époque du muet. Epstein est l'égal de Vertov ou d'Eisenstein, de Murnau ou Dreyer, mais nul n'est prophète en son pays. Il possède une sensibilité hors pair, un sens du rythme exceptionnel, une imagination pour traduire en images des scénarios qui, sous son objectif, deviennent bouleversants. Avec lui se révèle L'intelligence d'une machine, titre de l'un de ses Écrits sur le cinéma, littérature que je dévorerai lorsque paraîtront les deux gros volumes en 1974 où le cinéaste aborde ses concepts de lyrosophie, ses idées révolutionnaires sur le son, le montage rapide alterné et les superpositions, le panoramique inversé ou le gros plan. Une réédition est annoncée chez Independencia sous la direction de Nicole Brenez, Joël Daire et Cyril Neyrat, 9 volumes avec de nombreux inédits.

Il y a 40 ans, par chance, sortant de l'Idhec, je dégotte à la librairie du Minotaure un dernier exemplaire de son petit fascicule Bonjour Cinéma, une merveille éditoriale et graphique publiée en 1921 par Blaise Cendrars aux Éditions de La Sirène. Très vite le trio et le grand orchestre d'Un Drame Musical instantané accompagneront La glace et Usher que nous projetterons dans le monde entier. À part ces deux films que je dois à Marie Epstein qui travaillait à la Cinémathèque, la sœur de Jean disparu en 1953, je ne connais alors rien d'autre que Finis Terrae et surtout Le Tempestaire où Epstein met en pratique sa théorie du gros plan sonore en ralentissant la pellicule. Mais ses écrits annoncent "la couleur" comme ceux d'Edgard Varèse pour la musique, l'un et l'autre précurseurs pour avoir agi, mais aussi énormément rêvé.


Les trois premiers DVD rassemblent Le lion des Mogols, Le double amour, Les aventures de Robert Macaire tournés pour les Studios de l'Albatros à Montreuil, siège de l'École russe, après ses débuts chez Pathé. Orientalisme de pacotille et mondanités parisiennes n'empêchent pas Le lion des Mogols de livrer, au milieu d'un scénario abracadabrant, des passages merveilleux comme les scènes automobiles, Montparnasse ou le bal masqué. Les costumes de Paul Poiret et les décors de Pierre Kéfer réalisés par Lazare Meerson font tout le charme du drame du Double amour. Robert Macaire est un feuilleton en cinq épisodes où les escrocs ressemblent à des marionnettes humaines comme les appelait Cocteau.

Deux DVD présentent la période des chefs d'œuvre du muet qui vont ruiner Epstein devenu son propre producteur, La glace à trois faces et La Chute de la Maison Usher, précédés de Mauprat et Six et demi, onze, tous très réussis dans des genres différents. Mauprat est une adaptation du roman de George Sand, film romantique en costumes où l'on reconnaît la force d'Epstein lorsqu'il filme la nature et partout une critique affirmée du machisme. Sa sensibilité exacerbée lui fait prendre le parti des femmes devant des hommes dont l'autorité cache la lâcheté et la faiblesse. L'homosexualité du cinéaste, révélée depuis peu par ses propres textes, est finement suggérée dans la manière de faire jouer ses comédiens, dans leur solitude aussi, face à une société qui en fera longtemps un tabou. Le mélodrame Six et demi, onze où se devine les inclinations d'Epstein, met en valeur décors et costumes d'une époque où la peinture moderne déteignait sur les arts appliqués. Quant aux deux chefs d'œuvre, sujets de fascination absolue, on se reportera à mon article de mars 2007 ou l'on s'y plongera aveuglément en me faisant confiance.


Deux autres DVD sont consacrés à la période bretonne avec Finis Terrae, L'or des mers, Les berceaux, Mor-Vran, Chanson d'Ar-Mor, Le Tempestaire, Les feux de la mer, poèmes documentaires ou fictions immergées dans le réel où le cinéaste ruiné retrouve sa liberté. Ses accélérés et ses ralentis vont influencer tout le cinéma expérimental, voire carrément commercial, jusqu'aux récentes compressions vidéographiques de Jacques Perconte. L'océan et la Bretagne sont devenues terres d'inspiration et d'expérience. Il préserve la langue bretonne et fait tourner des comédiens non professionnels, mais son montage, les images et les sons distillent la poésie des rêveurs. Le concept de partition sonore est directement issue du Tempestaire (1947), son réel retravaillé alors par le compositeur Yves Baudrier.

Jean Epstein, Young Oceans of Cinema de James June Schneider qui occupe le dernier DVD complète intelligemment cette somptueuse édition dont la plupart des films ont été restaurés par la Cinémathèque Française et reteintés selon les scènes comme les monochromes d'origine. Les autres bonus ne sont pas des modèles d'invention cinématographique comme l'avait été le numéro de Cinéastes de notre temps de Burch et Fieschi consacré à la Première Vague, mais tous les entretiens sont extrêmement passionnants et nous en apprennent largement plus que les présentations qui précèdent chaque film, spoilers que je vous déconseille d'écouter avant les projections.


De même, la plupart des illustrations musicales qui accompagnent les films muets sont absolument catastrophiques, scies répétitives au piano dont le formatage attendu et poussiéreux est indigne des inventions de Jean Epstein. On sent bien que les tapeurs n'ont pas lu les Écrits. Sur Usher "Joakim" Bouaziz est le seul à comprendre la variation de timbres et d'atmosphères qu'exige l'adaptation extraordinaire d'Edgar Poe tandis que la version de Gabriel Thibaudeau à la tête de l'Octuor de France développe un classicisme de bon ton ; sur Six et demi, onze Krikor prend le parti électro en jouant une suite de drônes minimalistes passe-partout ; quant au trio Aufgang sur La glace, il répète hélas les mêmes séquences inlassablement comme si le matériau manquait. Pour le reste je préfère couper la chique des pianistes "de style" pour ne pas subir leur logorrhée sonore trépanatrice au lieu de s'inspirer de la musique incroyable que produisent les images et le montage, fruits des théories du lyrosophe. Si les musiques composées dans les années 30 et 40, souvent imposées à Epstein contre son gré, restent très illustratives (les mauvaises habitudes ont la vie dure) on peut rêver de ce que aujourd'hui une véritable réflexion sur le son aurait pu apporter en écoutant les derniers films sonorisés par Epstein, ruptures de ton, son réel retravaillé, jeu sur le temps... Comment le cinéma contemporain a-t-il pu à ce point régresser depuis le muet d'abord, et sur le travail du son ensuite ? Le film de Schneider commandé par la Cinémathèque échappe à ces écueils, seul fidèle à son modèle. Le remarquable livret de 160 pages accompagnant cette édition indispensable se termine par deux facsimilés où la poésie et l'intelligence de Jean Epstein se lisent à chaque ligne.

mardi 18 août 2020

Perspectives du XXIIe siècle (26) : version explosive de "L'indésir"


La première version de L'Indésir était trop illustrative. Je pensais qu'il fallait poser clairement les enjeux en amont. J'avais ainsi fourni à Sonia Cruchon des images documentaires de guerre et de révolution, mais cette neuvième vidéo (en fait, le second épisode du film complet) tranchait avec la poésie évocatrice des huit autres. Sonia a tout repris à zéro, accouchant d'une proposition plus proche de Présence de la mort, le roman de C.F. Ramuz qui m'avait en partie inspiré le CD Perspectives du XXIIe siècle. Cette nouvelle version remplace donc la précédente sur Vimeo, mais j'ai conservé le billet que je lui avais consacré.
Même si je n'en fais qu'à ma tête, il faut écouter tous les avis. Je dois à Dana Diminescu d'avoir soulevé la question de la faille démonstrative de la première version et évidemment à Sonia d'avoir joué du contrepoint en montant dialectiquement les images de la NASA (A Decade of Sun, Magnificent Eruption, Thermonuclear Art) sur l'évocation musicale de la guerre et de la révolution. J'imaginai l'orgueil de l'homme qui pense être capable de détruire la planète par ses agissements absurdes, à la fois criminels et suicidaires, alors que la nature peut très bien s'en charger seule ! Nous ne sommes jamais à l'abri d'une catastrophe tombée du ciel, et en ce qui concerne mon scénario, du soleil, puisque nous en sommes totalement dépendants. Sonia a conservé sa seconde partie, constituée de mes photos et d'une pluie de cendres, en la passant en noir et blanc. Son adaptation, incandescente et entropique, pose bien l'état des choses avant leur reprise en mains par les survivants de 2152 !



Jean-Jacques BIRGÉ
L'INDÉSIR
Film réalisé par Sonia CRUCHON

Jean-Jacques Birgé : field recording, clavier, trompette à anche, flûte
Nicolas Chedmail : trompette

Sources musicales :
Allemands. Marche. Flûtes et tambours. Souabe, 1930
Wallons (Belgique). Danse des Gilles de Binche. Tambours, grelots, 1950
Haoussas (territoire du Niger). Batterie de tambours accompagnant une exhibition de lutte à Tahoua, 1948
Touaregs (région de Tahoua). Musique à programme : attaque d’un troupeau. Flûte de roseau, 1948
Éthiopiens (Kemant et Amharas). Déclamation du thème de guerre amhara. Voix d’homme, 1950
Basques (Pays basque français). Danses d’épées. Flûtes et tambours, 1952

Sources des images :
Films : NASA – Archives Prelinger – Openfootage – Beachfront B-Roll
Photographies : Jean-Jacques Birgé

#2 du CD "Perspectives du XXIIe siècle"
MEG-AIMP 118, Archives Internationales de Musique Populaire - Musée d'Ethnographie de Genève
Direction éditoriale : Madeleine Leclair
Distribution (monde) : Word and Sound
Commande : https://www.meg.ch/fr/boutique/disque-0

Les 10 vidéos déjà tournées en ligne sur Vimeo !
Tous les articles du blog concernant le CD Perspectives du XXIIe siècle
Dossier du MEG en français et anglais
La presse : RTS Vertigo ("Le MEG fait de l'anticipation sonore"), RTS L'écho des pavanes ("Jean-Jacques Birgé, ethnographie au futur antérieur"), Le Monde, L'Autre Quotidien, Vital Weekly...
L'album en écoute sur SoundCloud !

mercredi 5 août 2020

Belle complicité !


Travaillant d'arrache-pied tout en essayant de jouir de mon statut de retraité, j'écris moins de billets au jour le jour au profit d'archives réactualisées. En ce qui concerne le régime qui a succédé il y a déjà cinq ans à celui d'intermittent qui en avait duré quarante-deux, je n'arrive pas du tout à faire la transition, n'ayant en rien changé mes occupations. Par contre, je me sens plus serein. Le fait de toucher des sous à date fixe sans avoir besoin de faire des grimaces est absolument merveilleux. Raison de plus pour se battre pour que les générations suivantes puissent jouir de cette situation, et ce le plus longtemps possible. J'écris ces mots probablement par culpabilité de ne pas me pencher suffisamment sur l'actualité pour la commenter. Mais entre la pause estivale où je suis "confiné" chez moi pour des raisons n'ayant rien à voir avec la crise sanitaire ou ma santé, la gestion absurde de cette crise qui me fait osciller entre la colère et l'incompréhension, et l'incomparable et délicieux calme aoûtien, je suis plus enclin à méditer sur le passé et le futur qu'à m'accrocher à un quotidien déserté...
Si je n'avais qu'à m'occuper à relancer les journalistes au sujet de mon nouvel album, Perspectives du XXIIe siècle, ce serait un passage post-partum plutôt tranquille. Or cette aventure n'est pas terminée, puisque avec Sonia Cruchon nous finalisons le film collectif qui s'en inspire. La douzaine de courts métrages réalisés par Nicolas Clauss, Valéry Faidherbe, John Sanborn, Eric Vernhes et nous-mêmes seront réunis en un docu-fiction d'une cinquantaine de minutes dont j'écris les intertitres à la manière d'un film muet. Nous en voyons le bout, mais il reste encore pas mal de travail de post-production. Madeleine Leclair prévoit une journée particulière au Musée d'Ethnographie de Genève à l'automne, nous y reviendrons.
Alors que je suis en stand-by sur le livre-disque entamé l'année dernière en Transylvanie et qui devrait voir le jour en 2021, j'ai embrayé illico sur un nouveau projet, Pique-nique au labo (titre probable, aux références appropriées et sa phonogénie). Il s'agit d'un double CD réfléchissant le laboratoire de rencontres que j'ai initié depuis 2010 avec de "jeunes" musiciens et musiciennes parmi les plus inventifs. J'ai sélectionné une pièce de chaque album virtuel publié sur drame.org quelques jours après leur enregistrement. De ces 22 compositions instantanées, la plupart ont été enregistrées dans mon studio, seulement quatre d'entre elles provenant de concerts. Le plus souvent les thèmes de chaque pièce fut tiré au hasard juste avant de jouer. Ce sont donc 28 invité/e/s qui m'ont fait l'honneur de me rejoindre pour passer ensemble une journée de plaisir. Comme jadis avec Un Drame Musical Instantané pour Urgent Meeting (1991) et Opération Blow Up (1992), mon propos est de jouer pour nous rencontrer, alors qu'il est d'usage dans le métier de se rencontrer pour jouer. L'aspect "l'humain d'abord" ne vous échappera pas !
Participèrent ainsi à l'expérience (dans l'ordre alphabétique) : Samuel Ber – batterie, percussion / Sophie Bernado – voix, basson / Amandine Casadamont – vinyles / Nicholas Christenson – contrebasse / Médéric Collignon – voix / Pascal Contet – accordéon / Élise Dabrowski – contrebasse, voix / Julien Desprez – guitare électrique / Linda Edsjö – marimba, vibraphone, percussion / Jean-Brice Godet – cassettes, clarinette / Alexandra Grimal – sax ténor / Wassim Halal – percussion / Antonin-Tri Hoang – sax alto, clarinette basse, piano / Karsten Hochapfel – violoncelle / Fanny Lasfargues – basse électroacoustique / Mathias Lévy – violon / Sylvain Lemêtre – percussion / Birgitte Lyregaard – voix / Jocelyn Mienniel – flûtes, MS20 / Edward Perraud – batterie, électrronique / Jonathan Pontier – claviers / Hasse Poulsen – guitare / Sylvain Rifflet – sax ténor / Eve Risser – voix, mélodica / Vincent Segal – violoncelle / Christelle Séry – guitare électrique / Ravi Shardja – mandoline électrique / Jean-François Vrod – violon... De mon côté, je m'attaque essentiellement aux claviers, épisodiquement à des instruments électroniques et acoustiques comme l'harmonica, les flûtes, les guimbardes, ou diffusant des montages radiophoniques et des reportages qui resituent l'action dans des espaces imaginaires. J'ai confié la conception graphique de l'objet à mon amie mc gayffier qui se trouve être la maman d'un des protagonistes cités plus haut et dont j'apprécie le travail depuis bientôt quarante ans. Une histoire de famille, si comme mon père le revendiquait : "la famille n'est pas celle dont on hérite, mais celle que l'on crée".
Ainsi, pour illustrer cette petite annonce, j'ai choisi de faire une capture-écran des frimousses des camarades avec qui j'espère bien me (re)produire, tout en rêvant à de nouvelles rencontres, puisque l'occasion fait si souvent le larron et que déjà se profilent de nouvelles aventures ! D'ailleurs si certains ou certaines sont à Paris au mois d'août avec du temps de libre suite à la gestion pitoyable de la crise, appelez-moi, on a encore le droit de jouer ensemble...
Pour patienter, je commande les ISRC sur le site de la SCPP (c'est simple lorsqu'on est déjà inscrit), je déclare les 22 pièces sur celui de la SACEM (c'est très long) et, surtout, je me lance dans les finitions techniques avec une application qui fabrique des masters DDP. J'espère ne pas faire de bêtises, le HOFA CD-Burn.DDP.Master me semblant assez pratique.

lundi 3 août 2020

My Name Is... Steve Reich [archive]


Articles des 10 février 2007, 8 octobre 2006, 16 novembre 2010, 13 septembre 2011

LES ARCHIVES DE L'À-PLAT

J'ai évoqué ici la Bibliothèque disparue de Babylone et les risques encourus aujourd'hui. Nous connaissions ubu.com. Sur son nouveau blog, Pierre Wendling nous révèle l'existence d'une nouvelle mine, Internet Archive. Le site Internet Archive est une organisation à but non lucratif, fondée en 1996, qui s'est fixée de réunir des documents numérisables dont les droits sont échus et de les offrir en libre service aux chercheurs, historiens, étudiants et à quiconque souhaite les utiliser (sous licence Creative Commons). Les collections proposent des textes, des documents sonores et cinématographiques, des logiciels libres, des sites web. Pour les films, une grande variété de qualité technique est proposée depuis du 64k mpeg4 jusqu'à du mpeg2 gravable en dvd, en streaming ou en téléchargement. Au milieu de dizaines de milliers de documents, on trouve de véritables chefs d'œuvre.


À l'instant où je tape ces lignes, j'écoute un concert historique de Steve Reich, le 7 novembre 1970 à Berkeley, d'une qualité exceptionnelle. Se succèdent Four Organs,” “My Name Is,” “Piano Phase” et “Phase Patterns. Si j'ai assisté aux représentations parisiennes qui suivirent, j'ignorais totalement l'existence de My Name Is qui est dans le style de Come Out. Steve Reich a interrogé le public qui faisait la queue pour le concert en leur demandant : "What is your name ?" et en a monté des bouts présentés lors du concert-même !
Les longs métrages vont de célèbres films muets à des excentricités tels Reefer Madness, Carnival of Souls, Sex Madness en passant par des films dont la question des droits me paraît plus ambigüe (La nuit des morts-vivants, Rashomon, Dementia 13, etc.). Une section intitulée Cinemocracy présente les films de propagande commandés par le Gouvernement américain, au début des années 40, à John Ford, John Huston, Frank Capra et William Wyler !


Je ne résiste pas au plaisir de vous livrer un extrait de My Name Is, même si l'œuvre n'a pas l'envergure des autres pièces du concert, aussi époustouflantes à écouter qu'à leur création il y a près de quarante ans. Le concert complet, c'est .



Depuis cet article de 2007, la Toile offre de nombreuses interprétations de cette pièce...

CROWN HEIGHTS & REICH

C'était vraiment trop bête, un concert avec danseurs se tenait de l'autre côté de la rue pour le 70ième anniversaire de Steve Reich, mais nous n'avions pas pu obtenir de places. Sold out !
Alors j'ai eu l'idée de nous y faufiler à l'entr'acte qui se terminait comme nous passions devant ! Il y a toujours des spectateurs qui s'en vont. Ainsi nous avons pu assister à la seconde partie, magnifique comme toujours avec Reich. La chorégraphie d'Akram Khan accompagnait les Variations pour vibraphones, pianos et cordes, un moment magique qui remontait le niveau de la soirée. Nous avons raté Rosas dansé par Anne Teresa de Keersmaeker sur Fase, un montage de pièces des débuts de Reich, mais la présence du London Sinfonietta sur la pièce de 2005 m'hypnotisa comme chaque fois avec le seul véritable génie de l'école minimaliste. La première fois, c'était au début des années 70, Four Organs et Phase Patterns. Je me souviens que nous étions assis à côté d'Aragon et de ses minets. Sur scène, les musiciens étaient Reich, Philip Glass, Jon Gibson... Plus tard, un concert avenue de Wagram, deux musiciens jouaient chacun une mélodie, mais on pouvait en percevoir quatre par le croisement des harmoniques... La création en France de l'un de mes préférés, Different Trains, par le Kronos Quartet, reste un des moments les plus émouvants de ma douloureuse carrière de spectateur. J'écoute inlassablement le cd. Nous étions ensuite allés dîner chez Bofinger avec leur premier violon, David Harrington, mais le courant n'est pas passé. Nous avions probablement eu les yeux plus gros que le ventre. Je parle de musique, pas seulement de gastronomie.
Mais ce soir, la lune était pleine au-dessus de Brooklyn...

STEVE REICH SE RÉPÈTE


Tout nouvel album de Steve Reich provoque une attente dans l'espoir d'ajouter un chef d'œuvre à la liste des disques dont on ne se lasse jamais malgré l'usure du temps. Chacun a ses préférences, mais Different Trains, dont l'enregistrement de voix parlées fournit la trame mélodique au quatuor à cordes, me semble ne pouvoir qu'entraîner tous les suffrages quand It's Gonna Rain ravira les amateurs d'expérimentations corrosives ; la vidéo de Three Tales conviendra mieux aux fans d'opéra multimédia et Drumming, Desert Music ou Music for 18 musicians restent de grands classiques... Quoi qu'il en soit, tout son catalogue produit la même excitation, le même vertige enthousiaste, même si le compositeur new-yorkais répète éternellement la formule des canons en unissons qu'il a découverte dès 1965 avec ses pièces pour bande magnétique. J'ai eu la chance de les entendre à la fin des années 60 et d'assister à la création française de Four Organs et Phase Patterns ; depuis, je n'ai cessé de m'intéresser à son travail de physicien du son, capable de faire entendre quatre mélodies enchevêtrées à partir de deux monodies par le seul pouvoir des harmoniques. S'inspirant grandement du gamelan, Steve Reich a su s'affranchir du sérialisme en revenant à une écriture tonale inventive qui laisse loin derrière lui les autres tenants de ce que les Américains appellent le minimalisme et que nous avions l'habitude d'appeler en Europe la musique répétitive.
Hélas, depuis 1995 je n'ai pas ressenti l'émotion que me procurent ses anciennes pièces. Double Sextet interprété par eight blackbird et qui lui vaut le Prix Pulitzer ni 2x5 par Bang on a Can ne m'emballent outre mesure. Steve Reich est tenté d'introduire des instruments populaires à son instrumentation, mais il n'en tire pas la substantifique moelle. Comme l'échantillonneur de City Life ne rendait pas la dimension de la ville, les guitares électriques, la basse et la batterie de 2x5 n'arrivent à produire l'électricité du rock. Le sextuor classique d'eight blackbird composé d'une flûte, une clarinette, un violon, un violoncelle, un vibraphone et un piano, génère des effets plus originaux avec d'intéressantes cassures de rythme. Comme pour Different Trains, Reich a recours à l'artifice du playback, chaque ensemble dialoguant avec lui-même pour permettre au compositeur de jouer de ses effets de déphasage dont il a le secret, mais il avoue préférer pour l'avenir des versions où tous les instrumentistes seront en direct, portant à douze et dix les effectifs.
Ces bémols ne m'empêchent pas de remettre sur la platine l'album publié encore cette fois sur Nonesuch pour constater que la deuxième écoute de Double Sextet me transporte sur un petit nuage...

WTC 9/11 (2010) WORLD TO COME


J'ai commandé WTC 9/11, le nouvel album de Steve Reich, par intérêt parce que c'est le seul répétitif qui m'ait toujours emballé, par fétichisme parce que je les possède presque tous, par goût parce que j'adore les interprétations du Kronos Quartet dont il ne m'en manque pratiquement aucun, par tolérance parce que les commémorations du 11 septembre 2001 occultent impérialistiquement le 11 septembre 1973 quand les avions américains prêtaient main forte à Pinochet pour dézinguer Salvador Allende, par mélomanie parce qu'une copie mp3 comme celle que je vous offre ci-dessus ne vaut pas la qualité d'un CD et pour bien d'autres aussi bonnes que mauvaises raisons.
J'ai copié-collé la pochette censurée qui risquait de blesser des étatsuniens que les images de leur télé ne gênent pas lorsqu'il s'agit de montrer les ravages de leur armée et de leur politique un peu partout sur la planète, et la définitive qui me fait m'interroger sur ce que cache cet écran de fumée.
J'ai écouté les nouvelles compositions un peu déçu, parce que le système de "mélodie du discours", qu'avait également utilisé avec talent René Lussier pour Le trésor de la langue, n'a jamais été aussi poignant que sur Different Trains, chef d'œuvre inégalé de Reich. Il consiste à orchestrer la mélodie de voix parlées préalablement enregistrées, ici aiguilleurs du ciel, pompiers, voisins de New York, etc. Déçu aussi parce que le Mallet Quartet et les Dance Patterns, qui complètent le court album, sont deux œuvrettes n'apportant pas grand chose à l'édifice. Déçu parce que j'attends chaque fois un miracle et le propre des miracles est de se produire quand on ne les attend pas.
On lira partout dans la presse que WTC 9/11 est une des œuvres majeures de Steve Reich parce que tout ce qui touche à l'énigme du 11 septembre donne des frissons, parce que la plupart des journalistes découvrent ce compositeur avec quarante ans de retard, parce que c'est politiquement correct à l'image de la pochette définitive du CD. L'album se laisse écouter, mais les quelques dissonances ne suffisent pas à Steve Reich pour se renouveler et l'on préférera cent fois Different Trains ou les premières pièces plus expérimentales comme It's Gonna Rain ou Come Out qui dégagent une rage romantique d'une puissance insoupçonnable.

vendredi 31 juillet 2020

Perspectives du XXIIe siècle (25) : vidéo "Renaissance"


J'avais totalement oublié les films que j'ai tournés autour du monde sans idée préconçue ni finalité. La Bosnie, l'Algérie ou l'Afrique du Sud, qui avaient donné Chaque jour pour Sarajevo dont Le sniper ainsi que Idir et Johnny Clegg a capella, avaient occulté ce que j'avais filmé au Japon, au Vietnam, en Thaïlande, au Laos, au Cambodge, aux USA, au Liban, en Égypte et dans le Maghreb, aux Antilles, en Europe évidemment et en France dans certains coins où la nature existe encore. Qu'ils soient en 16mm, Vidéo8, Hi-8 ou numérique, tous mes rushes avaient pourtant été numérisés, mais je ne me souviens pas de grand chose. Heureusement j'avais vraiment besoin des plans du Bamboo Train filant sur les rails près de Battambang. Encore fallait-il les retrouver parmi les dizaines de disques durs. J'ai eu de la chance. À côté d'eux reposaient des plans de montagne qui nous serviront peut-être bientôt et ceux de la mangrove. J'ai tout envoyé à Sonia Cruchon qui a déjà réalisé cinq des films de la série et qui joue le rôle de coordinatrice pour la docu-fiction qui les réunira. J'en ai d'ailleurs presque terminé les intertitres. J'appelle ma camarade pour lui suggérer les plans à monter sur la pièce Renaissance. Sonia me répond qu'elle a choisi les mêmes et que le montage vole déjà vers ma boîte aux lettres virtuelle. Les sons collent incroyablement aux images, à moins que ce soit le contraire, ce qui serait plus plausible à y "regarder" de plus près. Réaliser des clips resserre l'interprétation, beaucoup plus ouverte lorsqu'on écoute le disque en se laissant porter par sa propre imagination. Mais, d'un autre point de vue, "documenté" comme aurait dit Jean Vigo, cela fabrique un nouvel éclairage sur ce que j'ai composé...
Cette dixième vidéo occupe la place 4 sur mon CD Perspectives du XXIIe siècle, mais la troisième dans le film qui durera probablement trois quarts d'heure. Les images poussent à modifier quelque peu l'ordre des "chapitres". Un vent de liberté souffle sur Renaissance qui est une pièce chargée, exubérante. J'ai accumulé des archives de différents points du globe (au Niger, en Norvège, en Anatolie, en Estonie, au Pays basque !) et de différentes époques (de 1938 à 1952). J'y ai mis mon grain de sel, ou plutôt mon grain de sable, en ajoutant mes guimbardes et un orgue à bouche pour le rythme, des ambiances naturalistes, et Antonin-Tri Hoang a mis la touche finale grâce à sa clarinette basse à coups de slaps et mélodisant alors que Nicolas Chedmail trillait au cor. Sur ces archives du Fonds Constantin Brăiloiu, j'ai souvent recherché le rubato qui obéit chaque fois à une logique ancestrale. De toute manière je déteste la musique carrée, tirée au cordeau. Quel que soit le style il faut que ça swingue ! Avec les ambiances et le soin apporté aux réverbérations je replace les musiciens dans le contexte du quotidien. Et que ça vive ! Ce n'est pas la seule raison si j'ai dédié ces Perspectives à C.F. Ramuz, l'auteur de Présence de la mort...


Jean-Jacques BIRGÉ
RENAISSANCE
Film réalisé par Jean-Jacques BIRGÉ
monté par Sonia CRUCHON



Jean-Jacques Birgé : guimbardes, khen, field recording

Nicolas Chedmail : cor

Antonin-Tri Hoang : clarinette basse


Sources :

Peuls (territoire du Niger). Duo de flûtes dans un mortier, 1949

Norvégiens. Danse (halling). Guimbarde. Setesda, 1938

Turcs (Anatolie centrale). Musique à programme : histoire de la brebis noire. Flûte sans bec (kaval), 1938

Estoniens. Danse. Guimbarde, 1938-1939

Basques (Pays basque français). Cris de montagnards. Voix de femmes, 1952

#4 du CD "Perspectives du XXIIe siècle"
MEG-AIMP 118, Archives Internationales de Musique Populaire - Musée d'Ethnographie de Genève
Direction éditoriale : Madeleine Leclair
Distribution (monde) : Word and Sound
Commande : https://www.meg.ch/fr/boutique/disque-0

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La presse : RTS Vertigo ("Le MEG fait de l'anticipation sonore"), RTS L'écho des pavanes ("Jean-Jacques Birgé, ethnographie au futur antérieur"), Le Monde, L'Autre Quotidien, Vital Weekly...
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jeudi 23 juillet 2020

Perspectives du XXIIe siècle (24) : vidéo "L'indésir"


P.S. en avant propos daté du 16 août :
Sonia Cruchon a totalement refait le film de L'Indésir, partant sur une tout autre piste, plus proche du propos initial et du roman de C.F. Ramuz, Présence de la mort. La première version a été effacée et n'est donc plus accessible, mais j'ai conservé le billet que je lui avais consacré...

Cette neuvième vidéo accompagnant la sortie de mon nouveau CD, Perspectives du XXIIe siècle, fut aussi compliquée à concevoir que la pièce musicale qu'elle accompagne. L'Indésir est le second morceau de l'album. Après le témoignage des survivants entendus dans Éternelle, la séquence relate comment nous en sommes arrivés là, succession de conflits et de catastrophes naturelles. Comme on y était toujours allés comme un seul homme, la fleur au fusil, j'ai commencé par empiler une marche souabe, une danse des Gilles de Binche, une batterie de tambours nigérienne accompagnant une exhibition de lutte des Haoussas, l'attaque d'un troupeau touareg, la déclamation d'un thème de guerre éthiopienne et des danses d'épées basques pour rendre le terrible tumulte ivesien exprimant la violence des humains entre eux. Ajoutant à la confusion, j'ai enregistré ma trompette à anche dans le grave, la trompette de Nicolas Chedmail entamant une mélodie mahlerienne, un piano préparé et des tunnels menaçants joués au clavier. Cette première partie glisse vers des bombardements et des saccages qu'annoncent des sirènes d'alerte. Le clavier se fait plus lyrique, soutenu par des voix. Tandis que ma flûte stridente s'affole, l'incendie se transforme en tremblement de terre. La rythmique et la trompette renforcent le chaos tandis que sonnent les cloches de Notre-Dame de Paris que j'avais enregistrées dans les années 80. Un petit éboulement. Une fenêtre qui grince. Le silence. L'Indésir raconte une période alors révolue, gâchis que ne veulent surtout pas reproduire les survivants de 2152. Il était évidemment dangereux de commencer le disque par deux pièces agressives, mais il fallait justifier des choix qui seraient faits à l'avenir. La suite sera beaucoup plus calme et plus tendre.
J'ai envoyé quantité d'images à Sonia Cruchon pour qu'elle puisse réaliser le film en les montant, les superposant, travaillant les contrastes et les teintes. 14-18 est un film d'archives en 16mm que j'avais monté en 1973 pour le spectacle Brrr, qu'il fait froid ce soir, j'ai grand regret de n'avoir pas pris double manteau (d'après un poème de Charles de Gaulle!), mais qui ne s'est jamais joué malgré un an de travail acharné. En fait nous ne l'avons représenté qu'une seule fois devant Sylvia Monfort ! J'ai donc projeté la bobine sur le mur d'Emmanuelle "Alice" Devos dont le projecteur fonctionne encore pour le numériser. La courroie de mon propre Eiki, prêté à Didier, semble difficile à remplacer ! Plus simplement, façon de parler si l'on ne tient pas compte de l'escalade, j'ai filmé le Stromboli en 2016. Les photographies proviennent de mes voyages aux quatre coins du monde (Roumanie, Pyrénées, Bretagne, Italie, Cambodge), comme mes survivants et comme les personnes capturées par les opérateurs Lumière envoyés par Albert Kahn sur toute la planète ou lors de l'Exposition Universelle dans les années 20 à Paris. Fragments d’une révolution, Chine 1926-28 et Le banquier, le maréchal et le missionnaire – Regards des années 20 sur l’outre-mer font partie de la dizaine de films de la Collection réalisés par la regrettée Jocelyne Leclercq et montés par Robert Weiss, dont j'ai composé la musique de 1985 à 2006. Pour terminer, Sonia a dégotté une pluie de sable et une petite cascade dont la positivité tranche avec mon propos initial, tout à fait bienvenue après la destruction dystopique de notre environnement. Elle a également choisi de mêler dès le début les images du volcan et les manœuvres militaires.

[Film effacé]

Jean-Jacques BIRGÉ
L'INDÉSIR
Film réalisé par Sonia CRUCHON

Jean-Jacques Birgé : field recording, clavier, trompette à anche, flûte
Nicolas Chedmail : trompette

Sources musicales :
Allemands. Marche. Flûtes et tambours. Souabe, 1930
Wallons (Belgique). Danse des Gilles de Binche. Tambours, grelots, 1950
Haoussas (territoire du Niger). Batterie de tambours accompagnant une exhibition de lutte à Tahoua, 1948
Touaregs (région de Tahoua). Musique à programme : attaque d’un troupeau. Flûte de roseau, 1948
Éthiopiens (Kemant et Amharas). Déclamation du thème de guerre amhara. Voix d’homme, 1950
Basques (Pays basque français). Danses d’épées. Flûtes et tambours, 1952

Sources des images :
14-18 (1973), Stromboli (2016) et photographies (2015-2020) par Jean-Jacques Birgé
Tendres pensées à la réalisatrice Jocelyne Leclercq et grand merci à son monteur Robert Weiss pour les films de la Collection Albert Kahn
Vidéos de stock : Openfootage – Beachfront B-Roll

#2 du CD "Perspectives du XXIIe siècle"
MEG-AIMP 118, Archives Internationales de Musique Populaire - Musée d'Ethnographie de Genève
Direction éditoriale : Madeleine Leclair
Distribution (monde) : Word and Sound
Commande : https://www.meg.ch/fr/boutique/disque-0

J'ai écrit que c'est la 9ème vidéo du projet qui réunira plus tard toutes les séquences, car Sonia a finalisé deux autres vidéos qui ne seront présentes que dans le moyen métrage, mais ne seront pas mises en ligne indépendamment comme les six précédentes. Il s'agit de Hibakusha et Au loup.




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mercredi 24 juin 2020

Perspectives du XXIIe siècle (21) : vidéo "Éternelle"


Il était une fois... Comme toutes les bonnes histoires ou les contes pour enfants, j'aurais pu donner ce titre à la première pièce du disque intitulée Éternelle. Car c'est ainsi que tout a commencé... En 2152 dix-huit des survivants ayant élu campement sur les ruines du Musée d'Ethnologie de Genève témoignèrent chacun, chacune dans sa langue maternelle. On n’a rien vu venir. La catastrophe était pourtant annoncée. Il y a longtemps qu’on aurait pu s’y attendre. Cela n’a pas commencé comme ça. La fonte a provoqué de terribles inondations. La chaleur était devenue insoutenable. Comme une grande torpeur. Chacun réagit à sa manière. Les grandes paroles sont passées inaperçues. Le ciel trop étoilé, comme la voûte d'un planétarium. Ceux qui n’avaient rien ont pensé à ceux qui avaient tout... Homeira Abrishami, Blick Bassy, Rafael Carlucci, Vilma Parado Dejoras, Dana Diminescu, Linda Edsjö, Jalal Gajo, Alba Gomez Ramirez, Nikoleta Kerinska, Madeleine Leclair, Birgitte Lyregaard, Gary May, Manolis Mourtzakis, Anna Prangenberg, Monika Stachowski, Valentina Vallerga, Sun Sun Yip prêtèrent leur voix tandis que je jouais d'une flûte en plexiglas que Bernard Vitet m'avait construite à la fin des années 1970. Les siècles s'empilant, il faut être précis pour retomber sur ses pattes. Avec sa sonorité japonaise c'est certainement ma flûte préférée. On entend également quelques percussions découvertes dans les sous-sols du MEG, cymbales de Thaïlande et d’Assam en Inde, bols sonores du Japon et de Chine...
Pour cette sixième vidéo accompagnant la sortie de mon nouveau CD, Perspectives du XXIIe siècle, l'artiste Nicolas Clauss a choisi de montrer un paysage. Ce travelling caniculaire est probablement celui du temps qui file plutôt qu'un hypothétique voyage à une époque où plus rien ne roule à cette vitesse. Comme pour son précédent Larmes de crocodile, ces souvenirs bégaient, adoptant un va-et-vient me rappelant le film Back and Forth de Michael Snow de 1969. Elles fondent au soleil, plus proche que jamais.


Jean-Jacques BIRGÉ
ÉTERNELLE
Film réalisé par Nicolas CLAUSS

Jean-Jacques Birgé : flûte, percussion, phonographie

Homeira Abrishami, Blick Bassy, Rafael Carlucci, Vilma Parado Dejoras, Dana Diminescu, Linda Edsjö, Jalal Gajo, Alba Gomez Ramirez, Nikoleta Kerinska, Madeleine Leclair, Birgitte Lyregaard, Gary May, Manolis Mourtzakis, Anna Prangenberg, Monika Stachowski, Valentina Vallerga, Sun Sun Yip : voix

Idiophones trouvés sur les ruines du MEG :
cymbales de Thaïlande ching, châp lek et châp yai ; cymbales jota d’Assam, Inde ; bol sonore kin du Japon ; bol sonore de Chine

#1 du CD "Perspectives du XXIIe siècle"
MEG-AIMP 118, Archives Internationales de Musique Populaire - Musée d'Ethnographie de Genève
Direction éditoriale : Madeleine Leclair
Distribution (monde) : Word and Sound
Sortie le 19 juin 2020
Commande : https://www.meg.ch/fr/boutique/disque-0

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jeudi 18 juin 2020

Perspectives du XXIIe siècle (18) : vidéo "Aksak Tripalium"



Tandis que nous nous approchons de la date fatidique de sortie de mon nouvel album, Sonia Cruchon livre une seconde vidéo que la musique du CD lui a inspirée. C'est aussi la cinquième après sa Berceuse ionique, De vallées en vallées d'Eric Vernhes, Larmes de crocodile de Nicolas Clauss et Ensemble Ratatam de John Sanborn. Le titre Aksak Tripalium est composé de aksak (du turc « boiteux ») désignant un rythme irrégulier, par exemple à 5, 7, 9, 11, 13 ou 15 temps, et de tripalium, travail en latin, qui était un instrument de torture ! La réalisatrice s'appuie surtout sur la notion de travail des différents morceaux que j'ai choisis dans le Fonds Constantin Brăiloiu déposé aux Archives Internationales de Musique Populaire (AIMP) du Musée d'Ethnographie de Genève (MEG). Dans un premier temps les gestes des travailleurs viennent se superposer à une planche d'objets dessinée par le roi des Bamouns (ouest du Cameroun) Ibrahim Njoya, archive supposée retrouvée par les survivants de 2152 sur les ruines du MEG. Suivent les fruits de ce labeur par la poussée de plantes aussi magiques que les illustrations de Ernst Haeckel. Une forte sensualité s'en dégage lorsque la vie reprend après la catastrophe... Nicolas Chedmail à la trompette, aux cor et saxhorn, et Antonin-Tri Hoang au sax alto et à la clarinette basse renforcent la fanfare que j'avais improvisée au clavier, tandis que le percussionniste Sylvain Lemêtre vient prêter main forte à ces évocations entraînantes que je suis allé chercher aux îles Hébrides, en Géorgie et en Macédoine avant de m'y lancer corps et âme...



Jean-Jacques BIRGÉ
AKSAK TRIPALIUM
Film réalisé par Sonia CRUCHON

#7 du CD "Perspectives du XXIIe siècle"
MEG-AIMP 118
Archives Internationales de Musique Populaire
Musée d'Ethnographie de Genève
Sortie le 19 juin 2020

Jean-Jacques Birgé : clavier, cuivres
Nicolas Chedmail : trompette, cor, saxhorn
Antonin-Tri Hoang : saxophone alto, clarinette basse
Sylvain Lemêtre : percussion

Sources musicales :
Gaëls (Hébrides : île de Barra). Chant de travail (tissage du tweed) : "Di Sathuirne ghabhmi mulad" (Samedi j’étais triste). Voix de femmes, 1948
Géorgiens. Danse chantée. Chœur d’hommes. Géorgie occidentale
Serbes de Macédoine (région de Skoplje). Danse des terrassiers. Chœurs d’hommes et deux flûtes (supilki), 1951
Géorgiens. Chant de travail aux champs. Solo et chœur d’hommes. Géorgie orientale

Sources photographiques :
Planche des objets - Dessin d’Ibrahim Njoya
Cameroun, Grassfields, Foumban, Royaume bamun. Vers 1930
Papier à dessin, encre de Chine et crayons de couleur. 75 x 54,5 cm
Don du pasteur missionnaire Jean Russillon en 1966

Formes artistiques de la nature - Ernst Haeckel

Sources cinématographiques :
Archives Prelinger, Shutterstock

#1 du CD "Perspectives du XXIIe siècle"
MEG-AIMP 118, Archives Internationales de Musique Populaire - Musée d'Ethnographie de Genève
Direction éditoriale : Madeleine Leclair
Distribution (monde) : Word and Sound
Sortie le 19 juin 2020
Commande : https://www.ville-ge.ch/meg/publications_cd.php

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mercredi 3 juin 2020

Perspectives du XXIIe siècle (14) : communiqué de presse


Publication du CD Perspectives du XXIIe siècle

Composition : Jean-Jacques Birgé (2020), d’après les archives sonores du MEG

Musiciens :Jean-Jacques Birgé (claviers, field recording, flûte, percussion, etc.), Jean-François Vrod (violon), Antonin-Tri Hoang (clarinette basse, sax alto), Nicolas Chedmail (cor), Sylvain Lemêtre (percussion), Elsa Birgé (chant) et 18 personnes intervenant dans leur langue maternelle

Enregistré et mixé en 2020 par Jean-Jacques Birgé au Studio GRRR (Bagnolet, France)

Label : MEG-AIMP / Musée d’ethnographie de Genève
Genre : Musique contemporaine, musique expérimentale, archives sonores
Date de sortie : 19 juin 2020
MEG-AIMP118 (CD)
Digipack 44 pages en français et anglais
Textes et photographies par Jean-Jacques Birgé et Madeleine Leclair

Liste des pièces
Éternelle / L’Indésir / MEG 2152 / Renaissance / Les Jambes / Hibakusha / Aksak tripalium / Tirage au sort / Larmes de crocodile / Variationstrieb / Gwerz de l’âme juste / Au loup / Les champs les plus beaux / De vallées en vallées / Berceuse ionique / Ensemble ratatam (durée totale : 58’25)


Commande du Musée d’ethnographie de Genève (MEG), Jean-Jacques Birgé a composé une œuvre d’après les Archives internationales de musique populaire (AIMP) du MEG. Perspectives du XXIIe siècle intègre 31 pièces enregistrées entre 1930 et 1952 et réunies par Constantin Brăiloiu (1893-1958), fondateur des AIMP et référence majeure dans le domaine des musiques traditionnelles.
Perspectives du XXIIe siècle est écrite sur la base d’un scénario d’anticipation où les survivants de la catastrophe de 2152 vivent sur les ruines du MEG. Ils décident de se reconstruire à partir des archives découvertes sur place. L’œuvre mêle des instruments acoustiques dont certains appartiennent aux collections du MEG, des instruments virtuels, des ambiances et des archives sonores.
Écho troublant d’actualité, Perspectives du XXIIe siècle est une fiction sonore suivant le parcours d’humains qui doivent se réinventer. En ces temps d’interrogations sur l’avenir de la planète et de l’humanité, Jean-Jacques Birgé a souhaité dédicacer cette œuvre à C.F. Ramuz et Vercors.


Ce CD est le cinquième titre à paraître dans la série discographique publiée par le MEG et consacrée à des créations contemporaines composées sur la base de ses archives sonores. Points d’intérêt
- Œuvre contemporaine composée par Jean-Jacques Birgé, artiste français indépendant à la fois compositeur de musique, réalisateur de films, auteur multimédia, écrivain et designer sonore.
- Œuvre intégrant 31 morceaux enregistrés entre 1930 et 1952 en Europe, Asie et Afrique, issus des Archives internationales de musique populaire (AIMP) du MEG.
- Œuvre intégrant le son d’instruments de musique (cymbalettes et bols sonores) appartenant aux collections du MEG, et spécialement joués pour ce projet.
- Fiction sonore racontant une succession d’épisodes éprouvés par les survivants d’une catastrophe à venir en 2152, qui découvrent miraculeusement les archives sonores conservées au MEG.
- Suite de pièces musicales évoquant l’art radiophonique et s’inspirant de la tradition des poèmes symphoniques.
- Le cinquième CD à paraître dans la série « Créations contemporaines » publiée par le MEG (MEG-CDG par Sinner CD, Chambre sonore par Julien Perez, The Poetics of Time-Space par Jeremy Young, La fabrique des contes par Gabriel Scotti).

Edition : Musée d’ethnographie de Genève
Direction éditoriale : Madeleine Leclair

Distribution (monde) : Word and Sound
Commandes

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mardi 2 juin 2020

Perspectives du XXIIe siècle (13) : vidéo "De vallées en vallées"


De vallées en vallées est la deuxième vidéo du projet Perspectives du XXIIe siècle que j'ai reçue après Berceuse ionique de Sonia Cruchon. C'est évidemment une formidable surprise de découvrir comment Eric Vernhes l'a réalisée d'après le film muet de Segundo de Chomón, Le scarabée d'or. Cette idée lui est venue en écoutant la musique que j'ai composée, et elle colle magnifiquement à cette course folle sous les étoiles. Celle du Birgé guidait déjà les troupeaux vers les hauteurs ! Est-ce de circonstance virale, mais en regardant le magicien j'ai pensé à la phrase de Paracelse : "Je vous apporte la peste. Moi je ne crains rien. Je l'ai déjà."...
Replacer les musiciens dans l'espace, en particulier la nature qui aujourd'hui reprend ses droits après la sécheresse et les inondations qui ont suivi la catastrophe, fait apparaître l'exaltation qui s'est emparée d'eux. Emboîtant le pas à mes rythmes hypnotiques, le clarinettiste Antonin-Tri Hoang, le percussionniste Sylvain Lemêtre et Nicolas Chedmail, qui souffle simplement dans son embouchure, me rappellent la course folle des meules de foin des Saisons d'Artavazd Pelechian. La transposition est osée si l'on se réfère au troupeau perdu des Bulgares, aux appels au bétail des Peuls ou au chant de vacher asturien. Mais la magie autorise bien des choses !
Conseil : regardez le film en plein écran !


Jean-Jacques BIRGÉ
DE VALLÉES EN VALLÉES
Film réalisé par ERIC VERNHES

Jean-Jacques Birgé : clavier, phonographie
Antonin-Tri Hoang : clarinette basse
Nicolas Chedmail : souffle
Sylvain Lemêtre : percussion

Sources musicales :
Bulgares (Région de Sofia). Musique à programme : "Le troupeau perdu". Flûte à bec
Peuls (territoire du Niger). Appels au bétail, 1948-1949
Asturiens. Chant de vacher : vaqueirada. Voix d’homme, tambourin (pandeiro). Région de Luarca, 1952

Source cinématographique :
Le scarabée d’or de Segundo de Chomón
Réalisateurs : Ferdinand Zecca et Segundo de Chomón
Scénario et cinématographie : Segundo de Chomón
Société de production : Pathé Frères, 1907

#14 du CD "Perspectives du XXIIe siècle"
MEG-AIMP 118, Archives Internationales de Musique Populaire - Musée d'Ethnographie de Genève
Direction éditoriale : Madeleine Leclair
Distribution (monde) : Word and Sound
Sortie le 19 juin 2020
Commande : https://www.ville-ge.ch/meg/publications_cd.php

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mercredi 11 mars 2020

Le son d'Omni-Vermille


Anne-Sarah Le Meur a structuré Omni-Vermille, son installation générative pour 6 écrans en 7 interludes et 7 parties. J'ai suivi sa structure en conservant une unité sur les parties longues (5 minutes chacune) et en variant les interludes (2 minutes chacun). L'ensemble d'environ 52 minutes est projeté en boucle sur 4 mètres de haut et 18 mètres de la façade du ZKM à Karlsruhe en Allemagne. Elle se voit de loin sur la place piétonne, mais il faut évidemment s'approcher pour entendre la musique, d'autant qu'elle est programmée de 18h à minuit pendant plusieurs semaines. J'ai enregistré en une seule prise chacun des 14 mouvements. Les 7 parties sont jouées au clavier avec le moteur Kontakt et des sonorités électro-acoustiques. Les 7 interludes passent du clavier à la Machine à rêves de Leonardo da Vinci, et de la flûte à la trompette à anche. Les instruments acoustiques sont transformés par un effet que j'ai programmé sur l'Eventide H3000. J'ai cherché à créer des mouvements amples et contemplatifs, ce qui me change de mes habitudes !



Le public peut percevoir ou pas les transitions, visuelles ou musicales, cela n'a pas d'importance. La sensation dépend de la distance d'où l'on regarde les écrans et de la sensibilité de chacun/e. Anne-Sarah, par exemple, a fait en sorte que quelqu'un passant chaque jour à l'heure pile à proximité de la vitrine verra un spectacle différent. De toute manière la générativité joue sans cesse de ses variations de couleurs et de formes. La musique, dont les 14 éléments sont déclenchés successivement par l'ordinateur, joue ainsi du synchronisme accidentel que j'adore, en particulier par rapport aux plissés imprévisibles des images. Pendant que j'y étais, j'ai commis un petit mixage adapté à l'écoute pure, ce qui constitue le 82e album virtuel, soit la 1064e pièce et la 157e heure exclusivement en ligne du site drame.org et des Disques GRRR...

→ Jean-Jacques Birgé, Omni-Vermille, album en ligne en écoute et téléchargement gratuits (comme 81 autres albums inédits ; par contre, une quarantaine de CD et vinyles sont commandables sur le site et certains sur Bandcamp)

lundi 17 février 2020

Arlette Martin, plasticienne (1924-2020)


Ma tante Arlette Martin est décédée samedi matin dans l'Indre à l'âge de 95 ans.
En 2007, j'avais écrit Ma tante touche du bois, article qu'elle m'avait demandé d'adapter pour présenter l'un de ses catalogues de marqueterie. Le voici :


Dans les années 50, lorsque j'étais enfant, les murs de notre appartement étaient recouverts de tableaux abstraits peints par ma tante Arlette. Elle n'avait pas la place de les accrocher dans sa mansarde parisienne de la rue Rosa Bonheur, adresse prédestinée puisque cette peintre fut une figure marquante du féminisme au XIXe siècle. Si ma grand-mère, en jeune fille de bonne famille, avait chanté comme soprano dramatique sous la direction de Paul Paray, Arlette Martin, qui signait alors L'Arleton, incarnait l'artiste fauchée et créative.
Lorsque je demandai ce que représentaient ces tableaux, on me répondit évidemment qu'il ne fallait pas essayer d'y voir des ressemblances avec quoi que ce soit. Il n'était pas question de faire comme avec les nuages quand on s'étonne d'analogies avec des formes existantes ; la question de l'abstraction s'est donc très tôt posée à moi qui choisirai plus tard la voie du cinéma, puis de la musique, pour exprimer mes sentiments, ma révolte ou mes utopies. Les formes et les couleurs de ces huiles dont je garde un souvenir imagé produisirent chez le petit garçon un indispensable et délicieux déséquilibre que je reconnus plus tard dans mes propres œuvres. Sur le livre d'or de son exposition à la Mairie du XXe à Paris, j'avais gribouillé : "L'abstraction fondatrice. La rémanence. Du bois dont je ne ferai pas de flûte..."
En 1958, sur la suggestion de mon oncle Gilbert Martin, Arlette passa des pinceaux au travail du bois, abandonnant son surnom qui camouflait sa féminité et devenant une des rares marquetistes à ne pas faire dans le ringard. Ni figurative, ni géométrique. Abstraite !


Arlette est la sœur aînée de ma maman. D'elle je possède une table basse, un tableau et une aquarelle, mais la pièce dont je suis le plus fier est la large porte coulissante avec une magnifique racine en guise de poignée qu'elle m'offrit pour le studio de musique à mon installation à Bagnolet. Arlette est étonnante de vitalité et cela se retrouve dans ses œuvres. Si elle participa à la Résistance pendant la seconde guerre mondiale, fut présidente de la S.A.D. en 1986-1987 au Grand Palais, elle accumule aujourd'hui les responsabilités de secrétaire générale honoraire au Syndicat National des Sculpteurs et Plasticiens, et de trésorière à la Maison des Artistes où elle s'occupe de ses confrères et consœurs en détresse. Jusqu'à peu, à 80 ans passés, elle était encore bénévole aux Restos du Cœur...
Dans ses tableaux où les essences de bois remplacent la palette de couleurs en tubes, la matière continue à vivre. Il lui arrive de mélanger les deux techniques et j'aime particulièrement ceux où le rouge contraste avec les veines des bois exotiques. Les sinuosités du bois obligent à les suivre, à dessiner avec l'aléatoire. Arlette a également réalisé des pièces monumentales, du mobilier, des vêtements tricotés, de grands éventails, d'où ressortent toujours l'homogénéité de l'œuvre et la variété de tons. En écrivant ces lignes, je me rends compte que toutes ses toiles comme ses marqueteries sont des coupes transversales. Comme son caractère, l'aubier sous l'écorce.

P.S.: à la mort de ma mère, il y a exactement un an, j'avais récupéré un tableau, un éventail et un pied de lampe. Il n'y a pas beaucoup de traces de ma tante sur Internet, essentiellement la vente aux enchères honteuse d'une partie de ses œuvres qui avait échappé à mes cousins comme au reste de la famille...
On aura compris que j'aimais beaucoup ma tante avec qui je discutais souvent, et que j'adorais, enfant, quand elle et Gilbert, Serge et Alexandre, restaient dîner le dimanche soir...

mercredi 5 février 2020

De la main gauche


Billet rapide de la main gauche pour cause de tendinite douloureuse. J'aurais mieux fait de me croiser les bras dimanche au lieu de les croiser à jouer sur deux claviers à la fois, le musical et celui de l'ordinateur où je répertoriais les timbres des instruments idoines pour l'installation audiovisuelle que nous préparons avec Anne-Sarah Le Meur, exposée du 11 mars au 26 avril au ZKM à Karlsruhe. À la nuit tombée quatre projections de 6 mètres de base chacune s'allumeront au rez-de-chaussée du musée sur la Place des Droits de l'Homme, soit plus de cinquante minutes de programme évolutif de 19h à 23h, du moins pour les images génératives d'Anne-Sarah. De mon côté, je dois enregistrer quatorze pièces, soit sept parties et autant d'interludes. Les premières sont entièrement jouées sur les 88 notes de mon Komplete tandis que les seconds alternent quatre mouvements de cordes et électronique pervertissant notre Machine à rêves de Leonardo da Vinci, deux autres à la flûte ou à la trompette à anche passées à la moulinette d'un effet d'Eventide H3000 que j'ai programmé, et un enchaînement de tables d'ondes sure un vieux synthétiseur. Tout doit s'enchaîner sans heurt pour composer une œuvre qui sera perceptible depuis la rue, les images habillant l'immense vitrine du Centre d'Art et de Technologie des Médias allemand. Je n'y suis allé qu'une fois, comme intervenant d'un séminaire européen de la Femis.
J'ai donc abusé du trackpad et m'en voilà fort marri. Lorsque j'ai l'inspiration je suis incapable de m'arrêter, même si mon corps me le suggère. Or ces derniers temps mon esprit prend peu de repos. Lorsque je ne compose pas cet Omni-Vermille, je bichonne mes Perspectives du XXIIe siècle ou sonorise une web-série sur l'intelligence artificielle qui accompagne un MOOC. Sans parler de mon épanchement littéraire !
La vénérable acupunctrice chinoise m'a un peu soulagé, mais j'ai encore bien mal. Elle m'a aussi collé un cataplasme d'herbes dont j'ignore la composition et que je tiens difficilement de ma main pansée. Ce n'est pas ma première tendinite. J'en ai évoqué une en particulier sur cette page il y a sept ans. Mêmes circonstances. Comment et quand apprendrai-je à m'arrêter avant la catastrophe ? Je ne supporte pas de m'interrompre en chemin, même si je sens que j'ai franchi mes limites, menant chaque fois le travail à son terme, mais à quel prix ! Heureusement sur Mac il suffit de double-cliquer sur la touche fn (avec un nom pareil j'aurais dû dire "frapper") pour dicter mon texte. Je vais surtout en profiter pour lire au lieu de m'agiter dans tous les sens...

mercredi 29 janvier 2020

Jean Morières sur site


Jean Morières s'est envolé il y a 6 ans déjà. Mathilde, l'une de ses filles, signale que sa sœur Fani a conçu un nouveau site pour lui rendre hommage et rappeler son singulier travail. Les onglets en haut de page sont des sauts dans l'espace d'un long déroulant qui égrène son portrait, la flûte zavrila de son invention, sa discographie avec un lien vers les disques du label Nûba, quatre films de Mathilde sur leur père, six textes dont un poème que lui a adressé sa compagne Pascale Labbé, dix photographies où elle est évidemment très présente, et le chapitre Eddy Bitoire, "avatar délirant et navrant" de Jean avec cinq chansons que je ne connaissais pas ou que j'avais oubliées. J'avais évoqué deux clips vidéo hilarants que j'adore, mais les "nouvelles" sont du même acabit, avec son fils Antoine à la guitare et à la batterie ! En 2014 sa famille, ses ami/e/s s'étaient réunis pour un concert qui rappelait la belle personne et l'artiste passionnant qui nous avait quittés prématurément.

mardi 28 janvier 2020

Première édition CD de L'homme à la caméra


Lors d'une réédition de disque il est d'usage de reproduire la pochette originale, concession aux collectionneurs fétichistes, m'avait-on expliqué. Nous nous y sommes conformés avec joie pour les précédents albums d'Un Drame Musical Instantané, Trop d'adrénaline nuit, Rideau !, À travail égal salaire égal ou pour le cultissime Défense de. Le passage du vinyle au CD n'est pas toujours des plus heureux, car passer de 30 à 12 centimètres fait perdre les détails et la beauté de l'objet. Nous avons chaque fois décidé d'équilibrer cette perte par un nouveau mastering accentuant les nuances et, surtout, en ajoutant des pièces inédites en bonus. Or pour la réédition, la première en CD, de L'homme à la caméra d'Un Drame Musical instantané nous avons préféré demander au graphiste Étienne Mineur de concevoir une nouvelle pochette qui soit d'actualité tout en se référant au constructivisme, époque où Dziga Vertov tourna son film. Comme pour les albums du trio El Strøm et de mon Centenaire sa création graphique nous enchante...


J'ai raconté ici comment, avec Francis Gorgé et Bernard Vitet, nous avions composé la musique du film de Vertov pour notre orchestre de 15 musiciens et musiciennes. Le 14 janvier 1984, le concert au Théâtre Déjazet, qui rencontra un beau succès ainsi que les trois jours précédents, fut enregistré en public (je me souviens qu'il occupe une page d'un roman du sulfureux Marc-Édouard Nabe, mais je ne l'ai pas retrouvée). Il faisait suite à sa création à Strasbourg en octobre 83 lors du Festival Musica. Il constitue la première partie du CD qui sort sur le label autrichien de Walter Robotka, Klanggalerie. Je suis ravi d'avoir retrouvé la partition d'un autre film muet, La glace à trois faces de Jean Epstein, enregistré dans les mêmes conditions à Corbeil-Essonnes le 11 janvier 1983. C'est donc trente minutes de plus que cette réédition, la première en CD, offre aujourd'hui. Si vous connaissez les musiciennes et musiciens qui participaient à ces deux projets, vous constaterez notre éclectisme, pas seulement musical (!) :
Jean-Jacques Birgé (direction, synthétiseur, piano, flûtes, trombone, guimbarde, voix, bandes magnétiques), Bernard Vitet (direction, trompette, bugle, flûte, trompette à anche, voix), Francis Gorgé (direction, guitare, basse à tension variable), Hélène Sage (voix, flûtes, clarinette basse, sax ténor, appeaux, instruments originaux), Magali Viallefond (hautbois, cor anglais, flûte, tôle à voix, orgue de cristal), Jean Querlier (hautbois, cor anglais, sax alto, flûte), Youenn Le Berre (flûtes, flûte électrique, sax ténor, basson), Denis Colin (clarinette basse), Patrice Petitdidier (cor), Philippe Legris (tuba), Jacques Marugg (vibraphone, marimba, timbales, percussion), Gérard Siracusa (percussion, marimba, cloches), Bruno Barré (violon), Bruno Girard (violon), Nathalie Baudoin (alto), Marie-Noëlle Sabatelli (violoncelle), Didier Petit (violoncelle, voix), Hélène Bass (violoncelle), Geneviève Cabannes (contrebasse, clavier, voix).
Il existe une version de L'homme à la caméra en ciné-concert avec le film de Vertov sur Daily Motion et un extrait d'une répétition sur YouTube, mais le nouveau master audio vaut vraiment le détour. Quant à La glace à trois faces, j'ai encore plus de plaisir à redécouvrir notre travail en grand orchestre puisqu'il était resté inédit.
Avec La Chute de la Maison Usher du même génial Epstein et Le cabinet du Docteur Caligari, c'est l'un des 26 films que nous avons le plus joué de par le monde. Un Drame Musical Instantané fut à l'origine du retour du ciné-concert sur films muets dès 1976. Imaginer des partitions originales et contemporaines ne se pratiquait absolument pas à cette époque. C'est devenu chose courante et j'ai préféré arrêter lorsque c'est devenu une mode. Pour le Vertov nous nous étions inspirés du son Laboratoire de l'Ouïe, pour La glace nous avions dessiné le portrait de chacune des trois femmes jusqu'à l'accident automobile qui coûte la vie au héros, une hirondelle en plein front. Détachées des images, écouter ces musiques de films sur disque leur donne un sens nouveau et l'incomparable avantage de se faire chacun, chacune, son propre cinéma, démarche commune à toutes mes œuvres.

→ Un Drame Musical Instantané, L'homme à la caméra / La glace à trois faces, CD Klanggalerie gg277, 17€ frais d'envoi compris

mardi 14 janvier 2020

Perspectives du XXIIe siècle (2)


La vieille neutralité de la Suisse y est-elle pour quoi que ce soit si des survivants du monde entier se retrouveront à Genève pour imaginer une société juste où les origines, le genre, les responsabilités, les compétences n'impliqueront aucune hiérarchie ni ségrégation ? Des mouvements identiques se créeront sur d'autres points du globe. Il n'y aura plus d'autochtones ni de migrants, mais des citoyens, des camarades partageant tout ce qui aura survécu à la catastrophe. Ils témoigneront. Ils inventeront.
Pour mon prochain disque qui sortira au printemps, une œuvre d'anticipation en coproduction avec le Musée Ethnographique de Genève (MEG) et les Archives Internationales de Musique Populaire (AIMP), j'ai besoin d'enregistrer quelques phrases parlées dans des langues très diverses. J'ai commencé par le chinois et l'anglais avec mes amis Sun Sun qui habite en face et Gary un peu plus loin dans le quartier. Anna, arrivant cette semaine de Cologne, sera mise à contribution pour l'allemand, et Valentina pour l'italien. J'ai prévu d'ajouter l'arabe, le persan, le russe, le roumain, le bulgare, le polonais, le danois, le suédois, le brésilien, le wolof... Il faudrait que je trouve quelques personnes qui parlent l'espagnol, le grec, le turc, le hongrois, le hollandais, le portugais, d'autres langues du continent africain, etc. Comme je pensais au mixage de ces voix avec la flûte et le piano préparé que j'ai déjà enregistrés, j'ai par hasard réentendu Laborintus 2 sur Radio Libertaire. J'ignore à quoi ressembleront mes deux pièces, mais j'y vois un vague cousinage avec l'œuvre sublime de Luciano Berio.
Lorsque je ne sais pas comment aborder une composition musicale dont je connais pourtant la raison ou la fonction, mais qui résiste, je prends le taureau par les cornes et je me lance. Simplement je réfléchis longtemps en amont, pour agir vite ensuite. Souvent j'avance par étapes, corrigeant ce qui me déplaît en ajoutant, retranchant, transformant des éléments. Il ne faut jamais perdre de vue l'intention initiale, mais prendre le chemin des écoliers n'est pas interdit. Pour un autodidacte il est même conseillé. Adepte du définitif provisoire, je donne des titres que je remplace au fur et à mesure. La méthode est la même avec la musique. Je suis impatient d'enregistrer les musiciens qui me rejoindront dans les deux mois qui viennent. Comme je suis en avance sur la planning, ce dont j'ai tout de même l'habitude, il est question d'avancer la sortie du CD à fin avril. On verra bien.

mardi 7 janvier 2020

Le choc des électrons libres


Il est toujours très agréable de recevoir un disque dans une belle pochette. Le vinyle est double, la couve trois volets est faite main, sérigraphie tirée au hasard parmi trois modèles, la mienne est celle de droite, la plus destructurée. Destructuré, c'est juste et faux à la fois. Le choc des électrons libres a beau faire dans le lourd, c'est le mélange des genres qui est la règle. Hard rock, free jazz, punk, électro, pop à la française et musique traditionnelle de Gascogne et de Bretagne. Les emprunts sont clairs, la fusion accouchant d'une musique qui sort résolument des clous, puissante et volontaire. Si le saxophoniste baryton et clarinettiste Francis Mounier est l'instigateur de l'association d'Artús et des Niou Bardophones, l'apport du sonneur Erwan Keravec, à la cornemuse écossaise et à la trompette préparée, met les poings sur les i pour nous envoyer au tapis.


Artús est formé des rockers Romain Colautti (guitare baryton, boha), Romain Baudoin (vielle alto), Matèu Baudoin (chant, violon, tambourin à corde, flûtes, percussions), Thomas Baudoin (chant, boha, guimbardes, flûtes, percussions) et Nicolas Godin (dispositif électronique, batterie). Avec Erwan Keravec les Niou Bardophones sont Guénolé Keravec (bombarde, trélombarde), Ronan Le Gourierec (saxophone baryton) et Jean-Marie Nivaigne (batterie). Autour de Francis Mounier, cela fait du monde, et du bruit. Tous ensemble, ils produisent Le choc des électrons libres. Pas une seule fille. C'est de la musique qui fait mâle.


La pochette cartonnée de Thomas Baudoin bénéficie de la création graphique de Jean-Marc Saint-Paul et de la sérigraphie d'Ivan Bléhaut & Benjamin Lahitte. C'est agréable à tenir en mains. Il y a du grain et de la colle, de la matière et de la découpe, c'est vrai pour la musique aussi...

→ Le choc des électrons libres, Le choc des électrons libres, 2 LP Pagans, 20€

jeudi 26 décembre 2019

Perspectives du XXIIe siècle (1)


Le passé est une bonne source d'inspiration pour imaginer l'avenir. Après l'album de mon Centenaire l'an passé, je n'avais pas trop le choix que de viser loin, quand nous aurons tous disparu, tout en revenant sur mes pas.
J'avance doucement, mais sûrement, pour l'enregistrement de mon prochain disque, coproduit avec le Musée Ethnographique de Genève, à paraître l'année prochaine. Sans dévoiler le scénario de ce petit opéra d'anticipation, je peux dire que je travaille à partir des Archives Constantin Brăiloiu sur les conseils de Madeleine Leclair, conservatrice responsable du Département d'ethnomusicologie du MEG, des Archives Internationales de Musique Populaire et des collections d'instruments de musique, et éditrice de la collection discographique MEG-AIMP/VDE-Gallo. N'ayant pas l'habitude de travailler sur des musiques traditionnelles, je dois trouver ma propre voie à chaque étape de la composition.
J'ai commencé par choisir les archives qui correspondaient à mon synopsis narratif, je les ai ensuite placées sur la timeline de chaque pièce. Après avoir ajouté les ambiances, essentiellement du field recording, j'ai enregistré mes parties instrumentales (clavier, flûte, trompette à anche, guimbardes, erhu, khen, etc.) et soigné quelques effets (Eventide, Audio Ease) avant de prendre rendez-vous avec les musiciens qui viendront s'ajouter à l'édifice. Je m'aperçois seulement maintenant de l'importance des ambiances climatiques et du bestiaire qui se sont glissés au cours des mois, construisant des décors évocateurs. C'est une musique diégétique dont les images sont suggérées par la partition sonore. Pourrait-on alors parler d'auto-diégèse ? La densité de certaines pièces m'a poussé ces jours-ci à insérer de courts solos, plus calmes, évidemment moins chargés, même si je les resitue dans le paysage : flûte dans une forêt assoiffée, piano préparé dans un tunnel inondé, boîte à musique avec loups et batraciens... Entendre que je ne lâche jamais la dialectique !
Contrairement à certains artistes dont les remix noient les œuvres d'origine dans une refonte électronique en n'utilisant que des samples (échantillons), souvent très courts, j'ai choisi de préserver l'âme de ces mémoires ethnographiques, d'autant que c'est leur fonction qui avait dicté mes choix. La manière de les retravailler est évidemment très "moderne", aussi bien dans les intentions que par les outils que j'emploie. Après avoir favorisé l'hétérogénéité, je tente de réunifier l'ensemble. Le style se dessine de lui-même, mais je suis encore incapable de trouver les mots pour le définir, peut-être parce que ce n'est justement pas fini.

vendredi 20 décembre 2019

L'accordéoniste Didier Ithursarry ouvre une porte


L'époque est morose. Dans la rue les gens se battent pour un rien. Dans les transports en commun ils s'insultent. Certains se plaignent des grévistes qui les empêchent de partir en vacances de Noël sans se rendre compte qu'avec les lois imposées par le gouvernement aux ordres des assurances privées et des fonds de pension américains ce ne sont pas seulement toutes leurs vacances qui sauteront, mais le repos chèrement acquis lorsqu'ils seront en âge de prendre leur retraite. Quand une caissière est désagréable, c'est qu'elle subit des pressions de sa hiérarchie. Quand le pouvoir montre le mauvais exemple, c'est toute la société qui se désagrège. Alors chaque rayon de soleil a son importance.
Il faut ouvrir la porte, regarder le ciel, respirer un bon coup et se laisser porter par la musique. L'accordéon du Basque Didier Ithursarry joue le rôle de l'astre auprès duquel se réchauffer. Son nouvel album en trio avec le flûtiste Joce Mienniel et le guitariste Pierre Durand s'intitule Atea, soit la porte en langue basque. S'il faut sortir pour humer l'air du temps qui peut être aussi celui de la résistance et des nouvelles utopies, on peut aussi entrer sans frapper et se mettre à danser, parce qu'on ne vit qu'une fois. Mienniel et Durand sont des habitués de cette colonne, virtuoses rayonnants aux côtés d'un accordéoniste qui réfléchit le swing légendaire de son pays. Sur la Forró Suite, le Quatuor Cuareim se joint à eux, arrangée par Geoffroy Tamisier. Je devrais chaque fois rappeler le nom de l'ingénieur du son, ici Boris Darley, parce que ces alchimistes rehaussent souvent les couleurs de nos disques en soignant aussi l'ambiance qui règne dans le studio. De plus en plus de musiciens s'intéressent d'ailleurs avec succès à la prise de son. Si Atea profite de l'envol de la flûte et du soutien de la guitare, sa vibration contagieuse vient d'abord du soufflet qui rythme les mélodies comme si elles étaient poursuivies par un irrésistible besoin, mais de quoi ? De lumière peut-être...

→ Didier Ithursarry Trio, Atea, LagunArte, dist. L'autre distribution, sortie le 31 janvier 2020

vendredi 29 novembre 2019

Ball of Fire par Birgé Hochapfel Vrod


Ball of Fire est le nouvel épisode de mon laboratoire musical, séance d'une journée où nous improvisons en vue d'un album virtuel à mettre en ligne sur drame.org. Ce 80e album inédit, en écoute et téléchargement gratuit comme tous les autres, vient aussi alimenter la radio aléatoire de la page d'accueil du site où vous pouvez découvrir 155 heures de musique sans aucune répétition, soit 1051 pièces de durées très variées.
Comme je demandais au violoncelliste Karsten Hochapfel avec quel musicien il aimerait jouer pour la première fois, il proposa d'emblée le violoniste Jean-François Vrod. Je m'aperçois que cette année j'aurai souvent enregistré avec des cordes. Ainsi les auront précédés le violoniste Mathias Lévy et la contrebassiste Élise Dabrowski, ainsi que guitaristes Christelle Séry et Hasse Poulsen. Étaient présents également le percussionniste Wassim Halal et le compositeur Jonathan Pontier aux synthétiseurs. L'année n'est pas terminée puisqu'une dernière séance aura lieu avec le jeune contrebassiste minnesotien Nicholas Christenson et le clarinettiste Jean-Brice Godet, aussi grand que basse, qui jouera aussi de ses cassettes. La forme du trio a l'avantage d'être toujours équilibrée malgré son nombre impair, car il suffit de convaincre un contre deux pour que deux se retrouvent contre un. Comprendre qu'un accord est vite trouvé entre tous les protagonistes. La question ne se pose évidemment pas dans le cas de nos compositions instantanées, mais lorsqu'aucun des musiciens n'a pratiquement joué avec les autres la concentration exigée est plus simple à trois.
Découvert grâce à André Ricros, producteur du label Silex, j'avais enregistré Jean-François Vrod en 2000 pour la musique que j'avais composée pour l'exposition Le Siècle Métro et joué avec lui en concert deux ans plus tôt pour mon projet Birgé Hôtel avec Hélène Labarrière, Gérard Siracusa et, en invités, Michel Houellebecq et Bernard Vitet. Je connaissais Karsten Hochapfel grâce au groupe Odeia dont ma fille Elsa est la chanteuse.


Nous voilà donc réunis vendredi dernier au Studio GRRR pour interpréter les thèmes tirés au hasard dans le jeu de cartes Oblique Strategies inventé par Brian Eno et Peter Schmidt. Comme pour les albums Game Bling avec Ève Risser et Joce Mienniel (2014), Un coup de dés jamais n'abolira le hasard avec Médéric Collignon et Julien Desprez (2014), Un coup de dés jamais n'abolira le hasard 2 avec Pascal Contet et Antonin-Tri Hoang (2015), Questions avec Élise Dabrowski et Mathias Lévy (2019), WD-40 avec Christelle Séry et Jonathan Pontier (2019), et le concert filmé À l'improviste avec Birgitte Lyregaard et Linda Edsjö (2014), nous piochons chacun à notre tour et tentons de comprendre le sens des injonctions rédigées en anglais.
De temps en temps mes invités s'emparent d'un des instruments de ma collection que je considère plutôt comme une boîte à outils. Ainsi Karsten Hochapfel jouera de la guitare à cinq cordes (pour avoir cassé le mi aigu en l'accordant), du zheng (koto chinois à seize cordes dont plusieurs manquaient également) et du cosmicbow (manche de guitare à quatre cordes qui se joue comme une guimbarde). Jean-François Vrod m'empruntera d'ailleurs une guimbarde, mais il utilisera aussi sa voix, un appeau, un kazoo, un harmonica minuscule et toutes sortes de préparations sur son violon. Sur Turn it upside down Karsten retournera même son violoncelle !


Si je me sers essentiellement d'échantillonneurs sur mon ordinateur portable, j'ai eu le plaisir de jouer avec mes deux synthétiseurs physiques russes, le Lyra-8 et The Pipe, ainsi que de la JJB64, application informatique unique puisqu'elle fut inventée spécialement pour mon 64e anniversaire par Eric Vernhes. Selon les morceaux, Ball of Fire en compte seize, j'ai également recours à une radio qui se remonte à la manivelle, à mon éternelle trompette à anche, une guimbarde et une flûte comme souvent, plus diverses percussions.
Mes deux camarades de jeu se sont livrés à maintes facéties expérimentales dont je ne découvre vraiment la qualité qu'au moment du mixage. Lorsque nous plongeons la tête la première dans nos improvisations hirsutes, nous sommes en état de transe, transe constituée d'une concentration extrême puisque nous inventons la musique au fur et à mesure en écoutant les autres sans aucune préparation ou avertissement.
What are you really thinking about just now? Incorporate / Gardening, not architecture / Take a break / Discover the recipes you are using and abandon them / Be dirty / Once the search is in progress, something will be found / Do something boring / Make an exhaustive list of everything you might do and do the last thing on the list / Allow an easement (an easement is the abandonment of a stricture) / Use filters / Not building a wall but making a brick / In total darkness or in a very large room, very quietly / Where’s the edge? Where does the frame start? / Simple substraction / You don’t have to be ashamed of using your own ideas... sont le genre d'invitations auxquelles nous sommes confrontés. Si vous avez du mal à les comprendre, dites-vous bien que cela nous fait le même effet, mais que nous devons nous y coller chaque fois sans délai, du moins deux ou trois minutes plus tard !
Pour moi, le meilleur moment est donc lorsque je rééquilibre les voies, découvrant ce que nous avons enregistré dans la fougue de la rencontre. Pour la mise en ligne je masterise les pièces en mp3, rédige les crédits, fabrique la pochette à laquelle je dois trouver un titre.


Suivant l'article d'hier sur la screwball comedy, celui de l'album est un hommage à Barbara Stanwyck pour son rôle dans le film de Howard Hawks. La boule vient d'un immeuble viennois designé par Friedensreich Hundertwasser. Quant aux photos du trio nous les devons à Peter Gabor passé faire quelques plans pour le film qu'il me consacre.

mercredi 27 novembre 2019

Marbre surréaliste du 1er siècle av. J-C


Le mois dernier, visitant l'exposition rétrospective sur Caravaggio et Bernini au Musée d'Histoire de l'Art de Vienne, je suis brutalement arrêté par un marbre attribué à Alessandro Algardi. En réalité l'Algarde a restauré en 1628 ce jeune satyre portant un masque de Silène datant environ du 1er siècle avant Jésus-Christ. Cet étrange assemblage (d'une seule pièce !) permet de voir la figure d'un enfant derrière la masque d'un vieux satyre, sa petite main ressortant de l'énorme bouche du barbu. Est-ce une farce puérile pour effrayer je-ne-sais-qui ou une interrogation cruelle sur les vicissitudes de la vie ? Je ne suis pas un spécialiste, mais cette sculpture me semble surtout préfigurer de vingt siècles les assemblages de Rodin, le surréalisme (Picasso, Dali...), le nouveau réalisme (Spoerri, Nikki de Saint-Phalle...) ou le pop-art (Combines de Rauschenberg) ? J'ai toujours aimé ces œuvres de montage, de celles qui allient la chèvre et le chou, le beurre et l'argent du beurre. Une petite enquête, telle qu'en permet Internet sans bouger de chez soi (un autre assemblage !), me guide jusqu'à Sotheby's où l'œuvre était aux enchères il y a six ans. Estimée entre 3 et 5 millions de dollars, elle est partie à 3,525,000 $, probablement acquise par l'Art Institute of Chicago ! Elle aurait été découverte entre 1620 et 16233 dans les ruines des jardins de Salluste à Rome, lorsque la villa fut rachetée par le pape Grégoire XV. Plus récemment ce qui pourrait être un faune fut récupéré après la défaite des Nazis qui l'avaient dérobé dans la maison d'un collectionneur juif ayant fui en 1938. Une petite queue, invisible sur ma photo, laisse penser que ce satyre accompagnait Dyonisos, dieu du vin et de l'extase, mais aussi père de la comédie et de la tragédie. Mon goût pour les flûtes et percussions n'y est pas étranger. Dans la Grèce Antique les flûtistes n'étaient pas considérés comme des musiciens, mais comme des bateleurs, car leur instrument leur déformait la bouche. Travaillant actuellement à un disque qui s'appuie sur de très vieux enregistrements historiques pour imaginer la musique d'après la catastrophe, une forme dyonisienne de l'utopie poste-collapse, je suis évidemment sensible à la variété de timbres des percussions. J'espère d'ailleurs bientôt intégrer d'anciens idiophones de bronze à mon projet... Cela peut expliquer mon intérêt actuel pour les "vieilles pierres" !

mercredi 6 novembre 2019

Perception des années 70


Le Souffle Continu a encore mis le paquet, trois vinyles et un CD de Perception enregistrés entre 1971 et 1977. Le groupe est certainement un des meilleurs représentants du free jazz qui se jouait en France dans ces années, ou de ce que l'on appelait ainsi. Il réunissait Jeff Yochk'o Seffer aux saxophones et à la clarinette basse, Siegfried Kessler au piano électrique et au piano, Didier Levallet à la contrebasse et Jean-My Truong à la batterie. Sur le second album ils sont rejoints par les contrebassistes Jean-François Jenny-Clark et Kent Carter, le violoncelliste Jean-Charles Capon et le clarinettiste Teddy Lasry. Sur le CD, enregistré live au Stadium, avenue d'Ivry à Paris, Truong est remplacé par Jacques Thollot.
J'avais 21 ans, nous étions en 1974. J'avais cherché dans Jazz Magazine qui étaient les musiciens politiquement engagés. À l'époque, le mensuel dirigé par Philippe Carles n'était pas dédié au revival nostalgique comme il est devenu. Pour les y avoir lus, j'avais donc appelé Bernard Vitet et Didier Levallet... Vitet, que je ne connaissais pas encore, mais qui deviendrait mon coéquipier et mon meilleur ami pendant près de 40 ans, m'avait envoyé gentiment sur les roses. Levallet, en syndicaliste pédagogue, m'avait généreusement reçu et expliqué le contexte social des musiciens et donné quelques ficelles. Même s'il était musicalement trop jazz à mon goût, j'ai toujours estimé sa démarche.
Samedi, probablement intrigué par la présence de Jacques Thollot, je commence par écouter le CD du dernier concert de Perception enregistré en 1977 au Stadium, avenue d'Ivry, qui avait fini brûlé dans d'étranges circonstances. Rien à voir avec l'incendie que j'y avais provoqué lors d'un concert d'Un Drame Musical Instantané. La maison de tulle construite par Bernard Vitet dans laquelle nous jouions en trio avec Francis Gorgé avait pris feu parce que j'avais mal dosé les fumigènes que j'avais allumés à l'intérieur. Lorsque j'ai vu le voile en flammes, j'ai pensé "couverture", mais, n'ayant rien d'autre, j'ai éteint avec mes mains. Le feu a repris, alors j'ai recommencé. Comme je sortais de notre cage les bras en l'air en criant "on a eu chaud", le public crut que cela faisait partie de la mise en scène. Pendant que les pompiers rappliquaient et qu'un infirmier tentait de décoller le nylon de mes paumes en me racontant des histoires de grands brûlés, j'entendais mes deux camarades continuer au loin comme si le Titanic s'enfonçait dans le noir. Pendant un mois je suis allé chaque jour chez la charmante pharmacienne de la Butte aux Cailles faire changer mes pansements de biogaze verte. Ce n'était pas une blague. J'étais pourtant brûlé au second degré. Je n'ai jamais cru au second degré, manière coupable de ne pas assumer. J'adorais ces chastes matins partagés dans l'arrière-boutique...
Pendant que je vous raconte cette histoire, j'écoute le premier vinyle de 1971, moins fouillis et mieux enregistré que le CD dont la balance laisse vraiment à désirer, d'autant que la batterie de Thollot est très lointaine. Perception est aussi plus lyrique, plus expérimental, il a la fougue des premières fois.
Perception & Friends s'ouvre par Colima de Seffer qui, influencé par Soft Machine, a amené des cuivres (trompette, trombone, sax/clarinette). Pour Le Horla c'est au tour de Levallet de s'adjoindre deux violoncelles, probablement Capon et J-F, mais pour Mamelai, Seffer et lui demandent à Capon et Kent. Les contrebassistes passent ainsi au violoncelle, et Manuel Villaroel remplace Kessler au piano sur plusieurs morceaux. Plus construit, moins typé par les tics du free jazz, donc moins américain, cet album de 1972, tiré à l'origine à seulement 500 exemplaires, est franchement mon préféré.
A mi-chemin entre le premier très libre et le second plus contenu, Mestari enregistré live au Théâtre Cyrano, depuis Théâtre de la Bastille, retrouve le quartet original. D'une pièce à l'autre, Seffer joue de la flûte, on retrouve les sons de clavier électrique de Kessler, inspiré cette fois par Terry Riley, et Levallet résume la voie que prendront nombreux musiciens français, laissant de l'air entre les sons, les soignant, les emmêlant, jouant du crescendo comme d'une mayonnaise de derviche. On lui doit aussi d'intéressantes notes de pochette, communes aux trois vinyles, contrairement aux photos qui sont chaque fois différentes, mais les crédits manquent de précision, que ce soit pour l'instrumentation ou l'identification des musiciens. Ce n'est peut-être pas si important...

Perception, LP Souffle Continu Records, 22€
Perception & Friends, LP Souffle Continu Records, 22€
Mestari, LP Souffle Continu Records, 22€
Live At Le Stadium, CD Souffle Continu Records, 12€
Bundle (édition limitée) avec les 4 disques, 75€

vendredi 18 octobre 2019

WD-40 par Birgé Pontier Séry


De temps en temps j'invite des musiciens et musiciennes à participer à un laboratoire où nous enregistrons nos compositions instantanées avec pour seule perspective de passer un bon moment ensemble. Alors que nous avons l'habitude de nous rencontrer pour jouer, il s'agit ici de jouer pour se rencontrer, à l'image des albums Urgent Meeting et Opération Blow Up qu'Un Drame Musical Instantané avait réalisés avec 33 invités en 1991 et 1992. Comme le compositeur Jonathan Pontier m'avait proposé de faire ainsi ma connaissance, il m'a suggéré la guitariste Christelle Séry comme troisième partenaire. Le principe est, autant que possible, d'inviter des personnes avec qui je n'ai jamais collaboré et qui n'ont jamais joué ensemble. J'avais seulement eu l'occasion de discuter avec Christelle lors des concerts du Spat'Sonore...


Lundi matin, j'avais installé le studio pour qu'il soit le plus confortable, mais Christelle avait besoin de baisser le tabouret de piano pour s'y asseoir. Comme il était coincé, je suis allé chercher une bombe de WD-40 à la cave. À nous deux nous avons fini par y arriver et Christelle en a plus tard tiré le titre de l'album de ce qu'elle a appelé notre trio dégrippant ! De mon côté, j'ai choisi comme image un bouton électrique puisque nous sommes tous les trois branchés sur le courant. Je l'ai photographié cet été en Transylvanie, en zone interdite dans un bunker construit pendant la guerre froide.
J'ai placé un Neumann devant le Fender Hot Rod DeLuxe III prêté par Nicolas Chedmail pour sa Cherry du luthier d'Orléans, François Vendramini, tandis que Jonathan mixait sa collection de petits claviers (Arturia Microbute, Roland Ju-06 Boutique, Yamaha Reface CP, Moog model D). Pour ma part, j'utilisai Kontakt et Komplete sur le Mac, plus Ensoniq VFX-SD, Roland V-Synth, Lyra-8, The Pipe, Tenori-on et quelques instruments acoustiques (trompette à anche, flûtes, harmonica, guimbarde).
Peter Gabor, venu nous filmer en vue d'un portrait qu'il réalise sur ma pomme, a pris quelques photos dont celle ci-dessus. Jonathan a mis aussi quelques clichés noir et blanc sur FaceBook...


Quant à la musique, nous avons tiré au hasard et à tour de rôle les cartes d'Oblique Strategies de Brian Eno et Peter Schmidt. Elles nous ont servi de partitions pour chacune de nos improvisations. J'ai précédemment utilisé ce jeu pour les albums Game Bling avec Ève Risser et Joce Mienniel (2014), Un coup de dés jamais n'abolira le hasard avec Médéric Collignon et Julien Desprez (2014), Un coup de dés jamais n'abolira le hasard 2 avec Pascal Contet et Antonin-Tri Hoang (2015), Questions avec Élise Dabrowski et Mathias Lévy (2019) et le concert filmé À l'improviste avec Birgitte Lyregaard et Linda Edsjö (2014). Des films des concerts, où c'est au public de tirer les cartes, sont également en ligne sur YouTube (avec Collignon, Desprez, Contet, Hoang, Lyregaard, Edsjö)...
Christelle raconte que nos sons la poursuivirent pendant des heures (ainsi que les parfums de la glace savourée au dessert !) et sur FaceBook Jonathan écrit : On m'avait prévenu : aller chez Jean-Jacques Birgé pour faire de la musique et partager c'est mettre la main sur un coffre-fort d'instruments, d'objets, de sons, de sensations, de souvenirs d'art et d'artistes, à la croisée de tous les sentiers, pour les enfants et les initiés, les poètes, ceux qui "ont du talent et qu'ont pas la grosse tête" comme le chantait Vassiliu. C'est en plaisir total qu'aujourd'hui, avec lui et ma grande amie la guitariste Christelle Séry, nous avons ag-gravé quatorze moments musicaux de pure improvisation...
Voilà, cela ne nous appartient plus. Au plaisir !

→ Birgé Séry Pontier, WD-40, en écoute et téléchargement gratuits sur drame.org
comme 78 autres albums (sans compter les publications vinyles et CD),
soit 2035 pièces pour la plupart inédites d'une durée totale de 154 heures !

mardi 1 octobre 2019

Sisters of Velveteen, un truc pas ordinaire


J'aime bien les trucs qui sortent de l'ordinaire. Ces derniers temps, lorsque je parle, j'emploie un peu trop souvent le mot "truc" parce que mon esprit syntaxique va plus vite que la recherche des mots justes. Il est possible que certains ou certaines aient du mal à me suivre. Je les comprends. Je les comprends justement mieux qu'elles ou eux en retour. Ça se comprend. Lorsque j'écris je fais des efforts pour choisir les termes exacts et éviter les répétitions. Cela ne m'empêche pas d'user de l'anaphore, figure de style typiquement musicale...
Comme mes oreilles n'ont pas de sens, entendre qu'elles sont orientées tous azimuts, mais qu'elles sont à l'affût du sens, le sens qu'on donne à sa vie, les raisons qui nous poussent à agir, à créer lorsqu'il s'agit d'artistes, je reste en état de veille permanente. De même qu'en général j'évite d'aborder les sujets rabâchés par les professionnels de l'information au profit de choses ou de personnes méconnues, par exemple des jeunes qui ont du mal à se faire une place dans l'encombrement des réseaux institués, ou des vieux laissés pour compte, à moins que je ne prenne tout simplement le contrepied de la doxa. Penser par soi-même exige de faire quotidiennement des exercices de souplesse parfois acrobatiques, quitte à en supporter les courbatures. Heureusement, on va beaucoup mieux après qu'avant ! Mais cela prend du temps...


C'est comme cela que je me suis retrouvé à écouter Sisters of Velveteen, trois filles qui vivent "au fin fond de la campagne tarnaise". Ruby (Katherine Pratt) chante et écrit les textes, Karmin (Loucine Harmel) joue de la flûte, chante et joue des percussions, Josepha (Christelle Carisetti) est à l'accordéon et à la clarinette, elle chante aussi... Holy Louis Boot, qui a produit, enregistré et mixé leur disque Secret Sacred Songs, ajoute quelques percussions, mais elles composent le plus souvent à trois. J'ai toujours bien aimé les trios féminins bizarres qui chantent en s'accompagnant, comme par exemple, dans le temps, Pied de Poule. Sisters of Velveteen sont plus rock, une sorte de folk incantatoire enraciné dans le quotidien, un chant de la nature porté par une Écossaise descendue vers le sud, une langue lyrique qui se parle parfois, le français faisant surface dans ces évocations anglophones, un groupe de filles écarlates qui font corps, un corps qui n'est pas de bois, mais qui flotte sur l'océan, paré pour les grandes traversées.

Sisters of Velveteen, Secret Sacred Songs, Slow Down People Records, sur Bandcamp

lundi 30 septembre 2019

Chez Maxim's avec George Harrison et les Dévots de Krishna


La photo aura mis presque un demi-siècle à me parvenir. Elle proviendrait des archives du New York-Paris Herald Tribune. J'avais raconté comment je m'étais retrouvé enfermé avec George Harrison ce 13 mars 1970. Mais je n'avais jamais vu d'autre photo que celle où mon camarade Michel Polizzi figurait avec mon Beatle préféré lors de cette incroyable soirée chez Maxim's avec les Dévots de Krishna ! De profil debout à gauche, je porte un gilet noir sans manches. Michel est en bas à droite. Harrison est facilement reconnaissable. Je pensais que c'était en 1971, mais Michel me rappelle que "les journalistes ne voulaient savoir qu'une seule chose, si les Beatles allaient se séparer. Or en 1971 c'était plié." Harrison était d'ailleurs là pour la sortie de Govinda paru une semaine plus tôt sur le label Apple, deuxième 45 tours du Radha Kṛṣṇa Temple qu'il avait produit. Ci-dessous mon article d'alors...
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À l'arrière plan de la photo, on reconnaît George Harrison ; devant, au tambourin, Michel Polizzi, un camarade du Lycée Claude Bernard, à l'époque où il fréquentait les Dévots de Krishna. Les commentaires sur sa page FaceBook m'incitent à raconter cette soirée de 1970 chez Maxim's. Préparant le concours de l'Idhec, ancêtre de la Femis, j'avais choisi le "groupe social" des Krishnas comme sujet d'enquête, grâce à Michel qui m'avait également présenté James Doody, fondateur du light-show Krishna Lights. Après le temple de Fontenay-Aux-Roses et les soirées à l'American Center, boulevard Raspail (ah, les bananes trempées dans le lait de coco !), j'étais parti pour Londres où résidait le maître spirituel A.C. Bhaktivedanta Swami Prabhupāda pour continuer mes interviews. Bury Place. On peut deviner que mes questions aux disciples furent perfides et mes remarques éminemment critiques. Le Maître planait au-dessus de la mêlée bien ordonnée. Par quel hasard m'étais-je retrouvé à l'harmonium avec mon Beatle préféré à l'étage de l'improbable Maxim's, rue Royale ? Doody m'avait tout simplement donné le téléphone de John Lennon qui savait comment joindre George ! Les dévots étaient hébergés à Pigalle dans un hôtel de passe où se croisaient les toges aux couleurs du soleil et les mini-jupes des filles de la nuit.
L'harmonium me fut arraché au bout du troisième morceau. Au lieu de jouer le drone de manière recueillie, je m'étais progressivement laissé emporter par le rythme au point de faire swinguer le soufflet comme un malade ! Govinda Jai Jai, Gopala Jai Jai, Radaramanahari Govinda Jai Jai... Comment me suis-je retrouvé plus tard enfermé (à clefs !) pendant une heure sur un palier riquiqui entouré de trois portes, autant dire un placard, avec George Harrison, pour lui tenir le crachoir afin qu'il ne flippe pas tout seul en attendant que ses fans soient dispersés par le service d'ordre ? J'avais fui les avances d'une chanteuse en vogue (je n'avais pas 18 ans et en faisais beaucoup moins) dont le tube respirait le blues comme un gros pétard fait croire au génie de l'instant. Les organisateurs avaient certainement repéré mon comportement dévoué et inoffensif pour me choisir comme chaperon de la star. Dans des occasions pareilles, je tente toujours de converser comme si mon interlocuteur était un type comme un autre. Dehors les fans se coucheraient sous les pneus de sa voiture pour l'empêcher de fuir. George me confia de choisir à qui donner ses coordonnées, soit quelques rares journalistes.
Après avoir brillamment réussi le concours d'entrée à l'Idhec, mes débuts dans la pop-music s'annonçaient, non pas prometteurs, mais simplement banaux. Tout était facile. Je jouai de la flûte avec Eric Clapton dans la villa de Giorgio Gomelsky, manager des Rolling Stones, des Yardbirds, des Moody Blues, Magma, etc. Je phagocytai la villa de Pink Floyd. Ma sœur et moi étions devenus les mascottes de l'orchestre de Sun Ra. Je m'occupai de Frank Zappa lors de ses visites en France. Je projetais mes images psychédéliques sur Gong, Red Noise, Kalfon, Clémenti et Melmoth (Dashiell Hedayat). Je n'avais pas de Chrysler rose, mais une soif d'apprendre et de vivre, sans entrave, sans entraver que pouic non plus, car tout semblait à la fois naturel et fascinant. On planait littéralement. Avec le recul je comprends comme le monde a changé. Cela m'a mis le pied à l'étrier, me rendant exigeant et avide d'expérimentations en tous genres. J'ai continué à avoir de la chance, en travaillant d'arrache-pied. Tandis que je rangeai mon épais dossier d'enquête fortement illustré et parfumé à l'encens (ce qu'il en reste est très imagé), je découvre une chemise que je n'avais pas ouverte depuis 1970. Dedans il y a mes dissertations de philo, mais ça c'est une autre histoire.

mercredi 24 juillet 2019

Cartographie des sens


Sous une pochette dessinée par Ramuntcho Matta qui a sorti récemment de son côté un beau disque de chansons intitulé 96, Bruno Letort, qui a renfilé ici la casquette de compositeur, rassemble des œuvres extrêmement différentes de musique de chambre dont la modernité va puiser dans tout ce qui se fait de plus seyant en musique dite contemporaine. Semelles de vent fait la part belle à la chanteuse éthiopienne Eténèsh Wassié accompagnée par le Cube Quartet me rappelant l'entraînant Sniper Allée que j'avais composé en 1994 pour le Quatuor Balanescu. Pour Absence l'Ensemble vocal Tarentule fait pétiller des mots d'Orlando de Rudder dont je perçois la scansion de chiffres dans une mer sans vent. Les quatre mouvements d'E.X.I.L. convoquent un second quatuor à cordes, le Grey Quartet, qu'épaulent quelques bruitages avant que cette mélancolie se référant aux mouvements migratoires des déracinés, où l'on peut reconnaître diverses citations comme celles de Stravinsky ou de l'École de Vienne, ouvrent la voix à J. M. G. Le Clézio dont le texte explicite est traité comme l'avaient réalisé auparavant Hermeteo Pascoal, Frank Zappa, René Lussier, François Sarhan ou Chassol, un archet de contrebasse doublant ici la voix. Un petit ensemble interprète Rabath avant que la flûte de Michel Boizot plane au-dessus des petites interventions électroniques de Bruno Letort. Ces Fables électroniques se poursuivent par un ostinato cardiaque où le compositeur intervient à la guitare électrique dans un crescendo métallique qui se prolonge en un imperturbable rock monodique, suivi d'une pièce où s'affirment le goût de la percussion et d'une dernière celui du rythme. Le compositeur tombe là le masque en mouillant sa chemise. Avec The Cello Stands Vertically, Though... la violoncelliste Sigrid Vandenbogaerde ferme les guillemets de cet revue musicale de la fin du siècle dernier, reflet d'une époque où le mélange des genres fit se craqueler le monde fermé de la musique contemporaine. Ainsi, faute d'en créer de nouvelles, le XXIe siècle fait exploser les étiquettes...

→ Bruno Letort, Cartographie des sens, Musicube, dist. Outhere / naxos, sortie le 13 septembre 2019

vendredi 10 mai 2019

Questions de Birgé, Dabrowski et Lévy


Voilà, comme promis, le nouvel album est en écoute et téléchargement gratuits sur drame.org, et c'est le 77ème ! Questions regroupe 12 compositions instantanées enregistrées en trio avec Élise Dabrowski et Mathias Lévy. Élise joue de la contrebasse et elle chante sur presque tous les morceaux, idem au violon pour Mathias, sauf que sur C'est pour quand ? il m'a emprunté mon sax alto et mon venova, mais comme j'en profite pour l'harmoniser avec le H3000 son Ayler tourne au Kirk ! De mon côté j'enchaîne comme d'habitude quantité d'instruments que je choisis en fonction du récit à construire : claviers, synthétiseur, field recording, guimbardes, baudruche, flûtes, frein (c'est la contrebasse à tension variable construite par Bernard Vitet), radiophonie (plunderphoniocs pour les anglo-saxons), groowah et toulouhou (c'est le nom que leur donne Dan Moi), chimes, trompette à anche, Tenori-on, etc. Tirant à tour de rôle les cartes des Oblique Strategies inventées par Brian Eno et Peter Schmidt, nous avons imaginé Dans l’œuvre et hors d’œuvre, Dans quel ordre faites-vous les choses ?, À quoi pensez-vous juste à l’instant ?, Utilisez une couleur impossible, Essayez de faire semblant, Un bout seulement - pas tout, Avons-nous besoin de trous ?, Les mots nécessitent-ils de changer ?, Débarrassez-vous des ambiguïtés et convertissez-les en détails, Accumulation, Écoutez la voix douce...
Si le début peut sembler très free, progressivement se fait sentir l'influence des musiques populaires comme la pop, le jazz, le trad... En fin de séance les pièces s'allongent. Si nous pressions un CD, ce serait un double album avec ses 2h19. Pour l'instant, Questions est en libre accès sous format mp3, mais j'imagine que bientôt on le trouvera en AIFF sur Bandcamp. Trente-deux albums du label GRRR y sont déjà accessibles.
J'ai adoré l'ambiance de notre session. J'attends les retours de mes deux camarades pour d'éventuelles corrections, mais l'album est dores et déjà accessible dans une mouture très avancée. Pour l'instant ils sont dans l'ordre où nous les avons joués, mais est très facile de remplacer ou déplacer un fichier. Après les trois premiers nous avons fait une petite pause déjeuner. J'avais préparé des rillettes de saumon (je mixe le poisson cuit avec de la crème fraîche, du yaourt, du citron et des épices), des rillettes d'agneau de l'île d'Yeu au thym citron et du caviar d'aubergine aux grains de coriandre, accompagnés de gousses d'ail noir que je prépare moi-même, mais au garage à cause de son parfum capiteux ! Mathias préférait le café tandis qu'Élise et moi avions opté pour un Tamaryokucha, un thé vert qui ne doit infuser que 40 secondes à 70°. Je pense que ce qu'on ingère influe aussi sur ce qu'on produit !

J'ai oublié de préciser que j'ai choisi ce point d'interrogation parce qu'il me rappelait à la fois le nez rouge de l'affiche de Yoyo (film de Pierre Étaix), le Taijitu (yin et yang sont dans un bateau, etc.) et le corps (pour parties ou dans le mouvement) !

vendredi 29 mars 2019

Le son sur l'image (36) - Somnambules 4.6.2


Somnambules

Parallèlement aux modules de Flying Puppet, nous imaginons un Piano Graphique sur la proposition de Jean-Luc Lamarque qui nous a offert son code pour nous permettre de réaliser Sudden Stories. Pour éviter de ressembler aux autres modules de son site, pianographique.com, très rythmiques et souvent technoïdes, je suggère que nous composions un univers dramatique, presque cinématographique. Trois pistes se mélangent. La première rangée de lettres de A à P est remplie de boucles symphoniques, c’est la musique du film. Les deux autres rangées, de Q à M, et de W à N accueillent des bruitages. Contrairement à nos habitudes de travail, je réalise d’abord les vingt-six sons dont Nicolas s’inspire ensuite pour peindre ses tableaux animés. Nous avons choisi les sons et les images pour forcer le joueur à ralentir ses gestes, alors qu’avec les autres modules de ce site, il est habitué à faire réagir les animations rythmiques au doigt et à l’œil.

Épuisés de travailler sans rémunération sur Internet, nous décidons de demander des subventions à différents organismes, en l’occurrence le Thécif et le CNC , pour produire une œuvre plus ambitieuse dans sa durée, et surtout avoir la possibilité d’engager chorégraphe, danseurs et musiciens. J’ai toujours été attiré par la danse contact improvisation, à mes yeux l’équivalent du jazz et des nouvelles musiques improvisées. J’ai déjà travaillé avec Lulla Card Chourlin pour Zappeurs-Pompiers et 20 000 lieues sous les mers, et avec Didier Silhol pour différents projets. Pour le lancement du CD-Rom Carton au Web Café, Didier utilise toute la hauteur du puits central des étages intérieurs, éclairé par les torches du photographe Michel Séméniako, et pour celui de Machiavel, il doit improviser avec un spectateur en transe devant la scène du Glaz’Art ! Il est en France l'un des précurseurs de cette danse contact improvisation, qui joue avec les lois physiques et les rapports humains à travers la gravité et l'expansion, l'altruisme et la résistance, l'inertie et l'impulsion, l'acceptation et le refus, toutes sortes de données qui trouvent leur résolution dans la danse, et pourquoi pas, dans la programmation informatique. Nous lui demandons de se plier aux exigences du medium, par exemple danser en boucle, devant des pendrions de velours noirs pour que Nicolas intègre facilement ses mouvements et ceux de Anne-Catherine Nicoladzé à ses tableaux animés. Les deux danseurs improvisent en s’inspirant des cadres que nous leur imposons et des gestes que nous leur suggérons. Dans différents studios dont celui de Carolyn Carlson à la Cartoucherie de Vincennes, nous filmons à trois caméras, chacun la sienne, plus une sur pied. Nicolas choisit ensuite les plans qui conviennent au projet. Somnambules devient un spectacle chorégraphique et interactif en douze tableaux et leurs préludes, au départ conçu pour l'Internet, réunissant la danse contact, la peinture, la vidéo et la musique. Les mouvements filmés des danseurs s'inscrivent dans des décors construits à partir d'éléments peints par Nicolas, jouant avec la matière et la transparence, comme nous en avons pris l’habitude. Avec l'interactivité, tant plastique que musicale, nous cherchons à placer l'utilisateur au cœur de la chorégraphie. Le spectateur se confond avec l'interprète. L'auteur lui cède le contrôle de son œuvre. C’est une question de générosité : offrir à tous le même plaisir que celui que je ressens lorsque j’improvise avec mes instruments, plaisir du jeu, plaisir du jouet, partage. Composant la musique, interactive, avec l’idée de renouveler à l’infini les émotions, dans sa confrontation aux images, je n’utilise que des instruments acoustiques ou la voix, accompagné de temps en temps par le trompettiste Bernard Vitet ou le violoncelliste Didier Petit.


Dans ce paragraphes, ma description risque d’être un peu longue, car Somnambules est un bon sujet d’analyse du fonctionnement de notre système interactif. Encore plus qu’ailleurs, il est conseillé de lire ces lignes en se connectant directement au site pour en suivre les explications qui, sinon, pourraient apparaître plutôt rébarbatives. Le sommaire propose l’accès direct aux douze scènes, douze comme les douze notes de la gamme. Pas une de plus, nous convenons de ne pas dépasser ce chiffre, quitte à supprimer des scènes ou à en fondre deux en une. Dans la passion de l’action, nous avons tous la fâcheuse habitude d’en faire toujours plus et même un peu trop. Il est préférable de frustrer que de saturer. Jusqu’au sommaire, les pages sont sonorisées par un bruit d’écriture. Arrivé là, on entend le public qui bruisse chaque fois qu’on s’approche des icônes représentant l’une ou l’autre scène. L’ensemble des sons des pages qui entourent l’œuvre proprement dite signalent l’analogie avec un spectacle vivant. Chaque scène et son prologue obéissent à des lois musicales qui leur sont propres. Le premier loader qui tient lieu de prélude est un petit tintement dont la hauteur varie selon la distance entre le curseur et le centre de l’image. La boucle musicale d’Ouverture se superpose à des pas lents tandis que Didier Silhol se présente, s’inclinant et se relevant dans la longue et profonde respiration de son salut ; son corps devenu objet, sa tête sonne comme des maracas ; enfin, des voix s’ajoutent à une troisième boucle orchestrale, les pas s’accélèrent, des bras envahissent la scène. La scène se répète en boucle, mais les séquences musicales varient à la deuxième écoute, avec une référence explicite à la musique romantique. Un petit clic sur l’icône en bas à gauche et nous retournons au menu, sur la flèche en bas à droite et nous voguons vers la deuxième scène, Ghost. Le nouveau prélude se joue en entrant et sortant de l’image : chaque fois résonnent une note ou un accord de piano. Mélodie épurée. Chaque prélude anticipant la scène qui le suit, le piano enchaîne, avec en fond le gratouillis d’une aiguille sur un microsillon 78 tours : une note chaque fois qu’on sort, une phrase chaque fois qu’on clique. Dans Pluie, les entrées et sorties de champ annoncent un rituel orageux, averse, tonnerre, gouttes. Les modules se jouent donc en cliquant et en bougeant la souris. Machination rappelle le moteur d’interactivité de Trauma, module de Flying Puppet : la promenade sur quatre cadres génère trois boucles rythmiques simultanées. J’ai demandé à Didier Petit de produire des bruits et des sons de percussion avec son violoncelle. La mélodie engendrée par le clic nous emmène vers un second tableau où l’unique cadre associe percussions à l’intérieur et pizzicati sur son pourtour… La musique mécanique accompagne la répétition des corps. Dans Slow Down, les frottements de l’archet sont plus ou moins rapides en fonction de la vitesse des figures, tandis que les notes du bugle de Bernard Vitet accompagnant les flexions de la danseuse sont transposées vers le haut ou vers le bas selon la position du curseur. La danse exigeant certains effets de synchronisme avec la musique, partout dans Somnambules je cherche à les pervertir en suivant les mouvements des danseurs ou de la souris.


Lorsque Nicolas m’envoie Frontal, je pense instantanément à des culbutos. J’imagine des angklungs, percussions balinaises de bambous secoués. Pour donner l’impression de conversation, j’enregistre une vingtaine d’instruments, flûte, trompette à anche, orgue à bouche, cornet, violon, piano jouet… Nicolas les monte bout à bout de manière à en faire des phrases nerveuses et aléatoires. Lorsqu’on s’éloigne d’un des deux danseurs solistes, on entend l’intégralité de la mélodie free jazz qui se termine, aigue sur la danseuse, grave pour son comparse. J’imite le procédé vidéographique à l’œuvre dans Docks en empilant quatre couches de son qui s’additionnent au fur et à mesure que l’on s’approche du centre de l’image : d’abord une ambiance seule, des pas, la respiration et enfin une boucle dansante. Ici encore, je livre plusieurs fichiers de chaque couche pour éviter la monotonie et faire évoluer la scène dans le temps. Nicolas fait suivre cette règle aux images. Le curseur, qui ressemble ici à un empilement de petits traits, indique sur quelle couche on se trouve. Le duo de Fragile, sur fond de murmures, est accompagné par la guitare et la trompette, dans un style qui rappelle la sérénité de certaines pièces de Bill Frisell. La guitare égrène ses notes chaque fois qu’on passe sur le danseur au premier plan tandis que la trompette joue des phrases complètes sur celui à l’arrière-plan… En recherchant des images d’archives de Didier que j’avais tournées quelques années auparavant à la Ménagerie de Verre, je tombe par hasard sur un duo avec Anne-Catherine dont je n’avais aucun souvenir. Cette séquence va donner sa matière à Melting, où l’écran est partagé en quatre zones correspondant à quatre boucles rythmiques de violoncelle qui se mélangent selon la position du curseur. Le clic ajoute des mélodies à un mixage déjà bien plein. C’est une scène très lyrique, la seule où les corps se sont réellement touchés pendant la prise. Les autres fois, seul le code de Nicolas les réunit à l’écran ! On agit sur le prélude de High comme avec la coulisse d’un trombone. La scène est directement inspirée des films de Jean Cocteau, filmée depuis les cintres, afin que Didier Silhol semble voler en état d’apesanteur. Les ambiances composées à partir de voix enregistrées avec un processeur en temps réel se succèdent lorsqu’on inverse le sens de déplacement du danseur. Un bruit de feuillage frissonne lorsqu’il lui arrive de tomber. Le clic déclenche une trompette transformée électro-acoustiquement. La Coda rappelle la musique, les bruits et les ambiances de l’ensemble de l’œuvre.


Somnambules est mon premier long-métrage sur le Net ! Il semble que le support se prête mieux aux formes courtes. Il est plus aisé de regarder un petit module qu’une longue suite. De plus, les sites sonores sont encombrants : au bureau on se fait vite remarquer, alors que l’on zappe facilement des pages luettes à l’arrivée du patron. À la maison, c’est pareil, on surfe en écoutant de la musique. Les sites sonorisés demandent un effort particulier. Somnambules.net s’approche difficilement de la centaine de milliers de visiteurs, alors que Flying Puppet a largement dépassé le demi-million et LeCielEstBleu son deuxième million ! Ce n’est pas mal pour des sites de création sur le Net, mais ce ne sont pas des chiffres exceptionnels. Cela ne veut pas dire grand chose non plus : combien de temps reste un visiteur sur le site ? A-t-il téléchargé les plug-ins nécessaires ou zappe-t-il aussitôt ? Les statistiques sont complexes. Les sites de création personnels ont une très forte visibilité, ils font couler l’encre des journalistes, attirent les récompenses et, surtout, génèrent les commandes des circuits institutionnels et commerciaux. Mais ils ne permettent pas d’en vivre. Pour l’instant, l’absence de modèle économique sur la Toile et le désir de projeter ces œuvres en grand, dans l’obscurité, dans de bonnes conditions acoustiques, vont nous pousser à nous produire en spectacle d’une part, et d’autre part à nous lancer dans des projets d’installations muséographiques tout aussi interactives, mais instituant de nouveaux enjeux.


Ce mouvement s’est amorcé avec Sarajevo suite et fin au Festival des 38ièmes Rugissants à Grenoble. J’avais déjà effectué quelques tentatives réussies en invitant Murielle Lefèvre et Frédéric Durieu à improviser en images avec Un Drame Musical Instantané. Cette fois, Benoît Thiebergien me propose de participer à la Nuit des Remix avec une relecture du projet Sarajevo. En 1994, avec Corinne Léonet, j’avais assuré la direction artistique d’un disque réalisé au profit de la reconstruction de la Bibliothèque Nationale et Universitaire de Bosnie-Herzégovine à Sarajevo détruite par des bombardements serbes en août 1992. Près d’un million et demi de manuscrits, livres, incunables et périodiques avaient été anéantis par le feu, menaçant ainsi une partie de la mémoire des civilisations des Balkans. Sarajevo Suite était une création collective, témoignage de notre opposition à toute forme d’intolérance et de fascisme, autour de textes du poète bosniaque Abdulah Sidran. La soixantaine de participants, musiciens, comédiens, producteurs, ingénieurs du son, photographes, maquettistes, photograveurs, avaient accepté d’y contribuer bénévolement. C’est un des disques dont je suis le plus fier également d’un point de vue artistique. Benoît Thiebergien m’avait alors demandé de transposer ce travail sur scène. Aussi avais-je réuni les orchestres de Lindsay Cooper et Henri Texier, le Quatuor Balanescu, Pierre Charial, Bernard Vitet, pour un spectacle de plus de deux heures. Le rôle du récitant était tenu par Claude Piéplu. Dix ans plus tard, me voilà revenu à Grenoble, pour ce remix ! J’ai tout de suite pensé élargir le débat en prenant Sarajevo comme modèle de la barbarie qui l’a suivie et qui fait notre quotidien planétaire. J’ai toujours pensé que la guerre des Balkans avait été le blanc-seing pour l’invasion de la Tchétchénie, de l’Afghanistan, de l’Irak, pour les massacres du Rwanda, etc., sonnant le trépas de l’ONU et laissant les grandes puissances intervenir en toute impunité où et comme elles le souhaitent. Je demandai donc à Nicolas Clauss de produire des images qui posent la question de l’horreur sur toute la planète, et j’appelai la chanteuse Pascale Labbé à se joindre à nous, pour ce remix « world contemporain ». Sarajevo suite et fin est construit en trois parties. Pour Le début de la fin, scène chaotique qui plonge ses racines dans tous les conflits du passé, je fournis à Nicolas les plans d’un film que j’avais monté en 1974 à partir d’images d’archives de la guerre de 14-18. De son côté, il me fabrique une petite application qui me permet de jouer, sur le clavier de mon ordinateur portable, des extraits de la pièce que j’ai composée dix ans plus tôt avec Bernard Vitet pour le Quatuor Balanescu. L’ambiance est rouge sang. La seconde partie, Lucifer, est une partie lente, un blues de nulle part chanté par Pascale sur un texte que j’ai écrit pour l’occasion, avec en fond sonore les bombardements de Sarajevo. J’y joue du synthétiseur, grave et menaçant, Nicolas fait évoluer les images très lentement, imperceptiblement. Le troisième mouvement, Worst World Waste, aux cyniques initiales, reprend le quatuor original mais cette fois, tel qu’il avait été écrit, tempo plus rapide, essoufflement garanti, avec la voix de Pascale et ma flûte roumaine se mêlant à la nouvelle orchestration mécanique. Nicolas y laisse briller quelques lueurs d’espoirs dans une hypothétique relève de la jeunesse. Cette expérience nous a donné envie de continuer de nous produire sur scène, cette fois avec un spectacle complet intitulé Off-Line, qui comprend également une version scénique de Sommambules et White Vibes. Il y a un fossé entre les projets et la réalité, pourtant j’ai l’impression d’avoir toujours eu la chance de réaliser mes rêves, juste une question de temps !


Plus tard, avec Nicolas et parfois Sacha Gattino, Pascale Labbé, Didier Petit, Étienne Brunet, Éric Échampard ou Sylvain Kassap, nous ferons des spectacles live, comme Somnambules et Le bruit des ombres...

jeudi 28 mars 2019

Le son sur l'image (35) - Flying Puppet, le WWW en peinture 4.6.1


Flying Puppet & Somnambules, le WWW en peinture

Ces questions concernant l’art et la manière, le rôle de chacun, sa part d’auteur, alimentent couramment nos discussions avec Nicolas Clauss. Il n’est pas facile de délimiter la quantité de travail de chacun, ni très sérieux de le comptabiliser en heures passées devant la machine. Le temps de la réflexion économise considérablement la durée de la mise en œuvre, le succès d’une œuvre collective dépend souvent d’un petit rien. Nous dépassons tous le rôle que nos fonctions nous assignent a priori, l’élaboration de nos pièces interactives étant le fruit d’un continuel aller et retour, fait de propositions, de critiques, de maturations, d’ajustements multiples. Si je définis un auteur par celui qui véhicule un monde propre à lui-même, un regard original doublé d’une mise en œuvre personnelle, je pense que la création collective peut obéir aux mêmes lois. Il est difficile de quantifier l’apport de chacun, d’autant que cet apport est double, le temps passé sur le projet proprement dit et celui qui lui est antérieur, où l’on s’est formé, où l’on a acquis connaissances, sensibilité, maîtrise, et qui ne demande pas de nouveau délai, du moins très peu, si on le compare à celui que requiert un novice ou un artiste bordélique ! Savoir qui est artiste ou ne l’est pas est une question très à la mode. Elle est induite par l’écran de fumée que les technologies dites nouvelles tendent devant nos yeux comme une toile dans laquelle plus d’un et d’une se sont englués. Les logiciels informatiques font prendre à nombre d’utilisateurs leurs vessies pour des lanternes, et alors, comme disait Pierre Dac, ils se brûlent. Il ne s’agit pas de savoir, je dirais même, bien au contraire. C’est la nécessité, l’urgence, le refus, l’utopie, la révolte, la morale qu’on se fabrique, qui font l’œuvre et définissent son auteur. Le pourquoi des choses est capital, comme la peine qui ne peut être abolie avec la loi. Il vaut mieux, parfois, être un génial ingénieur qu’un artiste de troisième catégorie. Les techniciens appliquent les désirs des auteurs, les artisans manient leurs outils avec virtuosité, les artistes sont souvent gauches et maladroits, tentant de donner au réel les allures d’un autre monde. L’art est une œuvre de l’esprit, fut-il inconscient ou naïf. Ceux qui l’appliquent sont des artisans. Il n’est pas non plus interdit de faire la navette entre les deux selon les projets. L’art appliqué existe souvent parallèlement, il est même couramment pratiqué pour les musiciens, habitués à se mettre au service d’autres arts. Un artiste est conditionné par l’univers qui l’entoure. Il réfléchit ce monde à travers un prisme déformant, retour à l’envoyeur d’une mauvaise balle, inutile de s’en plaindre après coup ! Ces questions sont plus cruciales pour les développeurs que pour le peintre ou le musicien. Comme il est d’usage de les appeler artiste peintre et artiste musicien, ceux-ci n’ont pas besoin de s’interroger sur leur statut social. J’insiste, persiste et signe : un artiste est défini par une morale ou une vision qui ne peuvent être que personnelles, libre à celui ou celle qui la consomme de la faire sienne, mais sa place est tout autre, spectateur, auditeur, visiteur, consommateur… L’art est critique et n’a rien à voir avec la mode, c’est même tout le contraire, ce qui justement explique qu’il perdure au-delà des effets de mode. L’art est l’expression d’une souffrance, d’un refus du monde tel qu’il nous est offert, il prend forme par refus de cette souffrance. Cela se passe en deux temps, inadaptation sociale suivie de la tentative d’y trouver une place viable. Faute de quoi, il n’y aura d’autres issues que dans la folie, la délinquance ou le suicide. Heureusement pour nombre d’entre nous, l’art, cette révolte, peut s’exercer dans l’allégresse, dans la résistance active et la persévérance. Car la seule chose qui « paie », c’est la durée. Même si vous faites de la merde aux yeux de certains, le fait d’en vivre depuis trente ans vous apportera leur considération. Le seul regret sera d’avoir été sans ne jamais être, du moins aux yeux et aux oreilles de vos anciens détracteurs devenus vos fidèles supporters ! L’artiste ne connaît justement que le présent, même s’il lui est douloureux. L’amnésie permet d’avancer, de se renouveler, de rester critique ; la biographie n’est qu’une assurance. Le futur est un leurre, une carotte tenue au bout d’un bâton. Qu’il est réconfortant d’avoir fait, qu’il est excitant de rêver à l’avenir meilleur ! En tout état de cause, je ne connais qu’aujourd’hui, ignorant si je serai là demain.

Long préambule, certainement très naïf aux yeux de certains, pour évoquer mon travail avec Nicolas Clauss. C’est pourtant bien le genre de nos conversations, qui parfois nous donnent matière à créer… Avant de se lancer dans la programmation, Nicolas était artiste peintre, il peignait de vrais tableaux, avec de la croûte, de l’épaisseur, objets collés, intégrés à la toile, lettres volées, photos jaunies, transparence des couches successives, mémoires anonymes, strates incompréhensibles des drames de chacun, parfois un cadre, le cadre. Déjà attiré par les ordinateurs, Nicolas découvre le CD-Rom Alphabet à une exposition organisée par ART 3000 au Forum des Images. Apprenant que c’est réalisé avec Director, il abandonne ses pinceaux pour le lingo, langage utilisé par ce logiciel de programmation. Il prend contact avec dadamedia, lie sympathie avec Frédéric Durieu qui lui apprend les rudiments de la programmation et me le présente. Passionné de musique improvisée et de nouvelles musiques, Nicolas possède depuis longtemps deux albums du Drame. Il me montre une sorte de remix sur trois écrans simultanés qu’il a fait de Machiavel en récupérant les médias du CD-Rom. C’est habile et original. Quelques mois plus tard, Nicolas quitte LeCielEstBleu, dont il est l’un des cofondateurs avec Fred et Kristine, pour monter son propre site, flyingpuppet.com, en avril 2001. Bosch est notre première collaboration, née de sa déception de ne pas participer à notre Jardin des délices. À cette époque, nous lui opposons qu’il n’est pas encore prêt pour assurer la direction artistique d’un projet de cette envergure. Le chemin parcouru depuis montre la vitesse à laquelle il a atteint ses objectifs. Son chef d’œuvre, De l’art si je veux, l’atteste : maîtrise esthétique, humour critique, analyse dramatique, appropriation du passé pour réaliser une œuvre totalement nouvelle. De l’art si je veux met en jeu le regard de jeunes gens sur l’art moderne, auquel ils prêtent leurs voix tandis qu’ils produisent du matériau iconographique s’en inspirant, images fixes et mobiles, pour qu’ensuite Nicolas les organise dans le style de chaque artiste réfléchi. Arman, Bacon, Basquiat, Ben, les frères Chapman, Duchamp, Munch, Spoerri sont passés à cette moulinette. Les choix ne se sont pas innocents, ce sont parmi les références fondatrices du travail de Nicolas. L’aspect le plus époustouflant de L’art est le regard aiguisé des participants de cet atelier, aussi essentiels que les œuvres qu’ils commentent, de l’art à l’état brut avec en toile de fond les réflexions de l’année 2004 et en finition l’intelligence picturale et l’émotion interactive de l’artiste responsable. L’installation que Nicolas réalise avec Jean-Noël Montagné à L’Espal est aussi réussie. L’obscurité d’abord nous aveugle. Dans une salle immense qui rappelle un planétarium sont exposées plusieurs tableaux projetés. On se dandine sur un fauteuil équipé de capteurs pour faire évoluer les visages de Bacon, on avance sur un proscenium en se tenant à une rampe pour voir tous les cris du Munch, le Duchamp est un terrain de football où l’on se repasse la balle… Les enfants s’en donnent à cœur joie, le spectacle est total.


Bosch pose les limites techniques que Nicolas s’autorisera longtemps : une boucle sonore sous chacun des quatre côtés du cadre, un son au centre. Dans le second tableau, résonne une boucle supplémentaire, monastique, lorsqu’on enfonce la souris vers le bas de l’écran. C’est simple, efficace. Je compose un mélange baroque de sons de synthèse et de voix pour une musique répétitive, genre que Nicolas affectionne particulièrement. Je suis moi-même fasciné par le travail de Steve Reich depuis la première heure. Clauss n’est pas développeur, son code n’arrive pas à la cheville de celui de Durieu, Schmitt ou Koechlin, mais il sait programmer ce dont il a besoin. Je me reconnais en lui. Je n’ai jamais su jouer d’autre musique que la mienne. J’accepte ses contraintes car je sais bien que ce n’est pas la technique qui fait l’artiste. Nicolas a un monde pictural qui lui est propre, antérieur à sa prise en main des machines. Il sera amusant de constater qu’avec le temps, il retrouvera le style de ses tableaux après s’en être écarté un moment, le temps d’appréhender sa nouvelle boîte à outils. Les couches de transparence vont faire réapparaître la croûte.
Pour Dark Matter, j’utilise les sons électroniques, et pour Résurrection, un orchestre symphonique virtuel, référence à mes amours malheriennes d’antan. Nicolas insiste sans cesse pour que j’utilise plutôt de véritables instruments acoustiques et des sons réels. Derrière le tiroir inaugure cette demande, même si j’avais déjà sonorisé ses Mini Paint et Typed Paint de petits sons d’interface discrets. Pour Dark Matter, les sons s’enchaînent en suivant les mouvements de la souris, des boucles se succèdent automatiquement, les touches fonctionnelles sont sonorisées. Pour Résurrection, c’est encore plus simple : une boucle de cordes à gauche, une à droite, les bois sous les clics de la souris. La musique de Moon Tribe comporte sept sons/pistes/boucles de percussion synchronisés avec chaque danseur, mais qui se décalent les uns par rapport aux autres selon le moment où l’on clique avec la souris sur chacun des danseurs.

Derrière le tiroir est un premier pas vers le rêve. En introduction, une petite boucle du hérisson qui marche, poupée retrouvée dans l’enfance du peintre, une bulle qui crève donnant l’indice d’où cliquer ici et plus tard. Le vent ou un train dans la nuit, je ne sais plus, à vous de choisir, sur lequel viennent se poser de lugubres oiseaux, des verrous, on frappe à la porte au-delà du bord cadre de droite, un chien aboie à gauche, parfois on entend des ricanements d’enfants. Le clic ouvre un tiroir : murmures, chœur d’hommes, une boîte à musique fait apparaître le tableau suivant, avec valse de François Baxas sur fond de bal. Le tiroir se referme tandis que tous les sons entendus se mélangent dans la tête du hérisson et que le bal s’éloigne. Retour à la case départ. Je commence à me mêler de ce qui ne me regarde pas, nous partageons les critiques sur les images comme sur les sons et la navigation. Chassé-croisé entérine l’idée de castelet qui était sous-jacente. Le hors champ devient un élément déclencheur des modules de Nicolas. Une sanza, piano à pouces africain fait de lames de métal pincées, et un erhu, violon vietnamien à deux cordes, se mélangent. Les boucles se succèdent comme on entraîne les personnages dans les coulisses à gauche ou à droite. Une voix d’homme et une voix de femme accompagnent les deux personnages de Bosch tandis qu’on glisse la souris vers le haut ou le bas. Les apparitions et disparitions de ce jeu de cache-cache déclenchent les sons et construisent la partition miniature. Un accord annonce le dramatique Massacre. Je m’inspire de l’Enfer du CD-Rom sur le Jardin des délices en partageant l’écran en quatre boucles vivaldiennes dont le mixage est réalisé par la place du curseur, question de dosage. Au centre, sont déclenchés des bruits de bataille, cris, chevauchées, lames entrecroisées, tandis que le clic produit un bruit de drap déchiré et réverbéré. En découvrant le module muet, j’ai tout de suite pensé à la Saint Barthélemy alors que Nicolas avait Duchamp à l’esprit. Nous commençons à nous entendre réellement, la complicité prend forme. Pour Sorcière, j’utilise la messe que Bernard Vitet a enregistré à Saint Nicolas du Chardonneret, le fief des intégristes, et qu’il diffuse à l’envers, ainsi que des flammes ralenties et des rires féminins diaboliques. Aux entrées et sorties de champ de L’étranger, je joins un rythme lent ostinato, des percussions jouées sur ma bicyclette et une flûte japonaise, rencontre improbable d’un cycliste en canotier du début du siècle et d’une geisha avec ombrelle. Travelling est accompagné par un triple piano, programme qui me permet de jouer simultanément du piano, un autre retourné mais en quarts de tons, et le troisième accordé modalement. Le mixage de boucles s’effectue en se promenant dans l’image, souris appuyée pour y zoomer. Pour Nicolas, c’est l’entrée dans le monde de la vidéo, dont il va trouver la place déterminante avec Dervish Flowers, en l’incrustant à l’intérieur de ses tableaux.


Pour moi aussi, Dervish Flowers marque un tournant, peut-être parce que Nicolas finit par y programmer une mélodie interactive qui se construit lorsqu’on caresse les fleurs, ou bien est-ce ma palette sonore qui devient plus homogène ? Les cinq boucles musicales se succèdent et évoluent chaque fois que les danseurs disparaissent du cadre. C’est une nouvelle phase de notre collaboration qui débute, plus affirmée dans ses choix esthétiques, avec l’entrée de la vidéo me permettant d’avancer en terrain connu. J’y suis plus à l’aise qu’avec la peinture ou le code. Les mêmes principes régissent Ulchiro : recomposition des mouvements des danseurs image par image à partir de vidéos, boucles musicales invariables sur lesquelles viennent se superposer des séquences de sons qui s’enchaînent aléatoirement. Détournement est de la même eau, chorégraphie pirate qu’on prend en main comme un jeu de ping-pong en construisant de toutes petites boucles vidéographiques, tandis que Jazz permet de mixer un quartet, sax, piano, contrebasse, batterie, et d’ajouter accords et trompette sous les clics de la souris. Avec Jean-Jacques Birgé by himself, Nicolas me propose de réaliser mon autoportrait à quatre mains. Je lui fournis les images et les sons, il les met en scène. Je pioche quelques bribes orchestrales dans mes disques, joue de ma flûte préférée, on entend ma fille chanter, lorsqu’on clique viennent s’ajouter des phrases prises dans la radiophonie de Zappeurs-Pompiers 2 : « nous cherchons toujours le bonheur, nous encodons tous les objets, jets de pierres contre grenades lacrymogènes, on s’arrête là si vous n’avez pas eu le temps de noter, vous avez souri quand c’est passé à l’image, pourquoi ?, les terroristes ne regrettent rien, miracle l’image apparaît… » Les sons et les images apparaissent lorsqu’on sort du cadre en haut et en bas. Pour Avant la nuit, nous enregistrons la voix de Pascale Labbé et la flûte zavrila de Jean Morières dans leur cuisine du Gard ; remonté à Paris j’ajoute la contrebasse. Je cherche chaque fois une ambiance particulière, adaptée aux images de Nicolas. Souvent, nous ne découvrons l’objet que lorsqu’il est terminé. Nous en cherchons ensemble le titre. Nicolas trouve une astuce pour sonoriser interactivement les loaders qui font patienter l’utilisateur pendant que les modules se chargent dans la mémoire vive de la machine, il découpe un son en petites tranches qui sont jouées en ordre aléatoire.

Dans la gueule du loup est créé à partir d’essais réalisés avec sa nouvelle caméra : le chat n’arrête pas de râler pendant qu’on peut jouer du balafon, du clavecin ou de bizarres frottements, en promenant la souris sur les lames de bois, le choix de l’instrument s’exerce dans la verticalité du tableau ; il faut toquer un certain nombre de fois à la porte pour la faire céder et que le félin apparaisse, un pas en avant pour ses rugissements, un pas en arrière pour entamer le clavecin… On retrouve là des constantes, le castelet, des déplacements de sens, transpositions d’échelles, la marionnette du loup qui frappe dans ses mains, qui dévore-t-elle en coulisses ? Dans Pénélope, les vagues, le vent, les voiles qui claquent, les cordages qui grincent, les plaintes des marins, le chant des sirènes sont toujours générés par les entrées et sorties de champ, ou en gardant la souris appuyée. Pour chaque module, le jeu consiste à composer un imaginaire sonore qui colle avec l’image sans être illustratif, et techniquement, à s’appuyer sur les lois qui régissent déjà l’image. Il faut que je comprenne d’abord la navigation pour connaître les limites qui me sont a priori imposées. Ensuite je me laisse aller à rêver, en tentant de ne pas fermer l’interprétation pour que chacune et chacun puissent à son tour se l’approprier. Je vois Jumeau Bar et Heritage comme des documentaires. Pour le premier, situé dans un café à la campagne, Nicolas me demande des sons réalistes qui soient sémantiquement décalés par rapport à l’action mais synchrones. C’est une longue boucle vidéo qu’on peut découper en petites boucles en laissant aller la souris vers la gauche ou la droite. Les sons changent selon la direction de lecture du film. Avec le second, il m’envoie des extraits des discours des présidents Bush, père et fils, pour que je les choisisse et leur donne un sens. J’ajoute la voix des GI américains qui comptent, 1, 2, 3, 4, une respiration profonde et angoissée, des battements de cœur et les balbutiements d’un bébé, le son des puits de pétrole et une cavalcade de chevaux, afin de révéler la névrose du fils à travers les propos partagés avec son père à quelques années de distance.


Le dernier module que nous réalisons au moment où j’écris ces lignes est inspiré de la scène de la douche de Psychose. Je suggère à Nicolas de nous échapper de la terreur du film d’Hitchcock et de n’en conserver que son aspect érotique, voire de l’exacerber. Son traitement graphique surexposé me donne l’idée de sonoriser chaque plan du film avec du papier et les instruments de dessinateur : crayon, gomme, taille-crayon, etc. J’ajoute quelques murmures dont il est difficile de dire s’ils sont dus au plaisir ou à la souffrance, et de longues boucles musicales d’orchestre les plus légères possibles, comme suspendues à un fil…

vendredi 8 mars 2019

Le son sur l'image (33) - LeCielEstBleu : La Pâte à son 4.5.2


La Pâte à son

Cela faisait un moment que nous n’avions rien réalisé ensemble lorsque la Cité de la Musique nous passa une commande pour son site Internet dédié à la jeunesse. Depuis Alphabet, les Girafes, Le jardin des délices et les trois modules de Time, nous n’avions rien créé d’important ensemble. La Pâte à Son est une boîte à musique programmable qui ressemble à un labyrinthe de tuyaux de plomberie dans lesquels circulent des gouttes, notes de musique qui déclenchent des instruments sur leur passage. L’originalité vient du fait qu’à partir d’une mélodie simple on crée une polyphonie complexe, grâce à un système d’aiguillages, de réinjections, d’évaporations… En piochant des éléments sur un tapis roulant et en les disposant sur le damier, on construit progressivement sa propre machine, labyrinthe constitué de tuyaux et d'instruments. On peut jouer dans toutes les tonalités, même des séries dodécaphoniques ! On peut faire varier le tempo, introduire des élisions aléatoires… Des modèles sont proposés pour aider le joueur plutôt que de lui imposer des explications fastidieuses, même si un mode d’emploi est proposé à ceux ou celles qui voudraient en connaître toutes les composantes. Le plus simple est de vous livrer ce mode d’emploi. Trop souvent nous oublions de résumer par écrit le résultat final de nos tâtonnements, et nous ne nous souvenons plus de la complexité des lois progressivement élaborées. Pour une fois, j’ai conservé ce précieux document :

On peut jouer avec La Pâte à Son sans aucun apprentissage ni explication préalables. Elle convient donc à tous les âges. Cela n’est pas sans poser quelques graves questions de fond, car le compositeur le plus confirmé ne produira pas forcément une musique plus extraordinaire qu’un enfant de cinq ans ! En fabriquant La Pâte à Son, ses auteurs ont plus souvent visé la surprise que le contrôle. Néanmoins, le ? en bas à droite de l’écran renvoie à la table des légendes, tandis que les notes qui suivent tentent de donner quelques explications à celles et ceux qui souhaitent comprendre un peu mieux les règles de composition musicale de cette drôle de machine.

Le principe :
La pâte qui circule dans les tuyaux produit des notes lorsqu'elle rencontre des instruments. En piochant des éléments sur le tapis roulant et en les disposant sur le damier, on construit progressivement sa propre machine, labyrinthe constitué de tuyaux et d'instruments. Au lancement du programme, un modèle parmi une quinzaine est proposé pour faciliter la compréhension du jeu. Si on part d’un damier vide, il est conseillé de commencer par des configurations simples. Certains modules complexifient la musique (intersections, boucles, rebonds) en réinjectant la pâte dans le circuit, tandis qu’un tuyau ouvert laisse échapper des notes qui s’évaporent. La suite dépend de la fantaisie des expérimentateurs... On peut même imaginer certains ou certaines instrumentistes s’accompagnant avec La Pâte à Son...

Les modules :
Chaque élément est orientable grâce aux deux petites flèches situées en haut et en bas à droite du module. On peut aussi isoler l'écoute d'un instrument en posant le curseur en bas à gauche du module. Enfin on peut transposer certains instruments d'une octave vers le haut ou vers le bas, en cliquant en haut à gauche du module (sur les percussions, une flèche brisée peut indiquer un ordre aléatoire des sons).
Il y a 11 instruments différents. On peut ramasser 6 exemplaires de chaque instrument mélodique (flûte, pavillon, guitare, gong), 3 de chaque instrument rythmique (tambour, maracas, plaque, charleston, cymbale, poire) et 1 seul faisceau (cordes). Il y a 25 exemplaires de chaque sorte de tuyau (tube, coude, double coude, T, croix, pont, boucles de 4 et 8 pas). On peut accélérer l’apparition d’un module précis sur le tapis roulant en laissant la souris (sans cliquer) sur un exemplaire déjà présent sur le damier. Une couleur différente est affectée à chacune des 12 notes (dans l’ordre du do au si : rose, rouge, orange, jaune, vert pomme, vert foncé, turquoise, bleu ciel, bleu foncé, violet, brun, gris). Les petites particules dorées indiquent un silence.

Les réglages :
Une quinzaine de modèles sont proposés lorsqu’on appuie sur le gros bouton en bas à gauche. Les deux robinets, placés de chaque côté du damier, offrent un très grand choix de boucles mélodiques : 7 notes successives (ascendant, descendant, ascendant-descendant, notes surprises) ou succession infinie de notes aléatoires… Ces 5 mélodies tonales sont suivies de 8 phrases mélodiques et d’un mode dodécaphonique qui court-circuitent le système tonal … La première position permet tout simplement de fermer le robinet et de purger le circuit. Le graduateur tout en haut à droite permet de choisir parmi les 12 tonalités majeures dans l'ordre des quintes. Ces gammes affectent donc seulement les 5 premières positions des robinets. Attention, la gamme commence ici rarement par la fondamentale, la suite de notes ayant été volontairement échantillonnée en commençant par des hauteurs différentes selon les instruments. Au-dessus du robinet de droite, un autre réglage (deux niveaux d’intensité au choix) offre la possibilité d’introduire des variations aléatoires dans la composition musicale globale, voire d’y ajouter des élisions (silences), tandis qu’une tirette permet de purger les tuyaux et que le gros bouton efface l’ensemble de la programmation. Le tempo est fixé par la manette en bas à droite. Accélérer la vitesse de la machine risque de la faire souffrir, à moins que l’ordinateur soit extrêmement puissant ! Enfin, en bas à gauche, une manette arrête ou relance le tapis roulant qui fournit tuyaux et instruments (il est d’ailleurs conseillé d’arrêter le tapis, lorsqu’on n’a plus besoin d’éléments, pour optimiser le rendement de la machine). Attention ! La machine ne peut pas jouer plus de 8 sons simultanés. Si on choisit trop d’instruments, il y a surchauffe et ça commence à fumer ! Retirez alors des instruments ou ajoutez des aiguillages qui dispersent les notes, ou encore aménagez des échappements de pâte. En cas de surcharge, il arrive aussi que certaines notes ne produisent pas de son. Mais rien ne vaut l’expérimentation !

Explication (là ça se complique vraiment) :
Un instrument placé tout de suite à la sortie d'un robinet produit une note sur tous les temps. Plus on intègre d’intersections dans le circuit et plus on éloigne les instruments des robinets, moins les notes jouent souvent. Ainsi, par exemple, on a souvent intérêt à rapprocher les percussions des robinets (sons courts) et à en éloigner les instruments produisant des sons longs comme le faisceau. De même, les transpositions à l’octave inférieure, doublant la durée de la note initiale, fonctionnent mieux lorsque les sons sont rares ou que le tempo n’est pas trop rapide. Une intersection en X ou en T divise le flux de notes par 3 ou par 2 en orientant alternativement les notes vers chacune des directions possibles (on peut même orienter ces aiguillages en cliquant dessus). Chaque case est dotée d’un pas de 4. Si on choisit les boucles de 7 notes du système tonal majeur (4 premières positions du robinet), et si on en place un tuyau sur le chemin des notes, on décale de 4 pas la progression mélodique. Plus exactement, on produit un intervalle qui, selon le nombre de cases, construit, dans l'ordre suivant, une quinte, une seconde, une sixte, une tierce, une septième ou une quarte avec la note initiale.
En changeant la tonalité ou en cliquant sur un robinet (selon les modes sélectionnés), on relance les boucles sans que la machine s’arrête. Si les passages d’une mélodie à l’autre produisent quelque cacophonie involontaire, il suffit de purger les tuyaux avec la tirette.
De plus en plus complexe : en choisissant de faire jouer une boucle modale ou dodécaphonique à un robinet, on force l’autre émetteur à suivre ce mode. Si on arrête l’émission de la première mélodie, le second robinet continue dans ce mode ; mais si on affecte ensuite une mélodie tonale au premier robinet, les deux émetteurs sont à nouveau affectés par les 12 gammes majeures. Si on affecte une mélodie modale différente à chacun des deux robinets, chacun joue dans son propre mode, etc. Alors que la pâte afflue parfois de toutes parts et se croise dans les deux sens, il devient de plus en plus difficile d’analyser le comportement programmé de la machine. La machine à fabriquer de la Pâte à Son obéit donc à des lois fixées par ses auteurs, mais libre à chacun et chacune d’en inventer d’autres qui les complèteront astucieusement…


Ce fut très amusant d’inventer à trois notre Pâte, sortie presque toute seule après deux brainstormings avec Frédéric Durieu et Kristine Malden. La réalisation fut beaucoup plus longue ! Thierry Laval réalisa les illustrations en leur donnant l’aspect enfantin que désirait la Cité de la Musique. Fred passa des semaines à affiner la programmation. Nous espérons pouvoir bientôt continuer à fabriquer d’autres drôles de machines comme celle-ci, les prochaines avec un design plus « adulte ». Tout cette entreprise, ici résumée en quelques lignes, est très longue, surtout en programmation. Après que j’ai envoyé mes sons et les règles qui les accompagnent, il reste beaucoup de travail, de réglages, de réenregistrements, et il n’est pas rare que des erreurs de compréhension entre nous, les limites du programme utilisé ou des tentatives expérimentales nous poussent à réviser nos méthodes de manière à retrouver nos intentions de départ.


Après ces lignes nous avons inventé FluxTune, une machine cent fois plus puissante que La Pâte à son, mais qui restera hélas, trois fois hélas, confidentielle... On peut en avoir une petite idée avec les vidéos postées sur YouTube...

Précédents chapitres :
Fruits de saison : La liberté de l’autodidacte / Déjà un siècle / Transmettre
I. Une histoire de l’audiovisuel : Hémiplégie / Avant le cinématographe / Invention du muet / Régression du parlant / La partition sonore
II. Design sonore : La technique pour pouvoir l’oublier / Discours de la méthode / La charte sonore / Expositions-spectacles / Au cirque avec Seurat / Casting / Musique originale ou préexistante / Bruitages et un peu de technique 1 / 2 / Le synchronisme accidentel / La musique interactive
III. Un drame musical instantané : Un drame musical instantané / Un collectif / Des films pour les aveugles 1 / 2 / L'image du son / La nouvelle musique du muet / Rien que du cinéma ! 1 / 2
IV. L'auteur multimédia : L'auteur multimédia / Carton / Machiavel / Alphabet, la poésie interactive / LeCielEstBleu, du Zoo à... / LeCielEstBleu, La Pâte à Son

À suivre :
FluxTune / Flying Puppet, le WWW en peinture / Somnambules / Les Portes, vers de nouvelles interfaces...

jeudi 7 mars 2019

Le son sur l'image (32) - LeCielEstBleu, du Zoo à ... 4.5.1


LeCielEstBleu

Le CD-Rom d’auteur, puis le CD-Rom culturel, perdant donc avec dommage leur crédit auprès des éditeurs, la suite se passe sur Internet. On abordera plus loin comment les choses pourraient évoluer dans l’avenir. En 2001, je rejoins Frédéric Durieu qui vient de créer le site LeCielEstBleu avec Kristine Malden et le peintre Nicolas Clauss. Le métier de développeur est l’authentique nouvel apport au monde de l’audiovisuel. La musique, le cinéma et les arts graphiques existaient, mais c’est l’ajout de l’interactivité qui fait révolution. Il s’agit de programmer le moteur qui va permettre à tous les médias de fonctionner ensemble, et au niveau d’un Schmitt ou d’un Durieu, l’interactivité élève l’algorithme au niveau des autres modes d’expression. Ce ne sont plus des techniciens, mathématiciens brillants, mais des partenaires de création à part entière.

Pour une meilleure compréhension des œuvres qui vont être évoquées ici, il est conseillé d’aller chaque fois sur le site référent et de jouer avec les modules dont il est question en suivant les commentaires dévoilés (vœu pieu, 15 ans après avoir écrit ces lignes, alors que tout ce patrimoine a disparu dans une obsolescence programmée vendue sous le nom de progrès).

Le premier module que Fred et moi créons sur LeCielEstBleu est Flying Giraffes. Le succès est immédiat, des centaines de milliers d’internautes vont affluer sur le site. D’autres animaux suivront pour constituer le Zoo : Lucanus Cervus, Mosquito, Penguins, Equus. J’ai voulu sonoriser les mouvements des girafes avec un seul instrument, une percussion africaine appelée lala, de larges rondelles de bois qui s’entrechoquent sur un axe : léger lorsque marchent les girafes, rythmique de danse africaine lorsqu’on les attrape, déglingué lorsqu’on les relâche, un petit choc synchrone à l’atterrissage. J’ai dû ajouter une grappe de grelots ralentis lorsqu’on les fait voler dans le ciel.


Le deuxième animal à se laisser martyriser est un gros scarabée, le Lucanus Cervus. Je dis martyriser à dessein : Fred a été terriblement blessé d’apprendre qu’il n’avait pas obtenu de prix au Transmediale de Berlin à cause de la maltraitance exercée sur les animaux de notre Zoo. Lui qui ne ferait pas de mal à une mouche ! Ne supportant plus les villes, il vit dorénavant à la campagne où il peut enfin passer du temps couché dans l’herbe à photographier plantes et insectes, à cueillir des champignons et à cultiver son jardin. Même si notre scarabée a le don de réincarnation après avoir volé en éclats, il est certain que ces jeux ne sont pas innocents. Ils évoquent parfois la cruauté de l’enfance. Je sonorise le scarabée avec des sons de synthèse lourds et inquiétants pour lui donner des allures de machine de guerre. Son pas est martial, sa volte-face agressive. Un petit son de plus si on s’en saisit. On peut jouer une mélodie de cordes grave et dramatique en le promenant sur l’écran blanc. Au relâchement de la souris, les quatre vingt quinze parties du corps animé se répandent au son d’une explosion pesante et métallique.


Je sonorise le moustique, Mosquito, avec ma bouche, bruits de lippe narquois transposés à des hauteurs aléatoires. Un son de marais travaillé électroacoustiquement crée un univers imaginaire. Une goutte d’eau hors champ fait exister l’étang lorsque chute un moustique. Pour les pingouins, je cherche des sons réalistes qui collent à la chromo carte postale de l’image, mais je ne peux résister à l’envie d’accentuer l’humour de la scène en jouant moi-même le rôle d’un d’entre eux lorsqu’on l’attrape et l’immobilise dans les airs. Tous les animaux du Zoo obéissent à la même règle, il faut les attraper au vol.


Même les chevaux d’Equus se manipulent comme des pantins, mais cette fois la musique est ridiculement emphatique : une boucle de boléro tourne en fond, des percussions rythment leur pas, des cuivres soulignent leurs cabrioles, des cloches ponctuent leurs figures, et le bruit de leurs naseaux rappelle leur chair. La plupart des sons du Zoo sont générés par les mouvements de la souris : clic, relâchement et déplacement… Frédéric Durieu a une manière bien à lui de programmer ses modules. Comme pour Alphabet, il se débrouille toujours pour que les objets s’animent même si l’utilisateur est inactif. Cet aspect génératif de sa programmation remplace ainsi astucieusement une « aide » en montrant l’exemple. De plus, il y a chez lui une élégance dans la jouabilité : une navigation réussie ne devrait pas susciter de recherche laborieuse pour comprendre ce qu’on a à faire, tout doit être évident pour éviter à l’utilisateur les tâtonnements fastidieux et lui permettre de se laisser aller, à jouer tout simplement.
Les animaux du Zoo ont conduit Frédéric Durieu à créer un outil, muet, qui offre à chacun d’animer ses propres pantins, ils ajoutent une femme, une araignée de mer et, surtout, un pupitre de commande qui permet d’agir sur tous les paramètres de PuppetTool.
Un soir de désœuvrement, je propose à Fred de sonoriser son cinétique Moiré, réalisé quatre ans auparavant. En superposant les deux disques composés de cercles concentriques on déclenche quatre boucles sonores qui s’empilent au fur et à mesure que les cercles se confondent, avec crescendo progressif de chaque couche sonore : un son aigu avant que les deux disques ne se rencontrent, un moteur d’hélicoptère quand ils commencent à s’interpénétrer, des cordes lorsque les circonférences touchent les centres, une déflagration de percussions à l’instant où les centres se superposent. L’effet cinétique m’ayant fait penser au générique de Vertigo d’Alfred Hitchcock, dessiné par Saul Bass, j’eus l’idée de cette tension musicale très inspirée par le compositeur du film, Bernard Herrman.


Même protocole avec Week-End. Fred m’envoie par mail le module muet : des oiseaux dans le ciel composent des figures en étoiles en fonction des mouvements de la souris. La scène s’inscrit dans un cadre noir circulaire, comme à travers une lunette télescopique. Trouvant la narration trop gentille et trop simplette, je propose de la sonoriser avec un contre-champ d’accidents de voitures et de sirènes que la transposition de hauteur (pitch) indique de police, de pompiers ou d’ambulance. Il n’y a toujours que quatre petits fichiers sons : l’ambiance ville, une sirène, un coup de frein, un accident… Mais cette fois, aucune interactivité ne les guide, la partition sonore est totalement aléatoire. Je m’inspire encore du cinématographe, ici Che cosa sono le nuvole ?, le court-métrage de Pier Paolo Pasolini, et Crash de David Cronenberg. Dans le premier, les marionnettes d’Othello et Iago jouées par Toto et Ninetto Davoli, lapidées par la foule, se retrouvent jetées à la décharge ; les deux pantins couchés sur le dos découvrent, émerveillés, ce que sont les nuages ? Le second met en scène des accidents automobiles… Mais ce qui me plaît ici, c’est le potentiel d’interprétations que la scène recèle. Chaque fois que j’ai montré ce petit module en public et que j’ai demandé aux spectateurs ce qu’ils ou elles avaient imaginé, j’ai entendu autant de versions qu’il y avait de témoins !

Les trois modules musicaux de Time obéissent à des lois radicalement différentes. L’interface de Big Bang consiste à simplement agrandir deux rectangles, l’un compris à l’intérieur de l’autre et en poussant les bords. La symphonie électroacoustique personnelle à chaque manipulateur que ces mouvements déclenchent au fur et à mesure que grandissent les rectangles est une évocation chaotique de la création du monde. Ce module ouvrait le pilote de notre projet d’adaptation du Jardin des délices de Jérôme Bosch sur CD-Rom. Les parallélépipèdes noir et le blanc sont censés représenter la matière et l’anti-matière qui se frottent l’une à l’autre jusqu’à produire le petit résidu qui sonna notre origine ! Dans le passé, j’avais plusieurs fois tenté de parvenir à ce résultat musical sans en être satisfait, une improvisation agissant sur de grosses masses orchestrales. Frédéric Durieu m’offre cette fois de réaliser mon rêve. Je lui livre quatre banques de sons : cinq fichiers de cuivres, cinq de percussion, cinq de sons électroniques et treize extraits radiophoniques. La position de la souris sur l’écran joue le rôle de mixeur pour les trois premières catégories de sons tandis qu’on la promène en roll over. On peut activer et désactiver les cuivres en cliquant. Les citations radiophoniques se déclenchent quand les rectangles reprennent leur taille initiale. Au lancement du programme, les sons sont transposés dans le grave, mais plus on joue avec Big Bang plus la transposition s’opère vers le haut, jusqu’à totalement disparaître dans le spectre ultrasonore.


Le deuxième module de Time est également issu du Jardin des délices, réalisé avec la graphiste Veronica Holguin. Forever produit une musique répétitive infinie, différente à chaque redémarrage : un choix aléatoire de cinq instruments s’effectue parmi onze possibles, ainsi que la tonalité, le tempo, le mode binaire ou ternaire. Ensuite, cet hommage à Steve Reich évolue tout seul grâce à un système programmé d’élisions et d’additions de notes, de règles strictes (les combinaisons rythmiques évoluent toutes les huit mesures) et de choix aléatoires (la hauteur des notes). Les cinq instruments distribués dans l’espace stéréophonique sont des percussions à clavier (marimbas, celeste, cloches tubulaires), des bois (flûte, cor anglais, clarinette basse, basson), des cordes pincées (pizzicati). Ce sont tous des instruments qui supportent d’être courts et dont le clonage est moins pénible que des cuivres ou des cordes frottées. Au bout de quelques minutes, de nouveaux instruments remplacent les premiers. Toutes les notes ont la même longueur et s’enchaînent les unes derrière les autres. Nous avons dû ajouter un silence de la même durée pour créer des rythmes, et ajouter sans cesse de nouvelles règles pour que la musique finisse par nous plaire, en rééquilibrant les basses et le reste, en accélérant certaines progressions, en évitant les répétitions malheureuses, en changeant de tonalités toutes les trente deux mesures, de tempo toutes les quarante huit, et tutti quanti. Il y a vingt-quatre notes par instrument, soit deux cent soixante-cinq sons. Les touches numériques de 1 à 0, commandes secrètes destinées aux présentations en public, permettent de fléchir un peu le système musical : 0 remet tout à zéro, 1 monte l’ensemble d’un demi-ton, 2 passe en binaire, 3 en ternaire, 4 change les cinq instruments en cours, 5 à 9 correspondent au changement de tel ou tel instrument situés dans la stéréo. Pendant que la musique évolue toute seule, les libellules dessinent des étoiles qui elles-mêmes se transforment sans cesse, et ce grâce à une erreur programmée, l’arrondissement à la décimale supérieure de l’algorithme concerné.



Le premier module de Time, Big Bang permet d’improviser en promenant la souris sur l’écran, le second, Forever, est musicalement génératif. Pour le troisième, PixelbyPixel, chaque pixel de l’écran propose une combinaison musicale différente, soit 1024x768 = 786 432 possibilités qui, chacune, varient dans une infinité de propositions ! On improvisera, comme pour le premier, une musique électroacoustique en promenant la souris, mais cette fois, ce n’est pas le mouvement qui est important mais la position, abscisse et ordonnée. Les deux éléments de l’algorithme sont la distance de la souris avec le centre et l’angle ainsi formé. Ces spécifications m’ayant été préalablement fournies, j’envoie vingt-deux percussions mono dont un piano (sur cinq des huit pistes disponibles), trente-six boucles stéréo sur toute l’étendue possible (trois pistes), et quatre sons de passage mono. Je dis « j’envoie » car nous correspondons à la fois par mail (sons et règles) et par téléphone (explications et ajustements). Nous avons, depuis, ajouté à cette panoplie une petite caméra vidéo qui nous permet de communiquer en visioconférence. La base de cette œuvre musicale est constituée des boucles stéréo, sons électroniques créés sur un synthétiseur–échantillonneur que j’ai préalablement programmé avec mes propres sons, et qui sont répartis autour du centre en trente-six zones comme des parts de tarte. Les boucles sont transposées dans le suraigu lorsque la souris s’approche du centre et dans l’extrême grave en se rapprochant des bords du cadre. Leur durée étant proportionnelle, plus on s’éloigne du centre, plus la boucle est longue. La hauteur des percussions s’appuie sur la règle inverse : plus on s’éloigne du centre plus elles sont courtes et nerveuses. Leur tempo et leur rythme sont donnés par un algorithme complexe qui s’appuie sur une combinaison binaire de 0 et 1, toujours suivant la position de la souris, abscisse et ordonnée. On peut supprimer les percussions pendant un moment avec la touche espace. C’est particulièrement intéressant lorsque l’on joue très près du centre. Pour chacun des modules musicaux que je compose, j’aime laisser une part de découverte et d’invention au joueur, que l’espace de transgression soit préservé !


De son côté, Fred répond en ajoutant sans cesse de nouvelles règles, certaines n’agissant parfois qu’après une durée de jeu conséquente. Soudain de nouveaux sons apparaissent en même temps que les objets animés adoptent de nouveaux et surprenants comportements. C’est par exemple la cas de l’iMac Show, un iMac qui fait des pirouettes comme la lampe de Pixar mais en réagissant aux titillements de la souris et à son humeur du moment ! Je définis avec Fred la liste des adjectifs caractérisant chacun de ces comportements, puis j’enregistre ma voix en tâchant de conserver la légèreté du graphisme et l’élégance des mouvements tout en cherchant à humaniser notre timide iMac. Je devrais écrire cabotiner tant il fait penser à un petit chien. Nous faisons de petites transpositions pour gommer l’aspect trop mécanique et panoramiquons la cinquantaine de sons suivant la place de l’objet. Mon travail ressemble ici plutôt au bruitage de dessin animé qu’à de la musique interactive, contrairement au module Free Zerpo que nous réalisons pour le site Internet de Nike.


Cette fois, chaque lettre du clavier de l’ordinateur correspond à une figure acrobatique d’un danseur et à une boucle sonore qui l’accompagne. Je place cinq boucles rythmiques sur les lettres en bout de rangée et une sixième, un break, sous la barre espace. Le passage d’une boucle à une autre est camouflé par un son de passage, il y en a cinq tirés en aléatoire. Les vingt et une lettres restantes sont superposées à ces rythmes. Certaines obéissent à des lois exceptionnelles comme de ne jouer qu’au contact du sol plutôt qu’à la frappe sur la touche, une autre le fait se tortiller jusqu’à ce qu’on la relâche… Lorsque l’on attrape le danseur, une nouvelle banque de cinq sons, tirée parmi trois possibles, se superpose pour composer une mélodie aléatoire, tantôt cordes frottées, tantôt xylophone, ou petits bruits bizarres.



De nombreux projets ne virent jamais le jour, comme toujours, essais abandonnés en cours de route, faute d’une conception erronée ou d’un manque de subsides. Il en est ainsi de Loopy Loops, tentative avortée de musique infinie composée avec Bernard Vitet à partir d’un système cellulaire, ou Le Jardin des délices resté à l’état de pilote. Je regrette beaucoup le Jardin proprement dit, où poussaient plantes, fleurs et champignons aux formes plus que suggestives, vulves et phallus suggérés par ces photographies de nature prises en forêt et dans les champs. Le rythme variait chaque minute tandis que des flûtes mélodiques accompagnaient les apparitions, on entendait les herbes écartées, les caresses portées aux fleurs généraient des râles de plaisir. Les rythmes de cette forêt d’émeraude y étaient moites, les flûtes si calmes qu’elles nous laissaient respirer à notre tour… Dans L’Enfer du Musicien, défilait l’histoire de la musique pendant qu’un eugénisme imbécile et cruel résolvait avec terreur la question démographique.


Planète Circus est le dernier CD-Rom resté à l’état de pilote : belle interface qui évoluait au gré de la météo et numéro d’équilibre sur un fil avec flopée d’animaux savants.

P.S.: relisant ce que j'ai écrit en 2005, je suis totalement dépité que toutes ces créations aient disparu dans la faille de l'obsolescence programmée. Certaines fonctionnent encore sur un vieil iBook blanc que j'ai pieusement conservé et qui m'a permis de réaliser les captures-écran, mais il me lâchera un jour comme toutes mes machines. Je n'ai aucune trace d'autres comme le danseur de Free Zerpo et ma collection exceptionnelle de CD-Rom dort au grenier...

Précédents chapitres :
Fruits de saison : La liberté de l’autodidacte / Déjà un siècle / Transmettre
I. Une histoire de l’audiovisuel : Hémiplégie / Avant le cinématographe / Invention du muet / Régression du parlant / La partition sonore
II. Design sonore : La technique pour pouvoir l’oublier / Discours de la méthode / La charte sonore / Expositions-spectacles / Au cirque avec Seurat / Casting / Musique originale ou préexistante / Bruitages et un peu de technique 1 / 2 / Le synchronisme accidentel / La musique interactive
III. Un drame musical instantané : Un drame musical instantané / Un collectif / Des films pour les aveugles 1 / 2 / L'image du son / La nouvelle musique du muet / Rien que du cinéma ! 1 / 2
IV. L'auteur multimédia : L'auteur multimédia / Carton / Machiavel / Alphabet, la poésie interactive / LeCielEstBleu, du Zoo à...

À suivre :
LeCielEstBleu, La Pâte à Son / Flying Puppet, le WWW en peinture / Somnambules / Les Portes, vers de nouvelles interfaces...

jeudi 28 février 2019

Le son sur l'image (31) - Alphabet, la poésie interactive 4.4


Alphabet, la poésie interactive

Trois ans après sa sortie en 1999, Alphabet était déjà passé dans l’histoire du multimédia. L’histoire s’emballe. En ce temps reculé et pourtant si proche où le CD-Rom pensait acquérir ses lettres de noblesse, au Milia à Cannes, je découvris le plus beau CD-Rom que je n’avais jamais vu, Le Théâtre de Minuit, réalisé par Murielle Lefèvre d’après un livre pour enfants de l’illustratrice tchèque Květa Pacovská. Sa perfection m’exaspérait car je pensais que l’insatisfaction était le moteur fondamental de toute démarche créatrice. Je cherchai ce que j’aurais bien pu y trouver et, quelques mois plus tard, j’eus l’occasion de faire part de mes critiques à Murielle lorsque nous fumes enfin présentés l’un à l’autre par Daniel Kapélian. Ces remarques portaient essentiellement sur la répétition pénible des leitmotiv musicaux et sur une certaine claustrophobie de l’ensemble. C’était suffisant pour que Murielle souhaite me montrer le tout nouveau projet de dadamedia, un nouveau livre de Květa, Alphabet, sur lequel elle avait commencé à plancher avec le développeur Frédéric Durieu, et qui les faisait un peu caler. Toujours au Milia, j’avais admiré le monde en 2D et demi de Durieu intitulé Magic World qu’il avait réalisé en 1997.
Alphabet étant un abécédaire (c’est sec !) et n’ayant donc pas le potentiel poétique du Théâtre de Minuit, je suggérai de remplacer la poésie narrative du premier par une poésie de l’interactivité. L’indépendance de chaque lettre nous autorisait une invention sans limites pour chaque tableau du CD-Rom. Murielle et Fred n’avaient terminé que le B et n’esquissé qu’une demi-douzaine de scènes, lorsque je les rejoignis. Alphabet prit une nouvelle direction. De ce moment, le développement de nouvelles séquences en 3D, totalement linéaires, et celles en animation traditionnelle furent laissées de côté au profit de la recherche d’une interactivité toujours plus ludique.

Ceci marquait la différence avec le précédent CD-Rom réalisé par dadamedia, la société de production dirigée par Murielle qui multipliait les postes en cumulant ceux de productrice exécutive et de co-auteur, ajoutant celui d’éditrice pour la nouvelle version intégrant l’OS X du Mac.


J’ai rarement eu autant de plaisir à travailler sur un projet si ce n’est avec le Drame des premières années. Nous rivalisions d’ingéniosité pour épater les deux autres, et attendions avec impatience la fin de journée où nous nous retrouvions dans les locaux de dadamedia pour découvrir ce que chacun avait concocté. Jusqu’au dernier jour, aucun conflit ne montra le bout de son nez. C’est seulement ce soir-là, lorsque nous insistâmes pour aborder le sujet des droits d’auteurs, que la question demeura sans réponse, et que Frédéric et moi reçûmes une fin de non-recevoir. Nous avions été engagés respectivement comme développeur (programmeur) et compositeur, mais, dès le début du travail, nous avions assumé la rédaction de l’essentiel du scénario interactif. Murielle, qui découvrait l’animation, était moins préoccupée d’inventer de nouvelles voies interactives que nous l’étions. Son adaptation graphique de l’univers coloré de Květa Pacovská est exceptionnelle. Nous étions tous si impliqués dans cette création que nous empiétions souvent sur le rôle des deux autres. Murielle, qui supervisait les animations linéaires en 3D réalisées par Denis Eliard et réalisait toutes les séquences de transition en Quicktime, se mettait à assembler les éléments musicaux que je lui livrais quotidiennement, tandis que j’imaginais les scénarios interactifs de différentes lettres ou que je rédigeais l’intégralité du mode d’emploi du livret original en tentant de lui conserver sa couleur poétique suggestive. Fred et moi acquîmes instantanément une complicité que nous prolongeâmes ensuite avec le site LeCielEstBleu. Nous reviendrons ultérieurement sur la notion de travail collectif, mais je tiens à souligner qu’Alphabet fut un modèle du genre. Le producteur, la télévision japonaise NHK Educational, nous laissa artistiquement libres. Un artiste n’est jamais aussi inventif et efficace que mis en confiance par son commanditaire. Nous travaillions dans une euphorie qui n’était pas seulement due à notre enthousiasme. Comme je me battais pour que mes deux camarades restent sobres jusqu’à 22 heures, ils m’appelaient Papa Jean-Jacques pour se moquer de la discipline que je leur imposais ! Loin de craindre la critique interne, bien au contraire, nous la recherchions pour améliorer sans cesse la cinquantaine de scènes que nous inventions pour un alphabet qui, jusqu’à nouvel ordre, ne comporte que 26 lettres ! Nous ne pouvions nous empêcher d’imaginer sans cesse de nouveaux tableaux, nous retrouvant avec trois A, trois B, trois N, deux I, deux P… Pendant ces mois de création intense, jamais Fred n’opposa de résistance à quelque idée que j’émisse. Il m’arrivait de lui demander de programmer un comportement interactif en m’excusant de la probable difficulté de la chose, et Fred me répondait de revenir voir le résultat dix minutes après. A contrario, je pouvais lui demander un truc que j’imaginais simple à programmer et Fred me répondait qu’il fallait discuter avec Murielle pour savoir si on pouvait rallonger le développement de trois semaines ! Ce n’était toujours qu’une question de temps, jamais une impossibilité technique.


Le propos initial était d’enseigner l’alphabet occidental aux enfants japonais. La direction que nous fîmes prendre au projet l’entraîna vers un objet inouï qui reste un modèle d’interactivité ludique. Fred dit que ce n’est pas un jeu mais un jouet ! Tout au long de la découverte du CD-Rom, il n’y a rien à gagner ni à perdre, l’abécédaire n’impose aucun récit et laisse chaque enfant libre de l’interpréter à sa manière. Il n’y a ni interface de navigation ni bouton d’aide, tout y est intuitif. Tous les trois avons imaginé, conçu et réalisé un jouet qui préserve notre part d’enfance. En Allemagne, la publicité annonçait Alphabet pour un public de 3 à 103 ans ! La localisation de chaque version (française, anglaise, allemande, japonaise…) ne nécessitait d’enregistrer que la voix des enfants récitant l’alphabet avec leur accent propre et leur intonation. Il n’y a pas d’autre texte dans le CD-Rom. Nous avons eu une chance exceptionnelle d’adapter ce livre de Květa Pacovská. Son récit étant simplissime (A B C D…), nous étions libres d’inventer les scénarios interactifs les plus fous. La qualité de son graphisme, ses couleurs éclatantes dessinaient déjà un sourire sur la figure de tous et toutes. Murielle était la garante du respect de l’œuvre initiale, Květa ayant fixé avec elle un cadre que nous ne pouvions dépasser. Tous les trois formions un trio infernal, une équipe de rêve, par notre enthousiasme et notre complémentarité. Murielle préparait tous ces médias en redessinant les motifs originaux pour qu’ils puissent convenir aux vibrations de texture et aux animations programmées. Au travers de l’œuvre de Kveta, elle découvrait Paul Klee, Kandinsky ou Norman McLaren. De son côté, Fred adaptait les lois de la gravitation ou les théories sur les nombres complexes ou imaginaires, pour en faire des algorithmes permettant une interactivité où la poésie prenne le pas sur la technique.

Quant à moi, je commençai par définir le cadre musical de mon intervention et la charte sonore. Peut-être pour rendre plus international le projet, la seule demande qui m’avait été exprimée consistait à donner une couleur world à la musique. Je considérai que le jazz, le tango ou la valse musette correspondaient tout autant que les trompes africaines, le gamelan balinais et la flûte shakuhachi au concept de musique du monde.


Le premier tableau que je sonorise est le C. J’enregistre une foule de grincements insupportables, de chocs métalliques et de petits bruits amusants, assuré que, si cela plaît à mes nouveaux camarades et à NHK, tout le reste passera ! C’est un module incisif qui offre aux vilains enfants la possibilité d’exprimer leur brutalité en faisant s’entrechoquer les lettres les unes contre les autres. Les petits rhinocéros qui gambadent et sautent comme des puces atténuent cette sauvagerie en préservant un côté kawaï, mignon en japonais.

Il y a trois A. Le premier est une sorte de sampler (échantillonneur) qui permet de faire chanter une mélodie en caressant l’écran avec la souris. À chacune des douze lettres correspond une note de la gamme. En passant rapidement sur plusieurs à la fois, on peut également déclencher des accords vocaux. J’enregistre la voix de ma fille, comme j’ai auparavant demandé à plusieurs enfants de dire les lettres de l’alphabet à haute voix pour le sommaire.


Dans la version originale, chaque fois que nous revenons au sommaire, les voix changent, françaises ou anglaises, parlées ou murmurées. À chacune des vingt-six lettres correspondent trois façons de la dire, programmées aléatoirement. La boucle musicale simultanée change aussi chaque fois que l’on revient au sommaire. Il y a même une deuxième présentation graphique du menu, où les voix sont remplacées par des instruments de percussion, un coup sous chaque touche du clavier. Il y a deux claviers complets de percussion sélectionnés alternativement. La profusion de médias s’explique par le désir de ne pas lasser le joueur, qui découvre sans cesse de nouveaux environnements tant sonores que graphiques chaque fois qu’on y retourne. Il y a deux manières d’y revenir, soit par la flèche gauche du clavier, soit en cliquant sur le coin haut gauche de l’écran. La flèche droite, qui correspond au clic sur le haut droit de l’écran, fait passer d’une lettre à une autre, de façon aléatoire, nous l’appelons navigation surprise. Les flèches haut et bas permettent de régler le niveau sonore. Pour lancer une lettre depuis le menu, il suffit de cliquer sur l’une d’entre elles ou de taper une lettre sur le clavier et de valider. Alphabet bénéficie d’une triple interface : clavier, souris, et microphone pour certaines des lettres uniquement. Mais rien d’apparent sur l’écran ! De mon côté, depuis Carton, j’évite le tableau de commande même escamotable. Pour utiliser le micro, il suffit de chanter, de hurler ou simplement de souffler pour faire bouger les lettres !

Le deuxième A joue des effets d’attraction et répulsion chers à Frédéric Durieu. Une percussion en bambou, un anklung, résonne chaque fois que deux lettres se heurtent. Le troisième A est un accordéon de papier qui rappelle le mouvement en 3D du livre original. Selon la longueur des mouvements de la souris, le programme va chercher les sons courts, longs ou vibrants d’un bandonéon. Lorsqu’on joue du synchronisme audiovisuel, il est souvent intéressant de choisir des sonorités inattendues. On jouit ainsi tout de même de l’effet de complémentarité, bien que les sons soient synchrones à l’action. Ce synchronisme est parfois nécessaire pour signaler au joueur que le mouvement qu’il exerce sur la souris de l’ordinateur agit bien sur le module qu’il voit à l’écran. C’est en général la fonction des sons d’interface, le son souligne la validation de l’action tout en la caractérisant.


Le G est un hommage à Pacman, un des premiers jeux vidéo. L’un des G dévore les autres et grossit jusqu’à envahir l’écran, en émettant un rot de contentement. Comme pour chaque lettre contrôlable au micro, je suis obligé de choisir une ambiance sonore légère qui ne perturbe pas l’interactivité, le son des haut-parleurs de l’ordinateur risquant d’être perçu par le microphone alors que nous souhaitons que le joueur prenne la main. Il en va ainsi du J où l’on entend à peine quelques bruits de ciseaux à papier, du F sonorisé avec du feu, d’un M maritime, d’un N gremlinesque, du S dans le silence absolu ! On n’entend que les petites pattes du I timide qui s’enfuit lorsqu’on lui hurle dessus. Des séquences vocales entrecoupées de silence servent de modèles pour un des P.


Les pantins du O dansent au son de la musique linéaire préenregistrée dans une sorte de juke-box. On peut choisir alternativement trois musiques complètes, jazz, tango ou balinais, composées avec Bernard Vitet, on peut aussi les éteindre pour diriger les pantins en chantant soi-même ou en diffusant n’importe quelle source sonore extérieure.
Techniquement, le volume sonore perçu par le microphone correspond à la situation de la souris sur l’écran.


Le paysage infini du H abrite des séquences rythmiques qui se succèdent tandis que sonnent des signaux à l’approche de la locomotive imaginaire… Le I moustique nous taquine comme un véritable insecte que l’on peut tojours tenter d’écrabouiller, sans aucune chance de succès… Le berger du U siffle pour rassembler les animaux qui s’échappent sans cesse… Le Y sort de l’iconographie de Kveta Pacovska pour dessiner un train fantôme qui roule dans l’obscurité en générant des sons inquiétants : miaulements de chat, coups de vent, rires sardoniques…


Nous étions bloqués sur le T lorsque je me souvins que Fred avait été champion d’Europe de lancé de boomerang et qu’il avait construit des centaines de cerfs-volants avec son père en Belgique. Le voilà donc programmant un simulateur de cerfs-volants sur lequel je m’exerce si bien que je peux faire voler sa réplique de trois mètres d’envergure dans le ciel de Cannes, l’année suivante au Milia ! Je sonorise le vol avec des bruits de vent et de papier que Fred découpe en petits fichiers pour pouvoir impeccablement suivre chaque mouvement du cerf-volant acrobatique. Il y a mille cinq cents fichiers son dans Alphabet. Pour terminer, je citerai quelques exemples particulièrement interactifs musicalement.


La lettre L est le premier module interactif musical que je conçois. En abscisse, trois instruments (violon-alto-violoncelle). En ordonnée, cinq notes par instrument, du plus grave au plus aigu. Soit une grille de quinze zones. En allant cogner les quatre bords du cadre de l’écran avec le curseur de la souris, on génère des parallélépipèdes qui, lorsqu’une ligne horizontale croise une ligne verticale, produisent une note de musique. En se promenant ainsi sur l’écran, chaque joueur compose sa propre interprétation de ce trio à cordes. De même, le N, inspiré par la scène des Amants Crucifiés de Mizoguchi, est basé sur quatre boucles de percussion simultanées qui se désynchronisent les unes par rapport aux autres lorqu’on glisse la souris d’une rangée de bâtons à l’autre.


Le Q préfigure la future Pâte à Son. Je remarquai que cette lettre pouvait ressembler au tambour d’une boîte à musique avec sa petite queue jouant le rôle du peigne. J’en fis une boîte à musique programmable où les notes sont figurées par des tâches de couleur que l’on peut placer où l’on souhaite pour créer sa propre mélodie, de plus, mémorisable. On peut jouer cette musique à l’envers, l’accélérer, la faire évoluer dans le temps en improvisant (pour cela il faut utiliser les touches du clavier), lui faire suivre au choix six modes musicaux…

Le concept de la lettre V est basé sur les fractales. Le V est découpé en quatre autres V qui chacun est découpé en quatre autres V et ainsi de suite… En positionnant la souris sur un point de l’écran, on va créer son propre mixage en jouant sur les pistes superposées, chaque piste correspondant à un niveau, une taille, et s’additionnant…

Le volume sonore du X permet de réussir un puzzle comme si on jouait à la main chaude. Plus on approche la pièce de la bonne place, plus le son est fort. Le plus grand compliment que je reçus pour Alphabet est venu du compositeur aveugle Jean-Philippe Rykiel. M’ayant entendu en faire la démonstration à France Musique, il l’acheta et put en jouer des heures durant, en ne suivant que les sons pour naviguer. À l’ombre des éclatantes couleurs de Květa, on comprendra à quel point je fus touché par son témoignage.

Par son succès international, cette troisième œuvre a marqué la courte histoire du CD-Rom, et aucun objet interactif, à mon humble connaissance, ne l’a encore égalée depuis 1999, j’en suis fier et je m’en plains. Il eut mieux fallu que Carton, Machiavel, Alphabet, qui trônaient à la Fnac à côté d’Immemory de Chris Marker, des Machines à Écrire d’Antoine Denize, de The Ambitious Bitch de Marita Liulia, de Puppet Motel et des CD-Roms de Peter Gabriel, soient entourés de beaucoup d’autres titres du même ordre. Il faut toujours se réjouir du succès de ses collègues, voire de ses concurrents, car ce succès exprime l’intérêt du public pour une forme approchante, nous permettant d’espérer en profiter à notre tour. Les éditeurs n’ont pas cru en ce support, les auteurs n’ont pas osé produire eux-mêmes les œuvres interactives qu’ils inventaient, l’imperfection des ordinateurs et le fantasme engendré par la bulle Internet suivi de son explosion finirent d’achever ce support naissant et pourtant riche de promesses . Les œuvres interactives réclament une participation de l’utilisateur que la télévision leur évite. Seuls les jeux ont trouvé grâce à leurs yeux. Les objets que nous fabriquions ne trouvèrent jamais leur public, du moins insuffisamment. Avec la disparition de ce support et la régression que représente l’avènement de Flash par rapport au langage lingo de Director, cela ne risque pas de se produire, mais on peut toujours rêver que de jeunes artistes découvrent de nouveaux espaces de création et nous épatent. L’interactivité débridée d’Alphabet suscita le terme de poésie algorithmique.

mercredi 27 février 2019

Le son sur l'image (30) - Machiavel 4.3


Machiavel, scratch vidéo interactif

En 1998, l’œuvre suivante, réalisée en collaboration avec Antoine Schmitt, est le complément audiovisuel de l’album d’Un Drame Musical Instantané, Machiavel. Il s’agit d’un scratch interactif de cent onze boucles vidéo. Chaque très courte boucle, de 0,5 à 4 secondes, affectée de son propre son, réfléchit tout ce qu’il y a de plus beau ou de plus terrible sur notre planète. Au départ, nous souhaitions faire une relecture poétique du Monde Diplomatique, regarder la Terre vue de la Lune comme filmée par un touriste extra-terrestre à qui l’on aurait confiée une petite caméra japonaise ! Qu’en reste-t-il ? Je ne sais pas. Du fait que la boucle sonore n’a pas tout à fait la même durée que la boucle vidéo, naissent des synchronisations mouvantes, multipliant les effets de sens. Synchronisme accidentel, quand tu nous tiens ! L’effet répétitif de la boucle produit une sorte de zoom psycho-acoustique dans le son comme dans l’image. Les vidéos abordant les thèmes les plus attractifs à l’espèce humaine (sexe, mort, argent), une bascule s’exerce parfois, suggérant au joueur que Machiavel s’adresse directement à lui, d’autant qu’Antoine en a fait un objet comportemental qui réagit au plaisir et à l’ennui. Nous l’appelons l’effet clébard : si on ne s’occupe pas bien de lui il vient coller son museau le long de notre jambe, si cela ne suffit pas il pose sa patte, excédé il ira jusqu’à nous lécher la figure. Il s’habitue au joueur, il le sollicite si celui s’arrête, il copie son comportement, il insiste et puis finit par aller se recoucher dans son panier ! Antoine ajoute : « plus qu’interactif, Machiavel est un objet physique. Il est impossible de ne pas le manipuler car tout mouvement de la souris l'influence. On est immédiatement et irrémédiablement dans son univers. C'est l'apport fondamental de la programmation comme matériau. Une des premières œuvres d'art programmé. » Machiavel se comporte donc différemment face à des gestes lents ou rapides, tendres ou brutaux. Les placides contemplent les vidéos les unes après les autres. Les jeunes gens et les DJ zappent comme des malades ! Certains comportements permettent de l’apprivoiser, d’autres le contrarient. Mais qui manipule qui ? Machiavel était annoncé pour un Power PC 100 MHz ou un Pentium 100 avec Windows 95. Avec le temps et la vitesse des processeurs, l’aspect comportemental est devenu plus capricieux. Pour en goûter tout le fruit, il est recommandé d’y jouer plutôt sur d’anciennes machines. Encore heureux que cela fonctionne toujours… Nombreuses œuvres de l’âge d’or du multimédia ne s’ouvrent déjà plus sous aucun système récent. L’incompatibilité cyniquement contrôlée des anciens supports chassés par les nouveaux lorsque le marché arrive à saturation laisse entrevoir un désastre culturel dans la mémoire de l’humanité. Il est plus difficile d’entretenir ou reconstruire les appareils électroniques que les systèmes purement mécaniques. Dans quelques années y aura-t-il encore des machines pour relire ce que nous aurons produit, enregistré, filmé, imprimé ? Dans combien d’années les fichiers s’effaceront-ils d’eux-mêmes ? Le livre a résisté au temps, mais cette course délirante à ce qu’il est coutume d’appeler le progrès, ces fantastiques archives se multipliant sans cesse de façon quasi logarithmique, pourraient sombrer dans l’oubli total, effacés, illisibles, immense trou noir dans l’histoire des hommes.

Machiavel est dédié à deux cinéastes, Michelangelo Antonioni et Ferdinand Khittl. On comprend aisément la dédicace à l’auteur de Blow-Up : le photographe joué par David Hemmings y découvrait un meurtre en agrandissant progressivement un cliché pris dans un parc. Ici la répétition des boucles, tant sonores que vidéos, fait remonter à la surface les détails à première vue et à première écoute invisibles ou inaudibles. Lorsqu’on fabrique une boucle sonore, il est intéressant de noter que plus longtemps on l’écoute, plus la moindre virgule, la moindre pétouille, prend le devant de la scène, et l’on finit par n’entendre plus qu’elle. C’est un zoom avant psycho-acoustique. Il s’ajoute aux décalages avec l’image qui produisent des effets de sens variés, glissements infimes ou catégoriques.


Le film de Khittl, Die Parallelstraße (La route parallèle), est une œuvre rare de 1964 que je n’ai eu l’occasion de voir qu’une seule fois à la Cinémathèque Française, il y a trente ans, en version originale allemande non sous-titrée ! (il est sorti depuis en DVD) Des individus sont réunis dans une pièce où leur sont projetés des petits films numérotés, courts-métrages sur des sujets extrêmement divers. Ils ne savent pas pourquoi ils sont là, mais ils comprennent qu’ils seront tués s’ils ne percent pas cette énigme…

Toutes les images de Machiavel, à quatre exceptions près, ont été tournées par Antoine, Agnès Desnos et moi-même. À la fin de sa réalisation, je deviens tellement obnubilé par notre concept que je rêve en boucle. C’est très angoissant.

Les sons sont presque tous issus des 33 tours d’Un Drame Musical Instantané, la partie musicale de cet album hybride, à la fois CD-Rom et CD-audio, obéissant également à un concept vinylique : réédition et remix d’anciennes pièces du Drame, nouvelles pièces faisant intervenir des DJ, puzzling à partir des disques 33 tours du Drame, et bien d’autres facéties où nos sillons abreuvent notre sang impur. Je recherche des effets parfois humoristiques ou légers, parfois dramatiques ou critiques. En sonorisant l’image d’un iguane avec une messe à l’envers, l’animal semble être l’objet de vénération d’un rituel païen. Un film 16 mm de touristes sur le lac de Constance accompagné par une musique de film symphonique grandiloquente fait penser à des immigrants dans un film d’Elia Kazan. La flamme du Soldat Inconnu prend des allures de pamphlet contre la guerre grâce aux sanglots d’une femme. Face à un match de football, on n’entend que les supporters qui hurlent et klaxonnent. Le placement d’une musique met l’accent sur un personnage qu’on ne distinguerait pas autrement, perdu dans la foule. Le son témoin d’un moine sur un pont au Japon met en valeur sa petite clochette si l’on patiente. Un rythme de rock donne une impression de décervelage programmé à des jeunes qui suivent le rythme en oscillant la tête. Le faux synchronisme d’une scène de skaters, sautant sur un tremplin devant la Fontaine des Innocents, donne sa véracité à l’action pourtant bouclée. Un violoncelle souligne la bonhomie machiste d’un petit oiseau qui ne cesse de faire sa cour, évidemment sans succès puisque c’est une boucle ! Le déclenchement d’un appareil photo dans le silence rappelle directement le film d’Antonioni, tandis qu’on devine des policiers emmenant de force un jeune manifestant. Un fax sonorise le filé d’un panoramique circulaire au cimetière du Père-Lachaise. Un zapping télé préenregistré brouille les cartes…


En scratchant avec la souris, on déclenche d’autres familles de sons. Il y en a une série pour les mouvements courts, une pour les mouvements amples, une troisième pour les va-et-vient. Les sons sont tirés aléatoirement.
D’autres n’apparaissent que si l’on s’arrête suffisamment longtemps sur une vidéo : ce sont des phrases clefs, en anglais et en français. Machiavel fait alors un insert répété à l’intérieur de la boucle répétitive liée à l’image et joue de la surprise. Le choix est à la discrétion du programme !
Normalement, il n’est nul besoin de cliquer pour jouer, mais, si on cède à cette tentation, on entre dans un autre monde : les vidéos disparaissent, une porte s’entrouvre laissant apparaître un rai de lumière et de nouvelles boucles interviennent, cette fois plus musicales. Cette manipulation peut permettre au joueur d’atteindre une vidéo désirée, numérotée de 1 à 111, sans avoir besoin de scratcher.
Au démarrage, on entend le son de la petite horloge du préchargement. Tout aussi discret, une aiguille gratte la surface d’un disque qui tourne sans fin sur son plateau tandis que défile le déroulant du générique de fin.

Après Machiavel, Antoine se consacre à une carrière solo d’artiste multimédia. Il glisse du Web aux installations et aux spectacles vivants, fabriquant ses propres sons pour ses nanoensembles. Son site gratin.org est dédié aux formes d'art utilisant les programmes comme matériau central. Parlant une quantité de langues informatiques, amateur de Philip K. Dick, Antoine s’est passionné pour les objets comportementaux : « Dans mon travail artistique comme plasticien, je tâche de trouver les contextes et les conditions pour traquer sans relâche la nature de la réalité et la nature humaine : mon questionnement, d'ordre philosophique, est celui du « pourquoi ça bouge - comme ça ? » J'utilise la programmation comme matériau artistique principal pour recréer algorithmiquement l'origine du mouvement. Dans le champ des arts plastiques, je crée des situations ou des objets qui confrontent leur semi-autonomie à celle des visiteurs. Dans mes performances, c'est le performer (parfois moi-même) qui est placé dans une situation délicate. La notion de contrôle est centrale, tout comme celle de sensation. C'est à dire que je me place délibérément à un niveau infra-langage. »


Une de nos dernières collaborations aborde une nouvelle sphère d’intervention sonore. Antoine a lancé avec Adrian Johnson un site de sonneries de téléphone portable originales composées par près d’une vingtaine de créateurs sonores, sonicobject.com. Tous les lieux sont devenus publics. Partout, sans cesse, nous devons subir la pollution sonore. J’ai pensé aux autres, à ceux qui sont autour de nous lorsque notre portable se met à hurler son secret impudique. Alors, pour rendre notre quotidien plus doux ou plus hirsute, j'ai composé des formes courtes et bouclées en pensant à la poche ou au sac d'où elles émettent, identités uniques, moments privilégiés. Des sonneries délicates qu'on entend à peine, juste pour soi, dans l'intimité de l'appel attendu. Des sonneries brutales, affirmations de sa différence, revendications affirmées d'un pluralisme des sources. Des sonneries qui font sens, qui toquent à la porte, qui marquent les heures, qui font rêver d'un ailleurs, des sonneries rien qu'à soi… Les compositions musicales trop complexes conviennent mal à la courte durée de ces séquences en boucle comme à leur médiocre diffusion par un minuscule haut-parleur. Bien choisir la gamme de fréquences. Sérénité de la flûte, variété de timbres de la guimbarde dont les fréquences sont privilégiées par les codes de compression, comme avec la voix humaine. Mon souhait est de redonner un peu de chaleur humaine aux froides machines communicantes, d’y ajouter une pointe d'humour, de les apprivoiser plutôt qu'elles ne nous dévorent. C’est encore avec Antoine que je travaille sur Nabaztag, le lapin de Violet. Antoine programme l’objet communicant tandis que j’en assure tout le design sonore.


L'opéra pour 100 lapins Nabaz'mob fera le tour du monde après que nous l'ayons créé au Centre Pompidou le 27 mai 2006 . Nos clapiers sont en hibernation, mais prêts à repartir sur la route si vous êtes lagomorphes !

lundi 25 février 2019

Naïssam Jalal et Nicole Mitchell à Sons d'Hiver


J'ai avoué à Naïssam Jalal que j'étais allée à son concert à reculons. Pensez, une flûtiste seule en scène, certes avec une comédienne qui récitait en arabe ancien, celui de l'Égypte, des poèmes d'Amal Donkol disparu en 1983 à l'âge de 43 ans, mais c'était à Choisy-le-Roi dans le cadre de Sons d'Hiver. La dernière fois que j'ai joué à ce festival c'était il y a 25 ans, du temps où Michel Thion le dirigeait, lui qui l'avait fondé sous le nom de Futurs/Musiques, lui-même devenu aujourd'hui poète après avoir été barman, déménageur, fabricant de bougies, agent de planning en compagnie aérienne, dessinateur en béton armé, puis analyste informaticien durant huit ans, et même professeur de judo diplômé ! Je parle de Thion parce qu'il avait cherché à faire venir le public local et que ses successeurs ont continué à s'y employer. Je me souviens qu'il y avait alors toujours un groupe amateur en première partie des luxueuses soirées. Figurait cette fois le nonette de Nicole Mitchell en seconde partie, mais j'étais encore un peu cassé par le décès maternel survenu lundi matin. J'ai pensé que cela me ferait du bien de sortir et j'ai emmené Éric et Michèle qui avait de son côté gardé Eliott toute la journée. C'est dire si nous étions frais ! La musique a le pouvoir de nous faire oublier la tristesse et la fatigue, qu'on l'écoute ou, mieux, qu'on la joue. Comme j'avais trouvé formidable la quête d'invisible de Naïssam Jalal au travers de son récent double album et que la présence en France de l'ancienne présidente de l'AACM est une chose rare, j'ai pris mon volant à deux mains et j'ai filé par des chemins détournés que Waze m'indiqua subtilement.
Le sens des mots étant capital, un joli petit livret avec les textes d'Amal Donkol nous fut remis avant le début du spectacle. Ensuite j'ai préféré me laisser bercer par la voix de Nanda Mohammad et les flûtes incroyables de Naïsam Jalal. Lire les traductions projetées en surtitres cassait l'évocation. Que ce soit à la flûte traversière ou au nay, Naïssam rivalise de virtuosité lyrique avec une variété de timbres et d'attaques époustouflantes. Elle chante aussi, sans la flûte, dans la flûte, à côté de la flûte. Nous étions transportés par la magie de son jeu tandis que les poèmes choisis par le metteur-en scène/écrivain Ahmed El Attar chantaient calmement, mais de manière déterminée, une colère qui semblait cibler le régime syrien alors qu'elle remontait aux catastrophiques Accords de Camp David qui isoleraient dramatiquement le peuple palestinien. La poésie est éternelle. Même pas millésimée. Éternelle. Comme la musique. Parce qu'elles tournent autour des choses sans les nommer précisément. Elles y révèlent pourtant l'essence de la vie, justement. Des Fragments du Livre de la Mort aux Dernières paroles de Spartacus, impossible de se réconcilier lorsqu'on a subi l'outrage, la lâcheté et la violence.


Puis se fut l'entr'acte où nous nous rassasiâmes au bar d'une soupe de châtaignes. La prestation de Nicole Mitchell était intéressante, mais écrasée par le son des retours qui brouillait la spatialisation des musiciennes et musiciens organisés en arc de cercle. Les improvisations de la violoncelliste Tomeka Reid semblaient super, mais son instrument en plastique ou résine avait une sonorité sourde et étouffée qui n'arrangeait pas les choses. On entendait difficilement la harpe d'Hélène Breschand, pourtant heureuse de participer à cette "belle aventure humaine" dirigée par la flûtiste américaine. L'ambiance du Black Earth Ensemble composé également d'un excellent joueur de shakuhachi et d'un autre Japonais qui jouait du shamisen, de la contrebasse et du taiko, d'une violoniste et d'un guitariste, était chaleureuse, mais les mises en place approximatives, probablement dues à une percussionniste bien lourde qui suivait plutôt qu'elle ne guidait, ramollissaient l'ensemble jusqu'à ce qu'un type dont on se demandait ce qu'il faisait là intervienne...


Quand un chanteur se sert du sens pour choisir ses intonations, tout devient lumineux. Avery R. Young nous gratifia d'une prestation exceptionnelle, retenant ses effets, éclatant, se tordant, se redressant comme les meilleurs interprètes de soul. L'orchestre trouva là sa forme, emporté par le feeling d'un artiste vivant son rôle de tous ses muscles, électrisé de la tête aux pieds. J'ai cru comprendre qu'il était question de transmission. Dans ses performances Young révèle le racisme et la misogynie qui étaient toujours à l'œuvre derrière les paravents obamesques. On voit bien ici aussi où nous mène notre pseudo démocratie.

mercredi 13 février 2019

Le son sur l'image (26) - Rien que du cinéma ! 3.6.1


Rien que du cinéma !

Je commence à faire des films lorsque je suis étudiant à l’Idhec. Pendant mes études, j’en fais neuf dont le dernier (considéré officiellement comme mon premier) est mon film de promotion, La nuit du phoque , que je coréalise en 1974 avec mon camarade de promotion, Bernard Mollerat, prématurément disparu. C’est un film expérimental de quarante-deux minutes en couleurs et en musique, qui, paraît-il, réfléchit très bien son époque, une période où innovation, invention et imagination étaient des mots-clefs dans tous les arts. J’en ai composé toute la partition sonore, mêlant voix, bruitages et musiques. Il y a quelques passages qui ne sont pas piqués des vers, comme le ballet des militants avec un chanteur soliste anarchiste qui répond à un chœur ringard à la Busby Berkeley des Charentes, une séquence pop filmée à plusieurs caméras où je joue de l’orgue déguisé en clown, et bien d’autres facéties qui m’ont valu pas mal de commandes de musique dans les temps qui suivirent.

Je dois avouer avoir oublié la plupart des musiques que j’ai écrites et enregistrées. En fait, j’oublie tout ce que j’écris à peu près une semaine après l’avoir terminé. J’analyse ce réflexe quasi pathologique comme le besoin de repartir de zéro, de conserver la fraîcheur de la première fois, la virginité nécessaire à tout nouveau travail. Je suis incapable de fredonner correctement une mélodie que j’ai récemment enregistrée, ce qui fait beaucoup rire mes proches, qui, eux/elles, s’en souviennent !

Certaines de ces partitions ont été des jalons déterminants de ma démarche. Ainsi le travail réalisé avec la chef monteuse Brigitte Dornès pour Pierre Desgraupes, Igor Barrère et Étienne Lalou, Le bruit du sel, et surtout, L’avenir du futur de Marcel Trillat, sixième et dernier épisode de L’histoire de la vie, pour lequel nous avons mijoté une partition de cinquante-deux minutes aux petits oignons. Au cinéma, s’entendre avec la monteuse est une condition nécessaire puisque c’est elle qui va intégrer les sons, les placer, superviser le mixage, et parfois suggérer tel ou tel apport supplémentaire et nécessaire.

Pendant des années, je compose presque toutes les musiques des films de la Cinémathèque Albert Kahn réalisés par Jocelyne Leclercq et montés par Robert Weiss. C’est très amusant car chaque film se passe dans un pays différent. Je me force à coller au sujet en en prenant les accents, tantôt franchouillard (Paris 09-31), tantôt chinois (La révolution chinoise nationaliste). Quelle n’est pas ma surprise d’apprendre un soir de première que les trois films Deux fêtes au Pays des Kami, Bunraku et Showa Tenno ont été coproduits par le Japon, et qu’est présent tout le personnel de l’ambassade ! Je suis malade pendant toute la projection en entendant mes japoniaiseries, enregistrées entre autres à la flûte et aux percussions. L’ambassadeur me félicite pour l’originalité et l’à-propos de ma musique. Je suis bien forcé d’en conclure que mon interprétation reste, malgré tous mes efforts pour sonner nippon, très personnelle, et que son côté « à la manière de » n’est pas aussi primaire que je l’ai souhaité puis craint.


Ne connaissant que très mal la musique, j’ai dû inventer mon propre langage, ou réinventer laborieusement des lois évidentes pour quiconque a suivi quelques cours. Lorsque je dois composer de la musique de genre et la jouer au clavier, j’ai une technique d’escroc qui a fait ses preuves. Je le fais comme un acteur : je me mets dans la peau de Mozart ou de Keith Jarrett, deux expériences vécues, et je laisse aller mes doigts sur le clavier sans réfléchir. Cela ne donne pas du Mozart, sinon mon client ne serait pas non plus venu me voir, mais j’obtiens l’effet Mozart, ce qui est somme toute requis pour le film. C’est comme prendre l’accent jusqu’à la caricature lorsqu’on tente de parler une langue étrangère. La conviction qu’on y met est pour beaucoup dans la réussite de l’entreprise.

Au delà de l’œuvre ou du produit sur lequel on travaille, il est indispensable de comprendre ce que désire le commanditaire, ou du moins l’effet qu’il recherche, même s’il est incapable de l’exprimer, voire de l’imaginer. Mon intime conviction peut ainsi pallier à l’absence de confiance qu’il a parfois en ses propres idées, il doute, hésite, et mon rôle peut devenir celui d’un analyste accoucheur ! Composant pour de nombreux réalisateurs, je me suis fixé une règle qui fonctionne très bien pour moi et pour les projets réclamant une rapidité d’exécution : j’exige la présence dans le studio du réalisateur ou de la personne compétente. Les doutes s’estompent alors doucement, les hésitations se dissipent, la relation devient productive. Nous gagnons un temps fou, faisant les petites corrections au fur et à mesure. La bande définitive est livrée le jour-même !


Certaines collaborations me furent extrêmement agréables ou instructives. Je me souviens encore, phénomène exceptionnel en ce qui me concerne, de la mélodie que j’ai composée pour un film de Dominique Cabrera, Chronique d’une banlieue ordinaire, probablement parce que je la chantais moi-même en m’accompagnant au clavier. Mon facteur (des Postes) avait reconnu ma voix sur Canal +, j’en avais été très fier. Philippe Deschepper y exécutait des variations à la guitare afin que cette petite mélodie agisse en leitmotiv. Pour La Cité des Sciences et Techniques de La Villette, je fais la musique d’une série de Jacques Rouxel sur la douleur avec les Shadoks, et dois bruiter moi-même ces drôles de bestioles. Je suis terrorisé de devoir prendre le relais de Cohen-Solal, les Shadoks du Service de la Recherche de l’ORTF ayant certainement influencé mon appétit bruitiste et mes expérimentations buccales. Patrick Bouchitey a quant à lui pris la suite de Claude Piéplu pour le commentaire.


Dans cette même Cité des Sciences, tourne en boucle sur trois téléviseurs, depuis son ouverture, un film de Dominique Belloir sur le peintre Jacques Monory, qui a réalisé les fresques ornant le planétarium. J’aime beaucoup le travail que nous fîmes avec Francis et Bernard, mêlant le grand orchestre du Drame à des cris de primates dont je jouais le rôle, cette fois encore grâce au vocodeur. Nous en avons profité pour demander à Monory la pochette de Carnage, et une plaquette pour laquelle il nous offrit l’Ekta d’un tableau qu’il avait détruit.

Pour Patrick Barbéris, nous composâmes de petites miniatures sonores narratives qui accompagnaient des montages de photographies de Nadar, Atget, Sabrier, Gilletta, Seeberger, commandés par la Caisse Nationale des Monuments Historiques, suivis d’un montage sur les femmes pour une exposition pour le Mois de la Photographie. Nous nous amusâmes à composer ces narrations musicales à partir de photographies auxquelles notre travail donnait une impression d’homogénéité, de cohérence de l’imaginaire. Nous peuplions les catacombes de Nadar d’animaux étranges et inquiétants, une valse musette accompagnait les rues du Paris d’Atget, des échantillons jazzys rythmaient les gros plans de Sabrier, nous mettions en ondes la malchance de la roulette suivie d’un suicide pour la Riviera de Gilletta, les inondations de Seeberger devenaient d’une froideur étale sous les cris glaçants des mouettes…

jeudi 31 janvier 2019

Mon Centenaire dans L'autre Quotidien (version 2)


Suite à un vigoureux échange déontologique entre plusieurs journalistes et blogueurs, Jean-Pierre Simard a remplacé son article dans L'AUTRE QUOTIDIEN (journal en ligne que je vous recommande fortement par ailleurs) à propos de mon Centenaire. En plus d'une image du Docteur Caligari et un autoportrait au rasoir, il a choisi deux des onze pièces pour illustrer cette parution, Les années 90 et mon Tombeau composé par Sacha Gattino, ainsi que Le Sniper, court-métrage que j'ai réalisé en 1993 pendant le siège de Sarajevo...

L'AGITATEUR D'IDÉES JEAN-JACQUES BIRGÉ EXPOSE SON CENTENAIRE RÉTRO-FUTURISTE

Généralement, on garde le centenaire au chaud, pour ne pas qu'il prenne froid. Santé fragile, tout ça, tout ça. Mais dans le cas qui nous occupe, celui du citoyen engagé Jean-Jacques Birgé, on tique, l'homme - connu de nos services pour ses multiples exactions sonores, musicales, filmiques et écrites - s'offre la postérité instantanée, le petit plus d'immortel qui réchauffe. Explications.
(ce que l’on sait moins de Birgé, c’est qu’en 1976, il a remis au goût du jour les ciné-concerts, autrefois apanage exclusif du cinéma muet…)
Des années 1950 à 2050, un tapis volant de sensations et d'ambiances se déploie avec un climat particulier et une approche distincte pour chaque décennie. Mais le Birgé homme-son a plus d'un tour dans son havresac. Et ces tours à plusieurs, il les donne en excellente compagnie, excusez du peu : lui-même assurant – vocaux, synthétiseurs, orchestre, Pâte à son, Theremin, Tenori-on, Mascarade Machine, field recording, trompette, flûte, inanga, guimbarde, sa fille Elsa ainsi que Pascale Labbé et Birgitte Lyregaard aux vocaux, le regretté Bernard Vitet est à la trompette, Yves Robert au trombone, Nicolas Chedmail au cor, Antonin-Tri Hoang à la clarinette basse, Philippe Deschepper et Hervé Legeay aux guitares, Didier Petit au violoncelle, Vincent Segal à la basse et Cyril Atef avec Éric Échampard à la batterie, quand Michèle Buirette fait pulser l'accordéon et Amandine Casadamont les vinyles. Enfin, Sacha Gattino se charge des samplers, d'un orgue music box, des sifflements et des effets électroniques.
Et tous de se retrouver tour à tour, voire ensemble quelquefois (mais pas tous à la fois) partie prenante de ces sketches, genre de courts-métrages d'une certaine dystopie, mais à l'enseigne d’Un Drame Musical Instantané qui souvent les caractérise (appellation de longue date déposée) et qui agite les registres musicaux par sa persévérance et ses approches biaisées depuis le milieu des années 70 sous ce vocable.


Alors bien sûr, Arlequin avait deux maîtres, mais Birgé, lui, en avoue quatre dont le premier Zappa met la puce à l'oseille de l'amateur de musique alambiquée qui part du rock pour aller n'importe où ailleurs, quitte à compter à l'envi dans le classique, le jazz, le comptant pour rien et l'essentiel du moment qui se livre à vous… A la question "ce disque est-il un entonnoir à musique ?", je réponds oui, dans le sens où glisser d'un son à une image pour évoquer une décennie a ceci de particulier qu'il faut avoir beaucoup avalé pour en recracher si peu, mais toujours en qualité et en évoquant des moments de construction de paysage sonore.
En simplifiant, vous avez là un album qui superpose des sons, des images, des discours, des méthodes de travail, des compostions et de la prod pour faire sens - Et, inutile de dire que ça le fait grave… Mes deux films-séquences-titres préférés sont Les Années 90 et le Tombeau de Birgé. Le premier pour faire passer un frisson électro qui va se fondre dans des boucles orchestrales avant de filer, façon Residents vers un paysage glaciaire, pour mieux retrouver ensuite un paysage percussif à la coda. Et ensuite, ce Tombeau, composé par Sacha Gattino, Couperin à l'heure du couperet, un univers qui file vers l'entropie, univers électro mais pas trop ; là où Ennio Morricone rencontrerait Delia Derbyshire et, à deux sampleraient de concert Il était une fois dans l'Ouest et le Thème de Dr Who.
Dominique A avait écrit Immortels pour Bashung qui, en phase terminale, le refusa. Birgé a commis, en excellente compagnie, son Centenaire, en laissant la porte ouverte à toute extrapolation. Déjà attelé à l’enregistrement du prochain album, Perspectives du XXIIe siècle qui ne sortira qu’en 2020, il boucle actuellement la partition sonore d’une web série. Gage de bonne santé !
Jean-Pierre Simard le 30/01/19

→ Birgé - Centenaire de Jean-Jacques Birgé - GRRR 2030 CD audio, 2018

mercredi 30 janvier 2019

En peu de mots


Les disques ont beau être excellents, je ne trouve pas toujours les mots. Avant de les ranger, je les écoute plusieurs fois, mais sans un point de vue personnel je passe mon tour. Écrire quotidiennement exige que mes doigts soient guidés par une force irrépressible qui les fait danser sur le clavier sans qu'aucune résistance vienne freiner mon élan. Dans mon travail non plus, le syndrome de la page blanche n'existe pas. J'ai suffisamment de projets sur le feu pour qu'il y en ait toujours un qui me sourit...
Quest of The Invisible de Naïssam Jalal accompagnée par le pianiste Leonardo Montana, le contrebassiste Claude Tchamitchian et Hamid Drake au daf est un petit bijou d'une évidence désarmante ; s'il pouvait désarmer les brutes qui s'entretuent la flûtiste dont le chant est aussi envoûtant pourrait se consacrer plus souvent à cette superbe méditation introspective.
Un autre flûtiste, Gurvant Le Gac, guide les Bretons de Charkha dans les zones humides où Faustine Audebert chante La colère de la boue sur des textes poétiques d'Édouard Glissant, Monchoachi, Léon Gontran Damas, Cécile Even, Bertrand Dupont, Erik Premel et Antonin Artaud. Entre le jazz, le rock et les improvisations qu'ils suscitent, les terroirs rappellent qu'une autre humanité est possible. Le sextet est aussi composé de Florian Baron au oud, du sax ténor Timothée Le Bour, du contrebassiste Jonathan Caserta et du percussionniste Gaëtan Samson.
Autour de l'accordéon de Christophe Girard, les Chroniques de Mélusine dessinent des paysages évocateurs qu'interprètent Anthony Caillet à l'euphonium, William Rollin à la guitare électrique, Simon Tailleu à la contrebasse et Stan Delannoy à la batterie.
Gumbo Kings du chanteur Matthieu Boré m'a fait penser à un Van Dyke Parks jazzy de la Louisianne tandis que Pearl Diver de la chanteuse Himiko (Paganotti) appartient à ce qu'il est coutume d'appeler rock progressif, une tendresse mélodique aérienne dans un univers enveloppant où excellent Emmanuel Borghi aux claviers, Bernard Paganotti à la basse et son frère Antoine à la batterie et électronique, une branche de la famille Magma en somme. Avec Jeanne Added ou Claudia Solal, la batteuse Anne Paceo confirme la tendance des musiciennes de jazz à lorgner du côté de la pop anglo-saxonne ; elle est secondée par les chanteurs Ann Sharley et Florent Mateo, le guitariste Pierre Perchaud, le saxophoniste-clarinettiste Christophe Panzani et le claviériste Tony Paeleman. Bright Shadows est très agréable, mais elles ont pourtant toutes autant à perdre qu'à gagner si elles ne trouvent pas une manière de se démarquer des Anglaises et des Américaines. L'audience s'élargit considérablement, mais le danger du formatage les guette au coin du studio et de la scène. Tout Bleu, le projet solo de Simone Aubert, chanteuse et batteuse du duo Hyperculte et guitariste du groupe Massicot, est plus expérimental ; des boucles sombres et lancinantes soutiennent des psalmodies répétitives où le rock affirme une manière de vivre, assumant explicitement la difficulté d'être.
Dans le genre expérimental, la palme revient au clarinettiste Joris Rühl qui produit lui-même un superbe disque solo extrêmement délicat où les sons multiphoniques proviennent de doigtés inusités laissant filtrer l'air des tampons à peine fermés ou de façons perverses de faire vibrer l'anche. Si la grande Toile est écrite, les petites Étoiles sont improvisées. Cette "poésie de la technique" s'est étendue à la fabrication de 40 exemplaires numérotés de la pochette réalisés à la main par son père, Wolfgang Rühl, toile rugueuse, caractères en plomb, reliure et dorure...
Avec le minimalisme de Kepler on retrouve la lenteur et la "beauté froide" offrant de la musique une écoute totalement différente de tout le reste. Le saxophoniste-clarinettiste Julien Pontvianne, habitué à ce retour aux sources vitales proche des transcendantalistes de Concord, Alcott, Emerson, Hawthorne et Thoreau, qui inspirèrent tant Charles Ives, a rejoint les deux frères Maxime Sanchez au piano et l'autre ténor, Adrien Sanchez, pour une plongée introspective vertigineuse.
Je réécoute deux disques très agréables, 4è jour Kan Ya Ma kan du duo Interzone composé par le guitariste Serge Teyssot-Gay et du oudiste syrien Khaled Aljaramani, qui chantent tous deux, et Uña y carne du guitariste Chicuelo. L'un et l'autre font voyager, le premier sur la route des caravanes, le second sur celle d'un flamenco aux accents jazz et aux orchestrations délicates, ajoutant ici ou là une trompette ou un violon.
Je termine ce petit tour qui m'aura pris un temps fou avec les très belles Pictures for orchestra de Jean-Marie Machado qui a composé pour l'orchestre Danzas (ici saxophone, clarinette, deux violons altos, violoncelle, accordéon, flûte et tuba) offrant de belles plages à chaque soliste dont il s'est inspiré. J'aime énormément que l'on imagine sa musique pour des hommes et des femmes, et non pour des instruments. Le pianiste s'éloigne du jazz en assumant sa passion pour le tango, la musique romantique ou celle des Balkans, générant ainsi de magnifiques couleurs...

→ Naïssam Jalal, Quest of The Invisible, 2CD Les Couleurs du Son, dist. L'autre distribution, sortie le 1er mars 2019
→ Charkha, La colère de la boue, CD Innacor, dist. L'autre distribution
→ Mélusine, Chroniques, CD Babil, dist. Inouïes
→ Matthieu Boré, Gumbo Kings, CD Bonsaï, sortie le 1er mars 2019
→ Himiko, Pearl Diver, CD Le Triton, dist. L'autre distribution
→ Anne Paceo, Bright Shadows, CD Laborie Jazz Records, dist. Socadisc
Tout Bleu, CD Bongo Joe, dist. L'autre distribution
→ Joris Rühl, Toile Étoiles, CD Umlaut
→ Kepler, CD Onze Heures Onze, dist. Absilone, sortie le 22 mars 2019
→ Interzone (Serge Teyssot-Gay et Khaled Aljaramani), 4è jour Kan Ya Ma Kan, CD Intervalle Triton, dist. L'autre distribution, sortie le 1er février 2019
→ Chicuelo, Uña y carne, CD Accords croisés, dist. Pias, sortie le 8 février 2019
→ Jean-Marie Machado, Pictures for orchestra, CD La Buissonne, sortie le 8 mars 2019

lundi 28 janvier 2019

Le mystère Dolphy


Le mystère Dolphy réside dans le "je ne sais quoi" qui en fait un des plus grands musiciens de jazz alors que sa musique, d'une rare inventivité, respire une humilité exceptionnelle chez les solistes souffleurs. Il est possible qu'Eric Dolphy, comme Miles Davis à la trompette, ait calqué son jeu sur sa manière de parler, la syntaxe de la parole dictant son rythme et ses pauses, sa prosodie et ses éclats. Dans mon panthéon personnel je l'ai toujours associé à Albert Ayler et Rashaan Roland Kirk, peut-être parce qu'on y devine un hiatus entre ce qu'on en attend et ce qu'on y entend, des liens assumés distordus avec d'autres sources que celles du jazz, la fanfare transformée en soul chez Ayler, l'Histoire du jazz chez Kirk, la musique classique ou contemporaine chez Dolphy que beaucoup considèrent par ailleurs comme l'un des passeurs fondamentaux du hard-bop au free... Incroyablement visionnaire, sans aucun mysticisme il efface toute virtuosité apparente. J'aurais bien aimé relire le Dolphy de Guillaume Belhomme (ed. Lenka Lente), mais je me suis énervé en vain en scrutant les tranches des bouquins de ma bibliothèque à m'en user les yeux.
Au moins, mes oreilles sont intactes pour écouter le triple album Musical Prophet: The Expanded New York Studio Sessions (1962-1963) que vient de publier Resonance Records. Il est composé de Iron Man et Conversations, deux disques formidables et relativement méconnus de 1963, produits par Alan Douglas, producteur de l'indispensable Money Jungle du trio Ellington-Mingus-Roach, d'albums de John McLaughlin, The Last Poets, Malcom X, Timothy Leary, et connu pour avoir géré l'héritage discographique post mortem de Jimi Hendrix de 1975 à 1995. S'y ajoutent 85 minutes d'alternate takes inédites, retrouvées récemment chez James Newton, enregistrées alors à New York du 1er et 3 juillet, un an avant la mort de Dolphy pour un diabète non diagnostiqué, à l'âge de 36 ans.
Bernard Vitet, qui avait joué avec lui à Paris, m'avait raconté qu'il mettait cinq sucres dans son café ! À mon ami qui s'était déchiré le bras en traversant une porte vitrée lors d'une querelle de ménage, il expliqua comment jouer de la trompette de la main gauche, ce qui avait transformé Bernard en ambidextre. Dolphy l'avait réconforté en lui disant que la seule chose grave était de mourir. Il s'envola pour Berlin où, quelques jours plus tard, il fut terrassé.


Lors de ces sessions Dolphy, toujours aussi extraordinaire à la flûte, au sax alto ou à la clarinette basse, est accompagné par William "Prince" Lasha (flûte), Huey "Sonny" Simmons (sax alto), Clifford Jordan (sax soprano), Woody Shaw (trompette), Garvin Bushell (basson), Bobby Hutcherson (vibraphone), Richard Davis et Eddie Kahn (contrebasse), J.C. Moses et Charles Moffett (batterie). Pour A Personal Statement enregistré le 2 mars 1964 à Ann Arbor dans le Michigan, ce sont le pianiste Bob James, le bassiste Ron Brooks, le percussionniste Robert Pozar et le contreténor classique David Schwartz qui le secondent. Dans les nombreux duos (Alone Together, Muses For Richard Davis, Black Brown and Beige Come Sunday, Ode To Charlie Parker), mais aussi les grands ensembles (Burning Spear), la basse tient une place prédominante, en pizz en contrepoint de la flûte ou à l'archet dans le registre de la clarinette basse. Love me joué seul à l'alto annonce aussi la modernité du free. Avec Iron Man, Mandrake, Burning Spear (écrits par Dolphy), l'orchestre innove dans un contexte historiquement assumé et un superbe esprit de fête. Ainsi Jitterbug Waltz (de Fats Waller), préfigurant certaines pièces de l'Art Ensemble of Chicago, et le caribéen Music Matador (de Lasha et Simmons) m'ont toujours donné envie de danser, phénomène assez exceptionnel de ma part pour que je le signale !

→ Eric Dolphy, Musical Prophet: The Expanded New York Studio Sessions (1962-1963), 3 CD (existe aussi en vinyle) Resonance Records, 30€

jeudi 24 janvier 2019

Horse in The House de Gilles Poizat


Après l'excellent Rev Galen, Gilles Poizat revient avec de nouveaux poèmes de Galen E. Hershey qu'il a mis en musique. Pour ces délicates chansons pop rappelant Robert Wyatt, le chanteur joue de tous les instruments : guitare, synthétiseur, échantillonneur, percussions, flûte, trompette et bugle ! L'électronique se mêle habilement aux sons acoustiques. Sur scène il prend ses distances d'avec lui-même en jouant en quartet avec Alice Perret (claviers, violon alto, voix), Julien Vadet (électronique) et Sébastien Finck (batterie, clavier, voix). Sur le disque on retrouve les chanteurs Catherine Hershey, petite fille du poète pasteur-fermier du Michigan qui formait avec Poizat le duo Rev Galen et qui signe l'illustration de la pochette, ainsi que Èlg et le chœur des Loving Ghosts.


La sensibilité des poèmes écrits entre 1946 et 1976 donne son homogénéité à l'album qui me rappelle aussi les débuts du groupe White Noise en 1968. On plane dans un psychédélisme intemporel parfumé au jazz avec des accents björkiens. C'est le genre de disque que l'on peut glisser dans son lecteur lorsqu'on ne connaît pas le goût de ses invités et que l'on a simplement envie de légèreté sans sacrifier l'originalité. Très agréable.

→ Gilles Poizat, Horse in The House, cd Carton Records, 10€, sortie le 22 février 2019
→ Concerts le 25/2 à L'International à Paris (+ Loup Uberto & Lucas Ravinale) - le 5/3 au Petit Bain à Paris (+ Orgue Agnès + Borja Flames) - le 7/3 au Périscope à Lyon - le 8/3 à l'Hicam à Montoison - le 9/3 au Café du Nord à Grenoble

lundi 21 janvier 2019

Le son sur l'image (24) - L'image du son 3.4


L'image du son

En 1988, Mireille Larroche accepte de produire 20 000 lieues sous les mers à la Péniche-Opéra. Elle en assure la mise en scène, accompagnée des magiciens James et Liliane Hodges, de la chorégraphe Lulla Card (devenue depuis Lulla Chourlin) et du décorateur Marc Boisseau. L’idée du sous-marin s’impose à nous dès notre première visite à la Péniche. Déjà sosies des Pieds Nickelés, nous nous reconnaissons dans les trois rôles principaux du roman de Jules Verne : le capitaine Némo, le harponneur Ned Land et le professeur Arronax. Il ne nous en faut pas plus pour décider d’adapter cette parabole de l’Human Dream : croissez et multipliez, exploitez l’homme par l’homme, le monde nous appartient, après moi le déluge. Une première péniche est transformée en musée imaginaire, dédale de vitrines animées et sonores qui tient autant du Palais de la Découverte que du train fantôme. Des magnétophones sonorisent les vitrines-aquariums, Bernard Vitet joue du cor multiphonique à trois pavillons qu’il a inventé, Francis Gorgé fait sonner une cloche de verre au-dessus de la tête des spectateurs qui s’y succèdent tour à tour, je programme en direct mon synthétiseur ARP 2600 comme si j’étais aux commandes du vaisseau… Dans une deuxième péniche, les spectateurs, allongés parmi les rochers reconstitués, sont entraînés dans une aventure musicale d’objets et de corps en mouvement. Les deux marionnettistes cachés sous les sièges sont secondés par deux danseuses qui évoluent dans le couloir central comme pour un défilé de mode. Nous avions livré une bande témoin pour que les danseuses, les marionnettistes et les régisseurs de plateau puissent répéter. Cette suite orchestrale devait également figurer sur un disque , mais nous avions bien prévenu que nous improviserions chaque soir une version différente. Hélas, en notre absence, la metteuse en scène cale chaque geste et chaque effet à la seconde près sur la bande. Nous sommes désespérés lorsque nous réalisons qu’il nous faudra rejouer exactement ce qui a été enregistré : trompette, trio de flûtes, guitare électrique, violoncelle piccolo, voix traitées en temps réel et instruments de synthèse ! J’achète un chronomètre avec un grand écran extrêmement lisible et une télécommande, pour suivre l’action à la seconde près, voire la précéder. Annoncé au Journal de 20 heures, le spectacle joue à guichet fermé pendant trois semaines. Le décor fut ensuite détruit sans que nous ayons le temps d’en récupérer un seul souvenir, si ce n’est une jolie vitrine construite par Marc pour la Fnac, du temps où la logique de l’enseigne n’était pas uniquement et mécaniquement mercantile.


Zappeurs-Pompiers est notre nouveau spectacle multimédia. La chorégraphe Lulla Card se balance devant l’écran, suspendue à un fil, tandis que je zappe les chaînes reçues par satellite pour composer une petite narration en direct. Dans une autre scène, Lulla filme à la paluche sa robe sur laquelle est construite la maquette d’une ville miniature, à la manière de Murnau survolant les paysages dans Faust. Le clown des Macloma, Guy Pannequin, lui donnait la réplique, tandis que nous jouions en avant-scène. Nous avons souvent été transformés en musiciens de fosse, comme pour l’adaptation de J’accuse d’Émile Zola, avec un décor de cinq étages de haut et un orchestre d’harmonie de soixante-dix musiciens. Une vraie fosse, plutôt une tranchée, creusée dans la terre, entourée de barbelés… Le scénographe Raymond Sarti avait collé un chapiteau gonflable sur une tour de Mantes-la-Jolie, repeignant tout l’immeuble en bleu, les balcons, la terre battue devant l’immeuble… La mise en scène était d’Ahmed Madani. Dans nos premières créations, nous étions moins riches et nous nous mettions nous-mêmes en scène, un peu potaches. Bernard se cachait dans le piano à queue pour apparaître comme un zombie sortant du tombeau, après avoir frotté les cordes de tout son corps allongé. Nous avons fait un concert entier couchés par terre. Pas facile de jouer du sax sur le dos ! J’ai joué de la flûte la tête en bas sur un trapèze, Bernard s’est aveuglé avec du liquide fluo, nous inventions mille facéties pour produire une image, et pas seulement un son. Nous avons finalement abandonné, la concentration du musicien et celle du comédien étant trop contradictoires. Le comédien, schizophrène professionnel, doit jouer un rôle, tandis que le musicien recherche à être le plus lui-même que possible, paranoïaque potentiel. Dans le théâtre musical le plus réussi, je pense aux plus belles pièces de Mauricio Kagel ou Georges Aperghis, il y a un frottement irrésolvable entre ces deux mouvements. Le musicien est très mauvais acteur, pour ne pas parler de la réciproque. Cela condamna définitivement à nos yeux le théâtre musical.


Dès 1985, nous entamons notre cycle « Littérature et musique en direct » avec deux nouvelles de Dino Buzzati, Le K et Jeune fille qui tombe…tombe interprétées par Michael Lonsdale. Plus tard, avec la rencontre de Raymond Sarti, nous immergeâmes l’ensemble dans des scénographies complexes, lorsque Richard Bohringer ou Daniel Laloux reprirent le rôle du récitant. Nous réalisâmes d’autres créations sur des textes de Michel Tournier et Jules Verne, en particulier avec l’exceptionnel chanteur qu’était Frank Royon Le Mée, plus de trois octaves de tessiture du baryton au haute contre, une maîtrise absolue de l’organe, voix diphonique, et une imagination débordante. Nous n’avons jamais trouvé d’équivalent depuis sa disparition. Le sida l’a emporté, comme Marc Boisseau, le décorateur de 20 000 lieues sous les mers et de Zappeurs-Pompiers 2.
Un feu d’artifice clôturait Le Château des Carpates, interprété en plein air sur le parvis d’une église. Pendant ces années, nous avons beaucoup joué avec le feu. Pour 45 secondes départ arrêté, l’artificier envoie tout en même temps et le ciel est transformé en voûte enflammée. Nous avons tout juste le temps de nous aplatir le long d’un mur ! Heureusement, cette fois la musique est préenregistrée. Ce n’est pas le cas de Féeries Jacobines, où Francis et moi sommes suspendus aux fenêtres de la Mairie de Montreuil, tandis que Bernard, perché sur des cothurnes, traverse les vingt-cinq mille personnes qui assistent au spectacle. Seulement sept blessés. Il paraît que c’est peu. Nous faisons aussi quelques concerts avec le pyrophone, un orgue à feu construit par Bernard. La différence de température produit une montée d’air chaud dans le tuyau et fait entendre des voix célestes. Le son est magnifique mais l’instrument est très encombrant. Je dois avouer que je ne suis pas non plus rassuré à la vue des détendeurs et des bouteilles de gaz que mon camarade mélange allègrement. Quelques années plus tôt, j’avais eu les deux mains brûlées au second degré suite à un mauvais dosage de poudres en fabriquant des fumigènes. Nous jouions dans une cage de tulle fabriquée par Bernard. J’ai pensé à une couverture pour étouffer le feu qui embrasait la toile de notre chapiteau mais il n’y avait que nous trois et nos instruments. J’ai éteint avec mes mains mais le plastique a collé sur mes paumes. Je suis sorti les bras en l’air en criant au public « on a eu chaud ». Tout le monde a cru que c’était dans le spectacle. Je me suis fait soigner par un infirmier qui me racontait des histoires de grands brûlés et par les pompiers appelés par les alarmes anti-fumée. Au loin, j’avais l’impression que le Titanic sombrait pendant que l’orchestre continuait toujours à jouer.


Ces quelques exemples pour montrer à quel point nous étions sensibles aux images autant qu’au son, si friands que nous étions des idées les plus folles, but the show must go on.

Précédents chapitres :
Fruits de saison : La liberté de l’autodidacte / Déjà un siècle / Transmettre
I. Une histoire de l’audiovisuel : Hémiplégie / Avant le cinématographe / Invention du muet / Régression du parlant / La partition sonore
II. Design sonore : La technique pour pouvoir l’oublier / Discours de la méthode / La charte sonore / Expositions-spectacles / Au cirque avec Seurat / Casting / Musique originale ou préexistante / Bruitages et un peu de technique 1 / 2 / Le synchronisme accidentel / La musique interactive
III. Un drame musical instantané : Un drame musical instantané / Un collectif / Des films pour les aveugles 1 / 2

jeudi 10 janvier 2019

Le son sur l'image (20) - Un drame musical instantané 3.1


III. Un drame musical instantané

Fallait-il placer ce chapitre avant ou après celui sur le multimédia ? À ce stade du récit, je choisis de revenir à la chronologie, insistant sur le cheminement d’une pensée issue de la pratique. Les aventures relatées ici concernent mes œuvres les plus personnelles, tant musicales, au sein d’Un Drame Musical Instantané, qu’interactives comme nous y reviendrons dans le prochain chapitre.

Les leçons que j’ai tirées de ma pratique croisent souvent la tentative de décryptage de ma démarche. Rien n’empêche le lecteur d’aborder ce livre dans un autre ordre que celui dans lequel je l’ai construit. On ne le répétera jamais assez : la lecture est un processus éminemment interactif… Contrairement à la rédaction ! Persuadé que la logique de la création va se nicher dans les coins reculés de notre longue histoire, je la reprends depuis les origines, ici seulement celles de l’auteur, soyez rassurés, les antécédents audiovisuels ayant déjà été esquissés dans la première partie. Pour les poètes obsessionnels qui souhaitent un retour radical vers le passé, je renverrai au module Big Bang sur le site Lecielestbleu (hélas plus accessible depuis) !


Coup de chapeau à mes maîtres

Ayant institué une règle d’or de m’égarer dans un labyrinthe d’activités qui tient du Lego et de la charade à tiroirs, il est plus sage de repartir de mes débuts pour dérouler le fil d’Ariane qui me mène jusqu’à vous. With a little help from my friends. Né en 1952 à Paris rue des Martyrs dans le IXe arrondissement, je suis un petit Parisien typique. Ma mère est née boulevard de Strasbourg, ma grand mère rue du Faubourg Saint-Denis. Du côté de mon père, c’est Angers. Un boulevard y porte le nom de mon grand-père, Gaston, directeur de l’usine d’électricité, déporté et gazé à Auschwitz, après avoir été dénoncé par un de ses ouvriers. Gaston est mon second prénom. Mes souvenirs de vacances angevines embaument des jardins fleuris où se promenaient une poule jaune et une tortue facétieuse, avec le château fort comme toile de fond et des étendards confectionnés pour la Libération retrouvés au fond d’un garage. Mon père ayant émigré depuis longtemps à Paris et choisi son propre parcours, je n’y ai que très peu d’attaches. Côté maternel, même si un quart de queue trônait au milieu du salon de l’avenue Constant Coquelin, rares sont les antécédents musicaux familiaux. Ma grand-mère maternelle, Madeleine, était soprano dramatique amateur comme cela pouvait se pratiquer dans les bonnes familles bourgeoises, capable de réciter Corneille ou de tenir tous les rôles d’un opéra, au grand dam de toute l’assemblée. Elle avait chanté aux Concerts Colonne sous la direction de Paul Paray. Mon grand-père, Roland, avait connu Max Jacob et Erik Satie. Cela s’arrête là. Aucun musicien dans la famille, et mes parents, qui s’affublaient du qualificatif d’intellectuels de gauche, ne me semblaient posséder aucun réel sens artistique. Par contre, ma tante Arlette, la sœur aînée de ma mère, était peintre abstrait. Il y avait, accrochées dans notre appartement, nombreuses de ses toiles. Il est possible que cette présence m’incita à passer à une autre abstraction, la musique. Ai-je été influencé par ces formes colorées que je trouvais agréablement déséquilibrées et dont le côté bancal me procurait un vertige émotionnel ?


Lorsqu’elle rencontra mon père, ma mère était vendeuse en librairie. Il était alors agent littéraire. Jusqu’à l’âge de quarante ans, il avait été un aventurier, accumulant tous les métiers à condition qu’on n’y porte aucun uniforme ! Mon père, ce héros, fut piqueteur pour lignes à haute tension, coiffeur pour dames, barman au Ritz, pêcheur sur un chalutier, correcteur au Bottin, videur de boîte de nuit, acteur de cinéma, critique à l'ORTF, modiste, espion pendant la guerre, médecin à la Libération… Journaliste à France-Soir, correspondant du Daily Mirror, il interviewe Churchill et Paulette Godard alors mariée à Chaplin, il parle anglais avec l'accent d'Oxford et écrit l’allemand en gothique. Il fonde et dirige la Collection Métal avec Jacques Bergier, des romans d'anticipation. Contrebandier, il passe des médicaments en Espagne et des livres porno en Belgique, son coéquipier est le futur éditeur Éric Losfeld… Agent littéraire, il lance Frédéric Dard, dit San Antonio, et Robert Hossein, il a les droits du Salaire de la Peur et de Fifi Brindacier, est l'agent de Michel Audiard, de Marcel Duhamel et de sa Série Noire, de Francis Carco dont il produit les pièces. Il est secrétaire de rédaction à Cinévie, vendeur de voitures d'occasion, chef de publicité, administrateur des Ballets de Janine Charrat, expert auprès des Tribunaux pour l'Opéra de Paris… Il est le Visiteur du Soir dans une émission de Pierre Laforêt sur Europe 1, auteur d'un feuilleton policier pour la radio, candidat bidon pour lancer L'Homme du XXe Siècle avec Pierre Sabbagh à la Télévision Française. Il aide Bruno Coquatrix à ouvrir l'Olympia en faisant de la cavalerie, traduit mes versions latines sans dictionnaire, fait des contresens, et il regrettera toujours d'avoir abandonné le monde du spectacle, après avoir fait faillite en produisant, au Théâtre de l’Étoile, la comédie musicale Nouvelle Orléans avec Sidney Bechet. Jacques Higelin, qui y tenait son premier rôle, me terrorisait, déguisé en indien avec des plumes et hurlant tant et si bien que je m’accroupissais dans le fond de la loge à son entrée en scène. J’ai cinq ans. Mon père doit changer de vie parce qu'il a deux enfants à charge et plus un sou, il remboursera ses dettes jusqu’à trois ans avant sa mort. Il adorait la musique, je représentais un peu sa revanche. Au Hot Club de France, Louis Armstrong venait tous les soirs jouer dans sa chambre comme il avait la plus grande de l'hôtel. Ses goûts l’emmenaient plutôt vers le jazz à la papa et Beethoven. Les interprétations de Karajan m’horrifiaient, il me faudra découvrir les enregistrements de Bruno Walter pour enfin me réconcilier avec ses symphonies. Il est mort un casque sur les oreilles en écoutant la Callas chanter la Traviata. Pour ses funérailles, il désirait que je joue de la trompette. Comme si j’en avais le cœur ! Plutôt qu’un concert de canards, je concoctai une heure trente d’histoire de la trompette jazz qui nous permit de tenir le coup pendant l’interminable cérémonie de la crémation, simulacre de rituel sans les pompes. C’est tout de même moins pénible en plein air.

Ma seconde naissance remonte à 1968. J’ai quinze ans. Le 10 mai 1968, je demande au proviseur de mon lycée s’il y aura des sanctions si nous faisons grève. On n’avait jamais vu cela. En cinq minutes, ma vie bascule. J’étais un gentil petit garçon qui refusait de descendre acheter le pain s’il n’avait pas enfilé sa cravate. Je deviens un révolutionnaire qui file enfoncer les portes du lycée de filles voisin pour emmener nos camarades à la manifestation. Je n’ai pas réussi à attirer plus d’une vingtaine de filles ce jour-là, mais c’est un bon début ! Le soir, mon père me dit, qu’après tout ce qu’il m’a raconté sur son engagement politique, ma mère et lui vont être très inquiets mais qu’ils comprennent mon enthousiasme. Je fais partie du service d’ordre à mobylette pendant les manifs, je livre des affiches imprimées aux Beaux-Arts pour l’ORTF, vends le journal Action Porte de Saint-Cloud et milite au Comité d’Action du XVIe arrondissement (sic !). Trop indiscipliné, je n’ai jamais appartenu à aucun parti.

J’enchaîne directement avec un voyage initiatique aux États-Unis, trois mois de vacances d’été à en faire le tour, seul avec ma petite sœur de treize ans. Nous voyageons la nuit en bus Greyhound lorsque nous n’arrivons pas à nous faire héberger. À Cincinnati, je vais à des battles of the bands, concours d’orchestres de rock. Jef, un copain de mon âge, me fait écouter Frank Zappa. À San Francisco, les enfants de nos hôtes me font fumer mon premier pétard, m’emmène au Fillmore West écouter le Grateful Dead et m’offre les deux précédents disques de Zappa qui n’est pas leur tasse de thé. Leur père, médecin pour les Black Panthers, apprend le swahili (J'ai publié en 2014 le roman USA 1968 deux enfants qui raconte cette incroyable aventure, roman pour tablette avec photographies, films, musiques et interactivité !). Je rentre à Paris, je fais pousser les graines que j’ai rapportées et je commence à m’intéresser à la musique. J’ai dans mes bagages Jefferson Airplane, les Silver Apples, David Peel and the Lower East Side, In-a-gadda-da-vida et le dernier 45 tours des Beatles, Hey Jude et Strawberry Fields Forever. Je découvre Captain Beefheart and the Magic Band, qui me fait définitivement sauter le pas vers tout ce qui est bizarre ! La rencontre décisive a lieu dans les coulisses du Festival Pop d’Amougies en Belgique. C’est le premier grand rassemblement en Europe, le festival ayant été interdit sur le territoire français. Je campe sous le chapiteau où se déroulent les concerts avec mon sac de couchage et un petit magnétophone sur piles. Les bobines font 9 centimètres, c’est du 4,75 cm/s. Un soir, je saute les barrières pour intercepter Zappa que j’abreuve de questions pendant quarante-cinq minutes. C’est le bonheur. J’aurai la chance de le revoir ensuite à chacun de ses passages à Paris. Au Festival de Biot-Valbonne, je lui trouve un ampli, des musiciens. Notre dernière rencontre remonte au concert du Gaumont-Palace avec le violoniste Jean-Luc Ponty. Mais ce sont surtout ses disques qui m’impressionnent. Dans son premier album, le premier double de l’histoire de la pop music, il donne la longue liste de ses influences. Pendant des années, je vérifierai mes nouvelles découvertes sur la liste publiée dans Freak Out ! : Schoenberg, Roland Kirk, Mauricio Kagel, Charlie Mingus, Boulez, Webern, Dolphy, Stockhausen, Cecil Taylor, et celui qui m’importe le plus, Charles Ives


Je me suis aussi entiché de son propre héros, Edgard Varèse (Indispensables, les Entretiens de Varèse avec Georges Charbonnier (Belfond). Le style et l’idée d’Arnold Schönberg (Buchet/Chastel), les livres de John Cage et les quatre énormes volumes du Traité d’orchestration de Koechlin (Max Eschig) m’ont également impressionné). Zappa le citait sur chacune de ses pochettes : « Le compositeur d’aujourd’hui refuse de mourir. » J’ai d’abord été fasciné par Déserts et Arcana. Déserts est la première partition mixte pour orchestre et bande magnétique. J’ai découvert ensuite Ionisation, Ecuatorial, Nocturnal et le reste du catalogue. Toute l’œuvre de Varèse tient sur deux cd. Il faudra attendre 1999 pour voir son intégrale réunie par Riccardo Chailly. Les rêves prophétiques de Varèse n’ont pu se réaliser que ces dernières années avec les nouvelles technologies et l’essor de la musique techno.

Les partitions symphoniques de Frank Zappa me touchent plus que ses chansons rock. Son film, 200 Motels, est un patchwork psychédélique très en avance sur son époque. Au début, j’adorais que chaque album soit complètement différent du précédent. Ensuite, ça s’est rockisé et banalisé. Je n’y suis revenu que sur la fin de sa vie, avec l’Ensemble Modern. Chez Zappa, j’adorais le mélange de sources et de genres, les effets électroniques, l’humour et l’engagement politique, l’énergie tant dans la musique qu’avec tout ce qui tourne autour.

J’ai enchaîné avec Sun Ra, Harry Partch, Conlon Nancarrow, Soft Machine, Steve Reich, l’Art Ensemble de Chicago, et Michel Portal. Je sortais souvent en concert, rock d’abord, puis très vite des trucs assimilés au jazz, probablement après avoir entendu les jazzmen à Amougies. Inoubliable Joseph Jarman de l’Art Ensemble de Chicago pastichant, complètement à poil, les rockers à la guitare électrique. La plus époustouflante démonstration avec le Purple Haze d’Hendrix à Monterey. J’ai plus tard parfait ma culture musicale avec l’intégralité des concerts organisés par Boulez à la création de l’Ircam, intitulés Perspectives du XXe Siècle. Mon compositeur fétiche reste l’américain Charles Ives. Il a tout inventé, dodécaphonisme, quarts de ton, sérialisme, polytonalité, musique répétitive, seulement le temps d’un morceau. Il a intégré un orchestre de guimbardes dans une symphonie, fait jouer l’orchestre dans douze tonalités simultanées sur des tempi différents, son quatuor à cordes est construit comme une conversation, et lui aussi est passionné de politique, influencé par les transcendantalistes dont s’inspirera plus tard la Beat Generation. Il fait publier à ses frais une proposition d’amendement pour élire le président des États-Unis au suffrage universel, déjà ! Comme personne ne veut le jouer de son vivant, il a une autre profession, assureur, il invente l’assurance sur la vie ! Certains critiques ont supposé que le véritable génie était son père, meilleur chef d’orchestre de la guerre de sécession, qui obligeait ses enfants à chanter en quarts de ton, faisait marcher l’harmonie de sa ville depuis un bout de la rue principale, et de l’autre, celle du patelin d’à côté dans une autre tonalité et dans un autre tempo, et du haut de son balcon situé à mi-chemin, il notait les notes qui arrivaient au fur et à mesure…

J’ai beaucoup de chance à cette époque, parce que les musiciens que je rencontre sont fascinés par ces deux mômes, ma sœur et moi, qu’ils considèrent comme de petites mascottes. Je fais le bœuf à la flûte avec Eric Clapton. J’accompagne les dévots de Krishna à l’harmonium chez Maxim’s avec George Harrison. Le véritable déclic qui va changer le cours de ma vie, c’est de rentrer à l’Idhec, à dix-huit ans. En 1971, je souhaitais arrêter mes études pour me consacrer au light-show et à la musique. Ma mère insiste pour que je tente le concours de l’école nationale de cinéma. Je suis trop émotif et rate souvent mes examens (À part celui de twist organisé par la radio quand j’avais dix ans, que j’ai gagné avec ma petite sœur… La plupart des prix que j’ai obtenus l’ont été sans que je m’y inscrive !), mais cette fois, je m’en fiche, je le passe pour lui faire plaisir, et réussis sans effort. Le concours est sensationnel, conçu pour déceler des aptitudes créatrices plutôt que pour vérifier des connaissances. Depuis que j’avais eu la bac, j’avais décidé de ne plus jamais faire quoi que ce soit qui me déplaise. Je m’y suis tenu, commençant par trois des plus belles années de ma vie. Le matin, projection de film ; l’après-midi, pratique ! Mes professeurs sont les plus grands professionnels du cinéma, j’apprends la direction d’acteurs avec Jacques Rivette et Michael Lonsdale, la prise de vues avec Henri Alekan et Ricardo Aronovitch, le cadre avec Alain Douarinou... Aimé Agnel est chargé de nous sensibiliser à l’univers sonore, et Michel Fano développe sa conception de la partition sonore. Si j’ajoute Antoine Bonfanti, mixeur entre autres de Godard, ce trio m’inocule une passion pour le son qui ne va plus me quitter. Bonfanti mixait, avec tous les doigts, baissant ou remontant brutalement les potentiomètres, sans la prudence qui m’a toujours énervé chez la plupart des professionnels. Pour La nuit du phoque (bien qu’il soit mon neuvième exercice cinématographique, La nuit du phoque est considéré comme mon premier film, coréalisé avec Bernard Mollerat en 1974. Il est sorti en DVD chez MIO Records, sous-titres français, anglais, japonais, hébreux, avec la réédition en CD de mon premier disque, Défense de, également accompagné de plus de six heures de musique inédite du trio Birgé Gorgé Shiroc), il nous demande si on regarde le film avant ou si on se lance directement. Nous sautons à pieds joints, tandis qu’il découvre le film au fur et à mesure des scènes, jouant des surprises et donnant au mixage une spontanéité que les machines automatisées d’aujourd’hui ne permettent plus. Il est parfois plus efficace de jouer sur des instruments simples qui préservent l’émotion et l’instinct que de vouloir tout contrôler en naviguant parmi des dizaines de pages mémorisées qui s’enchaînent et nous font risquer la noyade par abus de précautions.


Le plus marquant de tous les formateurs rencontrés à l’Idhec est le responsable de l’analyse de films, Jean-André Fieschi. Pendant trois ans, nous décortiquons les films à la table de montage. En seconde année, j’ai choisi montage plutôt que prise de vues comme seconde spécialisation en plus de la réalisation. À la sortie de l’École, je deviens son assistant et collaborateur pendant les quatre années qui suivent. Fieschi est un type génial, suicidaire dans ses propres œuvres, un passeur comme il en existe peu. Il a lui-même été formé par l’écrivain Claude Ollier, un des pères du nouveau roman. Il m’apprend 50% de ce que je sais aujourd’hui, me donne les outils pour acquérir par moi-même 40% du reste, je garde 10% pour mes parents qui m’ont donné une morale à toute épreuve. Je n’ai rien appris au lycée qui vaille la peine d’être souligné, pas même pendant les deux ans où mon professeur d’histoire-géographie est Julien Gracq, l’auteur du Rivage des Syrtes. Je bûche pour avoir de bons résultats, mais la valeur des choses m’y échappe. Je ne connais que les extraits de textes du Lagarde et Michard, on ne m’a jamais appris à lire un livre d’un bout à l’autre. Tout ce dont je me souviens des cours de musique, c’est d’avoir chanté La Grande Duchesse de Gerolstein d’Offenbach : « Voici le sabre, le sabre, le sabre… Voici le saabre dee mon père, et tu vaas le mettre àà ton côté, et tu vaas le mettre àà ton côté… » Après 1968, je comprends que les vraies valeurs sont ailleurs. Je me laisse porter par le succès scolaire de mes premières années mais le cœur n’y est plus. Je passe mon bac scientifique de justesse, du second coup, avec 2 en maths et 5 en physique, une prouesse, pirouette possible grâce à la philo, à la gymnastique et aux langues étrangères. À cette époque, on orientait déjà les bons élèves vers les mathématiques ; les littéraires étaient considérés comme des nuls, il ne peut être question de la filière artistique.

Jean-André Fieschi a été journaliste au Monde, au Nouvel Observateur, aux Cahiers du Cinéma, il joue Heckell (tandis que Jean-Louis Comolli joue Jeckell) dans Alphaville, son écriture est incisive, imagée, structurée comme un film, les siens sont hors du commun. Grâce à lui, je rencontre tous ceux et celles que je n’aurais jamais imaginé croiser : Godard, Rouch, les Straub, Rivette, Jean-Pierre Léaud, Bulle Ogier et tant d’autres. Je me souviens d’un soir de première au Musée Galliera avec Louis Aragon, où Steve Reich présentait Four Organs / Phase Patterns. Lorsque je sors de l’Idhec, Jean-André est directeur de production à Unicité, il me commande des musiques pour des audiovisuels. C’est beaucoup plus agréable que d’être asssistant-monteur de René Clément, ou assistant-réalisateur de Jean Rollin, même si on l’appelle le pape du porno vampire ! Quelques années plus tard, un de mes élèves me reconnaît en aveugle vendeur de cartes postales dans Suce-moi, vampire, la version hard de Lèvres de sang. C’est un rôle très chaste ! Cet étudiant est Christophe Gans, le futur auteur de Crying Freeman et du Pacte des loups. Il sait déjà ce qu’il veut. Je joue le rôle d’assistant de Jean-André pour son film expérimental, Les Nouveaux Mystères de New York, entièrement tourné à la paluche, une caméra qui a la particularité d’être un œil au bout d’un câble. À une époque où la vidéo est balbutiante, cette caméra Aäton, inventée par Jean-Pierre Beauviala, est révolutionnaire. Il paraît que le film que nous avons tourné s’est, depuis, effacé de la bande 6,35. Avec le temps, va, tout s’en va. Jean-André me fait lire des livres, à moi qui n’aie jamais lu que des Johnny Sooper et des Harry Dickson. Un jour que j’ai un panaris au pouce qui me fait souffrir le martyre, il me passe Le bras cassé de Michaux, c’est une révélation : « Nous ne sommes pas un siècle à paradis mais un siècle à savoir. » J’enchaîne avec les Écrits de Laure, Freud, la correspondance de Rimbaud, Ramuz… Il me fait découvrir l’opéra en commençant par ceux du début du siècle, Wozzeck de Berg et Pelléas et Mélisande de Debussy, pour remonter ensuite progressivement dans l’histoire. Même chose avec le free jazz, la musique classique, le cinéma. Je fais le chemin à l’envers. À l’école, ne devrait-on pas commencer par l’actualité pour remonter le fil du temps ? Jean-André m’apprend qu’il est toujours préférable de s’adresser au bon dieu qu’à ses saints, qu’il vaut mieux lire un livre de Renoir plutôt qu’un livre sur Renoir. Règle absolue, toujours remonter aux sources, pour se faire sa propre idée. Je ne saisissais pas ce que je pouvais lui apporter en retour. Plus tard, j’ai compris qu’il était fasciné par ma facilité de faire. La mise en pratique, l’action. Grand théoricien, il était handicapé par le passage à l’acte. À cette époque, j’agis intuitivement et réfléchis ensuite, cherchant à comprendre les pourquoi ; cela me poussera à écrire à mon tour, et ce faisant, à préciser mon langage.


Le dernier de mes maîtres est mon camarade de jeu, Bernard Vitet (lire son Cours du Temps). Nous nous rencontrons en 1976, lors d’un concert de soutien à la clinique anti-psychiatrique de Laborde, près de Blois. Nous sommes une quinzaine de musiciens à participer à l’orchestre Opération Rhino, réunis par Jac Berrocal. Je joue à jardin, à côté du saxophoniste Daunik Lazro. Il est côté cour, près de Pierre Bastien, qui, à l’époque, est contrebassiste. Je connais Bernard Vitet de réputation pour être un des fondateurs du Unit avec Michel Portal. Tout le monde semble préférer que je souffle dans mon saxophone alto plutôt que de me laisser tripoter cette drôle de machine qu’on appelle un synthétiseur et qu’aucun n’a jamais vu de près. Je suis pourtant franchement nul au sax. Bernard heurte rythmiquement des bouteilles de bière vides jusqu’à ce qu’elles éclatent, formant autour de lui un cercle vide jonché de bris de verre. Nous nous reconnaissons instantanément. Pendant deux jours, nous parlons de Monk et de Webern, hormis une petite interruption pour participer à une battue consistant à retrouver Brigitte Fontaine qui a disparu dans les bois. C’était une de mes chanteuses préférées, avec Colette Magny. Une autre fois, elle se réfugie à la cave à cause de l’orage. Je l’aime beaucoup. Il faudra attendre 1992 pour enregistrer tous ensemble. J’en rêvais depuis si longtemps. J’avais composé une chanson très fragile en pensant à elle, Brigitte est arrivée au studio en ne jurant que par le rock, c’était juste avant son come-back, j’ai dû reprogrammer le séquenceur dans l’instant et nous avons tout bouclé en deux heures et demie. Bernard avait souvent joué avec Brigitte. Il avait été le trompettiste le plus demandé dans le domaine des variétés et du jazz, tant be-bop que free. Il avait accompagné Gainsbourg, Barbara, Montand, Bardot, Marianne Faithfull, Diana Ross, Colette Magny, fait quatre ans de tournée avec Claude François, avait joué ou enregistré avec Lester Young, Antony Braxton, Don Cherry, Gato Barbieri, Chet Baker, l’Art Ensemble, Archie Shepp, Martial Solal, et, bien que brièvement, Django Reinhardt, Gus Viseur, Eric Dolphy, Albert Ayler… Il a même joué en compagnie du « quintette de rêve », sans Miles Davis qui était dans la salle ! Il avait été du premier groupe de free jazz en France avec François Tusques, de la première rencontre entre jazz et musique électroacoustique avec Bernard Parmegiani, fabriqué des instruments pour Georges Aperghis. Véritable légende vivante, il ne parle pourtant que très peu du passé. Il me faudra longtemps pour reconstituer le puzzle de sa vie. Avant la fin 1976, nous fondons le trio Un Drame Musical Instantané avec Francis Gorgé. Bernard nous apprend un nombre extraordinaire de choses. Pas seulement dans le domaine musical. Lorsque nous improvisons, il dit « quand tu hésites sur quoi jouer, arrête-toi ». Grâce à lui, nous apprenons le silence. Il n’y a pour moi rien de pire qu’un improvisateur bavard, entendez, avec son instrument ! Si j’avoue jouer des mélodies idiotes ou The Girl from Ipanema lorsque je suis seul à la maison, il me demande pourquoi pas sur scène ? Grâce à lui, je me décomplexe de mes maladresses. Lorsqu’un jour, je lui exprime mon désarroi sur le fait que je ne me sens pas aimé, il me répond « et toi, qui aimes-tu ? ». Il a le sens du paradoxe : « tu ne trouves pas qu’il fait plus froid à zéro qu’en dessous de zéro ? », « le miel peut traverser le verre, regarde le pot est toujours collant ! ». Cela fait bientôt trente ans que nous collaborons, c’est mon ami.

Beaucoup des personnes citées ici ont disparu, dont depuis 2005 Bernard et Jean-André. Et la vie a continué.

samedi 29 décembre 2018

Souvenir de Jacques Monory


Je suis tombé par hasard hier sur le film que Dominique Belloir a tourné en 1986 sur le peintre Jacques Monory avec la musique d'Un Drame Musical Instantané. Bernard Vitet (trompette), Francis Gorgé (guitare E-Bow, synthétiseur, mélophone, appeaux) et moi (synthétiseur, échantillonneur, vocodeur, harmoniseur, trompette de poche, flûte, appeaux), qui l'avions composée, étions secondés par le violoniste Bruno Girard, Kent Carter au violon alto, les violoncellistes Hélène Bass et Marie-Noëlle Sabatelli, la contrebassiste Geneviève Cabannes.


Ce court métrage fut projeté en boucle pendant près de 30 ans à l'entrée du Planétarium de la Cité des Sciences et de l'Industrie, Paris.
L'année précédente un tableau de Jacques Monory, disparu en octobre dernier, avait fait la couverture du vinyle Carnage d'un D.M.I. (épuisé depuis plus de 20 ans), ce qui l'avait incité à nous demander de composer la musique de ce Souvenir...

vendredi 28 décembre 2018

Le son sur l'image (17) - Bruitages et un peu de technique 2.8.2


Bruitages et un peu de technique 2.8.2

Dans la cabine du studio sont exposés des centaines d’instruments de musique, classés par famille, disposés pour que je puisse les retrouver instantanément les yeux fermés. Les percussions en métal jouxtent celles en bois, les guimbardes s’alignent comme les flûtes, les anches et les cuivres sont moins nombreux, les plus fragiles, comme les violons, restent dans leurs boîtes, les claviers, les cordes, les tambours sont posés sur les étagères. Une boîte à ouvrage abrite tous les petits bruits amusants, appeaux d’oiseau, criquets, varinettes (ce sont des flûtes qui se jouent en soufflant avec le nez), sifflets, rhombes… Dans l’entrée sont suspendues les cloches tubulaires, les claviers de pots de fleur, un hélicon, et dans le grenier il faut ramper au milieu de tas d’objets sonores récupérés avant poubelle. Des instruments inventés par Bernard Vitet complètent ce capharnaüm : contrebasse à tension variable, violon alto à sillets, flûtes, percussions…
Les instruments électroniques sont dans le studio, à côté du matériel informatique. Mes claviers sont des appareils qui offrent tous de larges possibilités de contrôle en temps réel : un VFX-SD de chez Ensoniq, un Roland JD avec contrôles par pad et faisceaux infra-rouges, le PPG Wave 2.2 inégalé quant à la transparence des ses timbres… Je me suis approprié l’Eventide H3000 en programmant mes propres effets comme pour toutes mes machines. Un son me prend un jour à programmer. J’appelle son un programme qui va me servir pour plusieurs projets, qui a suffisamment de profondeur de programmation pour être utilisé de manières très variées. L’Eventide est une sorte de synthétiseur d’effets utilisable en temps réel grâce à la vitesse de ses processeurs. Il est génial pour la voix ou le Theremin. S’y ajoutent des unités de réverbération pour construire des espaces, des compresseurs limiteurs pour homogénéiser les niveaux, des exciteurs pour faire ressortir la voix, des réducteurs de bruit et de souffle, des échantillonneurs pour utiliser ses propres sons instrumentalement, des processeurs midi qui permettent de transformer n’importe quel signal en autre chose, un vocodeur pour faire chanter des voix parlées, et d’autres synthétiseurs, tantôt imitateurs d’instruments, tantôt plus inventifs dans la confection des timbres… Je cache la marque des machines lorsque j’en ai programmé le contenu et que j’estime que ce n’est plus le constructeur qui l’habite car j’en suis devenu le nouveau propriétaire ! Côté informatique, j’utilise un séquenceur pour tout ce qui est complexe, et des logiciels plus simples pour les sons isolés. Les deux pistes de Peak sont suffisantes pour le multimédia (depuis remplacé par Sound Forge Pro). On réajuste les niveaux avec la normalisation, on traite les sons avec des plug-ins classiques ou déments. J’ai adoré travailler avec SonicWorx que m’avait indiqué Ramuntcho Matta, c’est un logiciel basé sur les réseaux neuronaux qui transforme les sons de manière radicale (inopérant depuis OSX) ! Il y en a beaucoup d’autres, selon qu’on travaille sur Mac ou sur PC. Melodyne permet de traiter le son comme si c’était du midi, on rallonge un son ou varie sa hauteur avec une facilité déconcertante, d'autres convertissent les différents formats, Reason est une usine à gaz, j’ai plutôt l’habitude de travailler avec Cubase… Quel charabia ! (depuis, je suis passé aux logiciels Izotope, et pour jouer j'utilise les moteurs Kontakt et UVI) Me voici transformé en homme-sandwich…

Ce qui suit concerne essentiellement le design sonore d'interactivité, mais les questions que cela pose portent à réflexion.

Depuis le CD-Rom Au cirque avec Seurat, j’ai pris l’habitude de multiplier les médias. Pour la même action, trois sons sont enregistrés, c’est le nombre minimum. Ils sont ensuite programmés pour jouer alternativement, selon un mode aléatoire, en les ordonnant, ou en interdisant que le même son puisse être rejoué deux fois de suite…
Dans un même souci d’humaniser la machine, on cherchera à rendre les boucles supportables. Plus une boucle est originale, mieux on repère ses détails, plus on se rend compte que c’est une boucle. Les crêtes la signalent de manière trop appuyée. C’est embêtant car une boucle, sauf cas exceptionnel, ne doit pas être perçue en tant que telle. On peut la rendre banale, mais ça en devient rageant ! Contournons ce problème en fabriquant des boucles sans événements marquants, mais en lui ajoutant, sur une ou plusieurs autres pistes, des sons qui s’y mélangent, en programmant leur apparition sur un mode aléatoire. Par exemple, pour l’animation « L’histoire naturelle, qu’est-ce que c’est ? » du site du Museum National d’Histoire Naturelle, je diffuse une ambiance maritime en boucle et j’ajoute des petites vagues ou des cris de mouettes qui apparaissent aléatoirement toutes les dix à quinze secondes. On évite ainsi le côté répétitif énervant en produisant des variations par ces accidents aléatoires qui camouflent le fait que c’est une boucle. Les sons de navigation, pas dans le sable et dans les flaques d’eau, rajoutent des événements qui donnent vie à la scène. Pour l’animation « Le Museum, qu’est-ce que c’est ? », les musiques s’empilent sur des pistes différentes, des boucles diverses s’ajoutent à la principale qui court sur toute la scène, tandis que les flèches « précédent » et « suivant » ajoutent des petits sons de maracas. Les contraintes techniques sont parfois délirantes. Pour Magado, le site jeunesse de Gallimard créé graphiquement par Étienne Mineur et le dessinateur Moebius (et qui ne verra jamais le jour !), j’ai dû concevoir des boucles de moins d’une seconde ! Pour qu’on ne sente pas la boucle, je composai des textures sonores très animées avec une quantité d’événements dans ce temps minimal.


Techniquement, ce n’est pas très compliqué de boucler correctement un son. Il suffit de couper son début et sa fin à l’endroit du nœud de vibration, l’instant où la courbe croise l’axe des abscisses, en cherchant à ce que la dernière oscillation ressemble à la première. Le son est visualisable sur le logiciel. Ce serait simple si les sons l’étaient. Mais un son est souvent constitué de nombreuses harmoniques s’empilant les unes sur les autres sans que leurs oscillations soient forcément synchrones. Ou bien il y a plusieurs événements simultanés dans le fichier son, et cela devient un casse-tête de trouver un bon endroit pour couper. Il arrive même que ce soit impossible, que le fichier résiste à sa mise en boucle. Il ne reste plus qu’à faire autre chose ! On ne connaît pas toujours le degré de difficulté que l’on rencontrera. Pragmatisme, quand tu nous tiens… Les sons continus sont plus retors à boucler que les sons pleins d’événements. Une attaque est toujours un endroit parfait pour effectuer la coupe. Pour la musique, il faut rester en mesure à moins qu’on ne souhaite un effet bancal…

En créant le design sonore d’un projet, je cherche toujours à rendre agréable la navigation, et par extension le titre lui-même. J’étais très fier d’avoir fait ajouter à la série CD-Rom des Cahiers Passeport le seul tableau où il n’y a rien à perdre ni à gagner : le choix des exercices est une scène où l’on promène la souris en roll over sur des objets en pâte à modeler qui s’animent sur deux états (un roll over consiste à survoler les zones actives avec le curseur de la souris. J’appelle cela caresser l’écran) ; chacune des quinze animations correspondant à un exercice produit un son illustratif amusant ; le seul fait de bouger la souris permet à l’enfant de faire de la musique avec des bruits, s’échappant du protocole très scolaire de la série. En général, je fabrique mes sons d’après les listes du dépouillement ou d’après les scènes déjà réalisées, mais certains animateurs comme Mikaël Cixous, pour la série CD-Rom Les Bonhommes et les Dames, adorent partir des sons pour réaliser les mouvements des personnages et des objets, le poussant à des extravagances qu’il n’aurait pas autrement imaginées. On s’amuse bien, mais parfois c’est à se tirer les cheveux tant l’abîme peut être immense entre une idée simple et sa réalisation. Pour l’un des épisodes de cette série, Sonia Cruchon, la chef de projet et scénariste, me demanda de sonoriser un jeu écologique qui consistait à ramasser des objets sur une plage et les trier pour les jeter des poubelles sélectives. Verre, plastique, métal, papier ! Comment rendre le son d’un papier qui tombe dans chacun de ces containers ? La réponse est dans une expérimentation incessante, car, même si on finit, avec l’expérience, par avoir une petite idée, on n’est jamais totalement certain de ce qu’un son peut donner lorsqu’il sera confronté aux autres. Il est doux de constater que cela fonctionne lorsque tous les sons sont enfin intégrés au projet. Certains réglages s’avèrent nécessaires, mais le plus souvent, c’est une question de niveau sonore. L’équilibre est une étape indispensable. Cette balance n’est réalisable qu’in situ lorsque le projet est très avancé.


Chaque projet doit être une nouvelle expérience. Il y a danger à adapter un traitement ancien à une nouvelle forme. Les projets évoluent parfois avec leur réalisation et leur validation par les clients. Toujours repenser l’ensemble de zéro. Il suffit d’un élément pour découvrir l’indice dont on se servira pour donner sa couleur et sa forme à l’ensemble. Dadamedia me choisit pour le CD-rom Domicile d’Ange Heureux parce qu’il y avait une scène compliquée à sonoriser, un orchestre de bruits qu’on doit trier en objets plus ou moins dangereux. Je choisis de classer les dizaines d’objets en trois catégories, les dangereux qui produiront des sons insupportables, les inoffensifs auxquels j’affecte des instruments de musique, et entre les deux, ni vraiment dangereux ni sans risques, je classe ceux qu’il me reste en les sonorisant avec des percussions, instruments entre le son musical et le bruit. Sous le logiciel Director on ne peut jouer que huit sons à la fois. Attention à leurs réverbérations qui occupent toujours la piste tant que le son n’est pas intégralement joué ! Chaque son peut être joué en roll over. Si on clique dessus, il laisse la place à un nouveau son, celui-ci en boucle. Et en avant la musique ! Je ne suis rassuré que lorsque je reçois le jeu terminé avec tout intégré : plus les objets choisis sont dangereux, plus la musique produite est odieuse, ouf c’est réussi. Je me sens plus libre pour imaginer les autres bruits du CD-Rom, leur donnant une coloration très réaliste, tandis qu’avec Bernard Vitet, nous composons des variations plus ou moins longues sur le thème du générique, très inspiré par Jean-Sébastien Bach. Les tensions dues aux bruits sont équilibrées par une musique drôle et entraînante. Pour un autre CD-Rom, sur le site gallo-romain d’Allonnes, réalisé par Incandescence avec le CNRS, je pars en reportage à la campagne pour enregistrer toutes sortes de bruits de terre, qu’on creuse, qu’on foule, qu’on secoue. Les sons de navigation que je fabrique avec ça s’oppose au traitement électroacoustique de la musique et aux voix des deux narratrices. Comme cela illustre des séquences vidéo, je m’occupe de tout et livre le résultat déjà mixé. Pour le site d’Adidas, toujours avec Incandescence, je travaille en étroite collaboration avec Antoine Schmitt sur deux jeux d’arcades, un labyrinthe où on doit récupérer des chaussures volées par un immonde crocodile, et un jeu de skate qui me donne du fil à retordre. Pas facile d’en capturer le son sans devoir courir à côté de la planche à roulettes !


Quant aux ambiances, il me semble important de souligner qu’il n’y a pas autant de choix qu’on pourrait le croire. Leur variété est limitée. Lorsqu’on a utilisé la forêt, l’océan, la ville, le vent et quelques autres, et malgré les variations que chaque lieu nous offre, on en revient toujours aux mêmes. Les situations anecdotiques, tels moyens de locomotion ou traitements historiques, nous aident un peu, mais les nuances se concrétisent plutôt au niveau de la paire d’oreilles de chaque ingénieur du son. Si je ne suis pas un fanatique de la spatialisation qui distrait trop souvent de l’intrigue, je suis prêt à la défendre pour les ambiances qui donnent de l’espace au petit écran, et la musique qui nous entraînent dans le domaine de l’imaginaire. Il m’arrive de jouer sur le panoramique pour situer un objet dans l’espace ou pour localiser le curseur de la souris. Si j’enregistre le plus couramment les sons ponctuels en monophonie, j’aime la stéréophonie des ambiances qui élargit encore un peu plus le cadre et immerge l’auditeur dans un monde imaginaire.
Agrandir l’écran certes, mais l’on peut également donner de la profondeur aux images avec certains timbres adaptés. Sonorisant un puzzle fait de petites figures géométriques supposées composer un vitrail, je m’aperçus que le son des bouts de verre que j’avais calés à l’image donnait de l’épaisseur à l’écran de l’ordinateur. Il semblait qu’on pouvait les saisir avec les doigts. Cet effet disparaissait aussitôt qu’on rendait le jeu muet. Le son rendait crédible, presque palpables, la verroterie virtuelle.

Dernier point. De taille. La perception du son est très différente qu’il soit synchrone à l’image ou hors champ. On peut sonoriser de manière fantaisiste une action visible à l’écran sans nuire à la compréhension de la narration. Combien de claques n’étaient que des coups de fouet ! Par exemple, si on sonorise une porte claquée avec un son qui n’a pas grand-chose à voir avec, cela peut produire une intention, donner un indice, créer un climat, mais ce sera toujours une porte qu’on ferme. Par contre, une vraie porte claquée hors champ ne sera pas forcément reconnue comme telle. Bien que je défende souvent la complémentarité contre l’illustration, je note que la liberté est beaucoup plus grande avec les sons synchrones qu’avec ceux qui sont hors champ. Ou plus justement, la liberté de texture est plus grande dans le cadre du son à l’image, mais celle qui s’exerce hors champ est de l’ordre du sens, participant à l’écriture du scénario.

Illustrations : Magado par Moebius, Domicile d'Ange Heureux par Frédérique Bertrand

jeudi 27 décembre 2018

Chifoumi avec les Sylvain Lemêtre et Rifflet


Hier j'évoquais le disque en duo avec Hélène Sage enregistré en 1981 et qui a mis 37 ans pour être enfin publié. Cela explique pourquoi il m'arrive de faire un album dans la journée et de le mettre en ligne dès le lendemain !
C'était donc jeudi, comme lorsque j'étais enfant et qu'il n'y avait pas d'école ce jour-là. Ainsi jeudi dernier nous nous sommes bien amusés, ce qui est de bon présage. Jouer ensemble sans autre but que le plaisir est une activité de jeunes gens. À en avoir fait son métier on perd trop souvent le sens que l'on espérait donner à sa vie. Ce n'est plus de l'art, c'est du calcul. Aussi je propose régulièrement à des musiciens et musiciennes de passer une journée ensemble dans le studio à improviser librement. L'idée est d'enregistrer un album que l'on mettra en ligne aussitôt, gratuit en écoute et téléchargement.
Trop de mes collègues pensent en termes de carrière, ils ou elles ont peur de faire de l'ombre à une sortie de disque, ou bien jouer sans but lucratif leur semble peut-être dévalorisant, comme si cela les reléguait au rang d'amateur. Or l'amateurisme vient du verbe aimer. Prendre une journée juste pour jouer, c'est comme dîner avec des amis et ne plus arriver à se quitter alors qu'il est une heure avancée de la nuit. On peut comprendre celles et ceux qui font des additions parce que les fins de mois sont difficiles. Les gilets jaunes l'expriment clairement. Un Français sur cinq ne mange que deux repas par jour. Cela touche évidemment aussi les artistes. Vivre de son art est devenu de plus en plus ardu. Mais qu'est-ce qui nous fait tenir si ce n'est la passion ? Si cette passion est parfois devenue payante elle risque aussi de provoquer une dramatique amnésie. C'est comme pour tout le reste, on a la fâcheuse habitude d'oublier les belles résolutions de son adolescence au profit de petits arrangements qui invitent la mort bien avant notre véritable décès...


Ces propos représentent exactement le contraire de l'ambiance de notre rencontre en musique au Studio GRRR jeudi. J'avais invité le saxophoniste ténor Sylvain Rifflet et le percussionniste Sylvain Lemêtre dont j'admirais les travaux sans n'avoir jamais joué ensemble. Idem pour eux deux qui s'appréciaient sans bien se connaître. Nos échanges verbaux soulignèrent que nous étions sur la même longueur d'ondes, encensant les mêmes artistes ou projets et critiquant avec bienveillance ceux qui nous semblaient hélas ratés cette année. Par exemple me voilà commandant Code Girl de Mary Halvorson en même temps qu'Origami Harvest d'Ambrose Akinmusire déjà prévu ! Et puis nous avons joué, quinze pièces dont deux pas terribles (il faut bien prendre des risques en testant des trucs bizarres) et deux formidables dont la technique nous a privés (Cubase ayant bugué pendant la prise). Il en reste onze réunies sous le titre Chifoumi. Le chifoumi est le célèbre jeu de mains jeux de vilains "caillou-papier-ciseaux". Ainsi le thème de chaque pièce était donné d'emblée, libre à chacun de l'interpréter à sa guise. Pour Caillou 2 j'ai prêté mon Venova, un sax en plastique Yamaha, à Rifflet qui sinon jouait évidemment de son ténor tandis que Lemêtre avait étalé un set de percussion incroyable dans le studio...


De mon côté j'avais programmé quelques timbres en accord avec caillou, papier ou ciseaux. Si je jouai essentiellement de mes claviers, je fis un caillou de mon Lyra-8, un synthé russe très noisy, un papier de mon Tenori-on, le machin carré japonais qui fait de la lumière, et aux ciseaux de Crasse-Tignasse j'ajoutai une flûte, l'erhu, des guimbardes et ma sempiternelle trompinette à anche.
En fin de journée, comme nous étions enchantés, avant de plier j'ai demandé à mes deux camarades de contribuer instrumentalement au morceau commandé par les Allumés du Jazz pour un vinyle qui devrait sortir pour le prochain Disquaire Day. Le titre de notre contribution est Les travailleurs du disque dans le miroir des allumettes ! Sur le field recording qu'Amandine Casadamont a réalisé en Transylvanie et que j'ai monté comme une scène de film, j'ai d'abord posé des nappes étranges, sortes de drones électriques aux pétouilles de surface. Puis j'ai suggéré à Sacha Gattino, de passage à Paris, de siffler comme il l'avait si bien fait dans le Tombeau qu'il a écrit pour mon Centenaire. Une petite réverbération astucieuse le place au milieu d'une forêt où des bûcherons taillent des allumettes et où un enfant tripote dangereusement une arme à feu. Sylvain Lemêtre apporte du grave avec ses gongs et ses peaux, et le chorus lyrique de Sylvain Rifflet au ténor fait chavirer la pièce dans une beauté vénéneuse inattendue...

→ Birgé Lemêtre Rifflet, Chifoumi, écoute et téléchargement gratuit sur drame.org
→ Birgé Casadamont Gattino Lemêtre Rifflet, in album vinyle collectif pour le Disquaire Day, à paraître le 13 avril 2019

mercredi 26 décembre 2018

37 ans pour honorer un rendez-vous !


Un beau cadeau de Noël est arrivé samedi par la Poste. C'est un Rendez-Vous qui aura mis 37 ans à se concrétiser ! Le label autrichien Klanggalerie continue en effet de publier en CD des vinyles d'Un Drame Musical Instantané ou des disques totalement inédits comme ce duo avec Hélène Sage enregistré en 1981 et qui n'avait jamais été édité.
Après Rideau ! et À travail égal salaire égal, Klanggalerie poursuit son programme extensif de rééditions CD du Drame qui permettra de jouir de nos premiers albums initialement publiés en vinyle, mais également de projets connexes comme ce Rendez-vous.
« J'ai rencontré Hélène lors d'une performance qu'elle donnait à l'Espace Palikao à Paris avec la chorégraphe Lulla Card Chourlin. Elle chantait au volant de sa vieille Mercedes Benz, tentant d'écraser Lulla, et elle jouait de la contrebasse perchée sur le toit de sa voiture ! Je lui ai proposé d'enregistrer quelques improvisations au Studio GRRR comme je l'ai toujours fait avec les nouveaux musiciens et comme je continue à le faire. Nous nous sommes immédiatement entendus, comme on peut le constater sur ce disque 37 ans plus tard, à tel point que je lui ai demandé de rejoindre le grand orchestre du Drame que nous venions de fonder. Elle a apporté une nouvelle dose de délire au groupe, jouant d'étranges instruments qu'elle avait inventés. C'était une super flûtiste, elle chante aussi, mais je lui ai demandé de jouer de plein de trucs bizarres, la laissant souvent libre d'improviser à côté des parties écrites. Les années suivantes nous avons joué en duo et elle a parfois tenu le rôle de quatrième membre du Drame.
Hélène vit depuis longtemps à Toulouse, mais nous sommes restés proches. La disparition de Bernard Vitet fut une terrible perte pour elle, pour Francis Gorgé et pour moi. Je regrette qu'il ne soit plus là pour discuter de tout et de rien, à refaire le monde qui en a bien besoin. Lorsque je réécoute ces pièces aujourd'hui, je suis surpris par le niveau de composition, la qualité et la variété de nos inventions. Le mélange d'instruments acoustiques et électroniques sonne totalement actuel, avec l'énergie de la jeunesse et l'amour absolu pour des formes inouïes. »


Jean-Jacques Birgé - synthétiseur, orgue, boîte à rythmes, electronics, trompette, anches, cordes, percussion, zhumains & autres animaux
Hélène Sage - flûtes, clarinettes, sax ténor, bouilloire, voix, accordéon, contrebasse, bâton de pluie

→ Jean-Jacques Birgé & Hélène Sage, Rendez-Vous, CD Klanggalerie, 17€ port inclus où que ce soit !

vendredi 21 décembre 2018

Le son sur l'image (15) - Musique originale ou préexistante 2.7


Musique originale ou préexistante

J’ai découvert très tôt que n’importe quelle musique pouvait fonctionner avec n’importe quelle scène de film. Faites-en l’essai vous-même, diffusez une séquence de film muet sur votre magnétoscope ou votre lecteur de dvd, rejouez-la en la sonorisant chaque fois avec une musique différente… Ça marche ! Mais à chaque essai, le sens est radicalement différent. Le rôle du designer sonore est de contrôler ce sens en fonction des besoins du scénario. En 1942, aux États-Unis, Hans Eisler, qui suit les préceptes de son maître Arnold Schönberg (Schönberg a écrit une œuvre instrumentale intitulée Musique d'accompagnement pour une scène de film. Cet Opus 34, écrit entre 1929 et 1930, était une commande de petite symphonie en trois parties : Danger menaçant, Angoisse, et Catastrophe) sur la musique de film, écrit celle de Hangmen Also Die (Les bourreaux meurent aussi) de Fritz Lang. Pour la mort du nazi Heydrich, il compose quelque chose de dérisoire et fragile : « Dans un film fasciste allemand, en ayant recours à une musique tragique et héroïque, on aurait pu transformer le criminel en héros. »

Au cinéma la musique est fantasmée. Les réalisateurs l’admirent et la craignent. Ils envient ce medium qui permet de raconter des histoires et de faire passer des émotions sans images ni paroles, mais ils ont peur qu’elle écrase le film. Certains illustrent leurs films avec leurs morceaux favoris sans que cela ait de rapport de sens avec leur sujet. D’autres perpétuent la tradition de placer une chanson sur le générique de fin. Les violons dégoulinent à la moindre scène sentimentale, l’apothéose figure des chœurs célestes, l’action est accompagnée d’un rythme trépidant. Les conventions ont la vie dure.


Éternelle question que celle de l’utilisation de musique originale ou préexistante ! L’intérêt et le défaut de cette dernière est qu’elle apporte son lot de références. Cela peut être utile lorsqu’on recherche quelque référence culturelle ou historique : la cinquième symphonie de Beethoven dans Verboten de Samuel Fuller, la Marche Nuptiale de Mendelssohn ici et là, Gustav Mahler dans Mort à Venise de Lucchino Visconti, sans compter les films dont le héros est un musicien ! Méfions-nous par contre des références individuelles : un souvenir agréable pour les uns peut être un cauchemar pour d’autres. Une chanson entendue lors d’une rencontre pourrait rappeler à quelqu’un d’autre une rupture. Sans parler du coût des droits qui peut carrément ruiner la production… N’oublions pas qu’une musique, même du domaine public, appartient à son éditeur, celui qui a financé son enregistrement, et qu’aucune citation, la plus courte soit-elle, n’est autorisée, contrairement à de vieilles croyances. Les droits d’auteur sont automatiquement gérés par les sociétés civiles qui perçoivent et répartissent, mais l’autorisation est payante ! Certains calent des morceaux existants en pensant régler plus tard le problème, mais lorsque le temps est venu, les images ou le découpage collent si bien à la musique qu’il ne reste plus qu’à négocier les droits. Vous n’êtes plus alors en position de force. Il faut payer. Les sommes sont souvent extrêmement élevées, à condition même que les ayant-droits acceptent. Certains compositeurs ou certaines interprétations sont inaccessibles.

Prudence donc. Tant de compositeurs ne demanderaient pas mieux que de composer des musiques totalement adaptées au propos du réalisateur, avec la durée nécessaire, la couleur exacte recherchée, la cohésion de l’ensemble… Les projets interactifs réclament une adaptation parfaite au support. Il ne s’agit pas seulement d’avoir une cohérence générale des séquences musicales, il faut encore que tous les sons de navigation se fondent dans cet ensemble. Suivant les projets, on pourra comparer leur rencontre à un orchestre et des solistes, à un plat et ses épices. Les deux sont liés. Les boucles, très utilisées dans les CD-Roms ou sur Internet, sont plus simples à réaliser lorsque la musique a été composées dans ce but. Pour le film 1+1, une histoire naturelle du sexe, le réalisateur Pierre Morize avait sonorisé son film avec des morceaux de John Lurie sans en avoir auparavant négocié les droits, mais son problème majeur (la question des droits incombant au producteur !) était que trois des cinq scènes principales fonctionnaient à merveille, mais pas du tout le reste. Il avait beau écouter tous les disques de John Lurie, impossible d’y trouver son bonheur… Désirant conserver une unité musicale à son œuvre, Morize me demanda de composer une musique originale qui marcherait avec toutes les scènes de son documentaire.


J’ai raconté plus haut comment, au cinéma, la technique du leitmotiv wagnérien faisait loi, appelons cela thème et variations. Le thème principal du film est repris à toutes les sauces, lentement, rapidement, dans des orchestrations, des styles et des tonalités variées. C’est une façon de fabriquer une unité. Le leitmotiv offre l’intérêt d’associer un personnage ou une situation dramatique récurrente à un thème musical. Cela peut être intéressant pour relier discrètement des scènes entre elles, voire inconsciemment. Dans Boudu sauvé des eaux, Jean Renoir fait passer une chanson de personnage en personnage, comme un tube que l’on fredonne et dont on ne peut se défaire : « Les fleurs du jardin chaque soir ont du chagrin… », la mélodie se laisse adopter par chacun comme l’attachant personnage de clochard joué par Michel Simon… On a vu, par contre, comment les médias interactifs se prêtent difficilement aux systèmes qui jouent sur le rappel. Toute impression de déjà entendu donne l’impression d’un retour en arrière ou de stagnation, menant à un effet claustrophobique plus ou moins diffus. Puisque revenir en arrière est courant dans les jeux vidéo et les œuvres interactives, ces mouvements dans l’espace correspondraient à des effets temporels du plus mauvais effet. Lorsque c’est possible budgétairement, il est donc astucieux de faire en sorte que le joueur sente que le temps s’est écoulé lorsqu’il revient à une scène déjà visitée.

Comme tout ce que j’ai pu raconter dans ces pages, je continue à penser qu’il n’y a pas de règles universelles pour utiliser ni le son ni la musique dans les œuvres audiovisuelles. Quelques uns s’y sont parfois risqués, mais dans ce domaine comme dans tous les arts, c’est l’originalité qui doit faire loi. L’originalité c’est à la fois l’interprétation appropriée au sujet et la personnalité de l’auteur, ou des auteurs. À chacun d’inventer ses propres lois, de trouver la manière de traiter le son dans son film, ou ses films. Dans les années 30, aux États-Unis, Max Steiner incarne avec succès le style hollywoodien qui consiste à associer musique et images, pour des films comme Les chasses du Comte Zaroff, King Kong, Le mouchard, Autant en emporte le vent… En France, Maurice Jaubert défendra l’efficacité contre la profusion symphonique, la dialectique visuelle dictant le nombre de notes de musique et les mobiles du scénario les interventions sonores (disparu prématurément en 1940, Jaubert, fut le compositeur des films de Jean Vigo, Zéro de conduite et L’Atalante, et de Marcel Carné, Drôle de drame, Quai des brumes, Hotel du Nord, Le jour se lève, et le devint donc à titre posthume pour Adèle H., L’argent de poche, L’homme qui en aimait les femmes et La chambre verte). Georges van Parys, Jean Wiener, Georges Auric, Joseph Kosma, et plus tard, Georges Delerue, ont hérité de ce point de vue. Certains réalisateurs, ayant trouvé la couleur musicale de leurs films, s’associent avec un compositeur en enchaînant les collaborations. On citera les cas de couples célèbres, Bernard Hermann et Alfred Hitchcock, Elmer Bernstein et Otto Preminger, Nino Rota et Frederico Fellini, Ennio Morricone et Sergio Leone, Michael Nyman et Peter Greenaway, Goran Bregović et Emir Kusturica, Danny Elfman et Tim Burton… François Truffaut épuisa le catalogue de Maurice Jaubert en demandant à François Porcile de lui en trouver toutes les partitions encore inédites. L’histoire de la musique de film recèle d’anecdotes, de David Raksin, composant le thème de Laura en lisant la lettre de rupture de sa femme, à Godard, flattant Georges Delerue en lui demandant de composer du Mahler pour Le mépris.


Certains réalisateurs de films sont également de grands paroliers. Jean Renoir écrivit La complainte de la Butte avec van Parys pour French Cancan, Jacques Demy signa les dialogues de tous ses admirables films, des Parapluies de Cherbourg aux Demoiselles de Rochefort, de Peau d’Âne à Une chambre en ville. Michel Legrand composa la musique de presque tous, sauf le dernier cité, dû à Michel Colombier. De son côté, Alain Resnais, avec On connaît la chanson, construit tout son film sur des citations d’extraits de chansons dont les acteurs miment l’interprétation. Pour l’opéra d’Arnold Schönberg Moïse et Aaron Jean-Marie Straub et Danièle Huillet enregistrent l’orchestre symphonique en studio et font intervenir les chanteurs en play-back et en direct pendant le tournage. Les films indiens de Bollywood obéissent à des règles strictes, sept chansons venant ponctuer le mélodrame qui se termine systématiquement par une happy end. Les acteurs y sont tous doublés et les chanteurs sont souvent beaucoup plus connus que les corps qui les hébergent, d’autant qu’ils ont un pouvoir de réincarnation à répétition, prêtant leur voix à de nombreux acteurs au cours de leur longue carrière. Comme je suis un grand amateur de films musicaux et qu’il est inutile de dresser ici la liste des plus célèbres, je ne résiste pas à l’envie de signaler La Symphonie des Brigands de Friedrich Feher, Les 5000 doigts du Docteur T de Roy Rowland et The Night Before Chrismas (L’étrange Noël de Monsieur Jack) de Tim Burton, La petite chronique d’Anna Magdalena Bach de Straub et Huillet où Gustav Leonard joue le rôle de Jean-Sébastien Bach, qui sont tous de petits chefs d’œuvre.


Il arrive que la musique soit utilisée en situation, justifiée par l’action. Au début de La grande illusion de Renoir, Frou-frou est joué par un 78 tours quand l’aiguille se pose sur le sillon, plus loin les prisonniers chantent un cancan ou La Marseillaise, et vers la fin du film, Pierre Fresnay et tous ses complices jouent Le petit navire sur des flûtes qu’ils ont fabriquées pour détourner l’attention du directeur de la prison joué par Eric von Stroheim. Jean Vigo est plus facétieux : dans L’Atalante, Michel Simon joue de l’électrophone en passant le doigt sur le sillon d’un disque. Musique. Il enlève son doigt, silence. Il recommence, la musique jaillit à nouveau. Il s’arrête, mais la musique se poursuit : c'est un enfant qui, hors champ, joue de l'accordéon ! Dans certains cas, la musique, préalablement composée ou enregistrée, peut soutenir les comédiens au tournage, comme le firent entre autres D.W. Griffith, Michael Powell, Jacques Rivette. Pour Ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle, Miles Davis improvise la musique à l’écran. D’autres réalisateurs auront recours à des partitions jazz : Otto Preminger pour Anatomy of a murder (Autopsie d’un meurtre) avec Duke Ellington, Shirley Clarke pour The Cool World avec Mal Waldron, Michael Snow pour New York Eye and Ear Control avec Albert Ayler, Don Cherry, John Tchicai, Roswell Rudd, Gary Peacock et Sunny Murray, etc.

Il est des réalisateurs comme Robert Bresson qui n’utilisent plus de musique. Alors qu’il m’était demandé de composer la musique d’un film, il m’est arrivé, à quatre occasions, de suggérer que cela n’était pas nécessaire. Je n’ai jamais reçu aucune rémunération pour ce conseil avisé. Pour un spectacle de marionnettes adapté d’un opéra de Mozart, je suggérai simplement d’ajouter un micro dans le castelet pour reprendre le bruit des étoffes et des claques, et de le mélanger avec la bande préalablement enregistrée, histoire de faire exister les corps des acteurs qui avaient disparu sous la musique.

mardi 27 novembre 2018

Souvenir de La Maison Rouge


En feuilletant l'ouvrage rétrospectif 2004-2018 de La Maison Rouge, j'ai la surprise de trouver notre photo en double page lorsqu'avec Vincent Segal nous avions imaginé une visite commentée en musique de l'exposition Vinyl, disques et pochettes d'artistes, de la collection Guy Schraenen. Il faut dire que la petite bible bleue fait tout de même 880 pages dont 736 illustrées ! Notre intervention du 21 mars 2010 est immortalisée ici devant le disque souple de Salvador Dali dont j'avais moi-même copie et que je fais tourner sur l'électrophone pendant que Vincent l'accompagne au violoncelle.


J'avais raconté ici notre petite aventure et Françoise Romand l'avait filmée de station en station.
La première partie (8'37) tourne autour de Christian Marclay, Helio Oiticica, Philip Glass, Laurie Anderson et je suis au Tenori-on...


Dans la seconde (5'46) je suis au Kaossilator et Martin Fournier nous prête sa voix pour Allen Ginsberg, mais nous continuons également avec Laurie Anderson, William Burroughs, John Giorno, Salvador Dali, Iannis Xenakis, Pierre Boulez...
Pour la troisième (9'00) Vincent joue aussi du tourne-disques et de ses keuss keuss en plus du violoncelle tandis que je passe à la flûte, au tourne-disques, au susu et à la varinette ! Comme le 33 tours d'Hélène Sage et Bernard Vitet, Supposons le problème résolu paru chez GRRR figurait dans le catalogue de l'exposition aux côtés de Rideau ! et À travail égal salaire égal nous nous arrêtons devant ceux d'Un Drame Musical Instantané ainsi que Michael Snow et Maurice Lemaître...


Filmé avec une HandyCam, le court-métrage rend bien l'ambiance de la performance qui dura près de deux heures. Nous avions exclu l'interprétation mémorable de 4'33 de John Cage qui se prêtait mal à une diffusion cinématographique et avions écourté nombre de stations. De même, nous ne nous sommes pas attardés sur les dizaines de pochettes que nous avons commentées en direct, préférant privilégier les séquences musicales. Pour rendre digeste la diffusion sur Internet, nous avions découpé le film de 23'23 en trois parties.

Sur la photo de Pauline Seckel parue sur l'ouvrage rétrospectif 2004-2018, on reconnaît Gary May venu nous écouter...

mercredi 31 octobre 2018

Le son sur l'image (2) - La liberté de l'autodidacte 0.1

Le premier chapitre de cet ouvrage consacré au design sonore, à la musique de film et à l'interactivité, rédigé en 2004, est autobiographique. Comme dans L'étincelle publié en 2008 sur Poptronics, j'ai toujours cherché à comprendre l'origine des choses, le pourquoi du comment, souvent en empruntant le discours de la méthode...


Me voici donc propulsé trente cinq ans en arrière, essayant de comprendre comment on en est arrivé là. À composer la musique de mes propres films, des camarades me demandent de m’occuper de la leur. De film en film, je deviens compositeur. La réalisation était un fantasme. Elle devint un fantôme. Adepte d’une forme buñuelienne et rock’n roll du réalisme poétique, jeune homme sans attaches familiales dans le milieu cinématographique, rebelle à toute forme conventionnelle, je comprends dès la sortie de l’Idhec (Institut des Hautes Études Cinématographiques, 27ème promotion, 1971-74) que j’aurai beaucoup de mal à trouver des financements pour mes films. Très jeune sur le marché du travail, je me fais pousser la barbe, conseil d’un dirigeant de la Gaumont. Assistant monteur sur le dernier film de René Clément, La baby-sitter, assistant tout court sur Lèvres de sang de Jean Rollin, pape du porno vampire, ou sur un court-métrage de Coline Serreau à ses tous débuts, je vérifie que le rôle de technicien n’est définitivement pas ma tasse de thé. Amusantes péripéties, mais ayant déjà été boy-scout de huit à onze ans je préfère continuer mon véritable apprentissage. Pour préserver mon indépendance, qui m’a jusqu’ici permis de poursuivre mes espérances, j’opte naturellement, sans m’en apercevoir, pour une forme d’expression artistique moins onéreuse que le cinématographe. La musique. Comme pour l’architecte, le plan n’est pas le territoire, un scénario n’est pas un film. Le cinéaste est trop souvent malheureux lorsqu’il ne tourne pas. À se rendre cyclothymique. Musicien, on peut toujours siffler dans son bain, sous sa douche, dans la rue, c’est toujours de la musique. C’était avant la VHS, la vidéo n’existait pas encore, du moins pas à l’échelle du grand public. Aujourd’hui, avec les nouveaux outils, la caméra numérique, l’ordinateur individuel, les logiciels de montage et d’effets spéciaux, ma vie aurait pris une tout autre tournure. Pourtant, pas le moindre regret, d’autant que de temps en temps, il m’arrive de changer de support. Je refais des films. Je recommence. J’arrête. J’aimerais encore. Histoire de rencontres. Avant même la fin de mes études, je m’endette et m’achète un synthétiseur. Un énorme engin avec un tableau de commandes et des câbles qui le font ressembler à un vieux central téléphonique, augmenté d’un clavier monophonique. Pour composer et enregistrer alors la musique des films, je relie la sortie stéréophonique de mon ARP 2600 aux entrées du magnétophone Nagra qu’apporte le réalisateur. Nous sommes quelques uns qui, sans le savoir, inventent ce qui s’appellera plus tard le home studio. Tandis que nombreux collègues doivent encore avoir recours à la partition sur papier, au copiste, à la location d’un studio avec ingénieur du son, aux répétitions et aux salaires de tout un orchestre, je peux proposer au réalisateur qui me rend visite à mon domicile de repartir le soir même avec sous son bras la bande 6,35 de la musique de son film. Un envoyez c’est pesé contre une longue phrase qui n’en finit pas. La compression de personnel n’aura pas les mêmes répercutions sociales catastrophiques que dans d’autres secteurs de l’économie. Les musiciens vont progressivement s’adapter aux nouveaux usages, la pratique musicale va même s’étendre dans des proportions imprévisibles. J’enregistre d’abord dans l’appartement de Boulogne-Billancourt que nous partageons en communauté. Le plafond du salon est recouvert de plaques à œufs. Cinq ans plus tard, je loue une petite maison en surface corrigée sur la Place de la Butte aux cailles, à Paris. Rue de l’Espérance, au 7, une trappe au milieu de la cuisine, un passage secret. Les soupiraux de la cave bouchés, le couvercle rabattu, c’est un sous-marin. On oubliait le temps, on oubliait l’argent. Le magnétophone tournait sans cesse.


Pas un seul cours de musique. Cela me manque-t-il ? Probablement. Oui et non. Tout à inventer ou à réinventer. Autodidacte, je rattrape inconsciemment le temps perdu à collectionner les timbres-poste en développant mes talents d’improvisateur. Je me suis toujours jeter à l’eau, au propre comme au figuré. Pas le choix. Retour à 1968, claque dans la figure lors d’un voyage initiatique aux États-Unis : la musique m’est révélée à l’écoute d’un album de Frank Zappa (troisième des Mothers of Invention, We’re only in it for the money, réédition Ryko…). Quelques mois plus tard, nous organisons le premier concert de rock du Lycée Claude Bernard à Paris. Début d’une collaboration de vingt ans avec Francis Gorgé (En 1976, avec Gorgé et le trompettiste Bernard Vitet. nous fondons le groupe Un Drame Musical Instantané. Un an plus tôt, le trio Birgé Gorgé Shiroc enregistre le disque devenu culte, Défense de, premier album des Disques GRRR, que je fonde à cette occasion par souci d’indépendance. Gorgé quitte le collectif en 1992 pour se consacrer à l’informatique. Les Disques GRRR sont toujours en activité, mais 2008 marque la fin d'Un Drame Musical Instantané). J’écris les paroles en anglais et les chante, Francis compose la musique et joue de la guitare électrique. Le groupe Epimanondas comprend également un bassiste et un batteur (Edgard Vincensini à la basse et Patrick Bensard à la batterie), et le groupe de light-show H Lights, que j’ai fondé auparavant avec une demi-douzaine d’autres camarades de classe, projette des images psychédéliques et narratives sur l’écran placé derrière l’orchestre. Nos projections accompagnent souvent Red Noise, le groupe de Patrick Vian, fils de Boris, les Crouille-Marteaux où les comédiens Jean-Pierre Kalfon et Pierre Clémenti jouent respectivement de la guitare et de la scie musicale, Daevid Allen Gong, et Dagon, le groupe de Dominique et Jean-Pierre Lentin. Souvenir charmant d’avoir travaillé à ses tous débuts avec le Cirque Bonjour de Victoria Chaplin et Jean-Baptiste Thierrée. Thierrée joue le rôle du fils de Delphine Seyrig dans un de mes films préférés, Muriel d’Alain Resnais. Muriel est le second prénom de ma fille. Je donne un coup de main à d’autres groupes comme Krishna Lights à Londres, pour Kevin Ayers époque Mike Oldfield, David Bedford et Lol Coxhill, ou Open Light pour Soft Machine… J’effectue les fondus enchaînés en cachant les objectifs avec mes doigts. Dès 1965, je grattais et brûlais des diapositives ratées ou sous-exposées, et assemblais des images polarisées pour les projeter sur grand écran. Vaporisation de laque sur la pellicule et mise à feu, morceaux de plastique étirés sur plusieurs couches entre deux verres polaroïds, tryptiques de diapositives à trois projecteurs pour un hyper panoramique. Ma période light-show s’arrête en 1974 avec la dissolution du groupe L’Œuf Hyaloïde (Participent à cet ultime groupe Michaëla Watteaux, devenue réalisatrice, Luc Barnier devenu monteur, Antoine Guerrero devenu ethnologue, le photographe Thierry Dehesdin, et Jean-Pierre Laplanche. Sans oublier Michel Polizzi qui a inauguré les liquides bouillants au sein d’H Lights puis s’est ensuite exilé à Philadelphie, et Bernard Mollerat avec qui je cosigne plusieurs films. En 1973, une plaquette luxueuse, remarquablement illustrée, le Light-Book, est éditée par l’Imprimerie Union, spécialisée dans les livres d’art)...


Je passe du saxophone soprano, trop lourd à tenir à bouts de bras, à l’alto qui pèse à mon cou, pour enfin m’asseoir sur un tabouret devant un orgue électrique. Quel soulagement, plus de poids et haltères, c’est l’instrument qui me porte ! Avec Epimanondas, je diffuse des bandes magnétiques électroacoustiques que j’ai commencé à fabriquer à partir de l’âge de 13 ans, peu après que mes parents m’aient offert un magnétophone pour un prix d’excellence inattendu. Mon père et à ma mère ont toujours tenu leurs promesses, ce prix fut pour eux une catastrophe à une période de grandes difficultés financières. Quelle que fut leur situation, ils ont toujours fait tout ce qu’ils pouvaient pour m’aider et me mettre le pied à l’étrier. Mon père avait une méthode assez astucieuse qu’il employa lorsque je voulus m’acheter un électrophone, un orgue Farfisa, le même que Pink Floyd, le Professional, et enfin mon premier synthétiseur. Il me proposa chaque fois d’en payer la moitié, quitte à ce que j’en trouve l’autre moitié. Ainsi, je commence à travailler pendant les vacances, apprenant à me donner les moyens de mes rêves. Je soude des câbles XLR pendant des jours et des jours, fais le stagiaire sur un film américain, My Old Man, d’après Hemingway, qui se tourne sur les champs de course de la région parisienne, assiste Philippe Arthuys pour des spectacles multimédia financés par la Régie Renault… Le premier morceau dont j’ai gardé la trace est une pièce pour ondes courtes et pompe à vélo enregistrée en 1965, un matin vers cinq heures, avant de partir en classe. D’autres pièces suivent après la nouvelle acquisition d’un magnétophone stéréo avec un bouton de son sur son qui permet de réinjecter des sons d’un canal sur l’autre. Le microphone placé au centre des écouteurs du casque peut produire des effets d’écho qui finissent en larsens extrêmement seyants ! Le montage aux ciseaux n’a plus de secret. En réalité, j’utilise une petite colleuse Sonocolor que je possède toujours. Elle permet d’immobiliser les deux côtés de la bande magnétique pendant que qu’on abat le couperet et que l’on positionne le ruban adhésif. Cette technique m’a permis d’effectuer des milliers de coupes à une vitesse si ce n’est vertigineuse, du moins compétitive. Cela faisait rire mes camarades, comme lorsque je continue à rouler des cigarettes avec une machine-boîte. Le tabac n’étant pas mon truc, je fais semblant de croire que je suis toujours un amateur en ce domaine, et non un professionnel, d’où le recours à ces petites machines ou aux rouleurs patentés ! Récemment, j’ai retrouvé une bande où je joue du piano alors que j’avais totalement oublié cet épisode. Le meuble droit était dans la chambre de ma sœur Agnès qui était la seule à prendre des cours de musique. Cette bande est étonnante, mon style de jeu au clavier est déjà là. Pourtant, je n’ai gardé aucun souvenir d’avoir alors jamais improvisé sur cet instrument. Ma petite sœur m’avait seulement appris à l’accompagner lorsqu’elle chantait les mélodies de My Fair Lady ! Nous abandonnons le piano et son cadre en bois lors d’un déménagement. Comme cela coïncide avec mon soudain emballement pour la musique, mes parents m’aident à acquérir un orgue électrique pour le remplacer. En 1969, chez des amis d’amis qui possèdent dans le grenier de leur maison de campagne de Maintenon tous les instruments d’un orchestre de rock, j’ai le coup de foudre pour l’orgue en m’asseyant devant. Nous enregistrons tout le week-end. Le batteur n’a jamais tapé non plus sur un fût. Cette fois encore, j’enregistre l’événement. Le magnétophone a toujours joué un rôle très important dans ma vie, pas seulement celle de musicien. Jeune homme, j’ai naïvement tenté de l’utiliser pour résorber des conflits familiaux et des drames intérieurs, avec plus ou moins de souffrance. L’idée de réécouter ces errements était assez efficace, elle suffisait en soi, la réalité était beaucoup trop pénible, il y a très longtemps que tout a été effacé.


L’achat de mon ARP 2600 fut déterminant quant à la suite des événements. La démonstration d’un vendeur zélé de la rue de Bruxelles, près de Pigalle, me fait m’endetter, alors que je n’ai aucune attirance pour la musique en boîte qui s’échappe de ce genre d’instrument. Je déteste son côté astiquez les cuivres que j’ai découvert avec le Switch on Bach de Walter Carlos, devenu depuis Wendy Carlos, ou le côté plastoc du tube Pop Corn ! Le truc formidable pour un autodidacte, c’est qu’il n’y a aucune tradition de l’instrument, aucune méthode, aucun modèle. Tout reste à inventer. De plus, l’instrument possède une logique très pédagogique. J’y cours, vole et nous venge. Il faut penser le son dans toutes ses composantes pour le générer. Les trois oscillateurs, contrôlables en tension haute ou basse fréquence, traversent un filtre puis un amplificateur. Il y a aussi deux générateurs d’enveloppe, un suiveur d’enveloppe, un modulateur en anneaux, un générateur de bruit rose ou blanc, un circuit d’échantillonnage et de maintien (sample & hold), une réverbération stéréophonique à ressort, une entrée pour une source extérieure, des inverseurs et des mélangeurs, mais le plus important c’est que l’on peut connecter n’importe quoi, dans n’importe quel sens, sans risquer d’esquinter la machine. Cet instrument marie une rigueur d’analyse et une approche totalement empirique. Lors des représentations en public, il faut à la fois jouer et préparer ce qu’on va envoyer trois minutes plus tard. L’ARP ne possède aucune mémoire, même pour l’accordage des oscillos, et le protocole midi (Musical Instrument Digital Interface, qui permet à tous les instruments de musique électronique, ordinateurs, etc. de communiquer entre eux) n’apparaîtra que des années plus tard. J’y fais mes gammes : rapidité des réactions dans le cadre de l’improvisation, présence d’esprit sur scène, mais également dans le contexte plus banal du quotidien ! Réagir vite en période de crise est un atout majeur. Je me suis longtemps servi de ce synthétiseur dans mes cours sur le son pour en expliquer la structure : timbre, hauteur, durée, intensité. Regret de l’avoir vendu. J’ai pris l’habitude de me débarrasser des instruments qui n’ont pas servi depuis dix ans. C’eût été un instrument idéal pour fabriquer des familles de sons pour le multimédia.


Parallèlement, simultanément, je joue de tout ce qui peut produire du son, instruments acquis lors de voyages à l’étranger ou objets détournés de leur destinée industrielle. Ma mère n’a rien le droit de jeter sans mon accord. Adolescent, je m’en sers d’abord pour des sculptures, puis tout est bon à faire sonner. Musique ! J’avais commencé avec la flûte à six trous, et avec la guimbarde, seul instrument dont je me considère ironiquement virtuose et dont je possède une jolie collection. Mes deux flûtes préférées sont une roumaine, qui me permet de jouer dans le suraigu, et une chromatique en plexiglas transparent, fabriquée spécialement pour moi par Bernard Vitet, et que je viens de briser en deux lors d’un accident cycliste (recollée heureusement depuis, avec du dichlorométhane !). Selon les époques et les besoins, il m’est arrivé de me mettre au piano, à la trompette, au trombone ou à la clarinette basse. Au fil du temps, se sont accumulées des centaines d’instruments acoustiques et de machines électroniques...

Illustrations : Light-Book, ed. Imprimerie Union, 1973 / USA 1968 deux enfants, ed. Les inéditeurs, 2014 / Cuivres, coll. JJB / Un patch d’ARP 2600 annoté, 1975 / Les caramels, seule sculpture conservée, 1966

jeudi 18 octobre 2018

La mort de Jacques Monory me flanque "les bleus"


"Les bleus", c'est ainsi qu'une amie québécoise évoque le cafard ou la mélancolie, traduction littérale du blues. Nous aimions tant son approche cinématographique de la peinture, en résonance de la mienne à la musique, qu'en 1985 nous avions demandé à Jacques Monory l'autorisation d'utiliser une de ses toiles comme couverture du dernier vinyle d'Un Drame Musical Instantané. Carnage est épuisé depuis 25 ans, c'est le seul album du Drame que vous ne trouverez plus ni en vinyle, ni en CD. Au dos de la pochette, Bernard Vitet jouait le rôle du terroriste un flingue à la main, Francis Gorgé était vêtu d'habits déchirés par l'explosion et je figurais une sorte de héros, la mallette sauvée in extremis. Orson Welles disait qu'il suffit de retirer un seul paramètre à la réalité pour entrer en poésie. Le monochrome bleu nous faisait pénétrer dans le monde des rêves, même dans les scènes de violence, sortes d'arrêts sur image en équilibre précaire sur le réel. Nous partagions avec Jacques Monory le goût du thriller, un genre que les écrivains ont souvent choisi pour critiquer la société. Le tableau Explosion peint en 1973, dont Carnage est un détail, me rappelle le dernier plan du dernier film de Luis Buñuel, Cet obscur objet du désir. La bombe laisse la fumée grimper vers le ciel bleu. Depuis, les attentats se sont multipliés...


Jacques Monory était un homme exquis, toujours un sourire aux lèvres, attentif, bienveillant. Plus tard il nous offrit une image en guise de carte postale pour notre trio, Technicolor, un tableau qu'il avait détruit, mais qui collait avec notre regard sur les animaux. Le public y était aussi encagé que le chimpanzé. Lorsque la vidéaste Dominique Belloir voulut sonoriser le film que lui avait commandé La Cité des Sciences et de l'Industrie pour être projeté à l'entrée du planétarium, Monory lui suggéra de nous demander de composer la musique originale du film Souvenir autour de ses toiles renvoyant à l'homme et au cosmos. J'utilisai un synthétiseur, un échantillonneur, un vocodeur, un harmoniseur, une trompette de poche, une flûte et des appeaux. Bernard jouait de la trompette, Francis se servait d'un E-Bow sur sa guitare, d'un synthétiseur, d'un mellophone et d'appeaux. Participaient également à cet enregistrement de 1986 le violoniste Bruno Girard, Kent Carter à l'alto, Hélène Bass et Marie-Noëlle Sabatelli aux violoncelles, Geneviève Cabannes à la contrebasse. La dernière fois que j'ai rencontré Jacques Monory, c'était à l'occasion de l'exposition des Justes d'Agnès Varda au Panthéon il y a déjà 11 ans. Hier, à 94 ans, il est finalement entré dans un monde sans couleurs, nous laissant juste broyer du noir...

mercredi 17 octobre 2018

Bruno Billaudeau, électroacousticien en temps réel


Ce week-end j'ai arpenté les ateliers d'artistes de Montreuil qui avaient ouvert leurs portes. J'étais surtout intrigué d'aller écouter les instruments construits par Bruno Billaudeau qui les exposait au Théâtre Berthelot. J'ai d'abord imaginé la musique en regardant ses sculptures sonores, mais c'est seulement lors du concert que j'ai découvert ses improvisations électro-acoustiques. Les micros contact captent le son de la matière qu'il excite de différentes manières, avec archet, mailloches, pincements, etc., mais il utilise également des micros magnétiques et des capteurs piézzo comme sur une guitare électrique. Les noms de ses instruments fabriqués avec des matériaux recyclés suggèrent leur sonorité : totem de scies, celloharpa, guitaressort, harpependulair, sciegong... Ne pas croire que c'est un Indien qui joue roots sous prétexte que le bois et le métal rappellent leur passé d'objets d'usage. Billaudeau traite ses sons avec l'informatique de Live Ableton et Max MSP. Ce jour-là il avait également apporté ses Boîtes bleues, petites valises de circuits électroniques éclairés par des diodes : la Spring Suitcase, la Clock Writer Box, l’Electro Box, la BipBip Box ! Je ne pouvais pas rester pour les concerts suivants, mais j'aurais été intéressé de l'écouter jouer avec d'autres improvisateurs, car les sons de sa démonstration en forme de show-case étaient vraiment très intéressants, envahissant l'espace en privilégiant la profondeur... Or souvent les nouveaux luthiers ont du mal à prendre du recul et à pervertir leurs instruments comme savent le faire les compositeurs. Il existe des exemples fameux comme celui de Harry Partch qui inventa des instruments aptes à jouer ce dont il rêvait. Il me semble ainsi nécessaire que l'idée précède le style...
J'ai la chance d'avoir conservé quelques uns des instruments inventés par mon camarade Bernard Vitet : frein (contrebasse à tension variable) et alto à frets en laiton et plexiglas, flûtes en PVC et plexi, trompes, trompettes à anche, cloches tubulaires, pots de fleurs accordés, etc. Si Françoise Achard a pu sauver le célèbre Dragon (balafon géant), les autres ont probablement disparu de son ancien domicile avec le reste de ses souvenirs... Je regrette en particulier l'incroyable pyrophone (orgue à feu) et les instruments qu'il avait fabriqués pour Georges Aperghis comme la vielle à roue qu'on actionnait en poussant le caddy qui l'abritait ! Je possède également des flûtes construites par Nicolas Bras, une crakle box d'Éric Vernhes. Éric m'a également programmé un synthétiseur perso, le JJB64, et Antoine Schmitt la Mascarade Machine. La Pâte à Son et Fluxtune conçus avec Frédéric Durieu ne fonctionnent hélas plus que sur de très vieilles machines. Alors je dévie de leur fonction originelle quelques applications que les Inéditeurs ont conçues pour iPad comme la Machine à rêves de Leonardo da Vinci et DigDeep...
Mais les pièces de Billaudeau sont vraiment très belles. Il est seulement dommage que toute cette lutherie originale reste toujours à l'état de prototype et que seuls soient reproduits des instruments dont le marché pense pouvoir tirer un substantiel profit, ce qui n'est pas toujours le cas, les plus délirants disparaissant évidemment très vite...

mardi 25 septembre 2018

Ann O'aro, l'écorchée du maloya


En cheveux le visage maquillé par un loup, crâne rasé visage arraché par l'écorce, torse nu à la flûte, photo déchirée, dessin des jambes croisées de la fille violée, la corde du père suicidé, un escargot gluant sur son cou rappelant douloureusement la petite fille assassinée dans le bois du Journal d'une femme de chambre de Buñuel, marchant contre le vent... Les images qui hantent le livret de l'album de Ann O'aro sont explicites, comme les paroles de ses poèmes écorchés. Ils n'arrangeront pas les préjugés sur les incestes perpétués sur l'île de la Réunion, conséquences de l'esclavage et d'une décolonisation bancale. Le chant rappelle les rituels de transe vaudou d'autres îles. Ann O'aro chante en créole, l'autre douleur liée à sa langue qu'elle manie pourtant avec une poésie crue d'une beauté convulsive à couper le souffle, dictée par la danse. La mort, la culpabilité, la violence, la colère transparaissent sans qu'on ait même lu les traductions/explications indispensables de cette jeune femme sauvée par son art. La musique, le maloya, y est sublime, à la fois minimaliste, traditionnelle et résolument intemporelle. La chanteuse est accompagnée aux kayanm (le kayamb est un grand hochet rectangulaire), roulèr (le rouleur est une peau de bœuf tendue sur un tonneau), sati (une percussion métallique), bob (le bobre est une sorte de berimbaù), mais aussi trompette, euphonium et flûtes. Un disque qui devrait faire couler l'encre après le sang.



→ Ann O'aro, cd cobalt produit par Philippe Conrath, Buda Musique, 14,99€

vendredi 31 août 2018

Jean Cohen-Solal, flûtiste shadokien


Jean-Cohen Solal est un artiste mythique pour avoir prêté sa voix aux Shadoks de Jacques Rouxel tandis que son frère Robert en composait la musique. Le Souffle Continu ressort ses albums en vinyle, le premier, Flûtes libres (1972), voit la flûte cuisinée à toutes sauces, tant qu'on avait oublié tout ce que l'on peut faire avec ce tuyau percé. Très expérimental, ce disque est un voyage psychédélique influencé par la musique planante et les recherches électroacoustiques du GRM que le musicien fréquente de temps en temps. On croit entendre les structures sonores Lasry-Baschet au milieu des couches du multipistes où le souffle irrigue tous les canaux. Depuis les Beatles, le sitar (George Harrison sur Norwegian Wood, Tomorrow Never Knows, Love You To, Within You Without You) et les tablas (sur son Wonderwall Music) se sont immiscées dans l'instrumentarium pop. Le polyinstrumentiste Serge Franklin et le percussionniste Marc Chantereau viennent ainsi épauler le chercheur. En me laissant aller à la rêverie, j'ai l'impression d'être tombé dans la marmite d'un alchimiste ivre de son.
Le second album, Captain Tarthopom (1973), ressemble plus à la pop des groupes français de l'époque, agrémentée de facéties bruitistes, de fanfares médiévales et de chaos organique. Pink Floyd croise le flair avec Bach et le free jazz raille la lithurgie. Le guitariste Jean Claude Deblais, le bassiste Léo Petit, le batteur Serge Biondi, le trompettiste Michel Barre, le trombone basse Jean Luc Chevallier, l'ondiste Sylvain Gaudelette et Charlotte, qui chante, participent aux agapes que dirige le compositeur à la flûte, au piano, à l'orgue, à la contrebasse, etc. Les deux albums font la paire, rappelant encore une fois l'étonnante imagination créative de cette époque libertaire.

→ Jean Cohen-Solal, Flûtes libres, LP vert pomme Le Souffle Continu, 21€
→ Jean Cohen-Solal, Captain Tarthopom, LP transparent Le Souffle Continu, 21€
→ Les deux ensemble, 38€

vendredi 6 juillet 2018

Il n'y a plus de secret


Les neuf indices (1 2 3 4 5 6 7 8 9) livrés dans cette colonne pouvaient-ils laisser présager de ce qui se tramait. Étienne Mineur s'y entend d'ailleurs en trames, au vu de sa création graphique, 52 pages hautes en couleurs. J'ai mis dix ans à accoucher de ce projet. Dix ans. Chaque pièce de l'album représente d'ailleurs une décennie. Les chiffres !? Avant l'ultime pièce due à Sacha Gattino, mes compositions durent un total 52 minutes, pas une seconde de moins. C'est aussi l'année de naissance. Mon chiffre préféré a toujours été le 7. Ajoutez ou multipliez, vous retomberez toujours sur ce tiercé, 52-7-10. Une martingale. Dans mes cauchemars d'enfant, le 7 épousait le rythme de ma respiration, probablement celle de ma mère ce mercredi de novembre. Non, ce n'était pas le septième mois. Le septième est celui de juillet ! On y est. Un obsessionnel fait dire aux chiffres ce qu'il veut. Libre au compositeur de jongler avec eux comme avec les mots. La musique est de cet ordre. Je l'aurai tordue dans tous les sens.
Dans une lettre datée du 5 novembre 2052, Laure Nbataï écrit :
"En 2018 Jean-Jacques Birgé se tourne vers son passé en enregistrant une pièce par décennie, réfléchissant à la fois son parcours et l’époque où il s’inscrit. En hommage à son père féru de science-fiction, il imagine également les décennies à venir, composant trois pièces d’anticipation. Cette évocation vectorielle ressemble à un spectacle d'ombres chinoises dont les apparences se confondent avec le réel. Pour conclure l’album, le compositeur Sacha Gattino s’est fait un devoir d’écrire un Tombeau en hommage à son camarade.
Par souci d’authenticité, Jean-Jacques Birgé mêle des archives, dont la plus ancienne date de 1958, à des enregistrements réalisés avec nombreux musiciens et musiciennes parmi ses amis. On retrouve ainsi les chanteuses Elsa Birgé sa fille, Pascale 
Labbé, Birgitte Lyregaard, son camarade d’Un Drame Musical 
Instantané Bernard Vitet à la trompette, le trombone Yves Robert, le corniste Nicolas Chedmail, le compositeur Antonin-Tri Hoang à la clarinette basse, les guitaristes Hervé Legeay et Philippe 
 Deschepper, le violoncelliste Didier Petit tandis que Vincent Segal est à la basse, les batteurs Cyril Atef et Éric Échampard, l’accordéoniste Michèle Buirette, la créatrice sonore Amandine 
Casadamont et Sacha Gattino mélangeant échantillonneur, boîte à musique orgue et sifflement.

Pour sa part, tout au long de ces dix décennies formant ce petit opéra, on peut entendre le compositeur au synthétiseur, son instrument de prédilection dont il fut l’un des premiers utilisateurs en France dès 1973, mais aussi au Theremin, au Tenori-on, à la Mascarade Machine, à la trompette, à la flûte, à la cythare inanga et à la guimbarde, son instrument fétiche. Sa voix est également présente, de l’enfance à l’âge adulte, dont trois passages chantés."

→ Commandes anticipées chez le distributeur Orkhêstra, ou auprès du label GRRR
si vous désirez le recevoir avant sa sortie officielle le 7 septembre...

jeudi 21 juin 2018

Sixième indice


La qualité de la pièce A New Century doit beaucoup à la complicité des musiciens que j'avais engagés pour la musique du film 1+1, une histoire naturelle du sexe de Pierre Morize. Comme nous n'avions que trois semaines avant le mixage, j'avais choisi des improvisateurs capables de travailler selon des indications dramatiques. Avec le guitariste Philippe Deschepper, le trombone Yves Robert et le batteur Éric Échampard, nous formions un quartet idéal. Au synthé et à la flûte enregistrés en 2000, j'ajoutai récemment les paroles murmurées d'une valse intime :

Comme je suis toqué
Étourdi par la danse
Je ne sens plus mes pieds
Je n’ai même plus pied
Et j’oppose au paquet
De la vie qui s’avance
Les amours libérés
De la maturité

Comme je suis coquet
Tous les mots ont un sens
Pas besoin de verre à pied
Mais des vers à six pieds
Pour ensemble trinquer
À cette renaissance
Repoussant le guêpier
D’un sous terre à six pieds

Étienne Mineur a découpé un morceau d'un selfie que j'avais pris dans l'armoire à glaces de la salle de bains. Comme pour chacun des treize quadruples feuillets il a choisi de nouvelles couleurs en suivant ce que lui inspiraient la musique et l'époque.

lundi 11 juin 2018

Troisième indice


À la demande de Meidad Zaharia, nous avions enregistré avec le trompettiste Bernard Vitet et le violoncelliste Didier Petit plusieurs pièces qui devaient servir de playback au pianiste Vyacheslav Ganelin, à Gershon Wayserfirer à l'oud et Meidad aux percussions. Trio vs. Trio. Celui de Ganelin devait à son tour nous envoyer une bande sur laquelle nous serions intervenus. Je ne me souviens plus pourquoi le disque Overprinting ne s'est pas fait, probablement entre autres raisons parce que Mio Records, qui avait publié la version CD de Défense de avec le DVD de La nuit du phoque, a cessé ses activités. J'ai repris le principe du playback en ajoutant un orchestre symphonique à notre trio où je jouais déjà du synthétiseur. Ce sont en outre les seules paroles en anglais de tout l'album, mais comme chaque fois dans ce projet, la chanson marque juste un passage dans une pièce instrumentale. J'aime bien le mélange du free et du symphonique. Skies of France !
Étienne Mineur a utilisé le panneau de mon ARP 2600 pour le décor de sa double page, mais dans cette pièce j'étais déjà passé au numérique. Je ne me souviens plus qui a pris la photo, probablement Henry Colomer. C'était en 1971 lors du concours de l'Idhec à Marly-le-Roi. Nous partions en binôme, chaque candidat tiré au sort devant réaliser un reportage photographique sur l'autre pour une des épreuves obligatoires. Mon compagnon était Henry, Tony Meyer ou Jacques Leclerc. Pas moyen de me rappeler. J'ai conservé la vingtaine de portraits de ma pomme où je portais une tunique bariolée sous un caban de marin, un pattes d'eph à grosses rayures, des lunettes de soleil rectangulaires, un collier de santal et des mocassins indiens et, en plus, je jouais de la flûte en bambou. Rien d'étonnant à ce que la plupart de mes congénères ne me prennent pas au sérieux pendant les trois années d'études qui suivirent. Il aura fallu attendre le succès de La nuit du phoque, mais c'était trop tard. J'avais seulement vingt ans et j'étais déjà dans la vie active. Mais ça c'est une autre histoire.

lundi 28 mai 2018

Colette Magny, improvisations inédites


La presse s'intéresse enfin à la chanteuse Colette Magny à l'occasion de la sortie d'un coffret de 10 CD chez Sony. Il y a un demi-siècle, avec Brigitte Fontaine et Catherine Ribeiro, Colette incarnait notre révolte adolescente. Trois voix exceptionnelles, trois auteurs-compositrices-interprètes, trois fortes personnalités, un pied dans la fantaisie délirante, l'autre profondément enracinée dans un quotidien éminemment politique. Après le tube Melocoton, dont le succès embarrassera Colette toute sa vie, Répression avait été pour moi une révélation époustouflante en 1972. Mon camarade Bernard Vitet y interprétait la Suite des Black Panthers composée par François Tusques. J'ai été surpris qu'Un Drame Musical Instantané n'ait pas été contacté pour que figure Comedia dell'Amore 315 dans cette réédition salutaire, d'autant que l'un des responsables n'est autre que Bruno Barré, ancien violoniste de notre orchestre. Mais les "voix" des majors sont impénétrables. Ce n'est pas grave, puisque cette pièce enregistrée ensemble en 1991 sur le CD Urgent Meeting est en écoute et téléchargement gratuits sur drame.org...



Ce n'est pas le seul morceau manquant dans le coffret Sony. Si le free jazz, la musique contemporaine et certaines positions politiques dérangent toujours pas mal de gens qui préféreraient s'en tenir aux belles chansons et aux standards de blues, il n'est pas étonnant que notre collaboration passe à l'as. Ses expérimentations et son toupet ne plaisaient pas à tout le monde ! Pour ma part j'avoue préférer ses pièces les plus osées musicalement comme Jabberwocky et Malachites, musique de Michel Puig sous la direction de Diego Masson, les disques Feu et Rythme, Répression ou Thanakan sur un texte d'Antonin Artaud, plutôt que son rêve de blues. Francis Gorgé et Bernard ont tous les deux accompagné Colette a des moments différents. J'ai plusieurs fois joué avec elle, en particulier au piano à quatre mains, Colette assurant la pompe pendant que je répondais à ses improvisations verbales. En 1983, nous avions aussi enregistré nos rencontres improvisées. Quatre d'entre elles figurent parmi les Inédits du Drame (index 17 à 20), soit 52 minutes où le quotidien s'exprime en paroles et musique. L'entendre comme la version musicale d'un blog ! Bernard est au bugle, à la trompette, au violon, à la bombarde, à la trompette à anche, aux percussions. Francis se concentre sur ses guitares. Quant à moi je joue, selon les morceaux, du synthétiseur et du piano-jouet, du mélodica et de l'harmonica, de la cythare inanga et de la sanza, de la flûte et de la trompette, des guimbardes et des percussions, etc. J'entretenais une correspondance suivie avec Colette, j'allais la voir rue de Flandres puis à Verfeil-sur-Seye, et elle me manque terriblement.

n°17 / Improvisation avec Colette Magny 1 - 1983 / 7'59



n°18 / Improvisation avec Colette Magny 2 - 1983 / 18'16



n°19 / Improvisation avec Colette Magny 3 - 1983 / 7'38



n°20 / Improvisation avec Colette Magny 4 - 1983 / 18'18



Nombreux musiciens reprochaient à Colette de ne pas être en place. Cela la chagrinait énormément. J'avais l'habitude de lui répondre qu'elle n'était en effet pas en place, mais à sa place ! À sa mort, avec Bernard Vitet, nous avions composé la chanson La clef à Molette et le marteau (elle signait souvent Molette Cagny) reproduite dans le livre de Sylvie Vadureau, Colette Magny, citoyenne-blues. Sur scène, nous avions choisi d'interpréter À l'écoute, inspiré d'une toile de Sylvie Dubal.
Dans le second volume d'Urgent Meeting intitulé Opération Blow-Up, nous enregistrâmes avec Brigitte Fontaine dont j'étais aussi fan, avec qui Bernard avait joué beaucoup, mais que je ne connaissais pas si bien. Ce sont des moments inoubliables.

lundi 21 mai 2018

Spring Roll / Printemps de Sylvaine Hélary


Le double album de Sylvaine Hélary est une petite merveille. Printemps d'abord : surtout pas la baudruche florale que Macron suggère de "penser", mais la révolution déterminée que ces musiciens entreprennent. Les premières minutes ressemblent à des rythmes de Conlon Nancarrow avec les timbres de Harry Partch joués par des musiciens de jazz. Et puis survient un texte poétique de Julien Boudart, suivi du blogueur Aalam Wassef au téléphone en direct du Caire après le Printemps arabe et la révolution égyptienne de 2011, mais avant le coup d'état de 2013. Xavier Papaïs prend le relais lors du séminaire Défaire l'Occident à Plainartige avec sa conférence Magie et philosophie. Pendant ce temps sur le disque, mais en réalité l'année suivante en studio, les quatre musiciens échafaudent des expériences musicales originales qui ne ressemblent plus à rien, ou bien à tout. Il y a quelque chose d'encyclopédique, une réflexion sur la musique, sur sa fonction. Comme on disait que tout est politique, on dira que là tout fait sens. Enfin, pas qu'ici. Partout, mais cette fois on l'entend parce qu'il y a une volonté de le faire savoir. Les compositions musicales accompagnent, ponctuent, alors que la pratique précède la théorie. L'objet et son étude, étroitement mêlés, font œuvre. Pas hors d'œuvre, non. Plat de résistance. Tout un programme. À la résistance, concept somme toute négatif, se substituent l'action, l'invention, l'art, la poésie, la musique. Sylvaine Hélary à la flûte privilégie le son d'ensemble qu'élaborent des musiciens aux palettes multicolores comme je les aime, Antonin Rayon au piano et synthétiseur, Hugues Mayot aux saxophones et clarinettes, Sylvain Lemêtre au vibraphone et percussion, auxquels se joint Boudart au synthétiseur MS20. C'est à des gens comme eux qu'il faudrait confier la sonorisation des manifestations ! Proposer autre chose. Changer d'angle. Brusquer les habitudes. Avec une infinie tendresse.


Spring Roll, le second disque de l'album, est presque entièrement instrumental, avec apparitions vocales de Yumiko Nakamura et Jean Chaize. Plus minimaliste, plus lent ou plus calme dans son déroulement. Il faut de la patience pour composer des rouleaux de printemps. Préparer chaque ingrédient séparément ; décortiquer les crevettes, couper finement le porc, râper les carottes, hacher la coriandre, cuire les vermicelles de riz, laver la salade et la menthe, préparer les germes de soja, et puis mouiller les galettes de riz juste avant de les rouler. Je coupe le nước mắm avec autant d'eau, je presse un ou deux citrons, j'ajoute beaucoup de sucre, parfois de l'ail et les carottes. Qu'est-ce que je raconte ! Le Spring Roll d'Hélary n'est qu'une friandise pour les oreilles, et si la flûtiste passait en cuisine elle glisserait très probablement quelque ingrédient inédit, une succulente surprise. Comme ces fugitives apparitions des poèmes de Bashô, Shakespeare et Robert Walser dans leurs langues originales. Un silence. Quelques notes. La liberté de jouer ensemble. Chacun son tour comme ces plateaux tournants où l'on se passe les plats chinois dans la plus exquise convivialité...

→ Sylvaine Hélary, Spring Roll + Printemps, cd Ayler Records (attention, ce double CD est en rupture chez l'éditeur, mais encore disponible chez Orkhêstra, son distributeur, 25€)

lundi 7 mai 2018

Les essaims#1 du Spat'sonore à Saint Merri


Vendredi soir Lutherie Urbaine, dont l'atelier-laboratoire est situé à Bagnolet, s'était associée à Babbel Productions et aux Rendez-vous contemporains de Saint Merri pour organiser Les Essaims #1 avec Spat'sonore. Au milieu d'un concert plutôt bruitiste, le violon lyrique d'Amarylis Billet s'envola vers les voûtes de l'église pendant Maelström composé par Karl Naegelen. Les tentacules de la pieuvre de métal enveloppaient le public serré sur les coussins au milieu du dispositif sonore acoustique. On souhaiterait tout de même un peu plus de confort à nos fesses glacées ! La guitare de Christelle Séry sonnait parfois comme des ondes Martenot. Les huit spatistes dont ici Olivier Germain-Noureux et Nicolas Nageotte, profitaient du décor de Saint Merri pour souffler dans les tuyaux à rallonges qui encerclait les spectateurs.


Quand la nuit fut tombée, les lumières de Thomas Costerg éclairèrent le spectacle en soulignant la magie du lieu et les pianissimi de l'orchestre. Ça chuchote et picote, ça hoquète et cliquète, ça frappe et ça rape, ça chante et ça hante, ça souffle et emmitoufle...


Moments particulièrement émouvants lorsqu'Elsa Birgé chanta I pirati a Palermu et O maharagias, accompagnée par les huit musiciens de Spat'sonore. Une en sicilien, l'autre en grec. Pendant ce temps-là je tournais autour du chœur avec Eliott dans sa poussette !


Comme tous les autres spatistes, y compris la violoniste, la guitariste et la chanteuse, Roméo Monteiro, Philippe Bord, Joris Rühl, Nicolas Chedmail actionnent des pistons qui dirigent le son vers des pavillons situés autour et au dessus du public.


Elsa Biston avait composé Les jardins à la française (ne supportent pas l'orage), une pièce portée par le système de partitions défilantes de Nicolas Chedmail avec des solistes de Spat' et une soixantaine d'amateurs agitant des sacs plastique, frappant des morceaux de bois, déchirant du papier kraft, soufflant dans des flûtes, des trompes et des harmonicas.


S'appuyant sur le même système grâce aux quatre écrans encadrant le public qu'ils suivaient scrupuleusement, les interprètes de The call of the wild du percussionniste Roméo Monteiro frappaient, soufflaient, frottaient... Le concert se termina sur les pétards de Aux enfants sauvages de Frédéric Pattar... La photo a été prise au cours de l'une des répétitions à Lutherie Urbaine.


Pendant les entr'actes, Pierre Bastien et Rie Nakajima faisaient évoluer leur petit théâtre d'objets mécaniques dans la crypte située au sous-sol, autre moment magique où les miniatures semblaient obéir à un rituel profane d'un autre temps.

lundi 30 avril 2018

Areski, un beau matin


Après avoir écouté la réédition en vinyle de Un beau matin d'Areski, j'ai aussitôt eu envie de constater les trente ans qui séparent cet album de 1970 et Le triomphe de l'amour trente ans plus tard. Le premier a la fraîcheur des premiers Saravah, du disque qu'il avait cosigné avec Jacques Higelin, un copain de régiment, ou de ceux qu'il concoctait alors avec sa compagne, la sublimissime Brigitte Fontaine. Le second chez Universal est riche d'arrangements que nombreux musiciens viennent alimenter. Les deux possèdent la poésie monotone d'une voix blanche à fleur de peau, le parfum kabyle des percussions qu'il effleure, des fleurs qu'il fait pousser dans son jardin de rêve, un rêve généreux et coloré.
Le nouveau vinyle est bleu transparent comme le ciel un beau matin. Il devait sortir pour le Disquaire Day, mais l'usine avait livré une galette défectueuse et en vinyle noir. Alors le voilà enfin, salué par une foule d'amis jeudi dernier au Souffle Continu. C'était aussi fêter la sortie du livre de Benjamin Barouh sur son père Pierre Barouh, fondateur des Disques Saravah et directeur artistique d'Un beau matin qu'accompagnent Benoît Charvet (flûte, basse) et Jean-Charles Capon (violoncelle), Areski jouant de tous les autres instruments. La fée Brigitte, discrète, ne fait pas défaut et Daniel Vallancien est le fidèle magicien du son. C'est évidemment une petite merveille qui refait surface avec cette manière qui n'appartient qu'à Areski et Brigitte Fontaine, auteur de plusieurs chansons, de mêler le quotidien au conte, la critique sociale aux hallucinations des rêveurs. Notons que Le brouillard (avec Joseph Jarman, Malachi Favors et Leo Smith, non stipulés !) figurait la même année tel quel dans l'inégalable Comme à la radio de Brigitte Fontaine qui enregistrera également Le dragon deux ans plus tard.
Le soir de lancement, Benjamin Barouh, Jean Querlier (à qui j'étais content de remettre la réédition CD de À travail égal salaire égal dans lequel il joue), Maïa Barouh, Dominique Cravic, Étienne Brunet (avec qui j'ai eu la joie de jouer plusieurs fois), Aurélien Merle, Margaux et Eric Guilleton rendirent hommage au label Saravah. Areski, probablement égaré dans la capitale à la fois réelle et onirique, arrivant en retard, se glissa au milieu du public, et écoutant le premier titre de son disque se fendit d'un "Ah ouais, c’est pas mal" !

→ Areski, Un beau matin, LP Le souffle continu, 20€

mercredi 25 avril 2018

Les occasions manquées 3/5 : Cotinaud, Labbé, Zingaro


Après les occasions manquées de Jean Morières, Didier Petit, Roger Turner, Pascal Contet, Philippe Deschepper et moi-même, vous croiserez aujourd'hui celles de François Cotinaud, Pascale Labbé et Carlos “Zingaro” qui mettront en scène Sun Ra ou Jack Lang !

Réponses réunies par Laure Nbataï, Raymond Vurluz et Valérie Crinière et parues début 2005 dans le n°12 du Journal des Allumés du Jazz

Dans le cadre du Cours du Temps, nous avons l'habitude de retracer l'histoire de musiciens qui ont marqué le demi-siècle passé. Pour ce numéro, nous marquons une pause en vous proposant des petites histoires, celles d’occasions manquées, de rêves qui tournent court. Le Cours du Temps en aurait-il été affecté ? Le leur, le vôtre, le nôtre ?

Suivront dans les prochains épisodes les aventures de
Veryan Weston, Stéphane Payen, Fred Van Hove, Guy Le Querrec, Adam Linz et Bernard Vitet

Planètes par François Cotinaud

C’était en 1989 ou 1990 et je répétais avec le trompettiste M’ra Oma et Alain Jean-Marie pour un concert au Petit Journal Montparnasse. À l’époque, la scène était encore dans le sens de la largeur si je me souviens bien, et le public entourait pratiquement les musiciens, ce qui était plus convivial. Nous répétions donc, et à l’occasion d’une pause je confiai à M’Ra que je rêvais de jouer un jour aux côtés de John Gilmore et Marshall Allen. J’ignorais que M’ra croisait régulièrement Haffa, l’un des correspondants de Sun Ra en France, sinon en Europe.
Quelques jours plus tard, je reçus cet appel d’Haffa, dans un français moyen que nous abandonnâmes pour un américain médiocre, mais jugé plus fluide. Mi-sarcastique, mi-encourageant – je ne saurai jamais - Haffa me lança à brûle-pourpoint : “So, you want to play with Gilmore ?”
Je risquais un “yes” timide et méfiant, et j’entendis un énorme éclat de rire, ce qui me fit penser qu’il se foutait de moi. En fait, non : il avait une proposition de stage à Orléans avec Sun Ra – et l’orchestre au grand complet.
Une semaine après, j’étais présent, avec une dizaine d’étudiants. Et Haffa était là, puis James Jackson, June Tyson, Marshall, John Ore (le compagnon de Monk) et tous les autres. Les stagiaires ne comprenaient pas très bien comment les choses allaient se passer, je traduisais et les rassurais, ayant toute confiance dans la bonne humeur de Sun Ra et dans la convivialité du groupe. L’arrivée de Gilmore et de Ra me fit tressaillir. J’avais bien une espèce de trac.
Sun était bonhomme, s’asseyait au piano, et jouait, à peu près ce qui lui passait par la tête. Sans paroles, Marshall et John se sont assis autour de moi (j’étais scié !), et dans un légère tension se sont mis à déballer diverses partitions – très usagées, déchirées ou écornées, et assez sales. Par son jeu, Sun indiquait le morceau à jouer. Je connaissais ça par cœur, vu qu’Alan Silva faisait pareil, et Cecil Taylor aussi – avec finesse, et puis j’avais tourné avec Bobby Few, Chris Henderson, ou joué avec Aldridge U. Hansberry, Kent Carter, tous américains, mais résidents en France.
L’orchestre s’est mis à jouer et les stagiaires faisaient ce qu’ils pouvaient pour se situer. J’étais bien. Je louchais sur le pupitre de Gilmore ou courrais apporter une part à un autre stagiaire désorienté. Solos à la feuille. Impros à la pelle. Puis tout d’un coup un autre thème, pris à la volée par les ténors du cru.
Le jour du concert, l’un des organisateurs du stage eut cette phrase : “il faudra prévoir une tenue, noir et blanc.” Je pouffais. Impossible. Je connaissais les outrances colorées chez Sun Ra. Néanmoins, tous les stagiaires étaient en noir et blanc. Bon. Un peu triste tout de même. Haffa vint me chuchoter à l’oreille : “Ra veut te voir.” Je filais dans les coulisses. Ra était assis et me tendait des paillettes d’argent, des colliers, des parures, des chemises dorées et s’immobilisait à chaque essai, penchant la tête dans un rictus incompréhensible, il jugeait cependant rapidement et plongeait dans une valise vers une autre relique. J’avais le son, je faisais partie de la famille, c’est tout ce que je me disais. Le concert se passa ainsi : que ceux qui savent jouent et, advienne que pourra !
Je dînai avec June Tyson et Gilmore. Jubilation profonde. Haffa vint me voir et me glissa : “Alors, tu continues ? La tournée en Europe ?” D’abord, je ne compris pas et j’eus une réaction sédentaire. Partir avec Ra ? Non, malgré tout. Et maintenant ? Ra est retourné sur Saturne. Comme June, et John. Dommage. J’avais tout de même réalisé mon rêve, mais je n’avais pu me lancer dans le no man’s land qui le prolonge parfois. Cependant, j’ai gardé de ce rêve le culte des ensembles complices qui vivent sur, et cultivent, une autre planète, un langage commun, et créent les occasions nouvelles. Mieux vaut parfois suivre son propre itinéraire, ou orbite… Vénus poursuivant Saturne ? Quel désastre ! Que dirait Jupiter ?

Champagne ! par Pascale Labbé

Un peu risqué d'évoquer les occasions ratées. Comme les actes manqués, les gaffes ou les lapsus... C'est révélateur ! D'autant que dans notre monde, il est indispensable de se montrer sous son jour le plus avantageux... Aucun intérêt donc à dévoiler ses faiblesses. Alors allons-y !
Je constate par exemple avec étonnement que j'attribue à une bonne étoile mes réussites alors que je me sens entièrement responsable de mes échecs. Le contraire serait sûrement plus confortable. Je vais y réfléchir. Je m'aperçois aussi que les occasions professionnelles inespérées n'ont pas manqué, mais que je suis la reine des essais non transformés. Si j'arrive à éviter de justesse l'extinction de voix, je n'ai jamais aussi mal chanté que sur une scène de festival, avec des musiciens "renommés", devant un jury (là c'est la catastrophe, j'ai renoncé depuis longtemps aux concours). Je ne trouve rien d'intéressant à dire dans les conférences de presse et les colloques. Un inconnu n'en finit pas de me raconter sa vie devant le buffet tandis que s'éloignent tous les directeurs, producteurs et journalistes influents de la terre. Je me retrouve en bout de table en face du beau-frère du voisin d'un vague copain dans un silence consternant tandis que ça parle "affaires" à quelques chaises de là, n'en doutons pas. J'envoie mes feuilles de soins au Ministère de la Culture et ma demande de subventions au Centre d'Assurance Maladie. J'arrive en retard aux rendez-vous importants : je tombe en panne d'essence, je me perds dans les couloirs, l’air du bureau est confiné, manque de pot, j'ai mangé de l'ail et je suis en sueur. Bref ma vie est une accumulation d'occasions ratées et je me demande souvent comment j'ai pu vivre presque exclusivement de la musique jusqu'à maintenant : ça ferait l'objet d’autres confidences, sur les occasions réussies.
Une fois j'ai quand même beaucoup ri, ne pouvant en aucun cas me tenir responsable de ce qui est arrivé. Années 80, la gauche au pouvoir. Question culture, il était de bon ton de faire populaire en caressant dans le sens du poil. C'était la grande époque des stages de tags subventionnés et autres défilés gouldiens. La fin de la contre-culture, la collaboration fascinée de beaucoup d'artistes avec le politique et l'économique. Nous n'en sommes pas encore revenus ! Avec Jean Morières, nous venions juste de créer le duo Ping-Pong, après un voyage de trois mois en Afrique. J'étais enceinte de Fani, notre dernière fille et nous étions installés depuis peu à la campagne. C'était une musique personnelle, naïve, un folklore utopique que nous défendions avec ferveur et beaucoup de candeur. Nous avions trouvé un contrat dans un club Léo Lagrange. Contre toute attente, il s'agissait d’un bar branché dans le centre d'une petite ville avec musique techno et clips sur grands écrans. Nous avions réussi à négocier l'arrêt de la musique pendant notre concert mais pas de l'image. Nous avons ainsi évoqué à la voix et à la flûte en bambou l'envol d'un rapace au-dessus de la montagne tandis que Michael Jackson se dandinait au-dessus de nos têtes. Nous étions en train de ranger notre matériel quand le patron vint nous voir : " il faut recommencer, voilà Jack Lang. "Jack Lang ? C'est une plaisanterie ?". On a mis un certain temps à y croire, mais effectivement Jack Lang est arrivé avec ses gardes du corps et son secrétaire de cabinet. Et nous avons rejoué. Je crois que cette fois-ci les télés étaient éteintes. À la fin du morceau, Jack Lang vient nous dire qu'il trouve ça vraiment intéressant, qu'il veut nous aider... Je sens un petit picotement agréable dans le ventre. Ça y est c'est arrivé, merci Ganesh, Saint Antoine de Padoue, l'étoile et la papesse, mes parents de m'avoir mise au monde, mon amour de m'avoir soutenue dans les moments les plus noirs. Finis les coups de téléphone infructueux, les envois massifs de cd sans résultat, les salles des fêtes poussiéreuses, les sonos pourries, les taboulés de la veille et les fonds de cafés réchauffés. À nous les capitales du monde, Paris, Londres, New York, Tokyo ! Nous sommes les nouveaux ambassadeurs de la culture française... Champagne !
Je téléphone donc comme convenu au Ministère le lendemain matin, pleine d'espoir, le cœur battant. J'ai effectivement le secrétaire. Jusque-là tout va bien. II me donne des noms de clubs parisiens et leurs contacts. Je note avec entrain. Plus la liste s'allonge, plus le doute s'installe. Au bout d'un moment, je lui demande s'il va effectivement nous aider à jouer dans tous ces lieux. "Ah non, nous n'avons heureusement pas ce pouvoir, c'est à vous de les contacter !" Silence au bout du fil... Vous avez bien compris, le secrétaire de Jack Lang, ayant ouvert le Pariscope ou l'Officiel des spectacles à la rubrique jazz, était en train de me dicter la liste des clubs. Je suis partie d'un grand éclat de rire et j'ai raccroché...

Lisbonne, 06 Mars 2005 par Carlos “Zingaro”

C’était l’été 1979. J’étais à Woodstock, en résidence au Creative Music Foundation. Bourse Fulbright, jeune, heureux et plein d’espoir après la longue traversée du désert portugais. Assistant de Roscoe Mitchell, j’avais la chance (le rêve ?) de connaître et collaborer avec tous ceux que j’admirais depuis toujours : Richard Teitelbaum, Marilyn Crispell, Karl Berger, Anthony Braxton, George Lewis, Gerald Oshita, etc. Je fréquentais tous les endroits possibles pour les nouvelles musiques entre Woodstock et New York, en précieuse compagnie de Tom Cora, Mars Williams et d’autres résidents à la CMF. On jouait dans tous les contextes. On se cassait la gueule, mais on reprenait le jour suivant… Dans des petits caveaux downtown. on rencontrait John Zorn, mon frère jumeau Toshinori Kondo, Fred Frith. Les Talking Heads ou Ornette Coleman Prime Time passaient au Hurrah. Cecil Taylor et James White and The Contortions jouaient au Squat Theatre. New York, la belle époque…
Tous me disaient de rester. Même si j’avais des problèmes de survie avec la musique, j’aurais toujours pu dessiner ou faire le copiste pour les longues partitions orchestrales de Braxton, pour lesquels il n’y avait pas encore de logiciels…
Mais je suis rentré à Lisbonne pour participer et aider à la programmation du gros désastre du nouveau jazz portugais, l’infâme Festival Setubal ! Le premier et dernier grand festival de nouvelle musique et de jazz de par chez moi !
Affiche énorme (Lacy, Mike Westbrook, FIG, Hugh Davies, Compagnie Lubat, Sunny Murray, Teitelbaum, Centazzo, Kent Carter, Evan Parker, Workshop de Lyon, etc.). Catastrophe, faillite, la réalité noire après le rêve américain…

vendredi 30 mars 2018

Claude Barthélémy, au large des pôles


Entretien paru fin 2006 dans le numéro 17 du Journal des Allumés du Jazz que j'ai mené sous la rubrique Pensez la musique aujourd'hui.

Si les mathématiques furent sous l'Antiquité considérées comme un art, pour certains la musique reste une science. Celui que l'on surnomma "la mitraillette" s'est affirmé au fil des ans comme un compositeur original, funky, sériel et prolixe. Le guitariste Claude Barthélémy, non content de jouer de la basse et du oud, a mené à la baguette dorée sur tranche deux ONJ et continue d'écrire pour des orchestres les plus divers, musique du monde ou contemporaine, voire les deux à la fois dans une théorie unifiée.

Dans ses Mémoires, Hector Berlioz écrit : « Me voilà donc passé maître sur ces trois majestueux et incomparables instruments, le flageolet, la flûte et la guitare ! Qui oserait méconnaître, dans ce choix judicieux, l’impulsion de la nature me poussant vers les plus immenses effets d’orchestre et la musique à la Michel-Ange ! »…

Quel qu'il soit, l'instrument de musique est un moyen efficace pour apprendre à se situer dans l'univers des sons. Cependant, selon telle ou telle configuration de ses techniques de jeu, chaque outil est marqué par ses facilités, difficultés, voire impossibilités d'accès ou d'enchaînement des hauteurs, nuances, attaques... Par exemple, faire un crescendo sur une note pour le piano.
Les facilités sont désignées par des termes en "-istiques", musique guitaristique, saxophonistique...
La découverte de, et l'habileté à se promener dans la musique, se font depuis l'instrument que l'on pratique, avec le plus souvent comme conséquence de percevoir comme "lointain" tout ordonnancement de sons peu aisé à exécuter sur l'outil. Le polyinstrumentisme oblige à multiplier les points de vue, à éprouver différentes perceptions de l'effort productif : il ne coûte rien aux cordes de ralentir le tempo pour répéter tel ou tel morceau peu aisé, ce qui n'arrange pas les vents qui ont tout de même besoin de respirer de temps à autre... L'idéal, si l'on se pique d'écrire pour orchestre, serait de n'avoir aucun instrument référent, ou bien de les avoir tous, deux infinis inaccessibles par définition. La vérité se situe comme d'habitude quelque part entre les deux, et, bravo Hector, être virtuose sur trois instruments est déjà tout à fait remarquable.
J'oserai cependant méconnaître "l'impulsion de la nature" qui opérerait un choix d'instrument poussant aux "plus immenses effets d'orchestre", car l'on sait bien que 1) la décision de pratiquer le tuba plutôt que le violon procède largement des données sociales initiales et de l'environnement du sujet, ne serait-ce que par la ou les musiques qui lui sont données à rencontrer. 2) je n'ai pas connaissance de basson, au hasard, qu'il suffirait de cueillir sur un arbre pour en jouer "naturellement".
Chapitre mauvais esprit : Michel-Ange étant devenu partiellement aveugle à la suite de la réalisation de la fresque du plafond de la Chapelle Sixtine, "une musique à la Michel-Ange" ne pourrait-elle pas être celle de Beethoven ? Ou peut-être Schumann ?

Y a-t-il quelque chose à voir ?

L'école ordonne : regardez ! Écoutez !... Mais, pour signaler un talent, on dit, il ou elle VOIT, il ou elle ENTEND TOUT !
À l'instar de la lumière blanche, somme de toutes les fréquences, la page blanche contient tous les sons, et ceux que l'on y dépose sont ceux choisis dans la rémanence de l'éblouissement, jamais la même - certains parlent aussi d'inspiration - l'étincelle au point exact de l'impertinente pertinence.

Dans tes compositions, existe-t-il des sons qui te manquent ?

(Hi hi ! En poussant à la limite, tiendrait-on pour musique une production sonore infiniment variée, sans mémoire, sans clôture ?) Composer consiste à se souvenir de ce qui n'existe pas encore, en rapetissant l'échelle jusqu'au micro détail. Quels que soient les objets sonores choisis, c'est l'ensemble de leurs RELATIONS qui constitue l'enjeu compositionnel : un, deux, trois, mille sons, mille bruits, mille notes, qu'importe ? L'agilité de l'orchestre en tout domaine (précision, variété de timbres, vélocité...) du plus grave au plus aigu, est le premier critère.
Rien ne me manque, j'est-ce-père juste garder le désir d'affiner sans cesse ma perception du fait musical, ne jamais oublier que la zique n'est jamais pure transe ou danse, voix ou chanson, de cour ou de rue... de la contempler plutôt que l'entendre ou l'écouter.
° Deux relations :
1) En deçà ou au delà de l'amour que je lui porte, le gamelan javanais m'intéresse non seulement pour la raison qu'il n'est pas tempéré, mais aussi parce que, à y écouter de près, les notes qu'il produit ne sont guère descriptibles en stricts termes de hauteur. Il interfère non les notes mais la distribution des harmoniques, subtilement actif dans le grain général du son de l'orchestre.
2) Pareil pour le oud : l'absence de frettes range les hauteurs en un continu dont c'est la dialectique avec les instruments à hauteurs discrètes qui en fait l'intérêt.

La dialectique peut-elle casser des briques ?

Projet : s'approprier toutes les briques-chapelles pertinentes afin de les dialectiquer impertinemment en cathédrale.

Le temps est-il élastique ?

Ce qui fait la force de la partition, c'est que le temps n'y existe PAS. Chaque page est contemporaine de n'importe quelle autre. Par extension toutes les partitions sont contemporaines. Quelle joie, lorsque après le concert des personnes viennent nous dire "mais vous n'avez joué que 20 minutes !" alors que le spectacle a duré cinq fois plus... Quel drame pas instantané de le sentir passer...
La matière crée l'espace, et l'espace est l'espace temps.
Il m'est arrivé de concevoir entièrement un morceau en un clin d'œil. Seule durée : celle de graphier une idée arrivée complète dans son développement, enserrée dans une boîte hors du temps (cf. Musique et architecture, I. Xenakis).
Et, dans un solo, je sais assez souvent la fin de la phrase avant de la commencer. "Au profond sommet du toit de l’âme, sur l’instant chaviré, serait-ce qu’il nous reste le temps de tourner l’esprit face au vent d’Ouest ? Méditer l’embrun, la vague, le phare, l’avenir... incertains ?" (Extrait de Tombola Planétaire, paroles et musique de C. Barthélemy orchestre) Alors OUI le temps est élastique, plastique, tout ce que l'on voudra. Je redis : composer consiste à se souvenir de ce qui n'existe pas en corps, à le désoublier.

mercredi 7 mars 2018

Le Dharma sans rides


Les albums du Dharma, que Le Souffle Continu vient de rééditer en vinyle, ont le mérite de réfléchir une époque, sans nostalgie. Réécouter les 4 à la suite dresse un portrait musical des jazz du début des années 70 dans toute la diversité des influences que le vent du large soufflait sur l'Hexagone. Si les références sont évidentes, les musiciens du Dharma surent les cuisiner à leur sauce en les saupoudrant des épices post-68, posant au fur et à mesure les bases des nouvelles traditions européennes. Chaque album se situe dans un cadre particulier où les structures préétablies aménagent suffisamment d'espace aux improvisations collectives. Ces compositions instantanées caractérisent ce qu'on a ici coutume d'appeler le jazz par rapport au rock où seuls les solistes peuvent dérouler leur fil d'Ariane. À notre propre époque inondée de revivals, le Dharma n'est pas vraiment daté parce qu'il s'approprie les codes avant qu'ils ne deviennent des dogmes.
Mr Robinson sonne fondamentalement américain. Rien de surprenant, car c'est au Centre Américain situé boulevard Raspail, là où se dresse aujourd'hui la Fondation Cartier, alors quartier général de tous les musiciens noirs américains exilés à Paris, que se rencontrèrent le pianiste chilien Patricio Villaroel et le batteur Jacques Mahieux. Celui-ci jouait déjà avec les souffleurs Jef Sicard (alto, ténor, flûte, clarinette basse) et Gérard Coppéré (ténor, soprano), et le contrebassiste Michel Gladieux. Le Dharma était né. Posé et enthousiaste, mélodique et charpenté, il soigne les ambiances rubato avec des soli de flûte et de sax lorgnant du côté de la côte est des États Unis où Miles Davis et Charlie Mingus ont révolutionné le jazz que l'Art Ensemble of Chicago vient déjà bouleverser...
Pour l'album en trio piano/basse/batterie intitulé Snoopy's Time, Villaroel compose de plus en plus et devient électrique à l'instar des claviers saturés de Miles. Avec l'arrivée du guitariste Gérard Marais, le quintet se tinte parfois d'une couleur rock. En France, sous influence Soft Machine, ce qu'on appela un temps jazz-rock devient le rock progressif. Les groupes anglais ayant des difficultés à se faire entendre chez eux traversent la Manche. End Starting s'éloigne des modèles américains pour s'inventer de nouvelles perspectives où free jazz signifie avant tout que l'inspiration se libère. Le Dharma n'en perd pas pour autant son accent français. En 1973, Archipel, le quatrième album, troisième en quintet, possède une signature collective. En même temps que d'autres groupes, il ouvre la voie aux expérimentations, tendance que l'on retrouve actuellement à se dégager des cadres anglo-saxons en assumant l'héritage des musiques savantes et populaires dans un melting pot sans distinction de style, ou, devrais-je dire, un pot-au-feu des plus alléchants. Trois ans plus tard, ils accompagneront la chanteuse révolutionnaire Colette Magny sur Visage-Village (rien à voir avec le récent film quasi homonyme de JR et Varda !) avec l'accordéoniste Lino Leonardini, Jean Querlier remplaçant Sicard, et François Méchali remplaçant Gladieux. Et s'il est une chanteuse dont on devrait ressortir tous les disques, c'est bien Colette Magny ! Mais aujourd'hui c'est au Dharma de bénéficier de cette remarquable réédition.

→ Dharma Quintet, Mr Robinson (1970), LP Souffle Continu, 21€
→ Dharma Trio, Snoopy's Time (1970), LP Souffle Continu, 21€
→ Dharma Quintet, End Starting (1971), LP Souffle Continu, 21€
→ Dharma Quintet, Archipel (1973), LP Souffle Continu, 21€
Le bundle des 4 vinyles, 75€

vendredi 2 mars 2018

Euphorie de l'éthio-jazz


Visions of Selam est le genre de disque qui justifie la fonction "Repeat" de sa platine. Les six français du groupe Arat Kilo se sont associés à la chanteuse malienne Mamani Keïta et au rappeur Mike Ladd pour composer treize invitations à la danse des plus enivrantes. Les touches de mon clavier sautillent sous mes doigts et j'ai du mal à rester assis ! Le jazz frénétique d'Addis-Abeba des années 60-70 élargit son chant d'action à toute l'Afrique, jusqu'en Amérique. Mike Ladd, qui semble bizarrement le rappeur actuellement incontournable sur sol hexagonal, trouve une nouvelle inspiration dans cet éthio-jazz survolté et Mamani Keïta confirme le talent que ses disques solo sur le label NoFormat! avaient annoncé.


Avec Michaël Havard (saxophones baryton et alto, flûte traversière), Aristide Gonçalves (trompette, bugle, claviers), Fabien Girard (guitare électrique, balafon), Samuel Hirsch (basse électrique, glockenspiel), Florent Berteau (batterie), Gérald Bonnegrace (percussions), ils ont enregistré leur album en seulement trois jours dans les conditions du live. C'est le petit secret des disques vivants, ici avec seulement un 24 pistes analogique. Lorsque j'avais découvert grâce à Francis Falceto cette musique d'origine éthiopienne, mélange de jazz, de l'azmari traditionnel, de funk et de pop, les disques de Mahmoud Ahmed et d'Aster Aweke m'avaient envoûté. Je retrouve cette excitation, même s'il me manque parfois le charme craquant des mélodies lentes de l'Abyssinie. Mais chaque fois que ces jours-ci j'aurai besoin d'un petit coup d'adrénaline, je saurai où est la réserve !



→ Arat Kilo / Manani Keïta / Mike Ladd, Visions of Selam, cd Accords Croisés, dist. Pias, sortie le 16 mars 2018

mercredi 28 février 2018

Comment choisissez-vous le titre de vos œuvres ?


Retour de La Question dans le n°16 du Journal des Allumés du Jazz, en juillet 2006 après trois ans d'interruption. Il faut un bon carnet d'adresses et je m'y étais épuisé. Jérôme Bourdellon, Étienne Brunet, Pablo Cueco, Atom Egoyan, Jean-Rémy Guédon, Michel Houellebecq, Sylvain Kassap, Jean Morières, Jacques Thollot, Jean-Claude Vannier, Bernard Vitet avaient eu la gentillesse de raconter comment ils choisissent le titre de leurs œuvres. J'adore cet exercice, résumé imagé qui tient généralement du trope, et m'y suis souvent prêté pour des amis à qui j'ai offert le titre des leurs...

La Question fait son retour dans ce numéro dédié à l’illustration, avec une interrogation majeure générant une réponse courte, le titre. Doit-il résumer, attirer, rappeler, étiqueter, suggérer, surprendre ou rassurer ? Chaque témoignage en dit long sur les pratiques des créateurs lorsqu’ils abordent la gestion de leur image.

Jérôme Bourdellon, compositeur
En général, je choisis le titre des morceaux de façon assez simple, souvent les circonstances entourant la création y participent, d'autres fois c'est le style évoqué par l'improvisation elle-même qui donne le nom, mais en règle générale, il ne faut pas que cela devienne une préoccupation. Par exemple : dans Manhattan Tango avec Joe McPhee, nous enregistrons une improvisation qui ressemble à un tango, nous avons déjà le style, ensuite ça c'est passé à Manhattan, nous avons la situation géographique ; à la fin c'est un jeu d'enfant d'appeler ce morceau Manhattan Tango, qui est, de plus, le titre éponyme de l'album, étonnant non ?!
Un autre exemple : j'ai sorti un cd en solo et en cherchais le titre ; comme cet album parcourt mon univers de la flûte, je l'ai appelé Trajet solo et j'ai choisi l'empreinte d'un seul pied comme pochette pour résumer la notion de trajet et de solo.
Un dernier exemple : dans l'album Novio iolu encore avec McPhee, nous avons enregistré un morceau improvisé avec du didjeridoo et du shakuhachi ; nous étions en pleine mode du didjeridoo world music et new age, pour les bobos naissants (ce qui n'est pas notre genre) ; alors nous avons appelé tout naturellement ce morceau Please No World Music.

Étienne Brunet, compositeur
Bien sûr, la musique doit se suffire à elle-même, elle doit s’écouter avec joie et passion sans même savoir qui la joue et encore moins quel est son titre. Cependant, je souhaite et j’attends d’un titre qu’il me fasse rêver, qu’il m’interpelle et m’intéresse au même titre que la musique (composée ou improvisée). J’écoute. Super. C’est quoi ? Je me renseigne. Immense déception : le titre est trop tarte, banal à mort ! Dans une chanson, le titre renvoie au refrain. Dans une improvisation, le titre envoie à l’abstraction. Pour ma part, j’aime conceptualiser ma musique. Le titre reflète cette démarche. La Légende du Franc Rock & Roll (chez Saravah) joue sur la spéculation de douze formes répertoriées rock, issues du blues de douze mesures. Ce titre annonce le rock français comme une pure illusion, un conte pour grands enfants copiant de manière touchante les musiques noires américaines. Le mot « Franc » suggérait l’ambiguïté entre une monnaie (un mensonge) ou une révolte franche et sincère, on ne sait pas. Tune on tune : Zen for TV : ce titre implique la pièce dans la pièce, l’accord dans le désaccord. L’impression d’être untuned s’articule sur la réminiscence d’une œuvre de Nam June Paik, une sinusoïde plate et contemplative générée par un écran, le « Zen for TV ». J’appelle mon solo et mon groupe Ring Sax Modulator. J’utilise massivement le Ring Modulator et d’autres instruments Moog pour modifier le son de l’alto, principalement pour créer des drones. Le but est de transformer le saxophone en cornemuse (mélodie plus bourdon). Sonnerie contemporaine fascinante, résultante de l’addition et de la soustraction de deux fréquences. Le son du saxo finit par être mangé par le Moog comme gagné par une maladie électronique. Le répertoire de ce groupe utilise une série de règles et de méthodes pour l’improvisation intitulées Les Épitres selon Synthétique. En général, un bon titre se passe de commentaires, il doit être comme Evidence de Thelonious Monk, une des plus belles compositions du vingtième siècle.

Pablo Cueco, compositeur
Certaines actions, comme donner un prénom à un enfant ou choisir un vin dans un restaurant chinois, nécessitent un état d’esprit particulier s’apparentant à une sorte d’inconscience passagère ou à une suspension des facultés cognitives.
Le choix d’un titre pour une œuvre musicale en fait certainement partie, avec des nuances certes, mais pas tant qu’il n’y paraît. Pour reprendre les exemples précédents, un enfant aura tendance à se conformer aux attributs de son prénom - ou plutôt, l’entourage, soutenu par l’habitude, en aura rapidement la conviction - et les défauts du vin choisi au restaurant chinois seront généralement atténués par les saveurs vigoureuses des plats et par la quasi impossibilité d’une consommation excessive.
En revanche, l’œuvre ne se conformera jamais à son titre. Elle en prendra seulement le caractère anecdotique, limitant sa perception à de vagues images ou situations. Par exemple, si l’on écoute La lettre à Élise, on imagine généralement un porte-plume et un encrier, un facteur, une jeune fille (prénommée Élise de préférence) dont la poitrine opulente et fière s’échappe immanquablement d’un déshabillé vaporeux laissant à peine entrevoir, dans une lumière tamisée, un fragment de porte-jarretelles… Donc, La lettre à Élise évoque à la fois un porte-plume et un porte-jarretelles… Il aurait été plus judicieux de lui donner un titre plus simple, réunissant les deux images. Quelque chose comme Les portes. Ce titre a aussi l’avantage d’éviter l’évocation du facteur, toujours troublante sur le plan esthétique. Ce titre virtuel expliquerait aussi pourquoi ce thème est souvent utilisé pour les sonnettes de portes d’entrée et les sonneries de portable. En fait, la musique n’a pas besoin de ces images proposées par les titres. Cette mauvaise habitude, support de l’imaginaire contraignant l’écoute, vient probablement de la période romantique. Les musiciens se prenaient alors pour des poètes, chacun inventant l’amour ou le désespoir mieux que son voisin. Cela étant difficile à prouver par une simple écoute, il fallait « aider » l’auditeur à ressentir l’émotion juste, c’est à dire assez amoureuse ou assez désespérée, ce qui dans leur cas revenait souvent au même. L’autre fonction du titre c’est d’aider à gérer les droits d’auteurs. Là, c’est facile à comprendre, on est dans du concret. Si toutes les pièces pour trombone seul s’intitulent Pièce pour trombone seul, cela pose des problèmes de classement et d’identification de l’œuvre et donc de répartition des droits. Alors que si une est nommée Flatulence IV et une autre Le chant des profondeurs, on les différencie tout de suite, sans avoir besoin de les entendre, ce qui est quand même assez pratique. Le même raisonnement peut s’appliquer au hautbois solo ou à toute formation. On peut ajouter que l’habitude de donner des titres vient sans doute de la musique vocale et de la poésie chantée - la chanson - qui en général génère plus de droits que la musique instrumentale.
Une fois admis l’avantage pour une œuvre d’avoir un titre, il faut le choisir. Un premier problème se pose : la langue. En français ? C’est vite « franchouillard », impossible à l’export à moins d’avoir un accordéon dans l’orchestre et un titre incluant le mot « Paris », et encore… En Anglais ? C’est peu crédible et renvoie au problème précédent en inversé… En plus, on a tout de suite l’air un peu débile dans les interviews… En Espagnol ? On croit tout de suite que c’est du mambo ou du tango… Le russe, le grec, l’arabe, le chinois, l’araméen et le finnois sont trop difficiles à manier… Il reste le latin, mais ça fait musique contemporaine, ce qui est dangereux pour les ventes… Il y a aussi la solution des mots qui existent en anglais et en français… Réponse intéressante, mais limitée (satisfaction, révolution, constipation, etc.). On se heurte à la syntaxe qui identifie la langue dès qu’on dépasse l’usage d’un mot unique dans le titre - ce qui est peu. Un deuxième problème se pose, doit-on choisir ce titre en fonction du contenu musical de l’œuvre (presque impossible sans faire référence à d’autres compositeurs ou à du vocabulaire musical…), des circonstances entourant sa conception (référence aux saisons ou à la météo assez fréquentes, mais aussi à la peinture, à la poésie…), des événements qui entourent son élaboration (usage fréquent de prénoms féminins…), ou au contraire en contrepoint du contenu de l’œuvre (formules de chimie, références à l’astronomie, à l’astrologie, à l’économie, à la politique…) ou encore selon une logique propre au titre lui-même, indépendante de l’œuvre qu’il identifie (mots codés, palindromes…).
On voit donc que le choix d’un titre, s’il est aujourd’hui nécessaire, n’en est pas moins une opération d’une grande complexité. J’ai moi-même utilisé à peu près toutes les solutions possibles. Au final, rien ne me convainc tout à fait. J’envisage d’écrire la musique après le titre, et en fonction de celui-ci, pour voir si ça marche mieux, mais j’ai des doutes.

Atom Egoyan, cinéaste
Mes titres préférés sont graphiques, avec un sens de l'action décrite presque trop évident, laissant ensuite le champ libre à l'imagination pour une multitude d'autres significations. Dans cet esprit, mes meilleurs titres sont Family Viewing, Exotica et Ararat.
En anglais, family viewing est la présentation, en privé, du corps du défunt à la famille lors d'obsèques. Il suggère également un programme télé qui convienne à toute la famille. Enfin, il signifie, tout simplement, le regard porté sur une famille.
Exotica est extérieur à notre monde immédiat. Dans le film, ce qu'il y a de plus exotique, c'est la relation qu'entretiennent les personnages avec leur propre histoire.
Quant à Ararat, il est évidemment lié à une foule de significations, à la fois mythologiques et géographiques.

Jean-Rémy Guédon, compositeur
Je choisis très vite le titre de mes morceaux car, et c'est pourtant évident, cela les identifie ! Quand j'étais jeune musicien, je me suis retrouvé dans des situations "slamesques" ou ubuesques du genre "tu sais le morceau qui fait swip's la do di la de tré le few de swing"...
1) Impropre à l'impro : un titre qui porte bien son nom, j'avais écrit une carrure infernale et c'était très difficile d'improviser dessus... D'où le nom. En plus, on a une allitération "light", ce qui ne gâche rien.
2) Et Monk, C'est du poulet ? : nous faisions un hommage à Monk avec le collectif Polysons et voilà un exemple absolument navrant d'humour typiquement jazz entre musiciens, ça nous a valu une belle crise de rire (mais c'est pas du Flaubert).
3) Peur et religion : c'est le titre d'une des Sade Songs qui figure sur le dernier CD d'Archimusic. J'ai "collé" deux textes du Marquis dont les thèmes sont la peur et la religion, et donc associé les deux thèmes pour le titre de cette "chanson".
4) Balade mentale : j'ai trouvé ce joli nom... Mais je n'ai pas encore écrit de musique dessus, alors ne t'avise pas de le publier, on va me le piquer ! (Allez, ça va pour cette fois...).

Michel Houellebecq, écrivain
C'est une des seules questions dont je connais la réponse. C'est même une des seules questions importantes. J'ai écrit quatre romans et chaque fois, ça s'est produit de la même manière sans que je le fasse exprès, alors ça vaut le coup que je réponde. Je commence toujours sans avoir de titre. À peu près au tiers du roman, respectivement le tiers du temps que ça me prend, j'ai une sorte de crise où je n'y arrive plus. Quelque chose me vient en aide : j'écris un passage très bon, franchement très bon, qui contient le titre. Ça s'est produit avec Extension du domaine de la lutte et La possibilité d'une île. Et là, je suis très content, parce que je sens que je finirai le livre. Le titre est défini à ce moment. Ça s'est passé avec les deux autres aussi, mais c'est moins spectaculaire : Plateforme et Les particules élémentaires ne sont pas des titres composés.

Sylvain Kassap, compositeur
Il y a toujours un lien entre la pièce et son titre, mais comme la plupart du temps chez moi, il n’y a pas de règle stricte :
Certains titres existent avant ou au début de l’écriture, ils en sont même un des moteurs, ils sont presque « techniques » ; par exemple dans le disque Strophes : Palindrome(s), Palimpseste ou Bancal
D’autres associent une image mentale à l’écriture, ils sont peut-être plus « poétiques » : toujours dans Strophes : Molly Bloom ou Botrytis Cinerea ; ou encore « uno soave sono » pour 5 trompettes et « … e sparire » pour ensemble.
D’autres encore ont été donnés après réalisation. Ils peuvent être « descriptifs » ou pas, et si le lien existe, il est parfois très caché.
Pour plein d’autres, c’est le désordre le plus total !!!

Jean Morières, compositeur
Plusieurs démarches coexistent. Le titre est pour moi le plus souvent une description a posteriori d’un objet musical qu’il faut bien nommer. Deux solutions sont possibles, le titre de type technocratique : Requiem en ut pour six tronçonneuses, le type plus impressionniste : En bateau, enfin, celui faisant référence à un vécu personnel, les exemples qui suivent en faisant partie…
Premier exemple : Hommage de Normandie (Cd L’ut de classe, label Nûba).
Je trouve que l’on ne parle pas assez de la Normandie. Moi-même, à y réfléchir, finalement, je n’y pense jamais et n’en parle jamais non plus. Est-ce que quelqu’un y pense ? Probablement. Cependant, j’en ai un souvenir marquant qui remonte à plus de dix ans : la Ville de Condé-sur-Noireau. Cette bourgade du Calvados est implantée à la confluence de la Drouance et du Noireau, se situant au carrefour des routes menant à Saint-Germain-du-Chioult, Montigny-sur-Noireau, Proussy, Saint-Denis-de-Mère, Berjou et Athis de l’Orne. Rien que le nom de cette ville nous donne la couleur. Comment me suis-je retrouvé là ? Le Destin tout simplement. Je vécus là une sorte de Satori d’un genre très particulier : le Satori normand. Tout y était : l’hôtel improbable qui sent la soupe, le fatal papier peint façon années 70 à motifs vaguement circulaires beigeasse et orange de la chambre ; les rues vides à 19h ; la statue de Charles Tellier ; l’architecture quelconque (l’office du tourisme parle de Condé-sur-Noireau de la manière suivante : « agréable localité, joliment reconstruite à la Libération”)… Le Satori eut lieu à peu près vers 21h15, lors d’un événement exceptionnel pour Condé-sur-Noireau : un défilé de mode. Ce gala avait lieu dans la salle polyvalente, un vaste carré de béton aux murs recouverts de moquette beige. La scène, en béton elle aussi, était décorée sobrement de quatre arbres en pots de la maison Gauquelin (pompes funèbres & fleurs) et dominait à 2m50 au-dessus du sol dans un superbe isolement. Le défilé était probablement organisé par l’usine locale, compte tenu du look des habits présentés et de la plastique singulière des top-modèles, recrutés directement au sein de l’entreprise. Les trajectoires incertaines des mannequins, leurs gestes gauches et les sourires crispés produisaient une sensation douloureuse de désarroi. Un public clairsemé, où la ménagère de cinquante ans était bien représentée, regardait sans émotions excessives ce gala surréel rythmé par la musique de Michèle Torr, diffusée sur la sono Bouyer, et qui se décomposait dans l’acoustique vertigineuse de la salle. L’effet produit reste au-delà des mots : le son, les créatures improbables évoluant sur la scène comme en apesanteur, tout contribuait à une étrangeté totale issue de la banalité même de la scène, étrangeté qui porta un impact irréversible sur ma capacité de jugement. Ce phénomène ne céda que plus tard devant un verre de bière.
Deuxième exemple : Tu n’es pas Jim (cd Improvisation sur la flûte zavrila, label Nûba).
Je connus Jim il y a de cela quelques années. C’était un chien qui logeait chez ma voisine. Jim accumulait les singularités de manière surprenante : tout d’abord sa laideur ; très petit, le poil dur et rare, les pattes arquées, le museau écrasé, le chien était de surcroît prognathe et avait des yeux globuleux qui lui donnaient un regard halluciné. Il inquiétait ensuite par un comportement imprévisible : teigneux, vindicatif, prompt à mordre avec une détermination farouche, il pouvait par ailleurs être le plus câlin des animaux. Enfin, Jim possédait une intelligence très au-dessus de la moyenne canine, doublée d’un sens aigu de l’indépendance et n’était de surcroît absolument pas impressionné par le genre humain. Un chien anar, en quelque sorte. Nous avions sympathisé, de sorte qu’il s’invitait fréquemment chez nous au point de créer des incidents diplomatiques récurrents avec la voisine, qui prenait ses fréquentes escapades pour une trahison, à juste titre. Le chien accueillait sa mémère avec des grognements menaçants sans ambiguïté lorsque celle-ci tentait de le récupérer, quand elle y parvenait. Au fil du temps, le chien finit par exercer sur moi une fascination dangereuse : je voyais avec anxiété mes yeux se dilater, ma mâchoire inférieure s’avancer, je me surprenais à grogner à la moindre contrariété. Le maléfice prit fin lorsque, me surprenant en train de reluquer une charmante caniche, mon épouse hurla alors : « Tu n’es pas Jim ! » Puis vint notre déménagement, nos relations avec Jim cessèrent… Depuis, hélas, pas même une carte postale. Troisième exemple : Loisir (cd Un bon snob nu, label Signature). Loisir… Ce mot s’étale langoureusement au fond la gorge, puis s’échappe entre les dents dans un sourire plein de promesses… Loisir… Il est entouré d’autres titres qui sont eux-mêmes des verbes : polir, luire, blêmir, languir… Il a donc ici, lui aussi, une fonction verbale. On dit « loisir » (« Son travail achevé, il loisit dans la ville jusqu’à la tombée de la nuit. » Michel Houelbacq). Ou : « SE loisir » (« Son drink à la main, Betty Palmer alla se loisir dans la chaise longue avec volupté .» Frédéric Dart). On rencontre ce verbe pour la première fois dans les années 1970, lorsqu’une agence de voyages lance le célèbre slogan oh combien efficace : « Loisir, c’est pas moisir ». Il est assez amusant d’inventer sur le même principe d’autres verbes : plaisir, élixir, dépotoir, entonnoir, trépier, dubonner, cambouir, ou même, dans un registre plus scabreux : Julesferrir, jupper, devillier, sarkozir, mussolinir, nevièvetabouir… Laissons donc libre cours à notre imagination, sans oublier d’employer tout cela… À juste titre.

Jacques Thollot, compositeur
Les titres de mes “œuvres”... Mon dieu ! J’eus préféré morceaux, non pas morceaux, trop pot-au-feu… Compositions, voire lieds, suites ou pièces, peu importe. OK pour œuvres, mais que pour les bonnes ! Aucun de mes titres (comme la plupart d’entre nous, j’imagine) ne sont dénués de sens, qu’ils soient cachés, à double ou sans intérêt, énigmatiques parfois. 1883-1945, Heavens apparemment énigmatique. Pas pour Philippe Carles en tout cas, qui dans un Jazz Mag en révéla le sens : la durée de vie d’Alban Berg, compositeur de l’École dite de Vienne, qui nous légua, entre autres, l’incomparable Concerto à la mémoire d’un ange. Une de ses séries (agencement des douze notes selon d’autres critères que ceux de la musique tonale) est à la base de cette pièce que j’ai harmonisée et rendue tonale dans Watch Devil Go (Palm n°17) sous le titre Go Mind (à l’origine Glabros Moulard). Deux autres « kleine Stücke » (moins glabros) suivent la même technique : Sur douze notes approximativement (Cinq Hops, Free Bird, bientôt réédité en CD par Orkhêstra) et Marie (Résurgence).
Il va sans dire que la féminité m’inspire au plus haut point. L’ambiance de certains thèmes délivre leurs appellations sans équivoque. Certains de mes thèmes (que je nomme premier jet) apparaissent (en pleine improvisation) comme pré-écrits de la première à la dernière note, rien à changer, à rectifier, phénomène rare et imprévisible. Lorsqu’on lui demandait s’il croyait en dieu, Matisse répondait «oui, quand je travaille.»
Les couleurs, les odeurs, me mettent sur la voie. Dans Cinq Hops, par exemple, une pièce (super interprétée par Jean-Paul Céléa à l’archet) m’envoie systématiquement sur les bords de Loire. Elle s’est elle-même intitulée Une certaine lumière tourangelle bien que composée à Vaucresson (92).
À l’inverse, ce peut être l’endroit où je me trouve, le feeling de ce qui m’entoure dans l’immédiat instant, que je tente de transposer vite, l’instant volage vole l’âge mais il vole large. Le troc est équitable. Un style qui ne pourrait dissimuler (nulle envie) mes préfluences voire inférences, envers les surréalistes, Michaux of course, Breton, Éluard et tant d’autres. Samuel Becket Oh les beaux jours et bon nombre d’auteurs des Éditions de Minuit. Ou encore Entre Java et Lombook (le Bali, sa musique) dont un de ses modes m’a influencé. Vu dans le Larousse, source inépuisable pour compositeur en quête de titres ce qui, somme toute, est rarement le cas, j’aime et joue avec les mots, parfois mots de tête, mais je leur dois bien ça.

Jean-Claude Vannier, auteur-compositeur
Les chansons, c'est une liste de mots. Sans signification. Il arrive que ça prenne un sens, à force de les mettre dans un ordre. C'est quand je laisse tomber que ça vient tout seul. J'ai rien à dire alors je chante, c'est un titre. J'ai aussi écrit un bouquin qui s'appelle Le club des inconsolables...

Bernard Vitet, compositeur
J’aime bien les titres qui font des phrases. Comme Ils ont brisé mon violon car il avait l’âme française. Ou la phrase de Pascal : Le silence éternel des espaces infinis m’effraie. Sans être une citation, Trop d’adrénaline nuit est une phrase. Quand la pression est trop forte, les bouchons sautent. J’aime bien les citations.
Pour une série de sonneries de téléphone originales du site sonicobject.com, et ne manquant jamais l'occasion d'évoquer nos sœurs et frères de la création, j'ai intitulé chacune des sonneries du nom d'un animal. Je me suis inspiré pour ce faire de la forme graphique que présentait chaque sonogramme.

jeudi 15 février 2018

Les autres, par un rappeur palestinien et une flûtiste d'origine syrienne


Trop de disques de rap américain sont frustrants lorsque leurs livrets ne divulguent pas les paroles de leur flow. Les commerçants inondent le globe de leurs produits comme si le monde entier comprenait leur langue. L'impérialisme s'infiltre insidieusement dans toutes les couches de la société. Pour Al Akhareen (Les autres), Osloob, rappeur, chanteur, beatboxer et producteur palestinien, et la flûtiste franco-syrienne Naïssam Jalal ont traduit ou fait traduire les textes arabes en français et en anglais. On perd sur le papier le rythme de la poésie qui s'écoute, mais l'on peut au moins savoir contre quoi ils protestent. Osloob, qui est né dans un camp de réfugiés au Liban, a retrouvé en France Naïssam Jalal, fille d'immigrés syriens. Ensemble ils hurlent leur colère contre le régime de Bachar el-Assad, contre l'occupation israélienne de la Palestine, contre la guerre qu'ils n'ont pas connue, mais dont ils subissent les effets, contre les religieux de tous bords, contre les marchands qui se gavent sur la misère des peuples, contre les médias corrompus qui trafiquent la réalité du terrain...


En passant du trio avec Dj Junkaz Lou au sextet en s'adjoignant le saxophoniste castelroussin Mehdi Chaïb, le bassiste sénégalais Alune Wade et le batteur guadeloupéen Arnaud Dolmen, Osloob et Naïssam Jalal allient le hip hop au jazz instrumental, les racines populaires du rap aux recherches lyriques cantonnées à un petit milieu élitaire. Comme les flûtistes Joce Mienniel et Sylvaine Hélary elle offre une nouvelle voie à son instrument. À Tunis lors du festival La Voix Est Libre j'avais été impressionné par les improvisations de Naïssam au ney et à la flûte traversière, entre la rage du ghetto et une poésie kirkienne. On la connaissait avec son groupe Rhythms of Resistance. Elle s'envole et entraîne ses camarades dans un groove qui sort le rap de sa monotonie instrumentale tandis qu'Osloob trouve dans cet orchestre une machine puissante qui porte ses mots de colère et ses vers d'espoir.

→ Osloob & Naïssam Jalal, Al Akhareen, cd Les couleurs du son, dist. L'autre distribution, sortie le 2 mars 2018

vendredi 9 février 2018

Petite conversation avec John Coltrane


J'aime bien ces petits livres qu'on lit d'un trait. Pour l'accompagner j'ai posé A Love Supreme sur la platine. Exactement la même durée. Django est venu me faire des mamours tandis que j'étais allongé sur le divan. Il voulait que je lui frotte les oreilles, vigoureusement, encore. L'interviewer s'annonce d'emblée socialiste. Il faut voir ce que cela signifie aux États Unis en 1966. Frank Kofsky est donc marxiste, professeur d'Histoire à l'université de Sacramento et fan de jazz. Il écrira ensuite Black Nationalism and the Revolution in Music devenu John Coltrane and the Jazz Revolution of the 1960s, et Black Music, White Business: Illuminating the History and Political Economy of Jazz. Le titre souligne qu'il est bien dans la ligne de Malcolm X. Ses questions auront cette couleur. Il finit par réussir à enregistrer John Coltrane à l'arrière d'une voiture stationnée sur le parking d'un supermarché près de la gare de Deer Park à Long Island. Coltrane a conduit une quarantaine de minutes pour que Kofsky puisse attraper son train à l'heure pour Manhattan.
Kofsky l'interroge sur le rapport que la musique entretient avec la politique et le social, sur les difficultés qu'il a rencontrées avec la presse en 1961-62 en faisant évoluer sa musique vers des contrées plus aventureuses, sur son engagement en tant que musicien. Coltrane répond toujours un peu de manière abstraite, en musicien. Il raconte comment il travaille sans arrêt ses instruments, dans toutes les pièces de la maison, jusque dans les toilettes. Du rôle terrible d'une nouvelle embouchure, de l'attrait du soprano et de la difficile infidélité au ténor, de la flûte... On saisit l'humilité du saxophoniste qui ne veut plus jouer dans les clubs à cause du bruit du bar, sa générosité envers les autres musiciens, Dolphy, Sanders, Garrison, Rashied Ali, mais avant tout le bain musical dans lequel il flotte en permanence... Coltrane mourra un an plus tard d'un cancer du foie.

→ John Coltrane / Frank Kofsky, Conversation, ed. Lenka Lente, 9€ port compris

jeudi 8 février 2018

Des disques agréables


Je reçois trop de bons disques. Envoyez les mauvais ! Ces derniers temps mon blog finit par ressembler à une rubrique musicale. Après avoir parlé de moi pendant des années le seul moyen de ne pas me répéter est d'écouter les autres, des autres que la presse spécialisée et généraliste laisse pour compte, comptes d'apothicaire liés aux annonceurs. Mon court sommeil me permet néanmoins de continuer à œuvrer quitte à les rejoindre sur les étagères en espérant la même attention. Quoi de plus agréable que les surprises émanant de collègues que l'on ne connaît pas et de partager leur passions ?
Ainsi le saxophoniste-clarinettiste basse Tom Bourgeois a-t-il créé à Bruxelles le quartet Murmures avec l'accordéoniste Thibault Dille, le guitariste Florent Jeunieaux et le chanteur Loïs Le Van, qu'un double album vient nous révéler tout en tendresse et détermination. La voix susurrée rappelle la fragilité de Chet Baker quand la musique souligne le cousinage velouté avec Robert Wyatt. Les comparaisons sont ici inévitables alors que la démarche est parfaitement originale. Si le premier CD propose essentiellement des compositions de Bourgeois sur des textes de Popp Eszter, Laura Kast et François Vaiana, le second est une adaptation inattendue du Quatuor à cordes de Maurice Ravel ! On croit parfois entendre le soprano de Lol Coxhill ou la guitare de Terje Rypdal, mais c'est le charme des mélodies et la suavité des arrangements que l'on retient.


J'ai gardé sous le coude plusieurs disques agréables en sachant que je devrai les réécouter, d'autant que je suis plutôt à la recherche d'œuvres hirsutes qui me prennent à rebrousse-poil, mais pas jusqu'à ressentir la douleur du cosmétique que ma mère avait eu l'idée de m'infliger pour me coiffer les cheveux en brosse quand j'étais tout petit. On y retrouve souvent une instrumentation plus européenne que les cuivres éclatants d'outre-atlantique soutenus par une puissante section rythmique. Ainsi l'accordéon considéré ringard il y a quarante ans a-t-il retrouvé ses lettres de noblesse dans ces musiques contemporaines influencées par le jazz et le classique, comme le bois de la clarinette et du violoncelle, tous les trois faisant bon ménage avec la guitare et la contrebasse dans le Silent Walk du guitariste Samuel Strouk. Ainsi Vincent Peirani, François Salque, Florent Pujuila et Diego Imbert y perpétuent une tradition mélodique où chaque instrument expose son timbre harmonique dans toute sa richesse expressive. Ce sont pour moi les musiques du soir qui reposent des journées hyperactives.


L'Ensemble Minisym étend son orchestration au théorbe du guitariste Charles-Henry Beneteau, à la vielle du batteur Alexis Degrenier, à l'harmonium ou aux Dents de Dragon d'Amaury Cornut qui se joignent au violon d'Hélène Checco, à l'alto de Gwenola Morin et au violoncelle de Benjamin Jarry pour interpréter des pièces de Moondog en les adaptant pour leur sextuor, déchiffrant des inédits du Viking aveugle de la 6ème Avenue dont Amaury est un des spécialistes. La musique de Moondog inspire aujourd'hui quantité de jeunes musiciens qui trouvent dans ses rythmes répétitifs inhabituels et ses réminiscences médiévales un terreau à leur sensibilité jazzy minimaliste. Après avoir moi-même été séduit dès 1969, j'avais participé à un Hommage paru sur Trace Label, aujourd'hui épuisé. L'Ensemble Minisym possède la candeur de la passion et la fraîcheur de l'original.


Musique répétitive, quatuor à cordes (Hélène Frissung, Fanny Kobus, Carole Deville), bois (Cassandre Girard à la flûte, Laurent Rochelle à la clarinette basse et au soprano, mais aussi Daniel Palomo-Vunesa aux saxophones et Rhys Chatham à la trompette), percussion plutôt que batterie (Jérôme Chinour, Loïc Schild), poésie vocale (Guillaume Boppe, Sophie M, Géraldine Ros, Justine Schaeffer), on retrouve encore ces références dans Rivières de la nuit du guitariste Denis Frajerman. Comme dans les autres disques, le jazz s'affranchit ici du swing en privilégiant néanmoins les expressions individuelles se dégageant d'orchestrations soignées. Les voix se font incantatoires ou simplement narratives. Les instrumentaux évoquent des paysages cinématographiques dont le cinéma ferait bien de se passer quand il joue les redondances ! La musique a un pouvoir évocateur inégalable, suggérant le hors-champ mieux que toutes les images.

→ Tom Bourgeois, Murmures, double cd NeuKlang, sortie le 9 mars 2018
→ Samuel Strouk, Silent Walk, cd Crescendo by Fo Feo Productions, dist. Caroline
→ Ensemble Minisym, New Sound, cd Les Disques Bongo Joe, dist. L'autre distribution
→ Denis Frajerman, Rivières de la nuit, cd Douxième Lune, dist. Allumés du Jazz

jeudi 25 janvier 2018

Tombeau de Poulenc


J'ai toujours adoré Francis Poulenc, compositeur français mésestimé, peut-être pour les mêmes raisons que je dois toujours défendre Jean Cocteau. Il fut même mon voisin au Père Lachaise, mais j'ai déménagé ! J'ai usé le coffret de ses mélodies comme celui de sa musique de chambre, joué et rejoué ses opéras. Dans des genres radicalement différents, une comédie surréaliste, une tragédie historique et une comédie dramatique intimiste, Les mamelles de Tirésias, Le dialogue des Carmélites et La voix humaine sont trois chefs d'œuvre absolus dont les livrets sont respectivement d'Apollinaire, Bernanos et Cocteau. De plus, Poulenc, mouton noir de la famille Rhône-Poulenc, a bénéficié d'interprètes exceptionnels comme Pierre Bernac et la sublimissime Denise Duval. Il y avait deux Poulenc, le compositeur mystique de chœurs célestes et le garnement casquette sur l'œil, celui que je préfère évidemment ! En composant un Tombeau de Poulenc, le pianiste Jean-Christophe Cholet, le saxophoniste Alban Darche et l'ancien chef du Vienna Art Orchestra, Mathias Rüegg, en inventent un troisième, imaginaire contemporain, à l'aide d'un orchestre de jazz.


Librement inspirée par l'œuvre de Poulenc sans jamais tenter la moindre adaptation, Le tombeau de Poulenc est une rencontre exquise entre la musique classique française du début du XXe siècle et les influences du jazz. "Dans la musique occidentale savante, un tombeau est un genre musical en usage pendant la période baroque. Il était composé en hommage à un grand personnage ou un collègue musicien (maître ou ami), aussi bien de son vivant qu'après sa mort, contrairement à ce que le nom de ce genre musical pourrait laisser penser. Il s'agit généralement d'une pièce monumentale, de rythme lent et de caractère méditatif, non dénué parfois de fantaisie et d'audace harmonique ou rythmique. C'est le plus souvent une allemande lente et élégiaque ou une pavane, danse de la Renaissance depuis longtemps tombée en désuétude à l'époque de la mode des tombeaux. Contrairement au lamento italien, le tombeau n'est pas censé utiliser les modes expressifs du deuil et de la douleur qui sont alors vus avec scepticisme dans la tradition musicale classique française. Cependant certains éléments sont notables comme l'usage d'une note répétitive symbolisant la Mort frappant à la porte ou l'utilisation de gammes diatoniques ou chromatiques montantes ou descendantes symbolisant les tribulations de l'âme et sa transcendance." Si je reproduis cette définition de Wikipédia, cela n'a rien d'innocent, vous comprendrez cette allusion à mon propre travail dans quelques mois ! Les plus célèbres sont le Tombeau de Couperin par Ravel ou celui de Debussy par Dukas, Roussel, Malipiero, Goossens, Bartók, Schmitt, de Falla, Ravel, Satie et Stravinsky.
Le choix de deux pianos rappelle tout de même le Concerto en ré mineur de Poulenc, les références instrumentales étant là les plus prononcées. L'orchestre comprend aussi violon, flûtes, saxophone ou clarinette, trompette, trombone, tuba, contrebasse et batterie. De l'ensemble se dégage une douceur particulière, une musique de chambre aux fenêtres ouvertes sur la campagne.

Le Tombeau de Poulenc, cd Yolk, dist. L'autre distribution, 12,99€, sortie le 2 février 2018

lundi 15 janvier 2018

À travail égal salaire égal


Le label autrichien Klang Galerie continue la réédition des vinyles d'Un Drame Musical Instantané en CD. Après Rideau ! (1980), c'est au tour du disque À travail égal salaire égal (1981) d'être remasterisé et de sortir en digipack avec en bonus une version inédite de La preuve par le Grand Huit enregistrée l'année suivante ! C'est le premier album du Drame avec le grand orchestre puisqu'y figurent la version orchestrale de Crimes Parfaits (pour bande magnétique, septuor à cordes et orchestres radiophoniques) et La preuve par le Grand Huit à sa création.
Le disque s'ouvre sur On tourne, pièce de field recording. Réalisé dans une usine de métaux, nous pensions utiliser l'enregistrement comme bande d'accompagnement, mais rentrés au studio nous nous sommes aperçus que la pièce fonctionnait sans aucun instrument supplémentaire. Elle nous faisait penser à Varèse ! Nous nous sommes tout de même crus obligés d'ajouter, discrètement, quelques gongs. À cette époque, mettre un reportage sonore sur le même plan qu'une composition musicale n'était pas dans les usages ! Quant à Pour quoi la nuit ?, c'est un morceau expérimental où nous changeons tous les trois d'instrument à chaque accord. Après que j'ai recollé les morceaux les uns à la suite des autres, nous avons coupé le montage en plein milieu et diffusé les deux parties simultanément. Mais c'était encore trop raide, alors avec Francis Gorgé et Bernard Vitet nous avons rejoué librement par dessus. Nous l'avions appelé Pourquoi la nuit ?, mais le titre était déjà pris à la Sacem. Encore un coup de ciseaux, cette fois sur le premier mot, et le tour était joué ! Pour quoi la nuit ? (ci-dessous avant remasterisation) est aussi présent sur le CD Machiavel où l'on trouve la version initiale, électro-acoustique, de Crimes Parfaits.



Pour remplacer la coda de Crimes Parfaits attrapée au vol en reportage au coin du Boulevard de la Bastille et du Quai de la Rapée (poursuite en voitures dont nous fûmes témoins et qui se termina par un véritable coup de feu de celle de derrière sur celle de devant, dans le tournant vers le Pont d'Austerlitz ; la cassette s'arrêta miraculeusement juste après les exclamations de Bernard et Brigitte), lors de la création en public Bernard qui avait sorti un pistolet-mitrailleur d'une grande valise, avec le Théâtre Berthelot plongé dans le noir, avait tiré sur la salle (évidemment avec des balles à blanc), mais certains spectateurs ne s'en sont jamais remis. Tout cela se passait en 1981 et, comme la fin de Cet obscur du désir, dernier film de Luis Buñuel, cette mise en scène était sinistrement prémonitoire de l'époque à venir, tout comme l'explosion de l'avion peinte par Jacques Monory qui orne la pochette de notre vinyle Carnage publié en 1985 et qui sortira également en CD en 2019, après Les bons contes font les bons amis et L'homme à la caméra.
Sur les deux pièces pour orchestre figurent Jean Querlier (flûte, sax alto), Youenn Le Berre (flûtes, sax ténor), Jouk Minor (gumbri, guitare flamenca, sax baryton), Patrice Petitdidier (cor), Philippe Legris (tuba), Hélène Sage (voix, contrebasse, flûtes, clarinette, trombone à anche), Emmanuelle Huret (voix), Jacques Marugg (vibraphone, xylophone, timbales), Gérard Siracusa (percussion, cloches tubulaires), Bruno Girard (violon), Nathalie Baudoin (alto), Kent Carter (alto, violoncelle), Hélène Bass (violoncelle), Marie-Noëlle Sabatelli (violoncelle), Didier Petit (violoncelle), Geneviève Cabannes (contrebasse).
Francis Gorgé joue de la guitare, Bernard Vitet de la trompette et du cor de poste, tous les deux dirigeant l'orchestre. Je diffuse la bande magnétique en plus d'être au synthétiseur (ici le PPG Wave 2.2), piano, harmonica, guimbardes et bruitages...

→ Un Drame Musical Instantané, À travail égal salaire égal, CD Klang Galerie gg244, 16€

lundi 8 janvier 2018

Pascale Ferran : Jardin d’hiver


Début 2001, pour le n°5 du Journal des Allumés du Jazz, je m'étais entretenu avec Pascale Ferran qui venait de terminer un film sur la rencontre en studio de deux musiciens de jazz... Depuis Ferran a réalisé le multiprimé Lady Chatterley en 2006 et le très beau Bird People en 2014.

En filmant avec pudeur la rencontre en studio du duo formé par Sam Rivers (décédé en 2011) et Tony Hymas pour le disque Winter Garden, en adoptant un dispositif rigoureux qui interdit toute digression hors propos, et en saisissant la fragilité de l'acte créatif, la réalisatrice Pascale Ferran, dans Quatre jours à Ocoee, offre à voir une chose rare : elle filme les notes plus encore que ceux qui les jouent. Pascale Ferran nous montre aussi comment il faut composer, lorsque la matière résiste, pour que chacun trouve sa place. Là encore, elle nous révèle ces petits arrangements qui permettent à la vie de continuer...

DISPOSITIF

Au début de Quatre jours à Ocoee, en voyant les techniciens installer le studio, je me suis tout de suite demandé quelle était la part de composition et celle de l'improvisation dans vos films ?

Dans mes films de fiction, il y a évidemment une part de volonté beaucoup plus importante avec une place plus ou moins grande laissée au hasard. Je n'aime pas du tout qu'on change le dialogue. Il n'y a pas d'improvisation sur le texte parce que je pense qu’il y a une musicalité du dialogue à laquelle mes scénaristes et moi travaillons beaucoup. Par contre, il y a toujours des choses qui viennent sur le moment au tournage. Autrement, si tout est programmé d'avance, ce n'est plus tellement la peine de tourner. Pour un documentaire, c'est évidemment autre chose. Au moment du tournage, on ne peut être que dans l'accueil le plus grand possible de ce qui va se passer ; on ne sait pas, par définition, ce que c'est puisque ça n'a pas encore eu lieu. Il y a quand même un endroit de mise en scène, constitué par toutes les questions que l'on s'est posé avant le tournage, longtemps avant ou cinq minutes avant. Par exemple, le lundi, les musiciens étaient censés arriver vers midi, mais mon travail a commencé vers 10 heures du matin, à l'heure où les techniciens entrent dans le studio. Leur travail m'intéressait autant que celui de Sam Rivers et Tony Hymas. Nous avons commencé par regarder un peu l'éclairage de la pièce, et on s'est mis à tourner au moment de l'installation des micros. Quand il y a cinq personnes en jeu, deux musiciens, Gary, l'ingénieur du son, son assistant, et Jean Rochard, le producteur du disque, chaque personne compte énormément, non seulement par le travail qu'elle accomplit, mais aussi par ce qu'elle est humainement. Il me semblait logique de considérer que le travail des séances ne se réduisait pas au moment où les musiciens étaient là, mais plus généralement à tout ce qui se passerait entre le moment où il n'y avait rien et celui où on aurait le matériau pour un disque.

Vous avez tourné à deux caméras ?

Nous n'avons sorti la deuxième caméra qu'au matin du deuxième jour. Ça n'allait pas complètement de soi de tourner directement avec deux caméras, pour la simple raison que je ne l’avais jamais expérimenté. Et puis j'ai un côté "vieille école", je considère comme une valeur le fait de n'avoir qu'une caméra et de choisir au moment du tournage ce que l'on filme, sans filet. Mais pour Quatre jours à Ocoee je me suis aperçu que c'était un peu idiot de raisonner comme ça, tout simplement parce qu'il y avait deux musiciens et qu'il était impossible de gâcher l'étape du montage et ne pas avoir la possibilité, sur les morceaux, d'avoir en même temps tout sur Sam et tout sur Tony. Si je n'ai pas sorti la deuxième caméra le premier jour, c'est aussi parce que je voulais que Katell Djian, la cadreuse, et moi soyons très près l'une de l'autre et puissions ainsi trouver nos marques et communiquer facilement sur le fait d'élargir ou de resserrer le cadre selon ce qui se passait. Il y avait bien sûr le risque que les musiciens jouent quelque chose de magnifique le premier jour et de n'avoir ça que sur une caméra, mais la mise en place me semblait plus importante pour la suite.

Comment était composée votre équipe ?

Notre équipe était constituée de quatre personnes. Nous avions considéré qu'il était primordial de privilégier le son, donc deux d'entre nous en avaient la charge, le perchman dans le studio et l'ingénieur dans la cabine. Ainsi, c'est moi qui ait dû tenir la deuxième caméra lorsque nous l'avons sortie. À partir de là, la communication est donc devenue beaucoup plus difficile entre nous, même si nous ne filmions à deux qu'aux moments où les musiciens enregistraient, et non quand ils étaient dans la cabine pour écouter ou qu'ils répétaient.

HUIS-CLOS

Le premier jour, Sam Rivers ne voit pas la caméra, il vit dans un monde intérieur et s'attribue un peu le rôle de la vedette. Tony Hymas, qui doit réagir à ses humeurs, semble plus embarrassé par la présence de la caméra. La relation qu'ils entretiennent peut-elle être comparée à celle que vous avez avec des acteurs ? Je n'aime pas du tout le mot "vedette". Cela enferme Sam trop vite dans une catégorie. C’est trop réducteur. Je suis sensible à la façon dont cet être humain, qui est dans une situation difficile, se défend, en étant de mauvaise foi, en étant à un moment un peu médiocre humainement, exactement comme on pourrait l'être tous. Ce qui m'a particulièrement émue dans cette aventure, c'est que ça parle de caractères humains assez universels. J'aurais envie de définir cette attitude comme une envie de marquer son territoire, une réaction en même temps humaine et assez animale. À ce moment-là, sans doute parce qu'il a peur que le disque ne se passe pas au mieux, ou de ne pas être à la hauteur, Sam affirme que c'est lui qui est important dans cette histoire, que bien sûr ils sont égaux mais qu’il l’est un peu plus que l'autre. Et Tony, ni en repli sur lui-même ni en surenchère d'ego, fait petit à petit en sorte que tout ça évolue. Le lendemain Sam a dû se dire qu'il avait quand même exagéré. Il est devenu beaucoup plus ouvert et généreux. C'est ce mouvement que je trouve beau.

Y voyez-vous un parallèle avec votre travail avec les comédiens ?

Il est évident que la comparaison des musiciens avec les comédiens m'est apparue très vite, c'est aussi une des raisons qui m'a donné envie de faire le film. J'avais l'impression que ce dispositif extrêmement resserré, sur quatre jours, en huis clos, pouvait permettre de raconter quelque chose qui, pour moi, est à l'œuvre dans toute création collective. À un moment, on ne sait plus si c'est la musique qui est première ou si ce sont les rapports humains qui sont en jeu. Il y a en permanence une interaction entre les deux. Cette beauté alchimique d'un processus artistique collectif me bouleverse. Le fait que le cinéma soit une activité collective a beaucoup compté dans mon choix d’en faire. C'est un dialogue permanent. Il faut arriver à construire un dispositif qui laisse le plus possible la porte ouverte à ces rencontres, à ces fluctuations, à l'apport de chacun. Dans ce sens-là, ce tournage a été une sorte de condensé de ce qui peut se passer sur un tournage de fiction avec des comédiens et une équipe. Une des choses que j'ai trouvée également très belle, c'était de s'apercevoir qu'être ou non regardé est quelque chose qui change tout.

IRIS

Pour les musiciens, il y a un temps pour le jeu et un autre pour l'écoute. Au montage vous jouez du paradoxe temporel en passant de l'un à l'autre dans la même scène. Cela crée un décalage onirique qui a à voir avec l'émotion musicale.

En tournant, je me disais qu'au montage nous aurions tous les droits, ce qui m'a évité de faire des plans en fonction du montage. Ensuite, en montant avec la monteuse, Mathilde Muyard, nous avons essayé que le film soit le récit du processus de création du disque et que ça parle vraiment de l'aventure humaine. Deux êtres humains sous le regard d'un troisième qui sont obligés de s'entendre. Ça parle donc très vite de frères ou de couple. Il y a quelque chose d'amoureux dans tout ça. Chaque fois qu'on avait un morceau de musique filmé intégralement, et que la matière filmique résultante permettait d'en faire quelque chose de bien, nous avons essayé de prendre la bonne prise au son et voir ce que l'on pouvait raconter des relations humaines et du travail y étant lié. Nous voulions que chaque morceau ait vraiment son autonomie, qu'il donne un éclairage différent sur le rapport à la musique. Nous nous sentions très libres, nous avons essayé des choses beaucoup plus folles que ce qui apparaît dans le montage final. L'idée que l'on puisse passer tout d'un coup du présent du morceau en train de s'enregistrer au présent de l'écoute nous a tout de suite intéressés. Nous nous retrouvions alors dans un temps flottant. Nous le faisons pour la première fois dans le film sur Iris, une des nombreuses déesses de l'amour, morceau qui fait se retrouver tout le monde. Sam Rivers est à la flûte. C'est vraiment le morceau réconciliateur. À ce moment-là, on avait l'impression que chacun se disait l'un après l'autre : "Ça y est, on va y arriver !".

En fait, en face du duo de musiciens, il y a un autre duo, celui de la réalisatrice du film et du producteur du disque ?

J'ai été sidérée de l'extrême proximité du travail de réalisateur, tel que je le conçois, et du travail de producteur, tel que Jean l'envisage. Il y a vraiment un regard en miroir entre le disque et le film. Les deux ont un côté work-in-progress. D'ailleurs, une des raisons pour lesquelles j'ai été aussi bien acceptée est que j'avais l'impression que c'était un projet extrêmement pensé de la part de Jean Rochard. Il m'a dit que, pour ce disque-là, ce serait une bonne chose qu'il y ait des témoins. Il y a eu un moment extraordinaire le premier jour. Tony et Sam sont sortis pendant une pause. Ils étaient vraiment en train de s'engueuler. Et Tony a eu cette idée de génie de se réconcilier avec Sam contre l'équipe du film. Alors qu'il vient de s'en prendre plein la tête, il dit à Sam : "C'est quand même difficile d'être filmés alors qu'on est en train de s'engueuler, non ?". Et Sam lui répond : "Tiens, je les avais oubliés ceux-là." Et Tony : "Ah, t'as bien de la chance". Finalement ils s'en vont tous les deux, lentement, très lentement, et ils nous laissent, nous, dans le studio, tout seuls, avec la caméra, le perchman, en nous montrant bien qu'on peut rester si on veut, mais qu'eux, ils partent. Tony a fait là un truc formidable. Dans l'heure qui a suivi, quelque chose a été regagnée entre eux deux. À ce moment-là, nous étions vraiment comme les animaux malades de la peste.

FILMER LE TRAVAIL

Quatre Jours à Ocoee serait un des arrière petits-enfants de Ceux de chez nous de Guitry, où il filme Renoir et Monet en train de peindre, Rodin sculptant, Saint-Saëns conduisant un orchestre... A ce moment-là, il y a un art nouveau qui naît, et Guitry se dit que ces immenses vieillards vont disparaître, et il les filme au travail. Ça parle d'eux, de chacun d'entre nous. Il y a un processus d'identification qui est très original parce qu'il est de l'ordre de l'évocation. Il y a là cette idée que plus on serait évocateur par des expressions artistiques circonlocutoires comme la musique ou la poésie, plus on se rapprocherait des choses, plutôt qu'en les nommant précisément.

Il est vrai que scénariquement, j'ai l'impression d'être tout le temps dans une tentative d'encerclement, de regarder les choses avec un regard diffracté, pour essayer de cerner le centre mais en ne pouvant jamais le regarder frontalement, en étant presque obligée de le regarder par reflet. La stylisation ramène la sensation de vérité.

SUSPENS

Hier, à Guy Le Querrec, pour parler de ses instantanés qui donnent souvent la sensation de voir un mouvement, je citais la phrase d'Eisenstein : "Il ne s'agit pas de représenter à l'attention du spectateur un processus qui a achevé son cours (œuvre morte) mais au contraire d'entraîner le spectateur dans le cours du processus (œuvre vivante)." Qu'est-ce que ça représente pour vous d'avoir la primeur d'une création en train de s'inventer devant vous ?

Ce qui m'a vraiment sidérée pendant ces quatre jours, et qu'on a tout fait pour conserver au montage et au mixage, c'est l'idée de suspens. Je me disais : " Qu'est-ce qui va se passer maintenant ? Est-ce qu'ils vont y arriver ? Comment vont-ils appréhender le prochain morceau ? Comment vont-ils réussir à résoudre tel ou tel problème, à le dépasser ? ". Musicalement et humainement, la sensation dominante était le suspens. Ça tombait bien puisque, pour moi, le cinéma est directement lié au suspens. Le truc le plus difficile était d'être dans une composition dramatique, pour arriver à restituer une forme de vérité de ce qui s'était passé, et en même temps que cette composition ne prenne jamais le pas sur l'impression de suspens et d'urgence. Le fait que souvent ce ne soit pas bien filmé, soit que la caméra n'ait pas été à la bonne place, soit que ce ne soit pas bien cadré parce que nous avions la caméra à l'épaule et qu'au bout d'un moment on n'en pouvait plus, n'est pas gênant parce que ça participe de la sensation d'urgence. Mais ce que j’aimerais surtout dire c’est que le simple fait de pouvoir être pendant quatre jours avec des musiciens de ce talent-là, de pouvoir les regarder travailler, de ne pas être en touriste, d'être là en ayant le droit d'y être, c'était un privilège incroyable.

Post Interviewum
Question à Jean Rochard :


Comment ce projet de filmer est-il né ?

Après Eight Day Journal en 1998, seconde collaboration entre Sam Rivers et Tony Hymas l'un et l'autre avaient émis assez spontanément l’idée de faire quelque chose en duo. J'en ai alors parlé avec Pascale Ferran, dont j’avais énormément aimé les films Petits arrangements avec les morts et L’âge des possibles. Son cinéma me touche beaucoup. Il me renvoie aux endroits précis qui constituent l’engagement, la fragilité et le questionnement que je peux avoir dans la musique. Il m’aide à me rappeler que je suis un être humain, l’état premier qui demeure ma seule boussole pour vivre. De plus je le trouve superbement musical (le moment de reprise de Peau d’âne dans L’âge des possibles est une scène d’anthologie). Il ne s’agissait pas pour Quatre Jours à Ocoee seulement d’un plus documentaire mais aussi de deux choses qui naissaient ensemble et qui s’influençaient mutuellement. On ne voit que rarement les musiciens au travail. Une fois Michel Portal m'a dit : “J'aurais bien aimé voir un petit peu Mozart avec Stadler, comme ça, dans un coin, pour voir comment ils faisaient“. Dans Straight no chaser, il y a un bout de studio avec Monk et Teo Macero, un moment extraordinaire, malheureusement un peu gâché par un bout d'interview de Charlie Rouse en plein milieu. Le fait de voir Monk au travail ne brise pas le mystère mais au contraire, c’est extrêmement libérateur, ça nous rapproche de lui. Le fait de filmer le duo Rivers/Hymas répondait à cette préoccupation à un moment où il y a de sérieux problèmes de transmission et d’usurpation (souvent simplement naïve) ; d’autre part cela aidait à répondre à la question " comment faire un disque de jazz aujourd’hui ?". Je suis allé au montage deux ou trois fois, j’étais épaté de voir qu'au montage d'une scène, si on enlevait un tout petit truc, tout d'un coup les choses se crispaient. Ça m'a paru assez incroyable cette manière de recomposer à ce point pour obtenir aussi précisément ce qu'on avait vécu. Je pense que ça a même pu influencer ma manière de produire des disques ensuite. Bakounine trouvait l'art supérieur à la science parce que par une technique particulière, il ramenait l'abstraction vers la vie. A la première, j'ai été étonné de voir la réaction des musiciens présents, à quel point les musiciens présents se reconnaissaient.

Entretiens réalisés par Jean-Jacques Birgé
avec l’aide de Nicolas Jorio.

→ Pascale Ferran, Quatre Jours à Ocoee, Agat Films
→ Sam Rivers / Tony Hymas, Winter Garden, cd nato, 1999

lundi 1 janvier 2018

Harpon inaugure 2018


Nous n'avions rien publié ensemble depuis le concert au Silencio Club en juin 2016. Paradis est le troisième album du duo Harpon, enregistré et mixé jeudi dernier avec Amandine Casadamont. Il est déjà en ligne, en écoute et téléchargement gratuits comme 73 autres sur le site drame.org ! Une façon d'accompagner nos vœux pour 2018...
Contrairement au premier, en studio, et au deuxième, live, qui étaient plus dramatiques et légers, axés sur la fiction, Paradis dévoile des ambiances sombres, plus instrumentales. Peut-être avons-nous été influencés par la projection de Blade Runner 2049, projeté la veille au soir. Si le scénario du film de Denis Villeneuve inspiré de Philip K. Dick est raté, bourré de longueurs et d'invraisemblances, sa recherche plastique et une utilisation intelligente du son intégré à la musique sans surcharge d'effets redondants comme le cinéma le pratique hélas de nos jours nous ont marqués. Nous avons pris la photo de la pochette juste avant le film. Les quatre improvisations préparées durent environ quinze minutes chacune : 97 Round, Geno Taping, Terroirs, Drugstar. Amandine Casadamont est aux commandes de trois platines tandis que je me sers essentiellement d'un clavier branché sur mon ordinateur auquel j'ai ajouté trompette avec anche ou embouchure, flûte, erhu, guimbardes, percussion. De temps en temps je transforme certains de mes sons ou ceux d'Amandine avec l'Eventide H3000. Terroirs est exclusivement composé de field recordings.
En fin de séance nous avons enregistré une cinquième pièce destinée à mon prochain album physique ; CD ou LP, je ne sais pas encore. Je me suis servi cette fois exclusivement de la Mascarade Machine, système conçu avec Antoine Schmitt et permettant de transformer le flux radiophonique en timbre, mélodie, nappes, etc.


Amandine Casadamont explique qu'elle réalise un travail construit à partir du monde du vinyle, des pièces fabriquées de ready-made sonores issus exclusivement de vinyles. Les sources sont déconstruites et reconfigurées sous une forme hybride entre l’ancien et le nouveau. Elle compose ses mix à partir de trois platines vinyles sans aucun effet synthétique. Elle joue parfois sur le pitch, donne des à-coups, scratche, découpe comme dans ses fameuses productions radiophoniques. Au delà de ce jeu de déconstruction/reconstruction, elle s’interroge sur de nouvelles formes possibles et impossibles, et sur la matière sonore, abstraite ou concrète. Ses outils sont ceux du DJ, mais l’objet se rapproche davantage du travail du réalisateur sonore ou de l’artiste. Ses compositions live relèvent plus du cinéma sonore ou de l’ambiant expérimental que du DJing et de la culture clubbing. Pas de calage de bpm destiné à faire bouger les corps, ici on s’installe dans le son, l’esprit voyage dans un univers original déconstruit et reconstruit en fonction du moment. Son travail 99% vinyle, appelé aussi « Hörspiel Mix » a été primé au New York Festival en 2016 dans la catégorie Radio Art. La création à laquelle j'avais assisté avait été réalisée en public et diffusée sur France Culture.
Le terme allemand Hörspiel n'a pas d'équivalent en français, éventuellement "évocation radiophonique". En nommant jadis mon groupe Un Drame Musical Instantané, c'est la même idée qui me guidait, composer des œuvres suffisamment suggestives pour que l'auditeur ou le spectateur puisse se faire son propre cinéma !

vendredi 29 décembre 2017

Joëlle Léandre, en deux temps trois mouvements


Entretien fleuve que nous avons réalisé avec Raymond Vurluz fin 2004 pour le Cours du Temps du n°11 du Journal des Allumés du Jazz. Le Blog des Allumés ayant disparu de la Toile, j'ai pensé qu'il était intéressant de le republier.

Femme en colère, musicienne nomade, contrebassiste improvisatrice, soliste contemporaine, Joëlle Léandre est un modèle incopiable. Sa tchatche méridionale, ponctuée d’onomatopées et d’imitations, se prête d’ailleurs mieux au solo qu’à la forme de l’entretien. D’autre part, seules les années de formation épousent ici la chronologie adoptée habituellement au Cours du Temps, tandis que les portraits-souvenirs dessinent une activité professionnelle intense et une soif de rencontres intarissable.

Propos recueillis par Jean-Jacques Birgé et Raymond Vurluz.
Transcription JJB.

Mon histoire de la musique commence à 8 ans et demi avec un pipeau en plastique. Je mémorisais vite une mélodie, pi papa papa tactac poum, mémoire, et je suis rentrer voir les parents, un milieu tout à fait simple, prolo : « Quoi ? La musique ! Qu’est-ce tu me dis ? C’est pas pour nous ! » C’est très commun dans une famille, pas pauvre, mais il n’y avait vraiment pas beaucoup de sous… La musique, les études, ça représente beaucoup de choses. Il n’empêche que, fiers comme beaucoup d’ouvriers, ils nous ont mis, mon frère et moi, au Conservatoire d’Aix. Dans les couloirs de solfège, où tu t’emmerdes, il faut bien le dire, j’ai entendu un pianiste, ou une pianiste, derrière une porte. Murmuré : c’était, je ne sais pas quoi, une sonate, hop, Mozart ou un Chopin plutôt… « Maman, Papa, je voudrais faire du piano. – Quoi ! Du piano ! » J’ai commencé la musique sur la table en formica de la cuisine avec un clavier en papier, notes noires et blanches, c’était déjà très Cagien (Joëlle pianote sur la table devant elle : « ré mi fa do ré… »). Donc j’ai commencé par le piano, et c’est l’accordeur qui a dit qu’il y avait une classe de contrebasse qui s’ouvrait à Aix-en-Provence, « alors pourquoi pas votre fils, puisque vous avez mis votre fille au piano ? » Il y avait un pédagogue, Pierre Delescluse, je joue d’ailleurs toujours sa basse qu’il m’a léguée quand il est mort, un fou furieux, un dérangeur, un anar, cheveux mi-longs, un gêneur, un passionné de son instrument. J’ai fait de la contrebasse vers 10 ans, et pendant sept ans je jouais aussi du piano. On s’accompagnait avec mon frère qui a deux ans de moins que moi. Je suis la deuxième de trois enfants, je suis sandwich. Il se mettait au piano, moi à la basse, vice-versa. Évidemment c’était du classique. À cet âge-là tu n’écoutes pas Mingus, Jimmy Blanton ou Ray Brown. Tu singes le professeur. J’ai fini mes études de bassiste à 16 ans au Conservatoire d’Aix. Comme il y a des centaines de concertistes, d’accompagnateurs, Delescluse m’a conseillé d’abandonner le piano, de voyager, rencontrer des copains, découvrir ce que c’est qu’une masse orchestrale, des grandes œuvres, le métier. Il n’avait pas tort. J’ai présenté Paris à 17 ans et demi, c’est tôt pour une jeune fille, avec ma basse et ma valise, et depuis je suis là. Au Conservatoire, il y avait deux places, je devais faire six ou sept heures de basse par jour. J’y suis restée trois ans. Au milieu de ça j’ai sûrement écouté de la pop, je me souviens aussi des disques de mon père, Glenn Miller, Puccini et Tino Rossi…

Contre(basse)

Cet instrument m’a toujours dominée, la contrebasse m’a fait fouiller et chercher, son positionnement, son rôle, ses codes, son écriture, son répertoire, pourquoi les basses sont en bas sur une feuille de musique, qui a décrété ça ? Pourquoi les basses ne seraient pas au milieu de la partoche ? C’est très défini, avec, autour, contre(basse), ou sans, c’est un rapport au grave, ce poids, cet objet, ce corps, cette boîte à malice, cette boîte à sons, ce bazar aux grosses fesses et au cou long, t’as deux petites clefs d’f qui sortent, il faut y croire et mettre tout là-dedans… Très vite au Conservatoire, je suis allée vers le répertoire contemporain. Je remplaçais un collègue, j’avais un vélo Solex, rrrrrr, je filais l’archet à l’épaule, on aurait dit un pêcheur, aller gagner 100 balles pour trois répétitions chez Colonne ou Lamoureux, sur des basses pourries, crevées, pleines de colophane, avec des piques mortiers, des pieds de bahut. Si tu faisais 1m50 ou 1m82, c’était pareil, tu étais courbée au-dessus de la basse, ou bien tu tirais le bras gauche à te péter le muscle. C’est un instrument bâtard qui ne s’est pas fixé dans les dimensions, contrairement au violoncelle, à l’alto ou au violon. Ce qui fait que tous les bassistes ont quelque part une grande gueule, ou ils sont leaders. Chez Pasdeloup, à l’Orchestre National où je remplaçais, les bassistes s’occupaient du syndicat ; quand il y avait un pet de travers ou un projo trop chaud, Pah ! t’avais l’archet qui se levait du fin fond de l’orchestre, tu étais sûr que c’était le bassiste ! C’était comme ça dans la classe d’orchestre de Manuel Rosenthal, mais aussi à l’Orchestre de Paris ou au National. En faisant un peu d’harmonie j’ai eu la curiosité du positionnement de la basse. Il y a quatre contrebasses du côté des cordes, deux du côté des vents, deux du côté des cuivres et une ou deux du côté des percussions. Quand tu remplaces un bassiste (j’ai toujours été free-lance, je n’ai jamais passé de concours ou d’examen), tu es tantôt avec les cordes, lalala tiens je joue comme un violoncelle !, tantôt avec le percu quand tu fais poum comme la timbale, avec les cuivres tu es à l’unisson du trombone ou du tuba, même dans l’écriture…

Par manque de répertoire autour de la contrebasse, je suis allée vers la musique contemporaine

Ça m’a enrichi, ouvert des fenêtres sonores, mais comme je suis une polémiste, une gueule ouverte (le musicien doit se taire, joue et tais-toi ; sur le compositeur et l’interprète il y en a des choses à dire…), je me suis dit que je n’allais pas rester là toute ma vie. J’avais à peine vingt ans. Par manque de répertoire autour de la contrebasse, je suis allée vers la musique contemporaine. Je me souviens de Boris de Vinogradov, me glissant dans le creux de l’oreille, on aurait dit le KGB, il était russe d’ailleurs : « Joëlle, il y a un ensemble qui va se créer et pas d’argent, il y a dedans Tristan Murail, Gérard Grisey, Michaël Lévinas, il y aura cinq concerts dans l’année au Studio 103 de la Maison de la Radio… » J’ai de suite adhéré à l’Ensemble de l’Itinéraire, on faisait dix répétitions, on gagnait 100 balles, il y avait Amy Flamer, Artaud à la flûte… J’ai été aussi la première bassiste de 2E2M dirigé par Paul Méfano, et puis, plus tard, deux ans free-lance à l’Intercontemporain. C’est par amour, curiosité, ou boulimie du répertoire, ça continue d’ailleurs. Tu fais hiiiin deux f, tu ne liras jamais fffff dans Mozart ou Beethoven (mais Xenakis oui, ou Stockhausen), puis d’un coup pianissimo subito, aaaaah puis hhh ; tu apprends des gestiques, des relations, t’es dans l’aigu, tu écrases ff, et hop sur le fa en bas première corde trémolo ppppp. J’ai de suite adhéré à la musique de mon époque. Il y a eu explosion dans les langages, partout des laboratoires, on fouillait, cherchait sur nos instruments. Cage, Duchamp, les ready made, les chiottes à l’envers dans le musée, et en même temps j’allais écouter JF et Jeanneau au Riverbop.

Tiens, il est bizarre le bassiste, il joue avec les doigts, lui !

Tu crois que les classiques, ils me l’auraient dit. De ce moment-là, fin des années 70, il y a eu un chaos, heureux pour moi… Dès que je voyais une pochette de disque avec un bassiste, j’achetais Paul Chambers, tout Mingus, la méthode bleue de Ray Brown, Slam Stewart qui chante et joue arco… Quel mic-mac au Conservatoire, quand tu n’as pas fini tes études et que le professeur te trouve fatiguée avec des cernes, parce qu’il ne sait pas que la veille tu étais allée écouter JF et Romano !
J’ai beaucoup été interprète des autres. Quand on est arrivés à un tel niveau d’études, on est d’immenses lecteurs. On te demande un tango, tu joues un tango, même si tu n’es pas la reine du tango. Tu vas vite ! J’ai joué tout, mais j’ai compris seule.
Aux USA, presque tous les bassistes vont un jour être leaders de leur groupe, ou faire parler d’eux, Charlie Mingus, Charlie Haden, Scott La Faro, et tous les blacks… J’ai 53 ans, je ne suis pas au bout, mais la basse, si tu as l’arrogance de vouloir jouer ta propre musique avec cet instrument maudit qui nous harcèle, ça forme un caractère. Je parle du jazz parce que ça vient de là-bas, comme cette trilogie compositeur-improvisateur-interprète, tu les mets dans l’ordre que tu veux dont je me fous, on avait ça chez nous mais je ne sais pas pourquoi ni qui a mis le compositeur dieu tout puissant, comme ça tu regardes, oh « l’œuvre de… ». On l’a mis là-haut tout en haut, tu as l’autre dessous, le serf… Les bassistes aussi, nous sommes un peu les prolos. La société est bâtie comme ça… À la fin de mes études au Conservatoire de Paris, tout le monde s’arrêtait au Café de l’Europe rue de Madrid, sauf les pianistes, les violonistes, qui disaient avoir plus d’heures à jouer, et les chanteurs, des races à part ! Tout ça m’a posé des questions, et m’a fait partir. Très jeune, j’ai été proche des poètes, de la poésie sonore. Fin des années 70, je suis allée promener mes guêtres au Centre Américain où jouaient les blacks : Alan Silva, qui n’avait pas encore son école, tapait avec une trique en duo avec Bill Dixon, il chantait « aaaaah ». C’était le free jazz, les noirs débarquaient au Centre Américain, Bobby Few, Frank Wright, Braxton… Tout ça, ça fait un melting-pot. Verticalité, prolongement du cou de la basse… Plus tard, transversalité, on peut rentrer beaucoup de choses dans cette boîte… J’ai découvert tout ça seule, avec patience et curiosité…

Le départ

J’étais professeur de basse au Conservatoire pilote de Pantin chez Decoust où l’on avait une nouvelle approche, on commençait directement dans la matière sonore, on faisait moins de gammes, on tapait sur l’instrument de façon percussive, on lisait des partitions graphiques… En 1975 je pars à Buffalo dans l’état de New York, c’est le coup de pied aux fesses. J’avais approché Cage à Saint-Maximin à La Baule pour un stage autour de ses œuvres. La même année, le metteur en scène Stuart Seide m’avait proposé de composer la musique de Troilus et Cressida. Est-ce que c’est le fait que je sois en jean, la clope au bec, que j’ai une gueule sympathique, que je traîne au café ? J’avais rencontré Stuart à la cantine de la rue de Madrid, où traînaient aussi les comédiens de la rue Blanche, on se lançait des boulettes tellement c’était dégueulasse... Composer ce n’est pas rien, c’est mettre en forme ! C’est difficile la feuille blanche. Est-ce que je ne suis pas une nana un peu gonflée, une guerrière, à foncer en avant ? Avec la maturité, je m’aperçois qu’il n’y a pas de hasard, ça fait trente ans que je travaille avec des gens de théâtre, je suis en train de jouer La fin de Casanova au Théâtre de la Ville, là en 2004, je joue aussi en duo avec la danseuse Elsa Wolliaston et bien d’autres… Olga Bernal, une femme écrivain, pour moi comme une mère spirituelle, me dit de ne pas rester là, d’envoyer une dizaine de dossiers à des universités américaines. J’avais déjà travaillé avec Xenakis, avec Berio, avec Stockhausen, avec Kagel, avec des danseurs, les chorégraphes Hideyuki Yano, Elsa, Saporta, Boivin et Monnier… À Buffalo j’étais creative associate, et là-bas il y avait John Tilbury, Robert Dick, Frances Marie Uitti… New York ça a été l’éclatement, énorme. Downtown il y avait tous les blacks et le free jazz… En même temps, je joue les œuvres de Morton Feldman, les partitions graphiques et chronométriques de Cage… Je découvre de vraies performances avec la danse, la vidéo derrière… C’est la libération, une aventure extraordinaire, il y a là-bas une acceptation d’être qui tu es. Be you ! Go, and be free !

La musique des vivants

Je suis alors absorbée de création. À partir de là, j’arrête tout ce qui est nécrophile, et je n’ai plus qu’à adhérer à la contemporanéité, la musique vivante comme on dit, mais d’autres langages aussi, avec des poètes, des peintres, des danseurs… Mais ce n’est pas seulement les Etats-unis, je sors, je suis curieuse, je vais au musée, aux FIAC, je rentre dans les galeries… Tout acte de création me renverse, et depuis ça n’a pas changé. Ça ne m’empêche pas d’aimer le concerto pour double violoncelle de Brahms, tu chiales, ou un quatuor de Beethoven, tu pleures, ou La Tosca par la Callas, t’en peux plus, c’est beau ! Mais la notion du beau, je l’apprends au travers de Cage. Pourquoi (le son du crayon gribouillant la page), ce serait un son pas beau ? Qui peut le prétendre ? Avec lenteur mais précision et arrogance, je continue mon bazar ! J’enregistre mon premier disque à New York, Contrebassiste, avec le morceau Taxi, ma is aussi plusieurs compositions, des impros, un quatuor de basses en rere. Je joue la musique de Scelsi grâce au pianiste chez qui je vivais, Ivar Mikashoff. Ivar me dit : « Comment, tu ne connais pas le Comte ? ». En 78, je suis allée sonner à sa porte, à Rome. À 24 ans, je sais que ma vie sera la création, le contemporain, la transversalité…

Un instrument soliste

Je rentre à Paris en 78. Je donne mon premier récital à Paris-Villette. Je commence à jouer ma propre musique. L’improvisation, c’est le plaisir instrumental, seule avec soi, la rature. J’ai beaucoup appris de la lecture de nombreux compositeurs, des musiques forme ouverte. Sur une feuille blanche, il y a trois points, puis bzzzz, puis do ré mi en formule avec répéter quatre fois… Ça t’ouvre beaucoup plus que d’avoir joué ou prétendu jouer du jazz, parce que le rôle de la basse dans le jazz comme dans l’écriture classique est toujours le même, les rôles sont attribués et n’ont jamais changé… J’étais tellement révoltée, je suis une femme en colère, qu’au milieu d’une pompe ptou da da da ptou da tou tou da je vais faire du Léandre, jrveifhgbndcvryucwah ! J’aurais mis mon grain de sel, mon grain de basse, j’aurais été une mauvaise bassiste de jazz, a tempo comme on dit, il y en a beaucoup qui le font tellement bien, je me pense plus authentique dans mes tempi à moi, mes scraches, mes boums, mes arco lyriques, mes bouts, mes fragments. J’ai alors fait beaucoup de récitals solo, et aussi picoté une quarantaine de compositeurs qui ont écrit pour la basse, par souci historique, parce qu’on nous a oubliés dans les siècles passés alors que c’est un instrument aussi soliste que la flûte, le piano ou la guitare... Et je suis une des protagonistes en France grâce à qui il restera des partitions du XXe siècle, avec d’autres of course, mais peu.

L’improvisation, langage sans galons

Début 80, je joue, rencontre des musiciens, surtout à l’étranger, je file, j’organise à Dunois Les moines s’envolent. Il y avait déjà eu les Blacks avec les Européens, Hank Bennink avec Dolphy, nous aussi on a notre musique, Misha Mengelberg, Lol Coxhill, Pierre Favre, Irene Schweizer, Kowald, Brötzmann, Portal, Vitet… Écrit ou improvisé d’ailleurs, Globokar glglg bouihl qui fait ses trucs dans l’eau, Lubat qui à la Mutualité pêche dans son piano… On expérimente, c’est un laboratoire, on se fendait la pêche, maintenant on ne rigole plus… Tout ça éclate ; en peinture aussi… Quand la New School, l’école de New York, avec Earl Brown, John Cage, Morton Feldman, débarque à Darmstadt, tandis que Boulez est coincé dans ses mathématiques dodécaphoniques, c’est le choc. Ils sont très inspirés par la peinture, il y a du sens dans leurs partitions graphiques. Zimmerman demande à Brötzmann de jouer dans un combo jazz, je crois que c’est dans Les Soldats, ça éclate de partout.
Je suis plus jeune qu’eux, mais je prends acte de cela… Le jazz américain d’accord, mais nous aussi on est là, d’où le free en Europe, qui ne veut rien dire, parce que pour moi la musique libre ça ne veut rien dire, l’improvisation veut dire quelque chose, c’est le seul langage sans galons, il n’y a ni homme ni femme, il y a le musicien et ce qu’on contient, ce qu’on a à dire et les risques qu’on prend, ou pas, pipi caca, parce qu’il y a des jours où c’est un sacré coup de balai… Il n’y a pas plus naturel que deux ou trois musiciens qui passent un peu de temps ensemble, à faire un petit coup, un sale coup, un peu de musique, c’est une jubilation, une arrogance même de jouer ensemble sa musique, c’est aussi un savoir, de mettre en forme, donner du sens, l’improvisation c’est du collectif, c’est un art. C’était comme ça dans les siècles passés. Ensuite, on a hiérarchisé, les sons, le beau et le laid, les hommes et les femmes… Le maître, le roi, passait la bourse : « Cher Haydn, il me faut un ballet dans deux mois ! » Du coup, il y a eu la naissance des interprètes, leur paiement, « tais-toi t’es payé », on a perdu la richesse du musicien créatif.

Je ne me souviens plus de l’ordre de mes rencontres.

Est-ce que la première fois c’est avec ce sax américain Hugh Levitt, est-ce que c’est avec Irene Schweizer, ou bien Annick Nozati ? Notre trio de dames… C’est toute une période… Je ne me souviens plus… 1975 je brûle vive, ça te marque toute une vie, voilà du feu, accident de voiture… Avec Annick, on a fait tant de duos, avec ou sans sa tôle, et on n’a pas enregistré, t’imagines !
On jouait dans un petit club à Londres avec Lindsay, Maggie, Irene. George Lewis, adorant le quartet, vient me voir pour me dire qu’il faut que je rencontre Derek Bailey. Plus tard, tandis que je fais un solo à la Columbia University, il y a Derek dans la salle, et John Cage ! Mais en France, à part Dunois et Chantenay, qu’est-ce qu’il y avait ? Pourquoi je fous le camp ? Le voyage continue, Irene c’est la Suisse, Kowald m’invite à jouer avec lui en duo à Londres pour le premier festival Action, je rencontre Brötzmann, Günter Baby Sommer… Je suis partie, je vis seule à l’hôtel, comme tous les mecs, c’est une musique de gars… La rencontre de George et surtout de Derek est fondamentale. Dans son appartement à New York, où il y avait des matelas et des piles de disques Incus, on a tchatché pendant trois jours et improvisé. J’ai fait un Company là-bas avec Brötzmann, Bill Laswell, Cyro Baptista, Evan Parker, Derek… De jouer de la basse depuis l’âge de 9 ans, ça m’a donné une assurance… T’écoutes et tu joues…

On existe parce que les autres sont là et ont été là

Il n’y a pas de vieillissement de l’improvisation mais il peut y avoir des redites… Ce sont des rencontres. Je n’aurais pas pu rencontrer plus tôt Olivier Benoît, ou Joel Ryan avec son jeu en temps réel sur l’ordinateur, ou Matt Maneri et son microtonal… D’aller vers l’électronique, ça me pose des questions de mise en ondes ou d’extrapolation du son, de durées différentes, de modes de jeu nouveaux… Il faut écouter ce nouveau disque. Mais dans mon pays ça ne s’entend pas, il y a peu d’écho, je viens de faire quatre disques en Californie, où j’enseigne à Mills College, ce n’est pas rien, avec Pauline Oliveros, avec Fred Frith… Heureusement je joue aussi pour le théâtre, la danse, j’ai une commande de musique pour un documentaire… C’est d’abord une aventure humaine. Jouer avec ou faire jouer des jeunes m’intéresse ; l’année dernière j’ai fait un sextet pour Radio France… Je ne crois pas à l’improvisation en big band, quand il y a écriture il faut une direction, un vrai travail de répétitions. Mon travail est chambriste, ma démarche n’est pas de jouer devant deux mille personnes. Ce sont des musiques d’écoute, difficiles non je ne pense pas, mais d’une intensité, d’humanité, il n’y a pas d’ego, ce sont les rencontres qui font un tout. Donc duos, trios, quartets… Si c’est un sextet, j’écris, avec forme ouverte d’accord, mais alors j’écris. Dans la vie, il n’y a pas plus rapide qu’un improvisateur. Je pense aussi que dès qu’il y a émission d ‘un son il y a mise en forme, lois et harmonie, formes et structure. Ce n’est pas parce qu’on improvise qu’on doit annuler la mélodie, l’harmonie, la répétition, on déchiffre, on défriche, mais on n’invente rien. On existe parce que les autres sont là et ont été là, il y a l’histoire et la tradition, il faut rappeler leurs racines aux jeunes bruiteux intégristes. Mais la musique, c’est de la chair, c’est organique, c’est du plaisir, c’est de l’erreur… Et puis il faut beaucoup d’amour pour jouer avec les autres.


PORTRAITS-SOUVENIRS

John Cage

Je devais avoir 19 ou 20 ans. J’ai lu Silence en même temps que le bouquin de Robert Lebel sur Duchamp.
Dans son loft, il y avait des petites dalles où l’on pouvait circuler au milieu de 200 ou 300 plantes comme dans un jardin japonais. John c’était : « Hi Joëlle ! Where are you ? – I’m in town and I play – Where ? – Roulette. » Et il venait. Je jouais alors avec Zorn et Fred Frith.
John n’aimait pas immensément l’improvisation, chez lui tout était prédéterminé ou déterminé, mais à la fin de sa vie, il m’a dit, toujours en riant sous cape : « je me demande si je n’ai pas improvisé ».

Giancinto Scelsi

Lorsqu’on allait chez lui, il fallait rester au moins une semaine pour travailler ses œuvres. Tout était précieux avec lui, manger, regarder son palmier de méditation… Sa musique, qui n’a rien d’intellectuel, est universelle. C’est aussi un grand improvisateur. Ses pièces pour piano sont improvisées et retranscrites. Il avait son Revox A77 gris à côté de lui. Il m’a toujours dit : « improvise, peins, fais ce que tu as à faire ». Et puis c’était un coquin avec qui l’on allait manger des tartuffos Piazza Navone… Il avait beaucoup d’humour. À l’arrière de sa Bentley conduite par son chauffeur, il mettait deux trois petits coussins parce qu’il était petit. Il était vif, avec des yeux bleu foncé à la Picasso, très droit, il pratiquait le yoga. Il a beaucoup écrit pour les instruments graves, sa musique contient cette gravité de la vie et de la mort.

Irene Schweizer

Grande dame du piano européen, une des premières sur les routes avec toute la scène free… Et femme, dans ce monde d’hommes. Elle joue SA musique. C’est un exemple pour moi. Nous sommes très proches, on se téléphone très souvent. Ça fait vingt ans qu’on joue ensemble. Elle est aussi très suisse. C’est une horloge, avec ses crises d’énervement quand on arrive avec deux minutes de retard pour prendre le train.

Annick Nozati

C’est un phénomène. On riait et on buvait beaucoup. J’ai des souvenirs de pleurs avant de rentrer sur scène, je sais plus chanter, et subitement une crise de rire. Quelle puissance, quel drame intérieur ! Entre la basse et cette femme assez forte, il s’est développé un dialogue d’une grande intensité musicale, et souvent théâtrale. Un duel décadent, parodique, tragique… Après le tuba, elle tombait au sol, moi je me piquais, argh, c’était très scénique.

Steve Lacy

Je suis toujours allée à ses concerts, depuis tant d’années. Il a toujours eu des bassistes magnifiques : Kent Carter qui jouait aussi très bien arco, et puis Jean-Jacques Avenel que j’aime particulièrement, son rapport très physique de la contrebasse, sublime bassiste de jazz…
Il y a longtemps, j’ai demandé à Steve une pièce solo basse (Joëlle imite l’accent américain un peu traînant de Steve) : « ça s’appelle Vêtement, parce que tu peux le couper de temps en temps, selon les saisons… » Il a beaucoup travaillé sur les textes de poètes, ça me plaisait, on buvait du champagne, beaucoup… Dans un grand café, pour un de ses concerts d’adieu en Belgique, en duo avec moi, il y avait beaucoup de bruits de verre, il s’est mis à chanter « just once more ». C’était sublime, ça va sortir chez Leo. Juste encore une fois, et il est mort ces jours-ci.

Fred Frith

C’est un peu grâce à lui, qui enseigne aussi la composition et l’improvisation, et à Pauline Oliveros, que je vais donner des cours à Mills College. Passé par le rock, c’est un des plus grands gêneurs et empêcheurs de tourner en rond, surtout lorsqu’il est seul avec sa guitare. Il a été attiré par la grande sœur, la musique classique, et depuis il reçoit de nombreuses commandes. Le jazz, comme le rock, vient de l’autodidactisme et de l’écoute, mais la reconnaissance vient des grandes académies. Je pense qu’on a fait une des plus grandes conneries en institutionnalisant le jazz. Le jazz, ce n’est pas un style, c’est oser jouer sa musique…

Antony Braxton

C’est pareil, Braxton, lui, est déchiré entre être black et son goût pour la musique européenne. Ne se sentant d’ailleurs pas à sa place, il édite tout. Il souffre que, dans les conservatoires, on joue du Berio ou Dusapin, et pas du Braxton. Quand il m’a invitée dans son quintet, j’ai eu très peur, une blanche européenne sans les racines du jazz en face de ce compositeur black au swing et au blues naturels. Il m’a sorti un pavé de 2kg de partitions qu’il m’a fallu avaler en trois jours. Le disque enregistré à Victoriaville tient la route (rires).

Maggie Nicols

Une poète, un papillon, une fleur… Maggie qui perd son fric, qui paume son sac ou cherche un crayon, ailleurs ! Maggie en concert n’entend pas qu’il n’y en a que pour elle ; elle parle, chante, s'adresse au public… Irene sort la première, je suis rapidement. Maggie, seule sur scène, continue… Oh ce soir-là dans la loge, ça a fait des étincelles ! Beaucoup d’improvisateurs n’ont pas la notion du temps qui s’écoule. J’adore notre trio, les Diaboliques, ça fait presque vingt ans qu’on joue ensemble…

Daunik Lazro

Les grandes fidélités. Depuis tant d'années, nous avons fait beaucoup de trucs ensemble, rue Dunois et ailleurs. C’est un musicien rare, intègre, hurlant, criant, jamais satisfait, débordant sur la société, la vie… Beaucoup d'amour ! Sa musique contient tout ça.

Carlos "Zingaro"

Un autre grand ami, qui peut parler d’art, de peinture, de littérature, de politique. C’est mon alter ego, famille des cordes sans doute… Mal entendu dans son pays, un peu comme moi ! J’enregistre beaucoup, mais seulement cinq ou six productions sont françaises. Mon éclectisme ou ma diversité doivent poser question, tant pis ! Et je ne parle pas du fait d’être une femme, parce qu’on n’aurait pas fini ce soir… Ça fait des individus coriaces, fragmentés. Pour citer Godard, c’est pourtant la marge qui tient les pages.

John Zorn

Il s’occupait d’un magasin de disques dans le Village, New York début des années 80. On a joué quelquefois ensemble at Roulette. Il jouait des appeaux qu’il plaçait sur un drap blanc. C’est un fou furieux qui demande des milliers de dollars, mais qui vit dans un deux pièces. J’ai beaucoup de respect pour tout ce qu’il fait, à réinvestir ses sous pour enregistrer tant de musiciens.

Peter Kowald

Les bassistes meurent jeunes. Il faut faire attention à trop porter ! JF, Albi Cullaz, Johnny Dyani, Wilbur Morris, Kowald récemment… Je nous revois en voiture, pendant des centaines de kilomètres, la cassette de Ray Charles à fond, les deux basses tête-bêche, buvant des canettes de bière qu’il envoyait derrière les sièges, et on hurlait Giorgia… Peter m'a beaucoup invitée en duo, mais aussi solo, ou en groupe avec lui : Wuppertal, Berlin, Londres, New York. Il nous manque… Avec sa grosse voix.

Barre Phillips

Je l’ai entendu en solo au Centre Culturel d’Aix, ma ville, où j'ai fait toutes mes études, avant même que je sois montée à Paris. Il jouait une Suite de Bach et une partition de lui, tellement longue qu’elle s’étalait sur cinq ou six pupitres. Ça a été un choc, une autre basse, d'autres sons, Barre est très important pour moi, ça continue d'ailleurs ! Plus tard on a pas mal joué ensemble.

Bernard Heidsieck, Serge Pey, Joel Hubaut, John Giorno, Julian Blaine, Jean-Jacques Lebel

Tout ça, c'est le Centre Américain, boulevard Raspail. Aussi le Poliphonix Festival, au Centre Pompidou, organisé par Jean-Jacques Lebel, un gêneur, un empêcheur de tourner en rond. Il y avait les intellocs, les performeurs, les dérangeurs, Deleuze et Guattari venaient à toutes les performances, et tant d'autres. La fête ! Ça décrasse, ça décante, ça décolle. Vive la diversité ! Il n'y a pas plus sonore que le verbe, le mot, le dit…

Et la voix ?

Oh rien. Je n’ai pas grand-chose à dire (rires). C’est une autre corde.
Mais ouvrir le bec, c’est important !


10 disques de/avec Joëlle Léandre recommandés par elle-même

Je fais des disques parce que dans l’histoire ce sont toujours les hommes qui ont tracé. C’est politique. Le jour où je ne serai plus là il y aura une femme qui aura tracé. Mais je ne me pense pas un homme, qui trace avec son sperme. C’est du jeu. Si Francesco Martinelli a pu écrire ma Discographie (Ed. Bandecchi & Vivaldi, dist. Artis Diffusion), c’est que j’ai gardé toutes mes archives, classées en désordre année par année. Il faut que les femmes laissent des choses. Nous sommes moins persuasives tandis que les hommes, qui sont plus nombreux dans ces domaines, se serrent les coudes…
- Écritures avec Carlos Zingaro (in situ 038) aux ADJ
- L'histoire de Mme Tasco avec Carlos Zingaro et Rüdiger Carl (Hat art 6122)
- Les Diaboliques avec Irène Schweizer et Maggie Nicols (Intakt 033)
- No Waiting avec Derek Bailey (Potlatch 198) aux ADJ
- No Comment, solo (Red Toucan 9313-2)
- Contrabasses avec William Parker (Leo Records 261)
- Out of Sound avec Urs Leimgruber et Lauren Newton (Leo Records 337)
- Madly You avec Daunik Lazro, Carlos Zingaro et Paul Lovens (Potlatch 102) aux ADJ
- For Flowers avec Matt Maneri, Joel Ryan et Christophe Marguet (Leo Records 396)
- Sur la balançoire avec Gianni Lenoci (Ambiances Magnétiques 126)

Également disponibles aux Allumés du Jazz

- Urban Bass (Deux Z ED13041)
- Organic Mineral avec Kazue Sawaï (in situ 235)
- in Six séquences pour Alfred Hitchcock (nato 777763)
- in Un Drame Musical Instantané Opération Blow Up (GRRR 2020)

10 autres disques recommandés par (mais sans) Joëlle Léandre

- Barbara Streisand One Voice (Sony 40788)
- Giacinto Scelsi Œuvres complètes pour orchestre et chœur, dir. Jürg Wyttenbach (Accord 201692)
- Steve Lacy Seven Clichés (hatOLOGY 536)
- Frank Zappa, Läther (Ryko 10574/76)
- Gustav Mahler par Kathleen Ferrier, Orchestre Philharmonique de Vienne, dir. Bruno Walter (EMI)
- Cecil Taylor The Great Concert of Cecil Taylor avec Sam Rivers, Jimmy Lyons, Andrew Cyrille (triple LP Prestige 34003)
- Charles Mingus Jazz Composers Workshop (Savoy Jazz 17189)
- Paul Chambers et John Coltrane High Step (LP Blue Note Re-issue series)
- John Cage Sonates et interludes par le pianiste Kumi Wakao (Mesostics 0011, Japon)
- John Surman/Barre Phillips/Stu Martin The Trio (Beat Goes On 231)

Lectures recommandées par Joëlle Léandre

- Igor Strawinsky Poétique musicale (Flammarion)
- Confucius Les entretiens (Gallimard)
- Antonin Artaud Heliogabale ou l'Anarchiste couronné (Gallimard)
- Richard Kostelanetz Conversations avec John Cage (Ed. des Syrtes)
- Kawabata/Mishima Correspondance (Albin Michel / Poche)
- Andrei Tarkovski Le temps scellé (Petite Bibliothèque des Cahiers du Cinéma)
- Robert Lebel Sur Marcel Duchamp (Centre Pompidou)
- Edgar Varèse Écrits (Christian Bourgois)
- Max Reithmann Joseph Beuys - La mort me tient en éveil (Ed. Arpap)
- Jorge Luis Borgès Nouveaux dialogues et ultimes dialogues (Ed. Zoé / Ed. de l'Aube / Coll. Littérature)

jeudi 28 décembre 2017

Vous reconnaissez-vous dans le jazz ?


Pour réaliser cette enquête dans le numéro 484 de Jazz Magazine de septembre 1998 entièrement consacré aux Allumés du Jazz, j'avais interrogé Beñat Achiary, Steve Arguëlles, Raúl Barboza, Lester Bowie, Étienne Brunet, Pierre Charial, Denis Colin, Pablo Cueco, Philippe Deschepper, Jean-Pierre Drouet, Fred Frith, Tony Hymas, Steve Lacy, Joëlle Léandre, Jeanne Lee, Denis Levaillant, Thierry Madiot, Didier Malherbe, Jean-Marc Montera, DJ Nem, Claude Nougaro, Jean-François Pauvros, Didier Petit, Michel Portal, Dominique Répécaud, Jean Rocahrd, Christian Rollet et les musiciens de l'ARFI, Hélène Sage, Irène Schweizer, Gérard Siracusa, Bernard Vitet, Jean-François Vrod, Robert Wyatt, Carlos Zingaro, John Zorn !
J'ai réussi à ouvrir le fichier Word sur un vieux G5 pour m'éviter de scanner l'article en utilisant un OCR. C'est vraiment scandaleux que la suite Office ne convertisse pas les anciens fichiers.

Il y aura donc vingt ans :

Le jazz, devenu d’un côté musique de répertoire, refleurit d’un autre et de toutes les couleurs. Il inspire une nouvelle liberté à des musiciens qui peuvent se réclamer des musiques traditionnelles, de la musique contemporaine, de la jungle (mouvement techno sans lien avec Ellington, mais qui emprunte parfois au jazz, par exemple, en l’échantillonnant avec des sampleurs), du “free”, d’une Europe de l’intelligence (évidemment pas celle de Maastricht) en inventant de nouvelles formes d’improvisation et de composition, ou qui se réfèrent directement au modèle swing américain...
Si le terme lui-même semble pour beaucoup le plus approprié ne serait-il pas alors plus juste de parler dorénavant des jazz. Le pluriel dresserait des ponts au-dessus des océans. Pour faire le jazz, singulièrement, il aura fallu découvrir l’Amérique, violer l’Afrique à son tour et réduire un peuple en esclavage, débarquer deux fois en Europe sous prétexte de la libérer du fascisme et du communisme, mais aussi revendiquer sa différence, résister à l’impérialisme, et être cool avec ça ! Pour faire les jazz il faut encore intégrer toutes les immigrations, durables ou passagères, revaloriser les cultures régionales (pour être de partout il faut être de quelque part), garder un pied dans le réel en multipliant les sources d’information, en d’autres termes regarder ailleurs si j’y suis.
To be or not to be... C’est bien la question que chacun ici, musicien, compositeur ou producteur, peut légitimement se poser, et toutes les réponses, sans exception, relèvent du paradoxe.

Beñat ACHIARY, chanteur
Oui, d’abord participant à une tradition culturelle en tant que basque je salue la trajectoire du peuple noir américain et sa capacité de se saisir de la tradition comme une mémoire en marche. C’est un concept de régénération de l’héritage par la création. Je me reconnais dans Albert Ayler quand il dit qu’il est l’héritier de Sidney Bechet. Il y a longtemps dans Jazz mag avait paru un article où était cité Jacques Berque : “L’authentique ce n’est pas l’antique comme rabâchage mais l’innové comme retrouvailles”. Je me reconnais aussi dans les rapports entre l’improvisé et le répertoire traditionnel, et dans la percée poétique au cœur des sons. Comme chez Dolphy “l’abstrait concret” est une notion poétique capitale de ma musique. Et on peut jouer avec le bruit du monde à la manière dont Cage a ouvert les voies, ce n’est pas du tout contradictoire.

Steve ARGÜELLES, batteur
Bien sûr, pour moi le jazz est une musique de communication et peut accueillir toutes les recherches de musiques spontanées et vivantes. Une très grande famille.

Raúl BARBOZA, accordéon
C’est une musique où il y a une liberté d’esprit. Je voudrais jouer avec des musiciens dans cet esprit de liberté sans frontières. Ce n’est pas du jazz, et en même temps c’est dans l’univers du jazz. Il y a des improvisations, des syncopes, du mystère.

Lester BOWIE, trompettiste
A l’origine le jazz était une grande musique générée par des afro-américains en Amérique. Nous nous référions au jazz comme à une “great black music”, une grande musique noire. A l’heure actuelle cette musique se transforme en “great world music” que nous pouvons appelée “great music” tout court. Dans tous les cas c’est de la grande musique.

Étienne BRUNET, saxophoniste
Je me regarde dans la glace et je me trouve ni l’apparence d’une tête de disquette, ni celle d’un parfum, ni d’une étiquette. J’ai l’air d’un être humain. Une gueule de français, et encore, à y regarder de près, je suis gris ! J’suis “blues” de peur. Oui je me reconnais dans le jazz. C’est le miroir de notre siècle. Le jazz est la musique dont découle, à flot continu, la plupart des musiques populaires du rock jusqu’aux délires technoïdes. Le jazz est la musique dont dérivent contre vents et “médias” les improvisations impopulaires de la “free music”. Maîtres ou esclaves du jazz, l’important est d’étudier les grands artistes du passé pour inventer encore et toujours le présent de la liberté.

Pierre CHARIAL, orgue de Barbarie
Dans la mesure où il m’arrive d’être programmé dans des festivals de jazz, dans la mesure où dans ma musique il y a une recherche d’énergie, de pulsation rythmique, ou parce que je travaille sur un répertoire qui lui est assimilé... Mais ce n’est pas une préoccupation pour moi d’être jazz ou pas jazz.

Denis COLIN, clarinette basse
En un mot : oui. En trois mots : oui mais non.
C’est une question de temps, rapport entre passé, présent et avenir (de géographie peut-être aussi). Je ne me sens pas dépositaire d’une tradition de jazz (y en a t-il une ?), ni Chevalier de quelque Ordre que ce soit. Par contre, je suis le mieux placé au monde pour vivre et reconnaître mes états. Ma musique peut les refléter ou les modifier; elle est en prise directe avec l’intériorité, m’y donne accès, et y agit. Cette relation “intérieur-extérieur” existe dans toutes les musiques, mais au moment déterminant de l’adolescence et de ma vie de jeune adulte, ce sont des jazzmen qui de ce point de vue, m’ont le plus bouleversé. Il était naturel que je m’y identifie, que je me reconnaisse. Mais seule la pratique de l’art commande, et on ne sait pas à l’avance où elle nous mène. Sinon pourquoi pratiquer ?

Pablo CUECO, percussionniste
Je reconnais dans mon travail et celui de certains musiciens des choses qui viennent manifestement du jazz. De là à se reconnaître dans le jazz... Il me semble que le jazz, de la même façon que la musique dite contemporaine, est un concept daté, historiquement déterminé (le ministère de la Culture ne s’y est d’ailleurs pas trompé : il commence à s’y intéresser depuis une dizaine d’années). Ce qui m’intéresse dans le travail de certains musiciens “classés” jazz, ce n’est pas ce qui les identifie comme tels, mais bien ce qui les différencie, ce qui fonde leur originalité. La définition de “nos” mouvements musicaux, comme faisant partie intégrante du jazz, ne me semble ni légitime, ni opérationnelle, ni porteuse d’espoir.

Philippe DESCHEPPER, guitariste
De moins en moins, même si je suis forcé d’admettre que le jazz m’a offert longtemps un terrain de jeux assez vaste. Comme j’ai souvent tendance à dépasser les bornes et que je ne suis pas très “famille”, le doute m’habite...

Jean-Pierre DROUET, percusionniste
Oui, même si je ne le pratique pas sous sa forme “pure”. Je le sens présent dans toutes mes activités musicales, improvisation ou composition, ou même dans ma façon d’interpréter la musique contemporaine. La venue au monde du jazz est pour moi un événement musical aussi important dans l’histoire de la musique que le Sacre du Printemps, plus même, parce qu’il n’est pas une seule manière de faire de la musique. Il est multiforme et transformable. Il est généreux.

Fred FRITH, guitariste
... je réponds, un peu hésitant je dois l’avouer : est-ce que le jazz se reconnaît en moi ?
Car cette musique est devenue le sujet de polémiques, de définitions et contre-définitions, de mini-guerres, au point que des gens demandent que des musiciens comme moi ne soient plus invités dans les festivals de jazz, alors si c’est dans leurs définitions du jazz je suis tout à fait d'accord avec eux... Néanmoins, si on pense au jazz comme Henri Cartier-Bresson a parlé de l'art de la photographie - une manière de hurler, de se libérer - alors je peux m’y reconnaître très bien...

Tony HYMAS, pianiste
Parfois, surtout lorsque je joue avec d’autres musiciens de jazz.

Steve LACY, saxophoniste
Oui, avec tout mon cœur, pour toute la vie.

Joëlle LÉANDRE, contrebassiste
Oui, sans doute, mais j’ai toujours refusé les étiquettes. Musique unique, violente parfois, comme un cri, elle refuse le définitif, elle est la liberté et les risques qu’il faut prendre... Elle se crée avec les musiciens qui la jouent, toujours changeante, vraie, impulsive, elle nous parle de la vie, du mouvement...Je ne sais pas ce qu’est le jazz vraiment... mais j’aime les gens qui ont fait l’histoire du jazz... pas ceux qui en font du commerce. Je n’en suis qu’une “école buissonnière”.

Jeanne LEE, chanteuse
Je me reconnais dans toutes les tendances du jazz, des spirituals à la world music, en passant par le blues, le swing, le post be-bop et le jazz sud-américain.

Denis LEVAILLANT, pianiste
D'abord, j'aime le jazz, et je reste un fan, cela me traverse toujours autant. J'ai appris à en jouer assez tôt, dès l'âge de quinze ans, après un cursus classique traditionnel, mais très nourri dès le début d'improvisations encouragées par ma professeur. J'ai joué sur la “scène du jazz et de la musique improvisée” jusqu'il y a à peu près dix ans (et si je n'avais pas dit mon dernier mot ?). Mais je suis plus aujourd'hui compositeur que saltimbanque. Je viens d'enregistrer avec un grand orchestre; pour expliquer un passage que les musiciens comprenaient mal, le chef leur a dit “jouez cela très jazzy”. Ainsi, penser que je suis proche du jazz aide les gens à apprécier ma musique et à la comprendre. Mais pour moi le jazz reste une expression noire-américaine, proche du blues, et après avoir vécu plus d'un an à Manhattan, Low East Side, je me suis dit que mes véritables racines n'étaient pas là, mais plutôt du côté de la musique française, de Ravel avant tout, et puis de Liszt, de Mozart, enfin les compositeurs que j'ai aimés et joués enfant. Je fais ma synthèse personnelle, et je sens profondément que ces catégories de musique disparaîtront avec le temps. En tout cas je crois aujourd’hui à la créativité des musiciens nourris de plusieurs cultures.

Thierry MADIOT, tromboniste
Non.

Didier MALHERBE, saxophoniste, flûtiste...
Ma vie active musicale commença par le jazz et l’étude du saxophone, à l’âge de treize ans. Tout ce que j’ai pu jouer ensuite sera marqué par le jazz - une forme de swing, respect pour la culture africano-américaine, et l’improvisation comme creuset majeur. Même dans mes récents disques (Zeff, Fluvius, Adouk) où le mot “world music” tente de représenter d’autres influences, via d’autres instruments (flûte indienne, doudouk, et pékou arméniens, tarogato hongrois, birbyni lithuanien...), pour moi c’est toujours du jazz.

Jean-Marc MONTERA, guitariste
Non. Pas seulement.

DJ NEM, platines
Les musiques dites “frontalières” n’en sont pas. Pourtant si elles sont assez proches pour être considérées comme telles, alors c’est qu’elles SONT le JAZZ... Qu’on se le dise.
P.S. : J'hésite entre jouer le lèche-boules qui se sent super honoré d'être interwievé par un mag de "JAAAZZ"... ou simplement, envoyer ch--- une bande de "plus royalistes que le ROY" enfermés dans un ghetto pro-jazzistique faisant semblant de s'intéresser au reste du monde qu'ils pensent avoir créé... Tu me dis si je suis à côté de la plaque... hein?... tu m'dis?? sinon j'me tais et j'continue simplement à faire... du jazzzzz!!

Claude NOUGARO, chanteur
Et comment ! C'est dans ce miroir noir que j'ai reconnu une partie de mon âme. À ce sujet-là, mon front n'est pas une frontière. Rythmiquement vôtre.

Jean-François PAUVROS, guitariste
Dans une France markétisée “plurielle” certaines musiques restent bien singulières et métissées... Quelle que soit l’étiquette, quand l’émotion naît du plaisir mélangé de la peau et des neurones je me connais mieux et te reconnais, toi, l’autre sans qui la musique n’aurait aucun sens... Et quel rêve de pouvoir se glisser quelquefois entre les deux Z finaux !

Didier PETIT, violoncelliste
La question ne se pose pas. Ce qui est important c’est si le jazz me reconnaît. Jusqu’à présent la famille du jazz a accepté ce qu’on était, on verra jusqu’où. Ce qui m’intéresse c’est la musique, le jazz n’est qu’un phénomène sociologique, pas un phénomène musical.

Michel PORTAL, saxophoniste, clarinettiste
Je ne me reconnais pas en tant que jazzman, mais le jazz m’a donné ma liberté, ma liberté d’expression dans la musique. Je danse avec le jazz et j’aime danser.

Dominique RÉPÉCAUD, guitariste
A 43 ans que peut-on prétendre avoir connu du jazz ? Trempé dès le début des années 70 dans les fureurs hendrixiennes, les saveurs de Robert Wyatt, les tendresses de Beefheart et les méandres de Zappa, seul le free (jazz et ses etc.) a retenu à cette époque mon attention : Albert Ayler, Sun Ra, les formations électriques de Miles, Ornette Coleman...puis très vite l'improvisation totale (maîtres Derek Bailey et Keith Rowe). C'est ainsi et me semble quelque chose comme logique. Ensuite, forcément, par curiosité on se plonge dans l'histoire et on déguste Coltrane et son avant et son après. Mais quand même, un peu d'électricité et d'énervement ne nuit pas. Par respect, je n'ai jamais interprété un seul thème de jazz. Si je ne me reconnais pas dans le jazz, je le reconnais.

Jean ROCHARD, producteur
Je ne me reconnais pas plus dans le jazz que je ne me reconnais dans la démocratie. Pourtant j’aime bien la démocratie (directe) et j’aime bien le jazz (direct ou indirect). Il y a belle lurette que le jazz n’est plus cette merveilleuse idée de pratique collective révélant des individualités affirmées mais non autoritaires, mais souvent une étiquette parfumée aux essences de nostalgie, une musique qui se laisse volontiers coloniser voire qui aime les grades, la compétition et les légions d’honneur. Ceci dit, ça reste un joli mot.

Christian ROLLET, batteur
C’est dans le jazz que j’ai senti que la musique pouvait être là soudain, et aussi qu’elle pouvait cesser d’y être sans que le son ne s’arrête. Je me reconnais dans le jazz, parfois le jazz me reconnaît. Je m’y retrouve souvent mais parfois non.

Les musiciens de l’ARFI, sauf quelques uns
On se reconnaît dans cette réponse.

Hélène SAGE, contrebassiste
Là où je me reconnais dans le jazz c’est qu’il est l’expression d’une révolte contre l’injustice, l’inégalité et l’oppression.

Irène SCHWEIZER, pianiste
Je suis une pratiquante de la libre improvisation, qui a ses racines dans le jazz car dans les années cinquante j’ai grandi au milieu de cette musique. Aussi le jazz a toujours un rôle important et une influence sur mon jeu actuel.

Gérard SIRACUSA, batteur, percussionniste
Je me reconnais dans le jazz en ce qu’il offre de pistes à une conception créative de la musique. Les plus déterminantes pour moi, celles à creuser, sont la mise en relation permanente de l’écriture et de l’improvisation, et l’appel incessant à l’énergie, à une forme d’instinct “cultivé”, une culture de l’instinct, de l’instant.

Bernard VITET, trompettiste
A peine. Le cliché est flou. On reconnaît mieux les personnalités placées au premier plan, mais moi, y suis-je ?... Il me semble cependant m’apercevoir tout au fond à gauche. Un recadrage s’impose.

Jean-François VROD, violoniste
Ce qui m’intéresse dans le jazz, c’est la question de l’improvisation. L’ornement et la variation mélodique des musiques traditionnelles ne sont finalement que l’antichambre à l’improvisation. C’est la même envie de liberté et de personnalisation du texte. Je suis très attentif à cet espace atypique initié par des improvisateurs européens et qui permet la rencontre de différents idiomes musicaux.

Robert WYATT, chanteur
Je me sens le rejeton illégitime né d’une brève rencontre entre Betty Carter et Hans Eisler dans un motel le long de l’Autoroute 61, et qui a été abandonné devant l’Orphelinat du Rock and Roll.

Carlos ZINGARO, violoniste
- Le vrai djazze, beaucoup de respect et de curiosité mais pas la vie ni l’expérience...
- Les revivals d’aujourd'hui, pas du tout !
- Les influences, quelques unes, avec beaucoup d’autres. Surtout dans les rapports d’énergie (drive) et de générosité (rares...). Il y a longtemps (’60/’70) quand il avait ce côté politique ou politisé, j’y étais, avec pas mal de questions.
-Aussi, dans le sens large de "jazz", quand on n’a rien à foutre des étiquettes, cela peut donner un mot/titre à une idée vague de liberté et d’ouverture. Un sac où on peut presque tout ranger...

John ZORN, saxophoniste
Seulement la première et la dernière lettre.

lundi 18 décembre 2017

Kurt Weill par Mike Zwerin avec Eric Dolphy conseillé par Robert Wyatt


Je reçois donc les disques méconnus conseillés par les uns et les autres... Le premier est Mack The Knife and other Berlin Theatre Songs of Kurt Weill arrangé et dirigé par Mike Zwerin pour le Sextet of Orchestra U.S.A., enregistré à New York en 2 sessions, le 10 janvier 1964 et le 1er juin 1965. À son propos Robert Wyatt m'écrivait : "Je placerais Kurt Weill entre George Gershwin et Leonard Bernstein, dans ce magnifique triumvirat d'auteurs de chansons inspirés par - et inspirant – les musiciens de jazz. Voilà qui garantit la qualité du matériel de base. Mais c’est pour moi un disque de Mike Zwerin, rempli d'idées harmoniques et rythmiques, rehaussé des solos de sa trompette basse. Il est joyeusement assis au milieu des autres musiciens, pas le moins du monde relégué dans l'ombre de gars comme Jerome Richardson, Thad Jones, Richard Davis et bien entendu l'éternel et électrique Eric Dolphy. Je ne me lasse jamais de ce disque et je suis surpris qu'il ne soit pas plus connu."
Vous avez bien lu ?! Alabama Song, Havana Song et As You Make Your Bed sont interprétés par Nick Travis à la trompette, Zwerin à la trompette basse, Dolphy au sax alto, à la clarinette basse et accessoirement à la flûte, John Lewis au piano, Richard Davis à la contrebasse et Connie Kay à la batterie. Malheureusement le diabète terrasse Dolphy à Berlin le 29 juin 1964 et l'ulcère de Nick Travis l'envoie le rejoindre le 7 octobre. Ils avaient respectivement 36 et 38 ans. Pour Mack The Knife, Bilbao Song, Barbara Song et Pirate Jenny, ils sont remplacés par le trompettiste Thad Jones et Jerome Richardson à l'alto et à la clarinette basse. Lewis cède aussi la place au guitariste Jimmy Raney. Le CD ajoute quelques prises alternatives.


Le Sextet of Orchestra U.S.A. est une émanation jazzy d'un ensemble de quarante musiciens fondé par John Lewis, directeur musical du Modern Jazz Quartet, capable de tout jouer, du baroque au contemporain, donc pas seulement du jazz ! C'est le premier orchestre de ce type. Quant au sextet, il ne s'est jamais produit sur scène. Le trombone Michael Zwerin arrangea les chansons de Kurt Weill en précisant qu'il ne s'agissait nullement de versions jazzy, mais d'un désir de transposer le style jazz des années 30 du compositeur allemand en quelque chose d'actuel, "comme si Weill avait modifié quelque peu ses harmonies après avoir écouté Duke Ellington !". Zwerin, connu pour ses chroniques au Village Voice, Rolling Stone, Down Beat et l’International Herald Tribune, signe un disque fondamentalement original qui sera suivi d'autres interprétations créatives par Marianne Faithful ou la compilation Lost In The Stars de Hal Willner avec Sting, Van Dyke Parks, John Zorn, Lou Reed, Carla Bley, Tom Waits, Elliott Sharp, Dagmar Krause, Todd Rundgren, Charlie Haden, etc. Sur cet album de studio où les musiciens doublent leurs instruments, Eric Dolphy y est étonnant, Zwerin passionnant à la trompette basse et tous les autres portés par ses arrangements inventifs.

→ The Sextet of Orchestra U.S.A., Mack The Knife and other Berlin Theatre Songs of Kurt Weill, cd RCA Victor/Legacy, 6,99€ !

lundi 27 novembre 2017

Bernard Vitet, mémoire(s) d’un dilettante


Entretien que j'ai réalisé début 2001 pour le Cours du Temps du n°5 du Journal des Allumés du Jazz, retranscrit avec l’aide de Nicolas Jorio. Le Blog des Allumés ayant disparu de la Toile, j'ai décidé de republier ce témoignage exceptionnel de mon camarade Bernard Vitet disparu le 3 juillet 2013, tant pour son parcours extraordinaire que pour son témoignage sur les musiciens et musiciennes qu'il a côtoyés. C'est l'histoire d'un trompettiste à la sonorité inoubliable qui influença quantité de souffleurs, fabuleux mélodiste féru d'harmonie et de contrepoint, luthier inventeur d'instruments incroyables, compositeur expérimental. "Philosophe de bistro" encyclopédiste à la pensée paradoxale, il se moquait de la notoriété et militait contre ce qu'il appelait la mégalanthropie... Peu de gens le savent, mais il est à l'origine du pont de My Way (Comme d'habitude), chanson la plus rémunératrice du répertoire de la Sacem et pour laquelle il ne toucha jamais un sou et s'en fichait ! L'entretien s'arrête au début de notre collaboration qui allait durer 32 ans, c'est donc un Bernard Vitet que je n'ai pas connu qui se raconte ici...

Bernard, voilà vingt-cinq ans que nous avons fondé ensemble Un Drame Musical Instantané (1). Vingt-cinq ans que tu arrives en retard à presque tous nos rendez-vous, vingt-cinq ans que tu brûles la moquette, vingt-cinq ans que tu profères des idées pinchecornées (2), vingt-cinq ans et tu n’as trouvé qu’une seule affaire pour le groupe, vingt-cinq ans... et pourtant tu es toujours mon meilleur ami. Car de toi je continue à (en) apprendre tous les jours. Voilà pourquoi, dans le cadre de ce Cours du Temps, j’ai eu envie de faire partager à nos lecteurs quelques histoires de l’oncle Bernard... Ainsi lorsque j’improvise et que je ne sais plus quoi jouer, je me tais. Lorsque je parle j’évite les insultes animalières. Lorsque je rencontre un mur je le contourne. Lorsqu’une chose me paraît évidente je la reconsidère. Pourtant, aujourd’hui, nous parlerons peu de notre collaboration, mais nous aborderons plutôt ce qui l’a précédée...

(1) Le troisième cofondateur, Francis Gorgé, est parti en 1992 pour se consacrer à la programmation informatique.
(2) "pinchecorné" (page cornée ?) est la traduction du néologisme "pixilated" dans le film "Arsenic et vieilles dentelles".

Ta pratique musicale a-t-elle toujours réfléchi les grands mouvements historiques que tu as traversés : la Libération, la Guerre d'Algérie, Mai 68, et cette chose un peu molle qu'on appelle l'actualité ?

Ma pratique musicale a d’abord été celle d'un auditeur. En fait, si tu inclus dans l'idée de pratique celle de culture, alors on peut dire que mon histoire se déroule en trois temps : avant la guerre, pendant la guerre, et après la guerre. Ceci a beaucoup conditionné ma culture musicale.
Avant la guerre, bien que mes souvenirs soient un peu confus, je distingue deux sources principales. Côté maternel, une culture très populaire, Mistinguett, Maurice Chevalier, Reda Caire, Edith Piaf ; et du côté de mon père, il y avait plutôt une aspiration à la bourgeoisie, de l'opérette, un peu d'opéra mais pas trop pointu. Gounod ou ce genre de choses.
Au moment de la guerre, la musique qu'il était donné d'entendre, surtout par la radio, est devenue très différente. J'ai découvert Wagner, Peter Kreuder, un pianiste de variétés allemand, et puis Rina Ketti, André Claveau, Irène de Trébert, Raymond Legrand… On prenait ce qu’on trouvait. Il y avait un peu de jazz aussi, mais on ne l'appelait pas « jazz », parce que c’était censuré puisque américain. D'ailleurs, quand on voulait en passer, on dissimulait les vrais titres en les francisant. Par exemple, Saint Louis Blues devenait La mélancolie de Saint-Louis (quinze ans après, on faisait des vannes sur le même principe : I cover the water front devenait J’ai un haricot vert sur le front, ou Deep Purple devenait Dis, Popaul, et Pennies from Heaven, Les veines de mon pénis, sans parler de It had to be you, Y tâte du biniou, voire encore I remember April, Le camembert d’avril). Il y avait une série d'émissions à la radio qui s'appelait L’épingle d'ivoire, avec Jean Servais dont j'adorais la voix. C'était une très longue série qui a couru sur plusieurs années, une sorte d'aventure africaine. L'indicatif me fascinait, plus tard je me suis aperçu que c'était un riff de Benny Goodman. Je ne savais pas que c'était du jazz. A l'époque je ne jouais même pas de musique, mais j'étais très influencé par mon frère qui était un zazou. Je l'admirais beaucoup, d’abord pour ses activités dans les FTP (Francs Tireurs et Partisans), ce qui le conduisit à mourir en 42 au camp de Dora. Il était très cool, toujours bien sapé, avec le pantalon juste un peu trop court, semelles compensées, lunettes noires. Il aimait Trenet, et du coup moi aussi. Le « fou chantant » m'a énormément marqué. C'était des programmes vraiment très différents de ce qu'il sont devenus après la Libération. Par exemple, il était exclu d'entendre du Schoenberg à la radio. Au même moment j’écoutais quotidiennement Pierre Dac sur Radio Londres, il chantait : « Radio Paris ment, Radio Paris est allemand... ».

JE NE SAVAIS PAS QUE C’ÉTAIT DU JAZZ

Après la guerre commence ma troisième période musicale, lorsque j'ai finalement découvert Benny Goodman et que j'ai entendu en 1948 le concert de Dizzy qui m'a littéralement abasourdi. C'est là que j'ai commencé à vouloir jouer. A l'âge de quinze ou seize ans, je ne sais plus très bien comment j'ai eu une trompette entre les mains, je m'y suis mis sans ne plus jamais m'arrêter. J’écoutais du jazz Nouvelle-Orléans. J'allais au Lorientais avec les copains. J'aimais beaucoup Claude Luter. J'y allais parce que c'était la mode, mais cette ambiance potache me déplaisait. J'avais des copains qui me faisaient écouter Duke Ellington, que j'appréciais bien. Je me souviens en particulier d'un soir où j'avais fait une fanfaronnade dans la queue d'un cinéma : j'étais allé draguer une fille pour faire le malin, et contre toute attente ça avait marché. Je m'étais donc retrouvé au cinéma avec elle, et après le film, elle m'avait emmené au Tabou. Il s’y passait déjà quelque chose de plus. C’était Jean-Claude Fohrenbach qui jouait. J'y suis retourné souvent, j'y entendais Jimmy Gourley, Henri Renaud et beaucoup d'autres musiciens avec qui j'ai joué par la suite. Très vite, j’ai joué au Tabou dans l’orchestre de Jean-Claude, trois ans, et ce fut mon premier papa musical. En plus j’y ai fréquenté Pierre Dac, comme dans un conte de fées ! J'ai un peu laissé tomber le reste pour me consacrer à ce style-là, du jazz blanc, souvent juif américain, Woody Herman avec les Four Brothers : Stan Getz, Al Cohn, Zoot Sims, Herbie Stewart, les petits enfants de Lester Young. Le jazz noir était un peu violent pour moi. C'était aussi un effet de mode. Et puis il y a eu ce jour où j'ai entendu Miles Davis pour la première fois. J'ai eu l'impression que j'avais trouvé quelque chose d'intéressant à faire dans la vie, et j'ai commencé à essayer de jouer sérieusement de la trompette.

À tes débuts tu fais des baloches...

Oui, assez tôt. Je me suis marié, il fallait que je gagne ma vie. Dans un bal, il y avait une série tango, une série qu'on appelait typique, c'est-à-dire de la musique cubaine, une série jazz, et une série valse-pasodoble. On faisait des petites formations pour reposer un peu l'orchestre, j'aimais bien jouer de la basse pendant les tangos. J'avais appris quelques positions.

Qui étaient les musiciens avec qui tu jouais ?

Il y avait une sorte d'institution à Paris, le marché aux musiciens, Place Pigalle, le mardi après-midi, devant le bistrot Les Omnibus. Quand j'ai commencé dans le métier, j’allais y chercher mes cachetons. Généralement, les galas avaient lieu le samedi et le dimanche. On était pratiquement sûr de trouver. J’ai donc joué avec quantité d'orchestres différents. C'est ainsi que j'ai eu l'immense gloire de tourner avec Alix Combelle ainsi que de jouer avec Gus Viseur. Il revenait du Canada, il était vieux et en mauvaise santé. Je ne sais pas s'il avait besoin d'argent ou s'il s'emmerdait, mais il avait repris les galas.

Est-ce que la guerre d'Algérie a eu une implication sur la musique que tu jouais ?

La guerre d'Algérie était partout. Dans la musique qu'on jouait, aussi. Je me souviens avoir fait une manif contre la guerre à l'occasion du monôme du bac. Mais c'était quand même de grosses farces estudiantines. Il y avait des gens, comme Georges Arvanitas, qui avaient eu moins de chance que moi. Il avait passé trois ans en Algérie et avait dû se battre, tirer, il avait été gravement traumatisé. On en parlait entre nous, mais c’était moins fort que la guerre du Viêt-Nam. Ce sont deux guerres d’indépendance, mais la seconde a eu un plus grand retentissement international. Celle-ci nous a déterminés musicalement. A cette période je jouais avec des musiciens américains qui revendiquaient contre elle, notamment les musiciens du Black Panther Party. Mais le premier avec qui j'ai eu des échanges politiques, c'est François Tusques. Lui aussi avait fait la guerre d'Algérie, alors que moi j'étais déjà dans le métier. J’avais réussi laborieusement à me faire réformer. J'avais beaucoup joué au Tabou, au Caméléon, au Riverside, aux Trois Mailletz, puis au Club Saint-Germain. C'était l'époque du be-bop, et on ne jouait pratiquement que des standards. Rares étaient ceux qui jouaient des compositions originales, comme par exemple Martial Solal. Puis, autour de 1965/66, il y a eu pas mal d'initiatives collectives, voire collectivistes, qui se sont créées. Il y avait des bandes de musiciens qui essayaient des choses, qui faisaient des concerts, des performances. C'était une période d'intense activité souterraine. J'ai le souvenir d'assez nombreuses séances d'enregistrement, qui n'ont pas donné lieu à des disques mais auxquelles participaient Beb Guérin, J-F Jenny-Clark, Aldo Romano, Jean Vern, Mimi Lorenzini, Jeanneau, Thollot, Portal, Barre Phillips… C'était une petite société. Tusques a été un peu notre fédérateur. Lui et moi avions déjà joué ensemble en trio ou en quintet. Il habitait la région de Nantes, et il était assez entreprenant. Il se débrouillait pour organiser ou vendre des concerts. Donc on venait de Paris, avec Luis Fuentes, Michel Babault, Luigi Trussardi… Nous étions habitués à jouer du Miles, du Sonny Rollins ou du Monk, et François, lui, composait des morceaux originaux qui nous ont immédiatement intéressés. Il faut dire qu'à l'époque, c'était plutôt mal vu. Au Club Saint-Germain, par exemple, nous interprétions plutôt des tubes parce que c'est ce qu'attendait le public. Des succès des Jazz Messengers, Horace Silver, Miles Davis... Pendant la guerre du Viêt-Nam, beaucoup de musiciens américains sont venus s'installer en France. C'était pour eux une manière de déserter et de revendiquer leur opposition.

Avais-tu déjà joué avec des américains avant ça ?

Oui. J'avais joué avec Lucky Thompson, Kansas Fields... Avec Chet Baker, surtout. Pendant assez longtemps. Pour quelques concerts j'ai monté des groupes avec Alan Silva, Sunny Murray, Ronnie Beer et Ken Terroade...

Chet Baker ? Un orchestre avec deux trompettes ?

Oui. D'ailleurs quand il m'a demandé d'intégrer son quintet, je lui ai posé la question. J'avais eu une idée malsaine : je me demandais si je n'allais pas jouer un rôle de faire-valoir. Il s'en était indigné et m'avait simplement répondu qu'il s'agissait d'enrichir l'orchestre et qu'il aimait jouer avec moi. Par ailleurs nous avions en commun d'être joueurs d'échecs. Alors pendant les sets au Chat-qui-pèche, on plaçait entre nous un tabouret sur lequel on posait l'échiquier et, tout en écoutant chacun l’autre jouer, on préparait le coup suivant. Une partie durait un set. La tôlière lui louait généreusement une chambre au-dessus de la boîte. Je venais souvent le voir dans l’après-midi pour jouer avec lui quelques inventions à deux voix de Bach.

GRILLÉ A VIE

Mai 68 a-t-il changé ta pratique musicale ?

Ça m'a déterminé à changer de vie, ou plutôt de mode de fonctionnement. Avant ça, je jouais pas mal dans les boîtes de jazz, je faisais beaucoup de baloches, et beaucoup d'enregistrements avec des chanteurs ou des orchestres de variétés. En 68, je jouais avec Claude François. Je lui ai présenté ma démission. Il a d'abord cru que je plaisantais. Après, pendant quinze jours, j'ai reçu des coups de téléphone me disant : « Alors ? Qu'est-ce que tu fais ? Il faut être sérieux. Il y a du boulot. » Je leur ai fait comprendre que pour moi, c'était fini. Mais je ne prenais pas de grands risques puisque j'étais déjà engagé avec Tusques, avec des musiciens américains, avec Sunny Murray, etc. Et puis il faut dire que dès lors qu'on manifestait un intérêt pour l'action politique, on était en quelque sorte mis en marge du monde des studios et des variétés. Par la suite on s’aperçoit même qu’on s’est grillé à vie.

Y avait-il une coupure entre tes séances avec des chanteurs de variétés et tes activités nocturnes ?

Je ne savais pas lire la musique. Roger Guérin a réussi à me mettre le pied à l'étrier. Il m'envoyait faire des remplacements. Il m'a pris aussi dans l'orchestre de Jacques Hélian, sous la direction de Sadi. On est descendu à Madrid où on a joué pendant deux mois. Là j'ai commencé à apprendre à lire, empiriquement. Comme il était à côté de moi, Roger m'avertissait à l'avance des mesures à compter et des dessins rythmiques ! Je n'ai jamais été capable de jouer de deux manières différentes, et lire la musique n'y a rien changé. A ce titre, je ne peux pas dire qu'il y ait eu de coupure à l'intérieur de cette double activité.

Dans le monde de la chanson tu as été amené à travailler avec des célébrités. Gainsbourg ?

J'ai enregistré avec lui, mais comme il était aussi directeur artistique, il m'a plus souvent trouvé des séances. Vian était aussi directeur artistique chez Philips, mais c'est surtout Gainsbourg qui m'a aidé. Il avait de bons arrangeurs, Jean-Claude Vannier, Alain Goraguer...

Montand ?

C'est Hubert Rostaing qui m'avait mis sur le coup. J'avais pas mal joué avec lui. C’était un des trois chefs d’orchestre de variétés de la radio. Les deux autres étaient Jack Diéval et Léo Chauliac. Tous les trois m'avaient entendu jouer sur Soul Jazz de Georges Arvanitas, et m'avaient proposé de rejoindre leurs orchestres respectifs avec mes « copains ». J'ai dit oui aux trois, et du coup les trois orchestres étaient presque identiques : Jeanneau, Babault, Luigi, parfois Fuentes, et moi, certains nous appelaient « l’eau-l’gaz-et-l’électricté ». On avait monopolisé la RTF. J'ai beaucoup voyagé avec Diéval, qui produisait une émission quotidienne qui s'appelait Jazz aux Champs-Elysées, et qui l’a exportée dans toute l’Europe. J'ai eu à cette occasion le plaisir de tourner avec Art Taylor. J’ai aussi participé à la première jam-session en multiplex, avec un pianiste à Londres, le bassiste à Berlin, etc. Chauliac était un excellent arrangeur, il m’a permis d’enregistrer avec Jacqueline Danno, Jean-Claude Pascal et d’autres artistes Pathé Marconi. J’avais beau trouver que Montand avait beaucoup de feeling et de finesse, il m’énervait avec son américanisme de bazar. Il me parlait toujours de mon « beugueull ». Je ne jouais pas du clairon mais du bugle, en anglais flugel horn, il ne voulait pas le savoir.

68 est donc une date charnière pour toi, puisque tu arrêtes la variété. Mais très vite tu arrêtes aussi le jazz…

C'est un peu vrai. Mais en même temps je n’ai jamais cessé de jouer du be-bop et du free. C'est plutôt le contexte qui changeait, mais pas tellement mon jeu. D'ailleurs je ne crois pas que mon jeu soit tellement évolutif. J'ai toujours joué de la même manière, quel que soit le contexte ou les circonstances. Rétrospectivement, de toute façon, je crois que je n'ai jamais vraiment joué du jazz. Bien sûr je jouais des morceaux de jazz, dans des contextes jazz, mais je ne m’y suis jamais senti à l'aise. J’ai toujours eu l'impression d'y être un usurpateur.

Tu as très souvent eu un statut de sideman. Tu as très peu dirigé d'orchestres. Les gens qui t'ont engagé l'ont souvent fait pour tes qualités de provocateur.

Je ne me trouve pas si provocateur. Mais Portal, par exemple, aimait bien me faire faire des bêtises. S’il lit ces lignes, qu’il se souvienne du cri du hérisson !

Quelles sont les musiques fondatrices de ton jeu et de tes compositions ?

Varèse. Bartók. Webern. Monk. Gus Viseur. Miles Davis...

Effectivement, on entend Miles Davis dans ton jeu, par le son, et probablement parce que tu joues comme tu parles.

Si je ne me suis jamais senti dans le jazz c’est peut-être faute d’en avoir adopter certaines disciplines. Je n’ai pas systématiquement étudié et assimilé un style avant de trouver le mien. La pratique de la trompette incite à écouter, à répondre, à construire des phrases comme des bouts de dialogue. Mon jeu prend modèle sur ma rhétorique verbale.

On peut être étonné de t'entendre citer Varèse ou Webern. Comment cela influe-t-il sur ton écriture ?

J'ai une idée universelle de la musique. Je pense que toutes les musiques sont faites de la même façon, sur les mêmes principes. Il n'y a pas, pour moi, de différences fondamentales entre Bartók et le jazz. L'harmonie, le contrepoint, etc., ces choses sont toujours là.

LA RIXE DE MUSICIENS

La création du Unit a été un jalon dans l'histoire de l'improvisation en France et en Europe. Or, Portal a toujours déclaré qu'il regrettait la fin de ce groupe. Peux-tu m'expliquer comment ça a commencé, et comment ça s'est terminé ?

Ah ! Nous jouions souvent ensemble dans ces réunions de nouvelles musiques dont je parlais toute à l'heure. Nous faisions aussi tous les deux beaucoup de séances de studio, pour des chanteurs ou des groupes de variétés. Une amitié est donc née entre nous. Un jour, il m'a dit qu'il cherchait à monter un groupe, avec des musiciens que je ne connaissais pas, à part lui et Beb Guérin. Il a donc pris la responsabilité de ce groupe, bien qu'il parlât de « collectif ». C'est une question qu'on n’a jamais vraiment élucidée. C'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles ce projet a pris fin. Michel signait tous les thèmes alors qu’il ne les écrivait pas tous, ça commençait à bien faire. Un jour nous étions passés dans une émission de télé à Hambourg (Karlheinz Stockhausen y dirigeait à l'époque un groupe de recherche, et la scène allemande en général était plutôt ouverte et prospective). Après notre prestation, il y avait une interview télévisée du groupe. Beb et moi avions à cette occasion posé la question, à l’antenne, de savoir qui allait signer quoi. Ce n'était d'ailleurs pas très sympa de notre part de choisir ce moment-là pour mettre ça sur le tapis. Mais nous étions allés très loin, jusqu'au sordide même, puisque nous avions carrément sorti les feuilles de droits d'auteur sur le plateau pour les remplir. On a fini par signer la feuille de SACEM sous l'oeil des caméras, en répartissant les droits après de laborieux calculs d’apothicaire. Je ne sais pas si ça a été le dernier concert, mais en tous cas, il y a eu dès lors quelque chose de brisé. J’avais d’ailleurs proposé La rixe de musiciens de Georges de la Tour comme pochette au disque de Chateauvallon, mais ça ne s’est pas fait. C’est devenu plus tard celle de l’album d’Un Drame Musical Instantané À travail égal salaire égal !

Dans ton disque La Guêpe, auquel participaient Jean-Paul Rondepierre, Jouk Minor, Beb Guérin, Jean Guérin, Françoise Achard, François Tusques, il y a la volonté de faire une musique savante. À l'époque, tu as aussi travaillé pour le GRM.

A ce moment-là, la musique savante m'intéressait beaucoup. A vrai dire, je me fichais de savoir si c'était ou non une musique vivante. La Guêpe m’est venue de l’envie de mettre le texte de Ponge, La rage de l’expression, en musique. Dans mon disque solo, Mehr Licht !, les environnements ambiants passent à l’avant-scène.
Au GRM, je faisais ce qu'on appelait de la musique « mécanique », je coupais et montais de la bande magnétique. Il y avait bien des tas d'appareils géniaux, mais pour profiter des avantages que pouvaient offrir les équipements du GRM, il aurait fallu que j'aille au charbon, que je fasse des petites conférences par-ci par-là, ce qui n'est pas vraiment mon fort. Par contre, on m'a donné à traiter des objets sonores de Pierre Schaeffer. Ça a été pour moi très formateur. Il y avait son livre, pour ainsi dire imposé, le Traité des objets musicaux, une méthode de classement des sons par leurs timbres et leurs traitements respectifs. On y apprenait aussi des notions d'acousmatique, il y avait même une dimension philosophique.

Tu a également créé le collectif de production Musique 1...

Je l’ai fondé entre autres avec Jac Berrocal. Ça nous servait à monter des petits festivals qui se déroulaient sur plusieurs jours, au Théâtre Mouffetard par exemple.

Ici tu fais l’effort de te souvenir, alors qu’habituellement tu parles rarement du passé. Quelles relations entretiens-tu avec le temps ?

Je pense que la musique, c'est l'art du temps. Et le temps, c'est la mort...

Tu es connu comme trompettiste mais tu as souvent joué d'autres instruments. Quel est ton propos quand tu joues du piano ou du cor ?

Malgré ma paresse, j'ai quand même travaillé la trompette. C'est donc un instrument avec lequel j'ai des contraintes. Lorsque je joue du violon, par exemple, je ne connais ni les techniques ni les positions. Cela me permet d'exploiter l'instrument sans vergogne. J'arrive à le faire sonner d'une façon qui me convient sans en connaître la moindre gamme. C'est dans le même esprit que j'ai inventé des instruments, dont certains dérivaient d’ailleurs directement du violon : le frein qui est une contrebasse à tension variable, ou l’arbalète, finalisée par Raoul de Pesters... J’ai agi dans l'idée d'un pur traitement du son. Je pense que même lorsqu'on improvise, s’il s'agit de notes, on ne peut que penser à de la musique écrite. C'est de la musique écrite du moment qu'on peut l'écrire. Avec ces instruments et la méconnaissance qu'ils induisent, c'est tout à fait différent. C'est beaucoup sous l'influence d'Alan Silva que je l'ai fait. Quand je lui ai dit que j'avais un violon chez moi, il m'a immédiatement proposer de faire une section de cordes. C'est comme ça que je me suis habitué à toucher le violon. J'ai aussi fabriqué des instruments parce qu'on m'en a commandés, pour Aperghis, ou Tamia et Françoise Achard : une vielle à roue dans un caddy qui joue quand on le pousse, des claviers de limes, de poêles, de pots de fleur, des flûtes, le cor multiphonique, l’orgue à feu... A l'époque, le théâtre musical était très à la mode. Un concert, même le plus banal, est un spectacle. Je trouvais navrant celui qu'offraient alors les musiciens. Je pensais qu'il fallait « spectaculariser » les prestations musicales, et donc avoir ses idées de mise en scène à chaque concert. Je continue à le prétendre.

La trompette plongée dans l’eau, avec un timbre en aluminium, avec un bec de saxophone, ça procède de la même intention ?

Pour la trompette à anche, le spectaculaire ne réside que dans la contradiction entre l’image et le son : on entend du baryton alors qu’on voit une trompette piccolo. La trompette dans l’eau, c’est une sourdine. Mais le son est matérialisé, on voit les turbulences de l’eau, surtout si les on éclaire astucieusement.

UN COLLECTIF A TROIS

Nous nous rencontrons, Francis, toi et moi, en 76, et nous décidons de monter Un Drame Musical Instantané. C'est un changement radical dans ta vie musicale.

Je n'avais plus besoin d'aller à droite, à gauche, pour suivre mon chemin. C'était l'opportunité de me poser un peu. Monter un groupe, ce n'est pas mon truc. C'était pour moi une occasion inespérée puisque ça ne se présentait pas comme le groupe d'untel, mais comme un collectif à trois. J'ai été tenté de tout y investir.

Comment expliques-tu que notre collaboration tienne toujours après 25 ans ?

D'abord, la formule, à l'origine, était très solide parce que c'était un trio, et qu'un trio, c'est vraiment démocratique, dans le sens où il y a toujours une minorité et une majorité. Ça a beaucoup marché sur cette dynamique de groupe. Après le départ de Francis (Gorgé), on avait un passé sur lequel on a pu continuer à construire. Mais il faut dire qu'au départ, ce n'était pas n'importe quelle association : il y avait un protestant, un juif, et un catholique. Euh... Je parle de culture. Je ne parle pas de confession. Il y avait donc au sein de notre collaboration une diversité occidentale intéressante.

La première fois que je t'ai vu, c'était pour un concert de soutien à la clinique anti-psychiatrique de Laborde. Nous étions une quinzaine de musiciens sur scène dans le cadre d’Opération Rhino. J'étais à côté de Daunik Lazro, qui m’a gentiment prodigué quelques conseils car je jouais du saxophone comme un pied, j’avais aussi mon synthé mais à l’époque cet instrument angoissait les musiciens de jazz, sauf toi qui les provoquais beaucoup plus que moi : tu étais à l'autre bout de la scène et tu entrechoquais des bouteilles de bière vides jusqu'à ce qu'elles explosent. Il y avait des éclats de verre tout autour de toi. À la fin du concert, après quelques hésitations, je suis venu te voir. Pendant deux jours, nous avons discuté de Varèse et Webern. Pour Francis et moi, qui venions du rock, tu étais à la fois un musicien de jazz, un précurseur et un initiateur. De ton côté, comment nous percevais-tu ?

J'éprouvais un soulagement. Parce qu'il restait quand même, à l'intérieur de notre projet, cette pratique du jazz qui impose de jouer en place, de bien jouer les grilles, etc. Mais vous n'aviez même pas l'idée, qui pour moi est rédhibitoire, d'interpréter des grilles en prétendant qu'on improvise. Vous faisiez de la musique avec toute la naïveté souhaitable. Tout ça correspondait très bien à mon malaise vis-à-vis du milieu du jazz. J'étais paresseux, je n'avais pas envie d'être le meilleur. Si j'étais en compétition avec un autre musicien, j'avais envie de me sauver en courant. Bref, je me sentais horriblement mal avec ce qui constitue les fondements du jazz, la compétition, la lutte pour la vie, etc. Et puis vos instruments me fascinaient. Un type qui jouait du synthétiseur sans clavier, juste en tournant des boutons, je trouvais ça génial. Quant à Francis, je n'avais pas remarqué au départ qu'il était handicapé, et je trouvais qu'il jouait très étrangement. Un jour il m'a expliqué qu'il s'était mis à la guitare précisément pour rééduquer son bras. Tout ça conjugué assouvissait bien mon goût du nouveau.

L’essentiel c’était que, comme nous, tu t’intéressais à tout, la politique, la science, les autres arts, la vie en général. La musique coulait de source...

Dans le Drame, elle est la traduction d’une réflexion commune et non une illustration. Nous avons inventé à cette occasion le concept de musique à propos.

Si un jeune musicien sollicitait tes conseils, que pourrais-tu lui dire ?

Je valorise beaucoup la constance, la fidélité et l'acharnement. J'aime citer cette phrase de Guillaume d'Orange : « Il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer ».

Peux-tu me parler de la trompette et des différentes manières d'en jouer ?

La trompette est issue de la culture militaire. En France, dans le temps du moins, la plupart des premiers prix de conservatoire étaient tous des gens du Nord qui avaient joué dans des fanfares, et qui avaient réussi à sortir de la mine grâce à ça. C'étaient des gens qui avaient beaucoup travaillé leur instrument, mais un peu à coups de pied dans le cul. Au conservatoire on n'expliquait pas vraiment le comment. Si on n'y arrivait pas, c'est qu'on était nul. Quand j'ai donné des cours, j'ai essayé de me démarquer de cette méthode. J'arrive facilement à expliquer ce qui se passe dans le corps quand on joue. Je n'ai eu de cesse de faire comprendre que ce n'est pas un instrument qui requiert plus de tonus physique ou d'agressivité militaire que d'autres. Bien sûr, on parle d' « attaque ». Mais si l'on joue en ayant à l'esprit quoi que ce soit de vindicatif, ça ne marche pas. Quant à la manière de respirer, je me suis confectionné une technique, que j'ai un peu enseignée, et qui marche très bien. Il y a l'idée, par exemple, qu'on ne projette pas le son, que l'on n'a rien à projeter. On provoque un choc qui est situé à un endroit très précis du corps, entre la langue et le palais, et tout le reste n'est que l'organisation d'une pompe, assez complexe, de façon à distribuer l'air avec la tension, la compression et la quantité nécessaire et suffisante pour produire l'effet voulu. Évidemment ce discours est, d'une certaine manière, une démystification de l'idée militaire de l'instrument. Finalement, ce que j'ai cru comprendre d'un secret supposé, c'est qu'il doit y avoir une furieuse concentration vers l'infiniment central qui est nécessairement en opposition avec une détente de ce qui est infiniment périphérique. Peut-il y avoir là une explication du monde physique ?... Si tant est qu’il y en ait un autre !

Tu as un sens aigu du paradoxe.

Chaque fois qu’on rajoute une ligne on tend vers l’exhaustivité. L’important n’est pas d’avoir tout dit mais que tout ce qu’on a dit contribue à donner un sens global.



PORTRAITS-SOUVENIRS

Eric Dolphy
Il m'avait appris un bon truc. Je m’étais blessé le bras droit, et je m’étais en quelque sorte échappé de l'hôpital avant la fin de ma convalescence pour aller voir du monde dans les boîtes. J'étais tombé sur Eric Dolphy à qui j'avais raconté que ma main droite ne fonctionnait plus très bien et que je n'étais pas certain de pouvoir rejouer de la trompette. Il m'avait répondu : « tu n'as qu'à jouer avec ta main gauche ! Le corps est symétrique. Il n'y a pas de raison que tu n'y arrives pas ». J'étais rentré chez moi, et je m'étais aperçu qu'effectivement la main gauche faisait exactement les mêmes gestes que la droite. Ce soir-là, il m'avait aussi dit : « La seule chose qui soit grave dans la vie, c'est de mourir ». Le destin a voulu qu’il meurt le lendemain, à Berlin.

Lester Young
Un soir de 1956 au Tabou. C'est LA boîte de Saint-Germain-des-Prés que fréquentaient quotidiennement Boris Vian, Juliette Gréco, Gainsbourg et tous les jazzmen américains de passage. A la suite d'une jam avec le Président, Lester Young, celui-ci me complimente sur mon jeu. Je trouvais ça super mais j'attendais le mais...
L.Y. : - Tu connais les paroles ?
B.V. : - Pourquoi, y a des paroles ?
L.Y. : - Ah bon, tout s’explique...
L'explication est venue quelques années plus tard avec Chet Baker. Chet me dit que nous, en Europe, nous appelons ça des standards mais que pour des américains ce sont des poèmes qui racontent chacun une histoire ou un certain état d'âme. Ce sont des chansons populaires, des souvenirs d'enfance, des airs qui ont été à la mode et que tout le monde connaît aux Etats Unis. Chet trouvait que nous jouions ces morceaux d'une façon abstraite, comme de la musique classique mais pas comme des airs populaires. On jouait la grille, les 32 mesures, le thème pas toujours, ou plutôt jamais puisqu'on ne connaissait pas les paroles. Moi, et les pianistes aussi, je pouvais jouer imperturbablement le pont d'un morceau à la place de celui d'un autre, sans même m'en apercevoir. C'est comme les valses de Strauss, on peut mélanger les parties des morceaux, c'est toujours aussi bien. Sauf pour les Autrichiens ! C'est toute la différence entre un jazzman français et un américain. Il y a un sens à ces notes de musique, la mélodie que Lester joue, sur laquelle il improvise, il en connaît le texte, la partition complète.

Archie Shepp
Archie Shepp, c'est un sampler. Il n'a créé aucun style. Il a utilisé des éléments de l'histoire du jazz en les samplant, en quelque sorte. Il ne fabrique pas de mélodie géniale. Il prend des éléments stylistiques classiques qu'il réutilise plutôt à la manière d'un sampler.

Anthony Braxton
C'est vraiment un universitaire. Il m'avait proposé de monter un quintet. Et il est arrivé chez moi avec une partition en accordéon, au moins quinze pages noires de notes, en me disant : « Je voudrais qu'on joue ça, mais très précisément », alors que moi, j'avais dans l'idée de faire un concert de musique improvisée. De toute façon, vu la partition, je ne pouvais pas faire autrement. C'est ce qu'on a fini par faire.

Sunny Murray
Il m'avait conseillé d'aller à New York. Il trouvait qu'ici nous avions la vie douce. Il m'avait proposé de m'héberger là-bas. Il pensait qu'il serait bon pour moi de me frotter un peu à la compétition. Or, c'est vraiment tout ce que je déteste. J’ai dit : « Oui, peut-être »...

Alan Silva
Après un concert du Celestrial à la Maison de la Radio, en dînant, Alan m'avait dit : « On va faire un maximum de blé ! » Il m'avait fait part d'un projet de faire construire un building sur deux étages où loger tous les musiciens ensemble, avec des studios, et au dernier étage, une banque ! Il pensait vraiment faire de l'argent avec ça. Mais quelque temps plus tard, il s'est fait spolier, via l'IACP. C'est donc resté à l'état de rêve.

Don Cherry
Il avait une encyclopédie de la musique d'où il tirait tout son savoir et toutes ses idées. Il s'intéressait surtout à Chopin. Sa manière de coller de petites formes les unes contre les autres vient peut-être de là. C'était une méthodologie assez répandue à l'époque. On la retrouve aujourd'hui dans la technique du sample. Mais plus tellement dans la pratique de la composition.
Je lui ai vendu ma pocket trompette. C'était un petit bijou incrusté d'émaux qui avait été fabriqué pour Joséphine Baker au Casino de Paris où elle faisait semblant de jouer. C'est avec cette trompette que j'ai enregistré pas mal de disques, notamment Free Jazz. Don louchait dessus depuis longtemps. Je lui ai vendu pour 200 dollars un jour où j'avais besoin d'argent. Il en a joué jusqu'à sa mort. J'étais très fier.

Gato Barbieri
Je me suis fait avoir par Don Cherry. Avec Gato, je voulais monter un orchestre un peu dans la veine de ce que cherchait à faire Don, à savoir une sorte de cocktail fait de souvenirs, une manière de couper des choses pour les remonter différemment. Puis Don est arrivé, a engagé Gato, et mon projet a avorté.

Jean-Louis Chautemps
La première fois que j'ai joué avec lui, je n'étais même pas marié, je devais avoir 19 ans. Je me souviens d'un bistrot qui n'existe plus, le Dupont Latin, boulevard Saint-Michel, où on allait en sortant du lycée. Lacan y faisait ses séminaires au sous-sol. Quand je pense que j'ai passé un bon bout de mon temps là, sans savoir que Lacan enseignait dans la pièce du dessous... La salle du dessus servait l’après-midi à des jam-sessions. J'ai énormément joué avec Jean-Louis, notamment sur Jazzex, une pièce de Parmegiani. Ce fut la première œuvre mixte, jazz et musique électroacoustique. Jean-Louis était un bosseur, il s’étonnait de ma façon instinctive de jouer et me décrivait comme un musicien « hallucinatoire visionnaire ».

Jacques Thollot
Je l'ai rencontré pour la première fois au Club Saint-Germain. Il était habillé en costume de collégien d'autrefois. Son père, un grand gaillard très extraverti qui jouait très bien du sax, était là aussi, pour le vendre. À côté de lui, Jacques avait l'air d'être un peu à côté de ses pompes, tout timide, tout pâle. Il avait alors 12 ou 13 ans. Evidemment, à cet âge-là, il n'était pas capable de conduire un orchestre. Il jouait tout comme Max Roach. Il avait visiblement beaucoup travaillé, il faisait de beaux solos mais ralentissait tous les tempos, c'était infernal. Il était très gêné par la présence de son père. Il nous regardait avec l'air de dire : « Ne faites pas attention ». Je me disais que ça allait être dur pour lui, et effectivement ça a été dur.

Peter Brötzmann
Nous étions en train d'enregistrer avec le Global Unity d’Alex von Shlippenbach, il était juste à côté de moi. Il s'est mis à jouer avec un son titanesque (il était aussi sculpteur et peintre). Il sortait des sons énormes, des harmoniques dans les aigus, avec une puissance vraiment impressionnante. A un moment deux jets de sang ont jailli de ses narines. Il a simplement sorti un mouchoir de sa poche, s'est tamponné le nez, et il s'est remis à jouer en repartant dans un continuum ! A l'époque, on jouait comme ça, dans un continuum collectif, mais organisé. Chacun y allait à fond la caisse.

Steve Lacy
Un jour, en descendant au Festival d'Avignon, pendant lequel j'habitais chez Gelas, le metteur en scène, je me promenais dans les vignes autour de sa ferme, et j'écoutais la nature, le vent, etc. J'étais pris par le plein soleil. J'entendais se mélanger au chant des cigales des sonorités extraordinaires que je n'arrivais pas à identifier. Je croyais même rêver. Plus tard, j'ai appris que c'était Steve qui était sur une colline en train de travailler son soprano. C'était une impression très zen.

Barney Wilen
Barney était un ami très proche. Je l'ai rencontré quand il avait 13 ans. Il jouait d'un vieux saxo baryton qui était aussi grand que lui. Un jour, il est venu faire le bœuf au Tabou, et il est revenu plusieurs jours de suite. La première fois que je lui ai parlé, je lui ai demandé : « C'est vrai que tu as 13 ans ? » Ça me semblait ahurissant qu'un type de cet âge joue comme ça. Il m'a regardé et il m'a dit : « Qu'est-ce que ça peut te foutre ? ». On est devenu très copains à partir de ce jour-là.

Albert Ayler
Je n’avais jamais entendu parler de lui, ni écouté une telle musique. C’était au Caméléon, il avait l’air de quelqu’un de spécial, vêtu de cuir rouge, les musiciens qui jouaient là, Aldo et J–F, l’ont pris pour un débile et ont atrocifié. J’ai longtemps regretté de n’avoir pas pu rejouer avec lui ni continuer la discussion passionnante que nous avons eue après, très poétique.

L’Art Ensemble
Ornette Coleman avait organisé un concert à la Mutualité. Il y avait son orchestre, celui de François Tusques, l’Art Ensemble, Barney, Roger Guérin... A l’issue du concert qui s’était très bien passé, l’organisateur est parti avec la caisse. On a provoqué une réunion avec l’Art Ensemble. Il nous ont répondu : « non, mais attention les mecs, vous savez de qui vous parlez, c’est Ornette, total respect ! », et c’en est resté là. Dans l’Art Ensemble, à part l’extraordinaire diversité de leurs compositions, j’étais très intéressé par la théâtralisation de leur musique.

Claude François
Jeanneau et Mimi Lorenzini connaissaient bien la pop. Ils ont montré Triangle peu après. C’est Claude qui m’a initié au rhythm’n blues en m’emmenant écouter James Brown, Otis Redding, Aretha Franklin... Il aurait voulu qu’on sonne comme ça. On a même accompagné les Supremes pour une télé.
Nous étions payés en liquide, pas déclarés, sauf les télés. Il fallait, en plus, réclamer son pognon vite fait. Le premier soir, Lederman m’a repris ma paye au poker.

Brigitte Bardot
J’ai fait un disque avec elle, très sympa, très tendre. Par la suite je me suis trouvé parfaitement solidaire de ses positions passionnées sur la condition animale. J’ai même adhéré. En manifestant j’ai constaté que la majorité des militants, surtout leurs représentants, étaient d’extrême-droite. J’en avais parlé avec Cavanna, lui-même interloqué.

Beb Guérin
Il était comme un frère. Nous faisions des concerts en trio avec Tusques dans sa région de La Rochelle. Au matin, en me faisant visiter son plat pays, il me disait : « Tu vois, ici il n’y a que l’horizon et des bourines à un étage. Voilà deux siècles que ça se dépeuple. Rien de plus déprimant. Dans ma famille un oncle et d’autres se sont pendus pour rajouter quelques verticales. Moi aussi je me pendrai ». Beb s’est pendu en 1980.

Jouk Minor
Il est très gestuel. Il avait joué de la guitare flamenco avant de se mettre au baryton. Il a trouvé le lien physique entre les deux. C’est aussi un acousticien. Il poursuit sa recherche avec des instruments d’exception comme le sarrussophone contrebasse. Il est revenu à la guitare en se fabriquant empiriquement la sienne.

Hubert Fol
C’était un mythe. Il était ouf. On a été engagés ensemble, avec son frère Raymond, dans le quintet de Guy Lafitte. Ça me navre de m’apercevoir que je n’ai pas grand chose à dire de lui, si ce n’est qu’il était super cool et qu’il jouait génialement de l’alto.

Babar
J’étais un peu enrobé. En vacances un connard m’avait affublé de ce sobriquet qui en valait un autre. Au retour, quand je suis entré dans le monde des musiciens, ils me nommaient ainsi. Je n’ai jamais compris par quelle mystérieuse dénonciation ! Les vieux m’appellent encore comme ça.

Discographie (partielle) de/et/ou/avec Vitet

Dans l’ordre d’apparition au cours de l’entretien :
LP Georges Arvanitas, Soul Jazz, Columbia FPX 193, 1960
CD 1965, François Tusques, Free Jazz, Mouloudji, réédition In situ 139 - catalogue ADJ
LP Michel Portal Unit, No, no but it may be, Le Chant du Monde LDX 74526, 1972
LP Un Drame Musical Instantané, À travail égal salaire égal, GRRR 1005, 1981 - ADJ
CD Bernard Vitet, La guêpe, sur un texte de Francis Ponge, Futura Son 05, 1971
LP Bernard Vitet, Mehr Licht !, GRRR 1003, 1979
LP Jac Berrocal, Parallèles, Davantage 01, 1976
CD Bernard Parmegiani, Pop’eclectic incl. Jazzex (enr.1966), Plate Lunch PL08, 1998
LP Sunny Murray, Shandar 10.008, 1968
LP Sunny Murray, Big Chief, Pathé Marconi 1727561, 1969
LP Alan Silva, Luna Surface, Byg 529.312, 1969
LP Alan Silva, Seasons, Byg 529.342-43-44, 1970
CD Celestrial Communication Orchestra, My country (enr. 1971), Leo LR 302, 1989
LP Art Ensemble of Chicago, Go home, Galloway 600502, 1970

Autres enregistrements disponibles aux ADJ :
4 LP et 9 CD d’Un Drame Musical Instantané, chez GRRR et In Situ de 1977 à 2001
CD Hélène Sage, Comme une image, GRRR 2014, 1989
CD Hélène Sage, Les araignées, GRRR 2022, 1997
CD Gorgé Meens, Paysage départ, In Situ 121, 1992
CD François Tusques 1992, Le jardin des délices, In situ 165, 1993
CD François Tusques, Octaèdre, Axolotl AXO101, 1994
CD François Tusques Blue Phèdre, Axolotl AXO103, 1996
2CD Buenaventura Durruti, Un d.m.i., Nato 777 733, 1996
CD audio/rom Birgé Vitet, Carton, GRRR 2021, 1997
CD audio/rom Un Drame Musical Instantané, Machiavel, GRRR 2023, 1998

Recommandons aussi les titres :
Barbara (Ni belle ni bonne, Madame), Brigitte Bardot (Un jour comme un autre, À la fin de l’été), Yves Montand (Il n’y a plus d’après, Quand tu dors près de moi), Serge Gainsbourg (En relisant ta lettre), Jazz in Paris : Jazz et cinéma vol.2 La bride sur le cou (cd Universal 013044-2), Jean-Luc Ponty The beginning of... (lp Palm 19), Jef Gilson Enfin (cd FD 151922, 1962-63), Ivan Julien Paris année zéro (lp Barclay), Jean Guérin Tacet (lp Futura Son 14, 1971), Colette Magny Répression (cd Scalen’ CMPCD 03, 1972), Sylvain Kassap L’Arlésienne (lp Nato 109, 1983), Aki Onda Un petit tour (cd All Access 07, 1999), Michel Pascal Puzzle (cd Ina 275 742, 2000)...

Retrouvez aussi les musiciens cités, dans le catalogue des Allumés du Jazz
(attention, les disponibilités ont changé depuis la publication de cet entretien) :
Hubert Rostaing et Alix Combelle (RDC), Georges Arvanitas (Black & Blue, Label Bleu), Jac Berrocal (Bleu Regard, In Situ, Nato), Jean-Louis Chautemps (Evidence, GRRR), François Jeanneau (CC, In Situ, Label Bleu, Pee Wee), J-F Jenny-Clarke (Celp, Deux Z, Hopi, JMS, Label Bleu, Nato), Steve Lacy (Free Lance, In Situ, Label Bleu), Mimi Lorenzini (Axolotl, CC, Hopi), Sunny Murray (Bleu Regard), Barre Phillips (Bleu Regard, Celp, Emouvance), Michel Portal (Label Bleu), Aldo Romano (JMS, Label Bleu, Pee Wee, Pygmalion, RDC, Seventh), Alan Silva (In Situ), Martial Solal (Charlotte, Gorgone), Jacques Thollot (In Situ, Nato), Luigi Trussardi (RDC), Barney Wilen (Deux Z, Nato)...

Lectures conseillées par Bernard Vitet

Paul Hindemith, Pratique élémentaire de la musique, Ed. J-C Lattès
Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux, Ed. Seuil
E. Leipp, Acoustique et musique, Ed. Masson
L-F. Céline, Voyage au bout de la nuit, Ed. Gallimard
J-L. Borgès, Fictions, Ed. Folio

lundi 9 octobre 2017

Symphonie parisienne


La semaine dernière Le Concert de la Loge jouait Haydn, Mozart et Devienne à l'Auditorium du Louvre. Le Comité National Olympique Sportif Français s’étant opposé à l’usage de l’adjectif « olympique », l’ensemble fut contraint d’amputer son nom alors qu'il se référait au « Concert de la Loge Olympique » créé en 1783, célèbre pour sa commande des Symphonies parisiennes à Joseph Haydn. La moyenne d'âge du public était la même que pour une soirée jazz. Sur scène il y avait pourtant pas mal de jeunes, et plus de femmes que d'hommes. Les musiciens baroques, curieux de nature, sont aussi moins compassés que les classiques habituels. Les cordes sont en boyau, les instruments à vent ont moins de clefs et leur timbre est riche de variations d'une note à l'autre.
Passé l'exquise interprétation du Concerto pour piano en sol majeur K453 par Justin Taylor au pianoforte, le moment le plus étonnant de la soirée fut certainement les salves d'applaudissements qui saluèrent les chorus successifs des solistes de la Symphonie concertante pour flûte, hautbois, basson et cor n°4 en fa majeur de François Devienne, compositeur français probablement inconnu à la plupart jusqu'ici. À la fin du XVIIIe siècle on exprimait son contentement comme aujourd'hui dans un club de jazz. De même Julien Chauvin, le directeur musical de l'orchestre (qui joue sans chef) et violoniste, scinda la Symphonie n°82 en ut majeur Hob.I.82 de Haydn, dite de l'Ours, en ouvrant la soirée avec les deux premiers mouvements et en la clôturant avec les deux derniers. Le Haydn et le Devienne enregistrés ce soir-là feront l'objet d'un disque comme tous les concerts de l'ensemble au Louvre.


J'ai été épaté par le solo de cor naturel de Nicolas Chedmail, alternant sons bouchés et ouverts, sans pistons ni palettes, sa virtuosité ne l'empêchant pas de swinguer. La couleur de sa figure se rapprocha progressivement de la tomate, mais ce sont des fleurs qu'on avait envie de lui lancer, comme au jeune pianiste prodige de 25 ans semblant s'amuser à caresser les touches de son instrument qui manquait forcément un peu de coffre, mais quelle grâce ! Si j'ai une fois de plus été subjugué par les inventions du "rocker" Haydn, je me suis tout de même ennuyé aux minauderies mozartiennes. On ne se refait pas. Il y a trente ans, alors que j'avouais à Marc-André Dalbavie, mon désintérêt pour Mozart en dehors de certains de ses opéras et de sa musique maçonnique, le jeune protégé de Boulez me souffla "C'est déjà courageux de le dire" ! La soirée n'en était pas moins bien agencée et je remontai de dessous la pyramide, repu, enjoué, avec aussi le souvenir du parfum des udon au canard caramélisé du restaurant Sanukiya où nous avions eu la bonne idée d'aller avant l'heure d'affluence lorsqu'une queue immense s'allonge sur le trottoir.

Photo © Franck Juery

lundi 18 septembre 2017

Bizien-Pauvros et Berrocal en vinyle


Le Souffle Continu poursuit ses rééditions vinyle d'albums déjantés des années 70. Les deux disques de 1976 du percussionniste Gaby Bizien et du guitariste Jean-François Pauvros ressemblent étonnamment à la première face du Trop d'adrénaline nuit d'Un Drame Musical Instantané enregistré l'année suivante. Percussions folles et grappes de notes comme des raisins emberlificotés sur six cordes métalliques. Entre cousins les liens familiaux se distendent parfois avec le temps. Le free jazz avait ses limites pour des Européens encyclopédistes gourmands d'expériences sans cesse renouvelées. Bizien a glissé vers l'enseignement de la musique, Pauvros a développé sa belle voix grave comme on l'entend à la fin du monoface inédit Pays Noir tout en restant l'un des guitaristes historiques majeurs mariant habilement improvisation et composition à l'instar d'un Marc Ribot, se démarquant progressivement de l'école britannique. Sur l'autre côté du disque le diamant file sur une surface lisse où grimacent les musiciens en noir sur noir. Il n'y aurait plus d'espoir si leur No Man's Land ne variait les ambiances chaotiques, les quatre membres de chacun de ces jeunes énervés tremblant électriquement de soubresauts adolescents dont la rémanence n'était pas près de se dissoudre.
La nuit est au courant date de 1991, soit quinze ans plus tard. Les mélodies, même bancales, sont revenues à la charge. Jacques Berrocal avait découvert la réverbération pour rallonger le timbre de sa trompette. Jacques Thollot est resté à jamais l'éternel garnement dont la poésie inouïe habite le jeu de batterie. Les deux bassistes, Hubertus Bierman et Francis Marmande (le spécialiste de Georges Bataille qui écrit sur le jazz dans Le Monde !), habillent ce beau disque d'un costume ample comme jadis Léon Francioli et Beb Guérin dans le Unit de Portal. C'est un monde. Berrocal, qui signe toutes les compositions sauf une de David Bowie et Brian Eno, l'avait publié sur le label in situ que dirigeait le violoncelliste Didier Petit. Beau cadeau que cet élan collectif intemporel ! Les textes de Hervé Péjaudier reproduits sur le 4 pages intérieur interprètent la musique en saynètes dramatiques comme si le cinéma balayait le fantasme du rock 'n roll...


Au Souffle Continu, rue Gerbier à Paris, Théo et Bernard avaient réorganisé la boutique, privilégiant définitivement les vinyles et le confort d'écoute. Je n'achète plus guère de galettes noires pour des raisons d'encombrement et parce que je reste sceptique sur la qualité actuelle des pressages en comparaison de ce que nous concoctions en suivant l'objet à toutes les étapes de sa fabrication avec l'appui de véritables orfèvres. Je n'avais néanmoins pas plus le choix si je voulais écouter Intra Musique de Jacques Thollot avec Eddie Gaumont à la guitare et au piano, Michel Portal à l'alto, Mimi Lorenzini à la guitare et Daniel Laloux au tambour. Jean Rochard me précise que ce concert était un projet de Tholllot et Gaumont, et que c'est François Jeanneau qui joue de la flûte. Allez savoir qui y joue du violoncelle ? Le magnifique triple CD Thollot in Extenso qui sort sur son label nato est autrement plus rigoureux (lire précédent article) ! Mais comment se passer du moindre enregistrement de Jacques ? Enregistré tant bien que mal à la "Fac de Droit", j'imagine Assas, en 1969, cet album renvoie aux sources des musiques improvisées européennes qui cherchaient à s'affranchir du grand frère afro-américain. Au delà du plaisir, c'est de jouissance qu'il s'agit. Pas l'ombre de cynisme, sans le moindre calcul, juste être là, dans l'instant et s'inventer à plusieurs...

→ Jean-François Pauvros et Gaby Bizien, No Man's Land, LP Le Souffle Continu, 20€
→ Jean-François Pauvros et Gaby Bizien, Pays Noir, LP Le Souffle Continu, 18€
→ Jacques Berrocal, La nuit est au courant, LP Le Souffle Continu, 21€
→ Jacques Thollot, Intra Musique, LP Alga Marghen, 23€
→ Jacques Thollot, Thollot In Extenso, 3 CD nato, dist. L'autre distribution, sortie le 22 septembre 2017, 13,99€

jeudi 27 juillet 2017

Six derniers disques avant l'autoroute


Avant de partir en vacances je réécoute les albums qui attendent leur tour de platine sur les étagères. De beaux disques se pressent ainsi au portillon et que je désespérais de n'avoir pas le temps de chroniquer.
Ainsi par ordre de ce qui me tombe sous la main, Casa Nostra du Trio Barolo rappelle la rencontre de Portal et Galliano, avec l'accordéoniste Rémy Poulakis dont je regrette qu'il ne chante qu'un seul air de Puccini de sa voix de ténor lyrique, mélange original avec ce trio jazz où Francesco Castellani joue du trombone et Philippe Euvrard, qui signe la majorité des titres, de la contrebasse.
Pour Feelin' Pretty, un autre trombone, Fidel Fourneyron, reprend des airs de West Side Story ou s'en inspire, dans un genre plus dépouillé, leur tordant gentiment le cou, mais Leonard Bernstein, compositeur contemporain populaire, se prête parfaitement à l'exercice de restructuration iconoclaste du trio d'improvisateurs Un Poco Loco. Le saxophoniste-clarinettiste Geoffroy Gesser et le contrebassiste Sébastien Beliah y vont aussi de leurs découpages et pliages des partitions dont la mémoire a conservé la trace.
Réappropriation également par le duo formé par la chanteuse Eloïse Decazes et du guitariste Éric Chenaux qui passent de très vieilles chansons françaises traditionnelles à la moulinette, La bride sur le coup ! La monotonie des ballades produit une intéressante nostalgie futuristique, rappelant parfois Third Ear Band, Nico, Brigitte Fontaine ou l'Incredible String Band. Ces histoires tiennent de la sorcellerie comme si le duo tournait une grande cuillère dans une marmite remplie de guitares molles.
En période de restriction budgétaire que nous imposent les divers gouvernements européens successifs, le trio est définitivement la forme orchestrale la plus économique. Mais "less is more" avec le Silence Trio formé par le pianiste suédois Jakob Davidsen avec le Franco-Danois Hasse Poulsen à la guitare et le Norvégien Torben Snekkestad aux anches ! Les trois musiciens obéissent à des consignes strictes de patience, écoute, tolérance, retenue, ensemble, ouverture d'esprit qui devraient leur éviter les interdits ayatollesques de nombreux tenants de l'improvisation libre. L'ambiance qui en découle est plutôt relaxante, sorte de musique contemporaine zen où le timbre règne en maître.
On retrouve Hasse Poulsen avec le batteur Fabien Duscombs pour des chansons et compositions signées par eux-mêmes, mais aussi Eddie Harris, Tom Waits, Eddie Henderson, Povl Dissing, Shell Silverstein et John Lennon, mêlées à des improvisations débridées où ils partagent leurs goûts éclectiques avec un public curieux aimant les surprises. Ces Free Folks prouvent que le free n'est pas un genre, mais une tournure d'esprit, de la musique traditionnelle au rock, du jazz à la chanson à laquelle Poulsen cède avec entrain.
Puisqu'on en est aux mélanges, je termine pour aujourd'hui avec un album d'une chanteuse pop britannique, Nina Miranda dont le Freedom of Movement est un mélange de bossa nova, funk, rock, hip-hop, dub, electronica, avec un côté kitsch qui tire vers Burt Baccaharah ! Il y a des guitares, de la basse, de la batterie, mais aussi beaucoup de voix, et puis de la flûte, des cuivres, des cordes, des claviers, des percussions, des bruitages et des effets spéciaux. C'est une grosse ratatouille genre Bollywood façon Bahia avec un sens de la fête très British sur des textes qui engagent à se prendre en main pour changer le monde.

→ Trio Barolo, Casa Nostra, cd Ana Records, dist. L'autre distribution, 12,99€, sortie le 25 août 2017
→ Un Poco Loco, Feelin' Pretty, cd Umlaut Records, 12€
→ Eloïse Decazes & Éric Chenaux, La bride, cd Three:Four Records, 12CHF
→ Silence Trio, 1, cd ILK Music, 119kr
→ Hasse Poulsen & Fabien Duscombs, Free Folks, cd Das Kapital Records, dist. L'autre distribution, 13,99€, sortie le 25 août 2017
→ Nina Miranda, Freedom of Movement, cd Six Degrees Records, 17€

mercredi 17 mai 2017

Cinq allitérations musicales par Bernado-Birgé-Edsjö (vidéos)


Mon incisive manquante m'avait donné l'idée du thème du concert de la semaine dernière au Triton, Défauts de prononciation. J'ai photographié mon plus beau sourire avec le vide intersidéral plongeant, mais c'était vraiment trop gore pour illustrer ce billet, déjà que je ferme les yeux à chaque opération de la série The Knick que je regarde ces soirs-ci. Clive Owen y est très bien dans le rôle du chirurgien junkie, et Steven Soderbergh a réalisé tous les épisodes, fait la lumière sous le pseudonyme de Peter Andrews et le montage sous celui de Mary Ann Bernard, encore un Shivaïste ! Le trou dentaire ne collait pas avec la délicatesse du concert de vendredi dernier. Nous avons donc virtuellement renfilé les doudounes de l'hiver 2015 et clic clac c'était déjà dans la boîte. Je passe récupérer le multipistes ce matin aux Lilas, mais en attendant j'ai monté les rushes que Françoise a tournés depuis le balcon...


La première allitération en ligne est Flyg fula fluga och den fula flugan flög (Envole-toi, mouche moche, et la mouche moche s'est envolée, 2'51). Le basson de Sophie Bernado répond à la voix de Linda Edsjö tandis que je joue du cristal au clavier. Le fait que la phrase soit suédoise convient évidemment parfaitement à Linda, native de Stockholm.


L'accent nordique de Linda et celui du sud de Sophie ont validé mon idée de prendre pour titres et thèmatiques des allitérations. La seconde ici est danoise. Oh miracle, Linda s'y entend aussi dans cette langue, d'autant qu'elle est diplômée de l'Académie Royale de Copenhague ! Sur Ringeren i Ringe ringer ringere end ringeren ringer i Ringsted (Le clocher de Ringe sonne moins bien que celui de Ringsted, 6'30) elle joue aussi du vibraphone et de la batterie. Sophie se contente de sa voix, elle qui est du Gers, le CNSM ne l'ayant pas formatée à l'accent pointu. Enfin, seul autodidacte de la bande, il est rare que je n'entende qu'un son, puisque je joue de plusieurs cloches au clavier, plus une touche de zoziaux printaniers.


Sju sjösjuka sjöman sköttes av sju sköna sköterskor på skeppet Shanghai (7 jolies infirmières se chargent de 7 marins qui ont le mal de mer sur le navire Shangaï, 6'36) ne se prononce pas du tout comme on pourrait le croire. Linda est encore à l'honneur pour essuyer les plâtres. Remarquez que j'ai réussi à taper le å avec son petit rond sur la tête, on dit "a rond en chef", en tenant alt-majuscule-§ sur mon Mac ! J'enchaîne le navire dans la tempête, le koto, le rythme des machines, une flûte tandis que Linda vocalise, vibraphonise et percute, Sophie se cramponnant à son grave instrument à anche double.


Nous avons aussi dialogué sur Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur nos têtes / Peter Piper picked a peck of pickled peppers. If Peter Piper picked a peck of pickled peppers, where's the peck of pickled peppers Peter Piper picked? / Tas de riz, tas de rats, tas de riz tentant, tas de rats tentés, tas de riz tentant tenta tas de rats tentés, tas de rats tentés tâta tas de riz tentant / She sells seashells by the seashore. The shells she sells are surely seashells. So if she sells shells on the seashore, I'm sure she sells seashore shells, mais je n'avais pas matière cinématographique pour en réaliser un petit montage. Contentons-nous de Y a pas d'hélice hélas, c'est là qu'est l'os (6'06) issu du dialogue du film La grande vadrouille. Je joue de la trompette à anche et du clavier, Linda de la batterie et Sophie chante et passe au basson.


Comme nous avions épuisé notre répertoire au demeurant totalement improvisé, j'ai demandé si quelqu'un dans la salle pouvait nous proposer une de ces phrases vachardes que nous serions heureux d'exécuter aussitôt comme un dit d'un condamné. Avant que Jean Bonnefoy nous suggère Si six scies scient six cyprès, combien scient six cent six scies ? Si six scies scient six cyprès, six cent six scies scieront six cent six cyprès (7'05), Pépito Matéo, qui était probablement entré là parce qu'il avait vu de la lumière, nous propose Six chats chauves assis sous six souches de sauge sèche. Nous en fûmes très inspirés, même si à la maison nous n'en avons actuellement que cinq en comptant les trois chatons d'un mois qui seront appelés à voler de leurs propres ailes dès juillet prochain... Mes deux camarades miaulent ainsi un duo adéquat que j'accompagne au Tenori-on, avant que Linda ne passe au vibra et que je dégonfle ma baudruche... Pour terminer, l'ordinateur a travaillé toute la nuit pour que ces instantanés voient le jour.

lundi 8 mai 2017

Veillées élect'orales : La voix est libre


Voilà, La Voix est libre. Quinzième anniversaire d'un festival hors normes portant le chœur de toutes les résistances contre la barbarie et la stupidité des êtres humains. Des artistes, scientifiques, philosophes du monde entier y participent dans une atmosphère de fête et de liesse partagée. Son directeur, Blaise Merlin, revendique cette "zone de libre-étrange" où les rencontres sont souvent surprenantes. La proximité des élections présidentielles avaient suscité ces deux jours de Veillées élect'orales avant les Rencontres du 3e tour de cette semaine. Sur le parvis du Cirque Électrique la Grande Tombola offre de tirer au lepenball, dégager le système au chamboule-tout, poser au maton, enregistrer un discours d'une minute, se faire tatouer un logo antifa, crier un slogan tiré au sort, karahoqueter un chant révolutionnaire. Après la harangue de Fantazio pour apprivoiser la mort, Médéric Collignon et Élise Caron balbutient le leurre puisque les jeux de mots sont de rigueur toute la soirée...


Les deux jours précédents, des poètes et musiciens syriens exilés rencontrèrent les âmes-sœurs de l'Occident. On me dit que l'émotion était à son comble à l'Église Saint-Merry et à la Maison de la Poésie. Au pupitre Jacques Bonnafé nous invite à pénétrer sous le chapiteau pour entendre les programmes des "candidats déclarés" accompagnés par trois "scrutateurs agoraphones", Élise Caron dont les talents de meneuse de revue impertinente ne sont plus à démontrer, Médéric Collignon dont la folie maîtrisée est communicative, Denis Charolles dont la batterie recale les bégaiements des orateurs...


Voilà, la voie est libre, nous allons enfin pouvoir recommencer à réfléchir. Probablement que ceux qui nous dirigent continueront à agiter le spectre du fascisme pour nous faire avaler quantité de mesures anti-sociales. Le feront-ils à grand renfort d'ordonnances et de 49.3 sous prétexte d'aller vite ? La vitesse a bon dos. Mais la démocratie dont ils se gargarisent en prend un sacré coup. On accélérera les procédures de licenciement pour que les riches s'en mettent toujours plus plein les poches. La loi El Khomeri semblera une mesurette en regard de ce qui se prépare. Macron signera-t-il le TAFTA ? J'ai parié une bouteille de Champagne avec mon voisin, macroniste convaincu. C'est stupide, je n'aime les bulles qu'en bande dessinée. Par contre on avalera des OGM américaines sans piper. Faites chauffer la colle ! Espérons que nos centrales nucléaires tiendront la distance sans se fissurer parce que c'est reparti de plus belle... Pourvu que Trump ne déclare pas la guerre à la Russie, parce qu'adhérant à l'OTAN on serait forcés d'y aller comme un seul homme. Il faut comprendre les États Unis, affaiblir l'Europe est tout bénef pour eux et puis la reconstruction est un marché juteux dont ils ont autant l'habitude que de mettre de l'huile sur le feu. Mais je médis peut-être et m'égare de triage.
Nous étions là vendredi soir pour rigoler un bon coup avant la mascarade des urnes. Pour pallier la défection énigmatique d'Achille Mbembe, Blaise Merlin lut un texte interminable du philosophe camerounais, tunnel plombant avant un enregistrement d'Édouard Glissant et la prestation inopinée de Christiane Taubira, venue, dit-elle, en spectatrice. Si ce n'est sa parfaite connaissance de l'œuvre d'Aimé Césaire et sa culture rare parmi ses collègues, elle incarnait néanmoins tout ce que les artistes présents raillèrent toute la soirée. Après un long monologue qui rappelait insidieusement son soutien plus ou moins contraint à Macron, profitant de l'obscurité elle quitta discrètement aussitôt le chapiteau !


Cette soirée de veillée élect'orale accueille d'abord Jacques Rebotier qui improvise d'après ses notes. Complice de longue date d'Élise Caron, il est accompagné par le trio qui magnifie ses pointes anti-macroniques, caractéristique de tous les intervenants dont aucun n'est dupe de la manipulation d'opinion dont sont victimes les citoyens. Rebotier joue sur les mots pour évoquer la casse sociale, là où d'autres se moquent de la langue de bois des politiciens de métier.


C'est le cas du candidat Fantazio dont le bon sens fait ressortir l'absurde d'un système rôdé pour nous enfumer. Collignon se dandine en jouant d'un synthétiseur de poche, pirouette et s'étale, ou jazzifie de son cornet à freetes. Charolles trombone et force de frappe. Caron flûte et minaude mieux que les présentatrices patentées de la télé... J'ai tellement ri à la méchanceté du clown Ludor Citrik que j'en ai oublié de faire des photos !


Comme il sait si bien le faire, Franck Lepage démonte le discours vide de sens des spécialistes du genre en choisissant les mots utilisés par Emmanuel Macron dans ses prestations publiques. Tirant aléatoirement dix-sept concepts fumeux, il improvise une logorrhée hallucinante, fidèle à son modèle, puis démasque la supercherie des termes positifs du nouveau président de la République qui a remplacé ceux qui pourraient fâcher. Lepage termine sur la nécessité d'une révolution (oh, le mot qui fait encore plus peur que les autres!) si nous voulons sortir du marasme dans lequel les cyniques exploiteurs nous ont entraînés.


En clôture, Jacques Bonnafé explose de mots valises en sauts de cabri. Le comédien, aussi drôle que corrosif, danse autour de la piste, serre les mains de ses électeurs potentiels, hip-hopant dans son costume gris souris, embouchant sa trompette de cavalerie, pour un finale haut en couleurs de sa cravate à fleurs.


Les soirées de La Voix Est Libre sont souvent trop longues, mais toujours réussies. La générosité des artistes n'a pas de limite, nous faisant oublier la dureté des bancs en bois du Cirque Électrique et l'absurdité de notre aliénation. J'ai raté le spectacle de samedi avec D' de Kabal, Denis Lavant, Dieudonné Niangouna, Papanosh, André Minvielle, etc. Mais cette semaine la fête continue au même endroit Porte des Lilas, puis à La Marbrerie, à la Piscine Oberkampf et au nouveau Fgo-Barbara. Le programme est fameux. Vous m'en direz des nouvelles !

mercredi 3 mai 2017

Dominique Lentin à l'heure du thé


Après la visite de Dominique Lentin, j'ai cherché dans mes archives des images de Dagon, le groupe qui réunissait Daniel Hoffman à la guitare, Fabien Poutignat à la flûte, Jean-Pierre Lentin à la basse et Dominique à la batterie, prises par Thierry Dehesdin lors d'un concert à la Fac Dauphine en 1971 auquel je participai. Les provocateurs patentés m'avaient déguisé avec un truc en plumes style Zizi Jeanmaire, mais j'avais heureusement apporté avec moi la robe de chambre en laine des Pyrénées de ma grand-mère et le béret rouge de ma petite sœur. Je manipulais des bandes magnétiques en direct et produisais des larsens avec un amplificateur de téléphone en approchant la ventouse du haut-parleur. Je ne me rappelle pas du reste, mais sur la photo j'aperçois un entonnoir qui avait peut-être appartenu au ministre Michel Debré. Philippe Graine, dit Sigismond Macchabée, faisait aussi partie de la troupe. Il est difficile de me souvenir de cette époque riche en rebondissements. La bande habitait encore chez leurs parents, près de la Tour Eiffel, et j'étais impressionné par le papa, Albert-Paul Lentin, journaliste anticolonialiste proche de Mehdi Ben Barka et fondateur de Politique Hebdo.


J'étais resté en contact avec Jean-Pierre lorsqu'il avait participé à la fondation du journal Actuel et de Radio Nova, et j'avais revu Dominique à l'enterrement de son frère il y a huit ans. Dominique a continué la batterie, en particulier avec les I et avec Ferdinand et les Philosophes. J'aime bien le CD qu'il m'a laissé, Best Before 04/04/44 avec Bruno Meillier au sax et Paed Conca à la basse. Il y a un fort cousinage avec ce que je fais, sauf qu'ils ont été assimilés au rock alors que j'ai plutôt, et probablement à tort, fréquenté les scènes de jazz. Aujourd'hui Bruno est notre distributeur de disques, Orkhêstra, et Dominique compose surtout pour le théâtre. Quant aux autres membres de Dagon... Je partage des points de vue politique avec Daniel sur FaceBook. À l'époque, j'étais un peu choqué que Fabien incarne le souffre-douleur du groupe qui l'avait surnommé Loupignat ; il a su s'en servir lorsqu'il a créé sa société de bijoux électroniques, Loupi. Sur la photo Jean-Pierre tient la place centrale, c'était l'intello de la bande, et l'on aperçoit au fond Daniel et derrière lui Dominique. Comme celui-ci n'a pas Internet chez lui, il me demande si je pourrais retrouver la trace de sa première petite amie, Marie-Reine, qui a épousé le bassiste des Flamin' Groovies et vit San Francisco. Le truc amusant c'est qu'elle fut quelques années plus tôt ma première petite amie aussi ! C'est grâce à elle que j'avais connu Dagon. J'ignore si ma démarche portera ses fruits, mais nous lui avons envoyé ensemble un message pour avoir de ses nouvelles. Dominique, qui est donc plus jeune que moi, est déjà grand-père de très grandes filles. Notre mémoire est forcément lacunaire. Internet la ravive parfois lorsque nos enquêtes portent leurs fruits.

vendredi 21 avril 2017

Emmanuelle Parrenin illumine le Disquaire Day


Dans le tiré-à-part limité à 100 exemplaires qui accompagne Pérélandra, l'un des deux albums d'Emmanuelle Parrenin publiés par Le Souffle Continu à l'occasion du Disquaire Day, figurent trois dessins inédits de Berberian. La musicienne et le dessinateur le dédicaceront demain soir samedi à la boutique du label, 20-22 rue Gerbier dans le 11e, près du Père-Lachaise, après les show-cases de 18h et 20h. Mais les collectionneurs n'attendront probablement pas le soir pour acquérir la réédition de Maison Rose, album clef de 1977. Car demain entre 500 et 600 albums différents seront mis en vente le temps de ce samedi 22 avril, les amateurs et les spéculateurs se ruant comme des rapaces sur ces vinyles rares et inédits. Théo et Bernard qui dirigent le label et tiennent le magasin du Souffle Continu n'ont commandé ni Johnny ni Madonna, mais une centaine de références qui correspondent à leurs goûts comme ce superbe coffret inédit de Thelonious Monk édité par Sam Records, musique des Liaisons dangereuses avec Barney Willen au ténor en 1959, photographies et présentation exceptionnelles.
De son côté, le label du Souffle Continu publie donc une réédition de Maison Rose (la galette est tout aussi rose) et l'inédit Pérélandra (celle-là est verte comme les feuilles des arbres). Dans le premier la voix d'Emmanuelle Parrenin glisse sur un sillon de cristal, des chansons modales dont la fragilité rappelle Barbara ou Brigitte Fontaine avec un accompagnement qui sonne parfois comme Nico. Elle s'accompagne à la vielle à roue, à l'épinette des Vosges, au dulcimer pour interpréter une sorte de folk psychédélique avec Bruno Menny aux percussions, Didier Malherbe à la flûte, Yan Vagh et Denis Gasser à la guitare, la chanteuse Doatéa Bensusan... À ses débuts elle avait chanté avec les groupes Mélusine et Gentiane, puis avec Vincent Segal, Dan Ar Braz, Alan Stivell et plus récemment Étienne Jaumet ou Pierre Bastien. Ses collectages de chansons traditionnelles en zone rurale croisent son travail de danseuse contemporaine, en particulier dans la troupe de Carolyn Carlson. Sa surdité vaincue après un grave accident lui font inventer la maïeuphonie, musico-thérapie basée sur la résonance qu'elle pratique par exemple avec des enfants autistes. Le tiré-à-part raconte son parcours magique où l'ayahuasca la libère de ses démons. Tout ce qu'elle touche possède une légèreté qui donne à la vie son énigmatique tendresse. Elle a signé la plupart des morceaux de Maison Rose et les arrangements avec Menny, mais Plume blanche, plume noire est du à Jean-Claude Vannier... Pour le côté expérimental j'ai pensé à Illuminations, l'incroyable disque de Buffy Sainte-Marie.
C'est cet aspect qui est privilégié sur Pérélandra, compilation de bandes enregistrées entre 1978 et 1982 pour des spectacles chorégraphiques, auxquelles participaient le bandéoniste Juan José Mosalini, le saxophoniste-flûtiste Didier Malherbe, le guitariste Yan Vagh, la chanteuse Doatéa Bensusan, le pianiste Jacques Denjean. Bruno Menny s'y livre à des traitements électro-acoustiques qui soulignent l'aspect expérimental de ce folk renaissant. Cet album inédit, essentiellement instrumental, complète merveilleusement le premier. En 2011 Emmanuelle Parrenin avait sorti son second album officiel, Maison Cube, en collaboration avec Flóp et Les Disques Bien. Attention, la particularité des albums du Disquaire Day est de ne pas être réédités après épuisement !

→ Emmanuelle Parrenin, Maison Rose, réédition du Souffle Continu Records, remasterisée à partir des bandes originales, 33 tours vinyle rose, 23€
→ Emmanuelle Parrenin, Pérélandra, inédit, Le Souffle Continu Records, 45 tours 30 cm vinyle vert, 20€

jeudi 30 mars 2017

La Chose Commune


Les évocations opératiques de la Résistance sont toujours des brûlots romantiques, rappelant une jeunesse perdue pour les uns, jamais abandonnée pour les autres. Comment se prétendre artiste sans rêver de révolution ou de liberté ? Le cycle est infernal, la liberté est un fantôme, mais baisser les bras serait criminel. Chanter la Résistance comme les Chroniques de Tony Hymas ou ici la Commune de Paris avec Emmanuel Bex et David Lescot n'est pas innocent quand la démocratie est aujourd'hui bafouée par ceux qui prétendent la protéger. On se cherche des modèles d'honnêteté politique, histoire d'avoir le courage de ses opinions. Le vote utile a montré ses limites. Face au cynisme ambiant et à une collaboration de plus en plus pétainiste, l'urgence d'inventer de nouvelles utopies pousse des artistes à mettre en scène le spectacle de notre société pour ne pas se laisser hypnotiser par la société du spectacle qui camoufle les vrais enjeux sous le fard des émotions téléguidées.
À monter ce genre de projet on danse sur une corde raide, car la parole risque de submerger la musique à vouloir être trop explicite. Les compositeurs alternent ainsi airs et récitatifs sans négliger les instrumentaux. Pour Hymas aller chercher la rappeuse Desdamona, ou Lescot le rappeur Mike Ladd, deux Américains s'exprimant dans leur langue, est le choix d'un parlé chanté d'aujourd'hui, le spoken word du slam et du hip hop. Le premier avait choisi Elsa Birgé pour porter ses mélodies chantées en français, Emmanuel Bex élit Élise Caron. La Commune de Paris et la Résistance au nazisme sont cousins de jazz dans ces opéras modernes où l'excellence des musiciens est quasiment révolutionnaire. Sollicité par Bex qui tient l'orgue en maître de chapelle laïque, Lescot, qui a déjà écorché le monde de la finance, le mythe étatsunien et le racisme, écrit un texte où se découvre une héroïne oubliée, Elisabeth Dmitrieff, où les revendications pourraient être les nôtres tant la misère et l'injustice nous taraudent. Il convoque Alexis Bouvier, Jules Vallès, Jean Bastiste Clément, Paul Verlaine (Ballade en l'honneur de Louise Michel), Arthur Rimbaud (Chant de Guerre Parisien) ou cite le Manifeste du Comité central de l'Union des Femmes pour la Défense de Paris et les Soins aux Blessés. On n'échappe pas au Temps des cerises et à La semaine sanglante parce que leurs mots pourraient redevenir d'actualité si les pauvres arrêtaient de soutenir leurs bourreaux, si les flics retournaient leurs armes contre ceux qui leur commandent de parquer leurs frères. Quelques effets sonores appuient de temps en temps le petit orchestre composé de Bex, de la saxophoniste Géraldine Laurent, du batteur Simon Goubert, et accessoirement Lescot à la trompette et Caron à la flûte.


La Chose Commune est une chose commune à tous et toutes, du moins elle le devrait, tant nous semblons incapables de retenir les leçons de l'Histoire, manipulés par les médias de masse qui caricaturent le seul candidat à la présidentielle porteur d'un programme salvateur, tant économique qu'écologique. En attendant le résultat du vote, farce de l'absurde dans un pays où vivent encore 9 millions de pauvres et où les riches sont de plus en plus riches, nous autres de la classe moyenne, du moins à même de posséder un lecteur, pouvons écouter le CD comme une évocation radiophonique, même si le spectacle d'Emmanuel Bex et David Lescot se joue aussi sur scène avec lumière et scénographie comme au Théâtre de la Ville - Espace Cardin du 19 au 29 avril 2017... Le reste se passe dans la rue.

→ Emmanuel Bex et David Lescot, La Chose Commune, CD Le Triton, dist. L'autre distribution, sortie avril 2017

mardi 28 mars 2017

Prévert éclair et piano forain sans la mer


Quelle idée de me plonger dans des méandres informatiques au lieu d'aller me promener sur la plage dimanche après-midi avant de prendre le train ! J'ai à peine profité du jardin de La Ciotat dont les cerisiers sont en fleurs et n'ai rien vu de la foule du bord de mer. La file des automobilistes s'allongeait vers Marseille. Françoise m'a raconté que personne ne se baignait, mais il y avait un monde fou pour cette première journée de vrai printemps après les hallebardes des jours précédents. Quelques heures de TGV plus tard, je retrouvais mes pénates et les deux garnements félins...
Hélas ou tant mieux, le boulot aussi m'attendait. C'est toujours la même chose. Voilà des semaines que je tourne en rond et tout arrive en même temps. J'ai donc composé et enregistré le générique de notre websérie sur Jacques Prévert après quelques approximations angoissantes. C'est toujours ainsi. Tant que je ne tiens pas le bon bout je m'inquiète de mes capacités. J'ai trouvé en programmant le Tenori-on avec des sons de flûte, violon et métallophone, resynchronisant les pistes l'une après l'autre, calant des sons de guitare préparée avec du riz. Sonia trouvait que le résultat correspondait trop au côté gentil du poète et qu'il fallait que je le rende plus actuel. J'ai donc ajouté un rythme inspiré du rap et tout cela tricote, laissant chacun/e se faire son cinéma. Mika avait concocté une animation inspirée par les collages de Prévert, avec l'oiseau certes, mais aussi avec le cœur, l'église, l'usine, le poing levé et la clope au bec ! Jamais facile de faire passer plein d'idées en douze secondes sans charger... Avec le handicap d'avoir à caler la musique sur les images et non le contraire ! Parfois les conditions de production ne nous donnent pas le choix. Il faut alors transformer les contraintes en appui-tête. Je dois imaginer comment cette musique annoncera chaque épisode sans que la répétition lasse... Demain, c'est-à-dire aujourd'hui quand vous me lirez, nous devons dresser un décor sonore pour chacune des interventions d'Eugénie Bachelot-Prévert qui nous livre des anecdotes passionnantes sur son grand-père.
Dans le même temps Sacha me presse de lui envoyer des sons pour une prochaine exposition à la Cité des Sciences et de l'industrie. Je lui wetransfère trois pièces foraines pour piano et quelques effets à la Méliès ! J'ai encore du mal à comprendre comment tout cela va s'agencer, mais ce sera amusant à faire, comme toujours avec mes camarades de jeu... D'ailleurs on nous livre enfin le CD d'El Strøm dans la matinée ! On en reparle très vite. En attendant je dois me faire à manger en puisant dans les réserves, n'ayant eu le temps de faire aucune course depuis mon retour d'Aubagne.

lundi 27 mars 2017

Ciné-concert exemplaire à Aubagne


Le 18ème Festival International du Film d’Aubagne (FIFA) s’est clôt sur un ciné-concert exemplaire après le palmarès qui a entre autres couronné le saxophoniste Émile Parisien par le Grand Prix de la musique originale pour Souffler plus fort que la mer de Marine Place.
Face au manque d’audace de trop de compositeurs confrontés aux images du cinématographe, les neuf musiciens choisis parmi quatre-vingt candidats et réunis pour une master class dirigée par Jérôme Lemonnier brillèrent par leur inventivité et la cohésion de l’ensemble.
Quelques jours plus tôt nous avions assisté à une autre démonstration du genre où la banalité écrasait les films sonorisés en direct. De retour à l’hôtel, il m’avait suffi de me remémorer l’insolente partition originale de Carl Stalling composée en 1935 pour le film d’animation Balloon Land de Ub Iwerks pour constater le manque d’humour de la nouvelle musique jouée ici en direct. Pourquoi diable les musiciens ont-ils gommé les bruitages rythmant le film pour ne garder qu’une pâle copie de la partie orchestrale ? La même logorrhée sonore illustrative s’étala sur le récent documentaire Marselha de Nicolas Von-Borzyskowski et sur le touchant court métrage québécois Viaduc de Patrice Laliberté. Cette approche fatale, hélas coutumière depuis un siècle, entâchait d’ailleurs Rapsodia Satanica, un navet de 1917 de Nino Oxilia rénové par la Cinémathèque de Bologne avec la musique originale d’époque de Pietro Mascagni, composition néo-classique aussi barbante que la réalisation. Lorsque l’on sait que n’importe quelle musique fonctionne avec n’importe quel film, mais qu’évidemment le sens change radicalement selon le choix, on comprend que la maîtrise du sens est l’enjeu capital de l’exercice. Cela n’empêche nullement de jouer également avec les émotions, à condition toujours que la musique, pour justifier sa présence, soit complémentaire du montage image, apportant de nouvelles informations ou un point de vue cohérent, fut-il critique.


Dirigé par Jérôme Lemonnier, les neufs compositeurs-interprètes, souvent poly-instrumentistes, qui ne se connaissaient ni des lèvres ni des dents dix jours plus tôt, font donc preuve d’une incroyable cohésion d’ensemble en traitant chaque film d’une manière originale. C’est donc à la fois un modèle de collaboration qu’il faut saluer chez ces jeunes de 22 à 30 ans, autodidactes (entendre proches du jazz) ou élèves de conservatoires en classe de musique à l’image, et la richesse de leurs points de vue documentés, auquel leur moniteur n’est certainement pas étranger.
Ainsi Benjamin Balcon (guitares, basse), Hadrien Bonardo (flûtes, anche double), Louis Chenu (sax alto), Matthieu Dulong (violoncelle), Julien Ponsoda (trombone, trompette), Nicolas Rezaï-Pyle (percussion, synthétiseur), Félix Römer (piano, échantillonneur), Clovis Schneider (guitare, basse, mandoline), David Tufano (batterie, percussion, synthétiseur) accompagnent avec succès cinq courts métrages en cherchant une musique qui serve le propos de chaque film. À noter que les partitions initiales avaient été ôtées des bandes-son pour en proposer de nouvelles en direct.
Délicats sur Celui qui a deux âmes de Fabrice Luang-Vija (2015), grinçants sur Tma, Svetlo, Tma de Jan Svankmajer (1989, photo touten haut), euphoriques sur Le voyage dans la lune de Georges Méliès (1902, 2e photo), proches du silence pour Les allées sombres de Claire Doyon (2015), drôles sur 5m80 de Nicolas Deveaux (2013), ils ne s’enferment jamais dans un genre musical pour préserver l’originalité des films traités. Le mélange de leurs orchestrations collectives avec certains bruitages des partitions originales, parfois retravaillés, nous plonge chaque fois dans un univers différent, le choix du programme étant particulièrement astucieux. Souhaitons maintenant à cette équipée de rejouer ailleurs ce spectacle enthousiasmant…

jeudi 26 janvier 2017

Rideau !, enfin en CD


Rideau! sort pour la première fois en CD grâce au label autrichien Klang Galerie. Second album d'Un Drame Musical Instantané, il avait été publié en 1980 sur GRRR en vinyle où il est toujours disponible. Remasterisé en 2016 avec quantité de bonus tracks, parmi lesquels la pièce figurant sur l'album de compilation In Fractured Silence de United Dairies, pour la première fois ici dans son intégralité.
Après nos débuts exclusivement consacrés à la composition instantanée, que les à-peu-près nomment improvisation, M'enfin, sous-titré en anglais The Phantom of Liberty en hommage à Luis Buñuel, fut notre première pièce écrite en composition préalable, soit un morceau de studio avec nombreux re-recordings et manipulations électro-acoustiques. Bernard Vitet y joue des cuivres et d'un faisceau de percussion de son invention aujourd'hui disparu, le percuvent, qui se joue avec la bouche. Francis Gorgé passe de la guitare classique à l'électrique tandis que je fais sonner mon synthétiseur ARP 2600. Tous les deux utilisons également de petites percussions. L'alternance de la fanfare virtuelle avec la guitare et les sons électroniques se déroule sur fond de chiffres du loto arabe enregistré dans le café en face de chez moi.
Pas besoin d'espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer, sous-titré Against Noise Conspiracy parce que je fus incapable de traduire la maxime de Guillaume d'Orange, est le second morceau de studio de notre histoire, mais l'enjeu fut cette fois de le camoufler en pièce de concert avec le son de la salle et les applaudissements. Bernard au violon, Francis à la guitare arco, moi-même au piano et au synthé, sommes mixés avec un orchestre qui s'accorde. Lors de n'importe quel concert symphonique, c'est un moment toujours réussi quels que soient l'ensemble et l'œuvre ! J'ai découvert beaucoup plus tard qu'Edgard Varèse avait composé une pièce sur ce principe intitulée Tuning Up.
Le morceau éponyme Rideau ! est extrait d'un concert live enregistré au Forum des Halles. Très conceptuel et provocateur, le happening consistait à dissocier l'image des musiciens sur scène et leurs productions sonores. Nous commencions par jouer rideau fermé, puis le rideau s'ouvrait et nous écoutions ce que nous venions d'improviser, commentant notre écoute, vautrés dans de confortables fauteuils. C'était une manière d'illustrer notre façon de travailler en la mettant en scène. Nous diffusions également des pièces d'autres compositeurs que nous discutions simultanément, tel Charles Ives chantant au piano ou le trou de Monk sur The Man I Love avec Miles Davis. Le public avait été interloqué que j'ai l'audace de répondre à un spectateur nous apostrophant : "Papa, on se retrouvera à la sortie !". Or c'était bien mon père, qui m'avait énervé en ne comprenant pas ce que nous tentions de faire, soit scénographier le discours de la méthode et fabriquer des espaces imaginaires. C'est certainement l'un des plus intéressants spectacles de théâtre musical que nous ayons créé, car il annonçait nombreuses voies que nous allions ensuite empruntées pendant la trentaine d'années à venir. Francis y joue aussi de la basse. Je possédais encore mon orgue Farfisa Professional, en plus de l'ARP et de la flûte. Je me risque aussi à la mandoline...
La critique, sous titré Ask Why, quatrième et dernier morceau du vinyle original, fut enregistré en une seule prise devant quelques amis dans ma cave du 7 rue de l'Espérance à Paris, le 1er avril. Bernard et moi y jouons de la guimbarde en plus de nos instruments de prédilection. Nous avions alors un instrumentarium extrêmement volumineux qui rappelait à certains critiques l'Art Ensemble of Chicago, également pour la collection de racines culturelles que nous arrosions.


Les quatre inédits présents sur le CD ont été enregistrés en 1983 dans un studio hyper professionnel. Nous avions demandé le piano Bösendorfer Imperial, des percussions d'orchestre tels des timbales, des gongs, des cloches plaques, une grosse caisse symphonique, etc. Tunnel sous la Manche (Under the Channel) était donc déjà paru sur la compilation de United Dairies avec d'autres pièces de Nurse With Wound, Soma et Hélène Sage, mais dans une version écourtée. C'est la première fois qu'on peut l'entendre dans son intégralité. Bernard est au piano et à la percussion, Francis à la guitare, au synthé (probablement un DX7), à la percussion et à la flûte. J'y joue du synthétiseur, mais je suis passé au PPG Wave 2.2 dont le timbre est d'une profondeur et d'une transparence inégalées ; je complète avec flûte, trompette et diffusion de bandes magnétiques ; on peut reconnaître des extraits du Trou (mais cette fois de Jacques Becker !) que je réutiliserai plus tard pour L'homme à la caméra, de même qu'ailleurs j'ai entendu des bouts de La règle du jeu de Jean Renoir, de Johnny Guitar de Nicholas Ray, et le témoignage d'un fou furieux de l'association Légitime Défense.
La durée des quatre bonus correspond à peu près à celle des quatre pièces originales du vinyle. Pour La peur du vide, Légitime défense et Le directeur paiera pour ses crimes, Bernard joue évidemment de la trompette, mais aussi de la trompette à anche (une de ses innombrables inventions), du violon, de la double bombarde (encore une de ses facéties), des timbales, etc. Francis est essentiellement à la guitare, mais cela ne l'empêche pas d'utiliser synthé, basse et percussion. Quant à moi, en plus du PPG je m'assois au piano, souffle dans trompette, trombone, flûte et guimbarde, et diffuse toujours de drôles de bandes avec un magnétophone à cassette.
Ces quatre inédits auraient pu constituer à eux seuls un album. Je les aime autant que les quatre pans de Rideau !. L'époque était particulièrement inventive, pas seulement chez le Drame. En 1983 nous n'enregistrions plus de disque en trio, accaparés par notre grand orchestre avec lequel nous avons réalisé coup sur coup À travail égal salaire égal, Les bons contes font les bons amis, L'homme à la caméra, et quantité de ciné-concerts, genre que nous avions remis à la mode dès 1976. Bernard n'est plus de ce monde, mais Francis et moi sommes très heureux de cette réédition augmentée. De même que nous avions dédié le vinyle Rideau ! au contrebassiste Beb Guérin qui venait tristement de mettre fin à ses jours, nous aurions pu dédier ce CD à Bernard Vitet qui nous manque cruellement et auquel nous pensons quasi quotidiennement l'un et l'autre.

→ Un Drame Musical Instantané, Rideau !, CD, Klang Galerie, 16€

mercredi 19 octobre 2016

Obsolete de Dashiell Hedayat, retour d'acide


En sortant du Souffle Continu où je venais d'acheter la réédition d'Obsolete, le disque rose de Dashiell Hedayat, je me suis demandé si l'écouter 45 ans plus tard me produirait des retours d'acide. La pilule ronde a bien goût de madeleine, sucrée comme le buvard minuscule que nous avalions telle une hostie psychédélique. La spirale m'aspirait vers le haut, transe rock de la tornade qui nous hypnotisait le samedi soir dans des coussins profonds. Nous avons écouté Chrysler rose encore et encore, même si je laissais toujours au moins trois mois entre deux trips. Attention, les produits d'antan n'ont rien à voir avec ceux mis sur le marché aujourd'hui, souvent frelatés ou trafiqués. L'herbe venait des Amériques, le kif du Maroc, la variété des haschs se savourait selon les différentes provenances, libanais rouge ou jaune, pakistanais, afghan, népalais noir veiné de blanc, cachemire, etc. J'ai arrêté de fumer essentiellement parce qu'avec le temps cela me fatigue, je ne suis plus bon à rien et le lendemain matin le soleil est pâlot.
La première fois que j'ai rencontré Melmoth, c'était son anniversaire. Il venait d'avoir 23 ans. Melmoth est un des nombreux pseudos de Daniel Théron, dit Jack-Alain Léger, dit Dashiell Hedayat, dit Ève Saint-Roch, dit Paul Smaïl. Les groupes Red Noise et les Crouille Marteaux accompagnaient le jeune écrivain sur la scène pendant que nous projetions notre premier light-show. Patrick Vian et Jean-Pierre Kalfon jouaient de la guitare électrique, Pierre Clémenti de la scie musicale. Nous étions au balcon avec nos projecteurs à diapos et d'autres qui faisaient éclater des bulles de couleurs sur les musiciens.
Sur Obsolete, Dashiell Hedayat chante accompagné par Daevid Allen (guitare), Didier Malherbe (sax et flûte), Christian Tritsch (basse, guitare), Pip Pyle (batterie), il joue de la chambre d'écho tandis qu'on entend ici ou là les voix de Gilli Smyth, William Burroughs, Sam Ellidge (le fils de Robert Wyatt a alors cinq ans !). C'est en fait le groupe Gong qui enregistrait alors comme lui au Château d'Hérouville en 1971. Chantal Darcy (du mythique label Shandar) et Bernard Lenoir avaient produit le disque en laissant à Dashiell Hedayat une totale liberté. Il tirait ce pseudo-là d'un mix entre l'auteur de polars américain Dashiell Hammett (Le faucon maltais) et celui du sublime La chouette aveugle, Sadegh Hedayat. En remontant par le Père Lachaise, nous sommes passés près de la tombe de l'Iranien dont une petite chouette stylisée orne la tombe dans l'enclos musulman. Ce con de Daniel Théron avait viré islamophobe à la fin de sa vie, mais il n'allait pas très bien. D'ailleurs dans Chrysler il chante que "les enfants ont écrit que Dashiell est un con". Dépressif, il a fini par se défenestrer de chez lui au 8ème étage, en 2013 à 66 ans.
Il n'empêche qu'Obsolete est un des grands disques de rock tout court, pas seulement de rock français. Plus proche des improvisations californiennes que des élucubrations anglaises ou australiennes. C'est un disque d'ivresse. Un truc d'ado qui découvre le monde. "Une Chrysler rose ! Le 7e ciel à travers la capote déchirée. J'ai une Chrysler rose tout au fond de la cour, elle ne peut plus rouler mais, c'est là que je fais l'amour..."

→ Dashiell Hedayat, Obsolete, Replica/Musea Records, 14€ au Souffle Continu

lundi 17 octobre 2016

Le White Desert Orchestra d'Ève Risser sonne en couleurs


Si Les deux versants se regardent est un des albums les plus enthousiasmants de l'automne, c'est d'abord parce qu'il ne répond à aucune attente, si ce n'est d'avoir assisté béat à la première du White Desert Orchestra en mars 2015. En choisissant le piano préparé, la soliste Ève Risser avait opté d'emblée pour un concept orchestral, sorte de grand gamelan occidental dont la richesse de timbres vient augmenter un instrument déjà réputé complet. En s'adjoignant huit des meilleurs instrumentistes de l'Hexagone (plus le trompettiste norvégien Elvind Lønning), la compositrice crée un orchestre solidaire où ses neuf compagnons, jeunes affranchis, peuvent s'exprimer librement, chose devenue rare dans les projets très écrits. L'ensemble sonne comme l'agrandissement photographique de ses précédentes expériences, projection 3D du piano sous la forme d'un orchestre "préparé", où les timbres incroyables de chaque musicien et musicienne semblent également avoir inspiré la pianiste pour les reproduire à l'orchestre : souffles crachés des clarinettes d'Antonin-Tri Hoang et des saxophones de Benjamin Dousteyssier, volutes des flûtes de Sylvaine Hélary, éructations du basson de Sophie Bernado, crépitements de la basse électroacoustique de Fanny Lasfargues, découpages tranchants de la guitare de Julien Desprez, grondements du trombone de Fidel Fourneyron, percussions graves ou scandées de Sylvain Darrifourcq, etc. Ici l'etcétéra fait sens, lorsque, transporté, l'on se moque de savoir qui fait quoi.


En soufflant le chaud et le froid des grands espaces qui l'ont fascinée, Ève Risser exalte la nature. La Terre ouvre ses entrailles pour laisser s'envoler quelques oiseaux de nuit. Le ciel laisse retomber les touches noires et blanches comme s'il pleuvait des grêlons accordés. Se perpétue inlassablement l'idée d'une projection du petit vers le grand, comme les ombres de la caverne platonicienne, avec ce que cela comporte d'interprétation. L'auditeur se fait son cinéma.


Sur le disque sont absents les 80 choristes, enfants et personnes âgées, de la première au Festival Banlieues Bleues à La Courneuve, question de budget évidemment, et d'implication pédagogique suivant les lieux de concert. À Annecy, le 22 novembre prochain, ils et elles seront 150 choristes ! En écoutant cet opéra instrumental, je n'ai pu m'empêcher de penser à Carla Bley, lorsqu'en 1971 je posai pour la première fois Escalator Over The Hill sur la platine. Ève Risser est de cette trempe, femme moderne qui joue de tous les accessoires à sa portée pour jouir du temps qui passe et s'approprier l'espace au-delà du territoire concédé.

→ Ève Risser White Desert Orchestra, Les deux versants se regardent, Clean Field, dist. Orkhêstra, sortie le 11 novembre 2016

vendredi 2 septembre 2016

Magic Flutes


Si pour être de partout il faut être de quelque part, il n’en est pas moins vrai que les musiques traditionnelles partagent quantité de similarités de par le monde. En croisant leurs souffles, les flûtistes Jean-Luc Thomas et Ravichandra Kulur dressent un pont magique entre la Bretagne et l’Inde. En se faisant accompagner par le guitariste colombien Camilo Menjura et le percussionniste-tabliste Jérôme Kerihuel ils impriment définitivement l’étiquette Musiques du Monde à leurs créations originales.
En cette période noire de stigmatisations communautaires, leur ouverture d’esprit devient un mot d’ordre salutaire. On sent heureusement le style de chacun de ces deux virtuoses, Kulur aux flûtes Bansuri, Thomas à la traversière en bois, entraînés dans la danse par les rythmes de fête de nos continents à la dérive.
Les amateurs de festoù-noz, de tablas échevelés et de danses jusqu’au lever du jour devraient s’y retrouver avec le même entrain.

→ Jean-Luc Thomas - Ravichandra Kulur, Magic Flutes, Hisrustica, 16,50€

vendredi 29 janvier 2016

En trio ce soir avec Bumcello pour Entrechats


À l'origine le spectacle s'appelait Danser sans écran, d'une part pour suggérer le dance-floor, et d'autre part parce que Vincent Segal m'avait demandé de n'apporter aucun écran. La particularité de Bumcello est en effet de faire danser leur public sans avoir recours au sempiternel ordinateur avec son autiste pousse-bouton. La seule incartade qu'ils commettent dans ce choix du geste instrumental est l'usage des boucles qu'ils contrôlent en maîtres avec leurs pieds. Le geste ayant toujours été à la base de mon jeu instrumental, j'emporte certains de mes claviers vintage, le Theremin, le Tenori-on, le Kaossilator, ou des instruments acoustiques comme la trompette à anche, des guimbardes, ballons de baudruche, flûtes, harmonicas, hou-kin, etc. Le défi m'excite, sachant qu'avec le violoncelliste et Cyril Atef à la batterie je devrai jouer sur du velours, que l'on veut lourd.
Vincent étant en tournée aux Antilles, il était impossible de nous réunir pour la photo du programme ! De plus, il n'avait sous la main qu'un cliché avec son chat... Après un moment de perplexité, je demandai à Cyril, puisqu'il avait aussi un matou, d'imiter la pose de son camarade. S'il avait fallu se faire rencontrer Garfield, Jazz et Ulysse, imaginez le boxon ! Je me souviens d'ailleurs d'une monstrueuse scène de débâcle féline racontée par Hitchcock à Truffaut dans ses entretiens. Lorsque nos trois frimousses se retrouvèrent associées, le titre me sauta d'un bond à la figure : Entrechats ! Pour un concert de "dance" (ou de trance ?) que pouvais-je mieux espérer ?!
J'ignore tout du concert de ce soir si ce n'est qu'il est 100% improvisé, que l'orchestre de la nouvelle salle du Triton est transformé en dance-floor, mais que de bons fauteuils équipent le balcon qui surplombe la scène. Le reste est à vivre !

Entrechats, Jean-Jacques Birgé invite Bumcello, vendredi 29 janvier 2016 à 20h au Triton, Métro Mairie des Lilas
avec Cyril ATEF (batterie, percussion, voix), Vincent SEGAL (violoncelle, percussion), Jean-Jacques BIRGÉ (instruments électroniques et acoustiques)

lundi 18 janvier 2016

Lasse désertification


En ce début d'année si l'on ne veut pas déprimer il faut compter sur les naissances, s'intéresser aux jeunes qui se révèlent, avoir la curiosité de ce que l'on ne connaît pas. Je m'y emploie autant que possible, en contrepoids des disparitions qui me font penser à une forêt malade ou au crâne des mâles qui se déplume. Les cheveux tombent, et teinture ou moumoute ne grugeront pas les miroirs qui ne sauraient mentir. La désertification de notre vie sociale nous guette tant que le cœur tient. Ma tante qui a 91 ans commence à s'ennuyer à force de perdre tous ses amis, lectures et sorties quotidiennes ne lui suffisent plus. À me risquer à un tour d'horizon je constate l'hécatombe quel que soit le point cardinal vers lequel je me dirige.
Bien que je n'ai jamais été un fan de David Bowie il était symboliquement présent dans le film La nuit du phoque que j'ai réalisé en 1974 avec mon camarade Bernard Mollerat, disparu à 24 ans. Il avait très certainement influencé la scène du travesti tournée à plusieurs caméras, chanson à laquelle avaient participé les regrettés Jean-Pierre Lentin et Luc Barnier. Je cohabitais alors avec Philippe Labat, plus tard victime d'une overdose. Ces morts en font remonter d'autres, Marc Lichtig, Éric Longuet, Pierre Bensard, camarades de classe avec qui je fis mes premières armes musicales. Puis les quatre pères de mon récit, Papa d'abord, qui a lâché un 2 janvier, Frank Zappa qui me mit le pied à l'étrier, Jean-André Fieschi qui me donna les moyens de continuer, et Bernard Vitet, mon ami avec qui je cosignai pendant 32 ans au sein d'Un drame musical instantané ! L'écoute passionnante de BlackStar dimanche dernier, veille de la fatalité, me donna envie de combler certaines lacunes. Il n'est jamais trop tard. Une vie existe après la mort grâce à la mémoire, fut-elle volatile. Sa reconstruction permanente nous permet de jouir d'un passé que nous n'avons pas connu, car nous n'avons presque rien vécu. À l'échelle de l'univers la durée de vie d'un être humain tend vers zéro. Nous la meublons autant que nous pouvons par une série d'implants et de lotions capillaires, de reforestation et de souvenirs.
La mort de Giorgio Gomelsky me replonge dans ce jeu morbide où les pertes sont plus sensibles que les gains. Manager décisif de quantité de groupes pop, ce n'est pas parce qu'il avait été celui de Gong dont je faisais le light-show ou de Soft Machine (je pense à Daevid Allen, et à Hugh Hopper avec qui il m'arriva de bœufer), mais parce que c'est chez lui, ou plutôt dans la villa des Rolling Stones qu'il avait quasiment révélés, que je jouai de la flûte à six trous avec Eric Clapton (exception de cette litanie peuplant ce drôle de Walhala qui ressemble à un champ de bataille), et fis la connaissance de Jean-François Bizot et Frank Wright ! J'arrivais de la Fondation Maeght où ma sœur et moi avions été adoptés par l'Arkestra de Sun Ra. Alors remontent les images du photographe Philippe Gras et de Yasmina, a black woman, et avec eux Daniel Caux. Mon name dropping ne peut faire abstraction de George Harrison avec qui je jouai de l'harmonium chez Maxim's !
Si j'ai mis un bémol au concert de louanges concernant Pierre Boulez, je lui dois de m'avoir permis d'écouter en direct des musiques que je ne connaissais que par le disque, car j'assistai à tous les concerts de Perspectives du XXe siècle lors de la création de l'Ircam. Indirectement grâce à lui je rencontrai John Cage toute une après-midi. Je pense aussi aux outsiders, Luc Ferrari avec qui nous avons enregistré Comedia dell'amore 224, à Conlon Nancarrow qui me dédicaça le rouleau de son Étude #7, à Frank Royon Le Mée qui nous manque terriblement, à Colette Magny dont la correspondance rime avec nos improvisations, à Jean Morières parti si vite... Il faut que j'arrête, je me fais mal.
Je ne cherche pas à être exhaustif, mais la disparition d'Annick, Bri, Pere, Rosette, Giraï, Valérie ou Gaston me hante. J'ignore ce que sont devenues d'autres figures essentielles de mon parcours. La Toile parfois reste discrète. J'ai beau googliser à mort, rien ne sort. Si je focalise au loin sur la nature sauvage le vague à l'âme me submerge. Ce sont les idées noires d'un gris week-end où les perspectives de bleu s'éloignent au fil du temps. Je compte sur le facteur, le téléphone, les mails ou la sonnette pour me redonner du cœur à l'ouvrage. Mon corps et ma tête ont besoin de nourritures terrestres pour se réinventer, des cris des enfants pour me sentir utile, de forces énigmatiques pour que l'imagination reprenne le pouvoir.
Bilan des courses : j'ai la crève !

Illustration de Jean Bruller dit Vercors sur le vinyle Les bons contes font les bons amis d'Un drame musical instantané

vendredi 18 décembre 2015

Le fantôme de John


Mathilde Morières a mis en ligne une première mouture du film sur son père, le musicien Jean Morières, compositeur, improvisateur et inventeur de la flûte zavrila, disparu brusquement en janvier 2014. Elle a découpé ce très bel hommage en trois parties : Épreuve #1-Rien n'est vraiment perdu, Épreuve #2-Depuis que je voyage en musique..., Épreuve #3-La mort tout le monde s'en fout, le vide qu'elle laisse, ça... Il commence avec le concert auquel neuf d'entre de ses amis participèrent un an plus tard avec le pianiste Florestan Boutin. Dans les parties suivantes Mathilde s'inspirera de la musique jouée ce jour-là pour s'enfoncer dans les archives qu'elle a filmées les années précédentes lorsque Jean était là. Le fantôme de John joue des strates du temps qui communiquent par des portes que l'on peut croire imaginaires, quatrième dimension où la musique prend la clef des chants. Cette première partie respire le silence : un solo de Jean à la flûte zavrila, l'enregistrement à Radio France d'Un bon snob nu avec sa compagne chanteuse Pascale Labbé qui rejoint ensuite le clarinettiste Sylvain Kassap avant que ne résonne la harpe de porte que j'ai accrochée sur celle des toilettes...


Agnès Binet et Jean à la zavrila entament la seconde partie, mais il est ensuite remplacé par le saxophoniste François Cotinaud à la clarinette, le guitariste Jérôme Lefèbvre et la même accordéoniste tandis que nous partons en ballade, tant dans le montage qui s'accélère que dans les paysages géographiques et musicaux qui se succèdent. La fantaisie de Jean se révèle alors autant que ses préoccupations philosophiques et poétiques. Mathilde nous interroge tous les deux à Bagnolet sur l'époque de notre adolescence, avec Scotch entre nous deux qui se laisse caresser voluptueusement. Antoine et Fani, frère et sœur de Mathilde, se joignent à la délicate sarabande...


Jean accorde ma harpe de porte avant que nous répondions à Mathilde sur la créativité et la liberté. Jean aimait inventer des aphorismes et déconner sérieusement. À mon tour j'adapte l'une de nos interminables discussions pour clavier sampleur. La mort rôde sans que nous y prenions garde. Les bestioles le sentent. Eddy Bitoire, le double moqueur de Jean, ne fait que de brèves apparitions, pas assez à mon goût, tant ses provocations caricaturales étaient spirituelles et drôles. En clôture du concert au Conservatoire de Clichy-la-Garenne nous soutenons tous ensemble Pascale qui craque de la cruelle absence de Jean. Mais Mathilde le fait revivre par ses images et par la musique, une lande éternelle où nous allons de temps en temps voir là-bas si nous y sommes ou comment nous y serions, accostant alternativement aux rives du deuil et des naissances.

mardi 1 décembre 2015

Le regard explorateur


Dans le cadre de l'exposition Une brève histoire de l’avenir le Musée du Louvre s'est associé à la start-up SuriCog pour expérimenter un dispositif qui sera peut-être l’outil d’aide à la visite de demain ou il pourra inviter le public à une expérience immersive par le son. Le regard explorateur s'appuie sur une interface la plus naturelle possible entre le visiteur et l’œuvre, son œil ! Pendant une quinzaine de jours dans le Hall Napoléon plusieurs visiteurs préalablement inscrits sur Internet pourront tester ce dispositif. Grâce au système interactif regard-environnement développé par la société SuriCog, le visiteur « sélectionne » un élément d’une œuvre par le regard, et quand il le désire, déclenche le contenu audio qui lui est associé. Libéré du poids des équipements traditionnels de type audioguide, il choisit lui-même les détails de l’œuvre qu’il souhaite explorer, selon le parcours de son regard. Le dispositif offre à chaque visiteur d'être indépendant dans sa visite interactive.
J'ai donc composé la partition sonore de la première œuvre choisie pour cette expérience sonore et ludique, Les zones terrestres, un papier-peint de 17 mètres issu des collections des Arts décoratifs, créé par la Manufacture Zuber & Cie pour l’Exposition universelle de Paris de 1855. L'aventure débute par une courte présentation de la commissaire Dominique de Font-Réaulx, enregistrée sur place dans l'ambiance du musée pour donner l'impression qu'elle est présente et surtout faire oublier le casque dans un premier temps. Commence alors le voyage au travers des cinq zones représentant cinq régions du monde, les mers glaciales, le Canada, l’Algérie, le Bengale et la Suisse. Chacune est composée d'une ambiance immersive déclenchée par le regard. Le visiteur s'arrêtant sur un détail peut déclencher, quand il le souhaite, le son qui lui est associé.
Chacune des cinq régions est un puzzle d'une dizaine de pièces. Malgré l'immersion paysagère planante et référentielle, j'ai cherché à créer des surprises et suggérer les drames que l'œuvre recèle (un incendie de forêt, des antilopes traquées par un fauve...). Les scènes purement musicales sont presque toutes in situ (concertina d'un marin, harmonica d'un trappeur, flûte d'un berger, cor des Alpes, etc.), le ciel fait tinter des chimes au gré du vent, les animaux prennent vie, le climat vous enveloppe... Le traitement électroacoustique est le plus naturel possible, même si les glaces polaires craquent comme des percussions contemporaines, si les tablas envahissent la végétation du Bengale ou si un orchestre à cordes vient signifier l'artificialité de cet exotisme de rêve. Ici le hors-champ qui m'est cher est remplacé par des éléments cachés dans le décor. Le son offre alors de deviner sans voir. Chacun se fait son cinéma, le traitement de ces Zones terrestres tenant plus de l'expérience sensorielle que de la visite commentée.

Illustration : Testeurs en situation © Musée du Louvre / SuriCog / Stan Morin

lundi 9 novembre 2015

Archie Shepp, Roscoe Mitchell... en coffrets


Cet automne le label italien Black Saint Soul Note réédite une partie de son catalogue jazz sous la forme de sept nouveaux coffrets de rééditions de Ran Blake, Kenny Wheeler, Max Roach, Andrew Hill, Mingus Dynasty Big Band et les deux qui a priori me branchent le plus, Archie Shepp et Roscoe Mitchell. Entièrement remasterisé, mais cela ne constitue pour moi qu'un élément de marketing tant les originaux sonnaient déjà bien, chaque coffret contient entre 4 et 9 CD sans aucune autre information que la reproduction riquiqui de la pochette recto-verso.

J'ai été tenté par le coffret Archie Shepp pour n'en connaître qu'un des quatre albums présentés, A Sea of Faces dont je possède le vinyle que j'ai usé jusqu'au fond du sillon. Combien de fois Hipnosis, le thème répétitif de Grachan Moncur III interprété au ténor par Shepp au meilleur de sa forme avec le trombone Charles Greenlee, le pianiste Dave Burrell, le bassiste Cameron Brown, le batteur Beaver Harris et Bunny Foy aux maracas me fit-il tourner la tête ? Mais mon préféré était Song For Mozambique chanté par Semenya McCord d'un érotisme avec lequel seule Jeanne Lee dans Blasé pouvait rivaliser ! La chaleur de la voix du saxophoniste est égale au son de son instrument, hérité de Coleman Hawkins et Ben Webster. Les trois autres CD, Down Home New York, Little Red Moon, California Meeting Live on Broadway sont sympas, mais il n'y brûle pas la même flamme. Ils me font plutôt l'effet de séances entre potes, réfléchissant l'ambiance des boîtes où le jazz raconte l'histoire de leur vie. Shepp paie son tribut aux anciens, à commencer par Coltrane dont on retrouve un morceau sur chaque disque.

Bien que fan de l'Art Ensemble of Chicago, surtout à leurs débuts, j'ignorais les neuf albums du saxophoniste Roscoe Mitchell contenus dans le coffret. On retrouve certaines de leurs manières de faire sortir du free des fanfares déglinguées (3x4Eye, Roscoe Mitchell and The Sound and Space Ensembles, Live at the Knitting Factory), mais le sopraniste et altiste montre son intérêt pour des compositions plus contemporaines qui le rapprochent d'Anthony Braxton. La Great Black Music est souvent ici croisée avec la musique savante de l'Europe blanche (The Italian Concert en duo avec le pianiste Borah Bergman). Roscoe Mitchell est un chercheur, il fouille les ressources des possibles en se moquant des préjugés des uns ou des autres. Le Duets and Solos avec Muhal Richard Abrams indique faussement sax et piano, alors que quantité d'instruments sont utilisés, en particulier un synthétiseur et une flûte en bambou ; la musique peut y être qualifiée d'expérimentale, voyage autour du monde où l'Asie vient s'ajouter à la panoplie des performeurs. On retrouve ces influences les plus diverses dans This Dance is for Stve McCall où le silence est fait de pauses et de soupirs. Il y a quelque chose de chinois à traiter le timbre des instruments avec la même attention que les rythmes et les mélodies. Peut-être me fais-je cette remarque en pensant à leur cuisine qui se préoccupe de texture et de lumière autant que du goût ? Un disque de George Lewis, Shadowgraph 5, et un de Muhal Richard Abrams, Spihumonesty, viennent compléter le coffret, insistant un peu plus sur l'influence de l'École de Vienne qui ne manqua pas de s'exercer sur celle de Chicago.

Ce coffret montre à quel point le free jazz et la musique contemporaine sont cousins, avec ici une aptitude à faire swinguer les notes que les interprètes classiques ont la fâcheuse tendance à figer, sous la baguette de chefs qui ne mettent pas plus la main à la pâte que les compositeurs qui règnent sur leur milieu social. C'est probablement une des caractéristiques de nombreux compositeurs américains de participer à l'interprétation de leurs œuvres. Jamais les concerts de John Cage ne furent aussi réussis que lorsqu'il était présent, comme je me souviens sur scène de Terry Riley ou Steve Reich, Charlie Mingus ou Frank Zappa...

The Complete Remastered Recordings, Black Saint Soul Note, dist. Harmonia Mundi, env. 28,50 et 60€

vendredi 23 octobre 2015

Arlequin est en ligne !


L'excitation est à son comble. Enregistré lundi, livré vendredi, l'album Arlequin est en écoute et téléchargement gratuits sur drame.org. J'ai passé trois jours à améliorer le mixage des dix pièces que nous avons conservées avec la bassoniste-chanteuse Sophie Bernado et la vibraphoniste-percussionniste Linda Edsjö. La Suédoise m'envoyait ses suggestions depuis Copenhague et la Gersoise lorsqu'elle réapparaissait à Montreuil. L'annonce de la nouvelle sur FaceBook avait déjà fait son petit effet, probablement grâce à ma garde-robes prêtée à mes deux comparses. Le quart d'heure chiffons est aussi indispensable que le menu de midi et que la photo prise par Françoise pour détendre l'atmosphère. L'ambiance était ludique et enjouée, mais enchaîner autant d'improvisations entre l'installation et le rangement du matériel demande une concentration épuisante. Ce fut donc soupe de cresson, saumon bio accompagné de trois sortes de navets et sorbets. Quant aux vestes, j'ai acheté 20 euros le bibendum rouge à une vente jeunes créateurs, trouvé la disco à New York dans une friperie et acquis ma première doudoune deux jours plus tôt en connaissance du thème de nos improvisations.
Arlequin vient d'un jeu de mots de Sophie à propos d'Arles où j'avais engagé Linda pour accompagner le photographe Elliott Erwitt. J'ai saisi la balle au bond et proposé que nous improvisions d'après des couleurs. Dans le feu de l'action nos arlequinades ont souvent mélangé les tons sur la palette, mais l'ensemble montre une incroyable unité alors que ni Linda ni moi-même n'avions jamais joué avec Sophie que nous ne connaissions que par son travail avec Art Sonic, mais dont j'avais regardé maintes vidéos sur le Net. La complicité tient essentiellement aux échanges informels que nous avions eus en amont. Linda et moi avons déjà réalisé plusieurs performances en trio avec la chanteuse Birgitte Lyregaard que l'on peut retrouver sur l'album La chambre de Swedenborg (également en vidéo) et sur le site vidéo de France Musique. La séance de Paris a donc entériné nos accords nord-sud, quitte à en voir de toutes couleurs.
Si je connaissais les talents de chanteuse de Linda, j'ignorais ceux de Sophie. Elle passe sans temps mort de la voix au basson tandis que Linda avait apporté quelques percussions en plus de son vibraphone. De mon côté je me concentrai sur le clavier, ajoutant ça et là une contrebasse à tension variable et une trompette à anche plongée dans une cuvette remplie d'eau (lutherie Vitet), hou-kin (c'est un violon vietnamien), harmonica et flûte. Comme d'habitude je n'ai pas la moindre idée de la manière dont cette musique sera entendue, mais nous nous sommes bien amusés. Que rêver de mieux ?

jeudi 22 octobre 2015

Née dans une famille de musiciens...


Elsa est partie à Rome pour un mois. Elle y interprète Micaëla dans l'opéra Carmen de Bizet adapté par l'Orchestra di Piazza Vittorio jusqu'au 9 novembre au Teatro Olimpico.
"Née dans une famille de musiciens...". Lorsque j'ai lu les premiers mots de sa biographie je suis resté songeur. De quelle famille parle-t-elle ? J'ai d'abord pensé à mes parents. Papa adorait l'opéra, Karajan et le jazz de la Nouvelle-Orléans ; Maman n'est sensible qu'aux marches militaires ; je ne vois personne dans la famille à part ma grand-mère maternelle qui était soprano dramatique et avait chanté sous la baguette de Paul Paray, une qualité des jeunes filles de bonne famille au début du XXe siècle. Papa et Grand-Maman auraient adoré écouter Elsa. Du côté de mon père, ma cousine Susy joue du steel drum, de la flûte, du ukulele, etc., son fils David du piano et je crois que son frère Christopher était basson dans l'Armée de l'Air. Dans la généalogie de la maman d'Elsa c'est pareil. Mais voilà, Michèle est accordéoniste et elle compose de très belles mélodies. Quant à moi, je vis dans un monde sonore où tout ce qui passe par le conduit auditif constitue une partition universelle qui ne se taira qu'à ma mort. Qu'il s'agisse de la musique proprement dite ou de tous les bruits du monde je les vois comme je les entends, privilégiant leur organisation et leur sens aux lois du solfège et de l'harmonie.
Mon statut de père me saute alors à la figure. Et celui de sa maman évidemment. Elsa avait eu la sagesse de commencer sa vie d'artiste en devenant trapéziste, histoire de prendre son envol sans notre appui. La contorsion en haut du chapiteau lui a esquinté le dos et elle est revenue à la musique où elle s'épanouit de manière épatante. Elle dit que c'est sa maison. Je suis bêtement ému, sans penser que j'y sois d'ailleurs pour grand chose. Nous écoutions de tout, mais je n'ai pas souhaité lui léguer mes maladroites manières d'autodidacte. Elle a choisi les belles mélodies, celles qui fichent le frisson. Lorsque je l'ai vue sur la scène des arènes de Fourvière dans le rôle de Micaëla, j'ai aussitôt pensé aux films de Jacques Demy qui avaient bercé son enfance. Comme elle chante en voix naturelle on entend très bien l'influence de Georges Bizet sur Michel Legrand. Son goût pour les musiques du monde qui s'épanouit avec Odeia reste mystérieux, mais dans le spectacle Comment ça va sur la Terre ? ou dans Chroniques de résistance composé par Tony Hymas avec François Corneloup et le trio Journal Intime on retrouve son goût pour la chanson française, et là j'ai repensé à Papa, pour d'autres raisons qui n'avaient plus rien de musicales...

vendredi 18 septembre 2015

La guêpe et Tacet réédités en vinyle


Le Souffle Continu réédite en vinyle deux disques majeurs de 1971 à l'origine sur le label Futura. La vitesse de 45 tours par minute de ces deux 30 centimètres reproduit merveilleusement l'énergie de cette époque magique où l'imagination avait pris le pouvoir.

Bernard Vitet avait été le trompettiste soliste de tous les grands de la chanson française, de Montand à Gainsbourg, Barbara à Bardot, Henri Salvador à Christophe, Colette Magny à Brigitte Fontaine, mais il avait démissionné en 1968 de l'orchestre de Claude François avec lequel il tournait depuis plusieurs années pour se consacrer à la révolution musicale qui accompagnait le dépavage du quartier latin. Il avait été considéré comme le meilleur trompettiste de jazz européen, depuis ses premières armes avec Django Reinhardt ou Gus Viseur, son timbre rappelant celui de Miles Davis et ses collaborations avec les plus grands lui ayant fourni la distance aristocratique de son intérêt pour toutes les musiques et tous les autres arts. Il avait cofondé le premier groupe de free jazz en France en 1964 avec François Tusques et participé en 1966 à la première rencontre jazz et électroacoustique pour Jazzex de Bernard Parmegiani. Il avait côtoyé Lester Young, Eric Dolphy, Albert Ayler, Chet Baker, Archie Shepp, Anthony Braxton, Don Cherry, l'Art Ensemble of Chicago, Steve Lacy, Gato Barbieri, Jean-Luc Ponty, Martial Solal, Georges Arvanitas, Sunny Murray, Alan Silva, Alexander von Schlippenbach et tant d'autres avec lesquels il enregistra près de 200 disques. Le label Futura de Gérard Terronès sortit donc La guêpe en 1971 et Vitet formera l'année suivante le célèbre Unit avec Michel Portal qu'il abandonnera finalement pour se consacrer exclusivement à Un Drame Musical Instantané jusqu'à ce que son souffle s'éteigne. Il était mon meilleur ami. De 1976 à 2008 nous avons composé ensemble un millier de pièces, nous voyant ou nous parlant tous les jours pendant ces trente deux ans. J'ai déjà évoqué son intelligence prodigieuse et sa culture polymorphe, ses talents de mélodiste et son goût pour l'harmonie, son sens de la contradiction et ses inconséquences qui nous font rire après coup.

La guêpe qui ressort aujourd'hui en vinyle, dont une superbe édition de luxe sur plastique blanc opaque, est un des rares témoignages sous son seul nom. Bernard se comportait plus souvent en sideman qu'en leader, préférant la composition collective, même lorsqu'il écrivait des chansons puisqu'il m'en confiait le soin d'inventer les paroles et l'orchestration. J'enregistrais et produisais également nos albums, gérant nos affaires communes et entrant les notes sur l'ordinateur sous sa dictée après qu'il ait esquissé ses compositions avec gomme et taille-crayon. En 1976 il enregistra un second disque sous son nom, Mehr Licht !, hélas épuisé et jeté aux oubliettes pour d'imbéciles questions de droits et de fantasmes mercantiles, album solo dont nous avions préparé ensemble la réédition augmentée, mais qui ne verra probablement jamais le jour, mon camarade ayant disparu en 2013 à l'âge de 79 ans.

La guêpe est une œuvre exemplaire, réfléchissant extraordinairement son époque, à cheval entre la musique contemporaine et le free jazz, la composition et l'improvisation, l'instant et sa manipulation post-opératoire. S'appuyant sur un texte déterminant de Francis Ponge chanté par Françoise Achard, il fut enregistré par Dominique Dalmasso dans l'atelier de Bernard, 8 rue Charles Weiss à Paris avec des musiciens qui figuraient tous parmi ses amis. Jean-Paul Rondepierre était le second trompettiste et jouait du marimba, le saxophoniste Jouk Minor s'empara aussi d'un violon et d'une flûte, le pianiste François Tusques dirigea les parties écrites, le contrebassiste Beb Guérin y jouait du piano, Jean Guérin était aux percussions, vibraphone et marimba tandis que Bernard jouait de la trompette, du violon, du cor, du piano et du vibra ! Le dos de la pochette reproduit sa belle écriture manuscrite sur Et Cetera, Balle de fusil et Hyménoptère tandis que Véronique, la fille de Françoise Achard, a dessiné la guêpe du recto, minuscule dessin d'enfant que Bernard a considérablement agrandi comme il aimait le faire en magicien de la photocopieuse. Il avait écrit une partition opératoire pour les premiers morceaux pour les recombiner ensuite dans des organisations diverses, canon asynchronique, quatuor à cordes où les notes étaient progressivement remplacées par des signes graphiques, musique sérielle pour deux trompettes, etc.

On retrouve Bernard, Françoise Achard et Jean-Paul Rondepierre dans Tacet, le disque de Jean Guérin réalisé la même année à partir de la musique que celui-ci avait composée pour Bof, le film de Claude Faraldo. Philippe Maté intervient au ténor sur un morceau, Dieter Gewissler joue du violon et de la contrebasse sur deux autres, mais c'est la même bande de copains que sur La guêpe. Il n'y a pas de secret, cette camaraderie participe beaucoup à la réussite de ces deux albums. L'utilisation de rythmes à la darbouka et au synthétiseur VCS3, très en avance pour l'époque, rend Tacet plus pop que La guêpe. Les manipulations électroacoustiques sont également plus repérables d'autant que Jean Guérin a travaillé sur le concept de gouttes en référence au travail du livreur de vin du film. On reconnaît la célèbre trompette à eau de Bernard qui immergeait son instrument dans une cuvette, sorte de sourdine flasque. Les boucles rappellent aussi la musique répétitive qui n'en était alors qu'à ses débuts. Tacet, depuis très longtemps épuisé, est un autre jalon incontournable de la création en France, prémisse annonçant la liberté dont les Européens s'emparèrent pour s'affranchir de la musique américaine. Ces deux disques sont indispensables à qui veut connaître les racines de ce qui se fait aujourd'hui, tant dans le mariage de la voix et des instruments pour La guêpe que dans celui de l'électronique et de la musique vivante pour les deux. De plus, ils conservent chacun une originalité exposant deux personnalités en marge de tous les courants existant alors, phares de leurs descendances, conscientes ou inconscientes.

→ Bernard Vitet, La guêpe, LP 45 tours 30 cm, Le Souffle Continu, 16,50€ et 18€ avec le disque blanc mat
→ Jean Guérin, Tacet, LP 45 tours 30 cm, Le Souffle Continu, 16,50€ et 18€ avec le disque gris mat
Attention, tirages limités déjà en voie d'épuisement comme presque tous les vinyles du label Le souffle continu...

jeudi 21 mai 2015

Le Kef, une ouverture


Ayant quitté Tunis le matin, notre bus est escorté par la police à l'entrée dans la province du Kef. Pour une fois sa présence rassure plutôt qu'elle n'inquiète. Gros dispositif autour du théâtre où s'est replié le Festival El Chanti / la Voix Est Libre à cause de la pluie. Il y a deux ans les Salafistes qui avaient tenté de l'incendier ont cassé les dents de son principal responsable et l'ont roué de coups. Ils se cachent dans la montagne près de la frontière algérienne, mais personne ne sait ici quelle idée idiote peut les traverser. Que les concerts se passent dans la joie et l'allégresse est une grande victoire pour les organisateurs locaux qui montrent à la population que la culture est toujours la bienvenue dans leur ville et que la liberté d'expression est un combat de tous les jours !


Nous visitons la Kasbah où devait se dérouler l'ensemble des festivités, mais où seul se tient le concert acoustique en plein air à la basilique. Éclaircie. Les oiseaux qui ouvrent la cérémonie ne lâcheront plus les artistes jusqu'à ce que la nuit tombe. Aux tubes volants que le jongleur Jörg Muller a installés dans le trou à ciel ouvert qui tient lieu de toit répondent les chanteuses Violaine Lochu et Alia Sellami. Elles commencent par imiter les harmoniques de l'aluminium avant d'aller projeter leurs voix contre les colonnes du temple. Le saxophoniste Peter Corser prend le relais de ce rituel païen en soufflant continu dans son ténor tandis que l'émotion nous submerge.


Au théâtre le chanteur Mounir Troudi et le percussionniste Wassim Halal ont cette fois invité Zied Zouari, violoniste classique très influencé par la musique d'Inde du Sud. Le temps d'un morceau, la Mayennaise Violaine Lochu les rejoint pour l'un de leurs ragas maghrébins, et ça prend ! Duo vocal, plaintes du soufflet, envolées de l'archet, rebonds des peaux totalement différents du concert de Tunis avec Erwan Keravec...


Quand le Stambali de Chedli Bidali se déploie avec en plus Amazigh Kateb au gumbri, Dgiz à la contrebasse, Naïssam Jalal à la flûte, Philippe Gleizes à la batterie, le public se lève et danse, danse, danse au milieu des fauteuils, saisis par les rythmes des karkabas. J'ai sorti mon Tenori-on et quelques guimbardes. Avec Médéric Collignon au clavier, Djiz, Gleizes et Corser, nous fermons le bal, clôture d'un festival exceptionnel qui montre que les mélanges produisent les plus beaux enfants. Ceux de Tunisie le savent bien. Tous les participants, artistes et public, organisateurs et journalistes, techniciens et bénévoles ont partagé des moments inouïs dont il s'agit maintenant de prolonger les effets...

mercredi 20 mai 2015

Le Stambali au Café Ellouh / Whatever Saloon


La jeunesse tunisienne s'est déplacée pour le Stambali dont Amazigh Kateb de Gnawa Diffusion et le slameur Dgiz tiennent le rôle de Masters of Ceremony. Arrivé du Niger, du Tchad et du Mali par la route des esclaves, le Stambali est le cousin tunisien des Gnaoui. Musique de transe, il fut l'occasion d'improvisations débridées, donnant au Festival El Chanti / La Voix Est Libre sa véritable dimension. Au Café Ellouh / Whatever Saloon les jeunes sautent sur place, excités par les chansons de Kateb et les paroles de Dgiz. Certains convives commencent d'ailleurs à entrer dangereusement en symbiose avec la musique. La flûtiste Naïssam Jalal et le batteur Philippe Gleizes s'intègrent parfaitement aux gumbris de Kateb et Chedli Bidali et aux karkabas du reste de l'orchestre.


Un vent de fête souffle sur Tunis. Les visages rayonnent. Les musiciens venus de France retrouvent leurs racines par la magie du soufisme subsaharien. Les rives de la Méditerranée se touchent. La tête nous tourne.


Après l'entr'acte, le jongleur Jörg Muller fait à son tour tourner ses tubes de métal dans le ciel couvert du Café Ellouh. Dans le silence retrouvé, les tiges accrochées au plafond filent telles les lames d'un lanceur de couteaux. Au doigt et à l'œil sonnent les cloches tubulaires. Et Muller de danser au milieu de ses tubes apprivoisés qui virevoltent au dessus du public comme des libellules en laisse laissant la foule en liesse.


Le saxophoniste anglais Peter Corser fait descendre son souffle continu du haut d'un escalier en hélice aux fragiles marches de bois. Musique répétitive qui prolonge le stambali et ses castagnettes en métal comme le ballet des tubes.


Une scène impro très funky clôture les quatre jours du festival à Tunis avant de se transporter au Kef où la plupart des artistes réinterpréteront le lendemain certaines scènes de cette étonnante caravane. Médéric Collignon au clavier, Dgiz à la contrebasse, Gleizes derrière ses fûts, Peter Corser au ténor, Naïssam Jalal à la flûte, le percussionniste Jihed Khmiri sont rejoints le temps d'un échange par le violoniste Zied Zouari, les chanteuses Alia Sellami et Violaine Lochu, les rappeurs Katybon et Vippa, le slameur Anis Chouchene... À suivre.

lundi 18 mai 2015

La Voix Est Libre à Tunis, un vent de liberté


En prologue à la seconde soirée du Festival El Chanti / La Voix est Libre Dgiz fait monter sur la scène de l'Institut Français, fraîchement inauguré de la veille, cinq slameurs dont c'est pour certains le baptême du feu. Les jeunes Tunisiens et Tunisiennes montrent que leur engagement met leur cœur et leur corps, leur sens critique et leur émotion au service d'une révolution qui ne se fera pas en un jour. Que leurs récits soient légendes merveilleuses ou dur retour à une réalité l'urgence et la sincérité suent de leurs lèvres même si un vent frais s'est levé sur Tunis.
Dgiz embraye avec une contrebasse de fortune, épaulé par le batteur Philippe Gleizes dont les tambours chantent l'Afrique, le saxophoniste Peter Corser trafiquant sa voix électroniquement, Blaise Merlin ayant troqué son costume de directeur du festival contre un violon, et l'extraordinaire Naïssam JaJal dont la flûte traversière et le ney swinguent avec des accents kirkiens et les cris du désert.


Dgiz slamant sur les mots du public, réagissant au quart de tour à tout ce qu'offre l'instant, entraîne tout ce petit monde dans une course folle qui donne envie de danser. L'humour du provocateur patenté transforme ses flèches en crève-cœur, les rythmes survoltés ne pouvant cacher sa tendresse pour le peuple tunisien.


Après l'entr'acte, le chanteur Mounir Troudi rejoint l'Electro Mezoued pour clore la soirée en beauté. Le quintet rassemblant Mehdi Haddab au oud électrique, le DJ electro Skander Besbes, le bassiste Pasco Teillet, le percussionniste Jihed Khmiri et le joueur de cornemuse Lotfi Gerbi rappelle étonnamment les grandes heures du rock celtique. L'histoire des musiques traditionnelles recèle plus d'un secret que les voyageurs ont adopté comme à mon tour je m'imprègne probablement de tout ce que j'entends au cours de mon voyage. Le mezoued, musique populaire des bas-fonds dont les paroles argotiques choquaient au point d'être interdites pendant la dictature de Ben Ali, revient sur le devant de la scène.


Son nom lui vient de la cornemuse bédouine issue des campements nomades, puis des campagnes investissant la ville. Sa sonorité aigre et puissante sort de deux cornes de veau, propulsée par le réservoir en peau de chèvre.


Mehdi Haddab, surnommé le Jimi Hendrix du oud, électrise le groupe. Son complice, le bassiste avec qui il travaille depuis quinze ans, livre un groove puissant sur lequel la voix peut improviser en toute liberté. Car l'improvisation marque tout le festival. L'Electro Mezoued et le Stamboli (prochain article !) seront hélas absents de l'édition parisienne du Festival qui se tiendra à la Maison de la Poésie, au Cirque Électrique et aux Bouffes du Nord du 26 au 30 mai, mais quantité de surprises nous attendent la semaine prochaine.

mercredi 25 mars 2015

Le White Desert Orchestra de Ève Risser


En réunissant le White Desert Orchestra la pianiste-flûtiste Ève Risser réalise l'un de ses rêves, d'autant qu'elle l'a prolongé au delà du réveil. Une quarantaine de très jeunes enfants et une quarantaine de seniors sont venus lui prêter voix fortes pour évoquer la matière que fabrique la nature. Des grands espaces américains à la structure d'une simple pierre, elle a composé des pièces sensibles où la métamorphose joue avec le temps. Le projet pédagogique mené parallèlement à la direction de son tentet lui permet d'assumer plus facilement son rôle de chef dans une entreprise où ce sont d'abord des camarades qui jouent le jeu pour elle. Tous et toutes font partie de ces jeunes affranchis qui font fi des frontières et des genres pour se consacrer à la musique, medium universel par excellence.


Si son Désert Blanc est beaucoup trop chaud pour être celui de l'Antarctique, il pourrait s'agir des White Sands de gypse du Nouveau Mexique, lumière aveuglante des dunes se confondant avec le ciel, sans limites, vertigineuse. Regardez avec les yeux d'une femme et vous entendrez peut-être les timbres magiques qui éclosent de l'orchestre. Sylvaine Hélary (flûte), Sophie Bernado (basson), Antonin-Tri Hoang (sax alto, clarinette, clarinette basse), Benjamin Dousteyssier (sax ténor et baryton), Eivind Lønning (trompette), Fidel Fourneyron (trombone), Julien Desprez (guitare électrique), Ève Risser (piano), Fanny Lasfargues (basse électro-acoustique), Sylvain Darrifourcq (batterie, percussion), Céline Grangey (mise en son) sont les artisans de la transmutation. Pour cette 32ème édition du Festival Banlieues Bleues à La Courneuve, le chœur d'adultes du Conservatoire à Rayonnement Régional d’Aubervilliers-La Courneuve était dirigé par Catherine Simonpietri et les enfants de l’école élémentaire Charlie Chaplin de La Courneuve par Azraël Tomé. Hors les chœurs les mouvements lents rappellent parfois les à-plats mouvants et cuivrés de Carla Bley tandis que les passages rythmiques ont quelque chose de zappien dans l'humour et l'entrain. Mais la pâte est de sa patte.


Il y a sept ans pour son Prix au CNSM Ève Risser avait déjà disséminé des comparses parmi le public. Hier soir le premier invité à sortir de l'ombre fut un gamin s'emparant du Theremin suivi d'une petite fille prenant la place d'Ève au piano. Les autres suivirent, dirigés tour à tour par l'une ou l'un d'entre eux. Quant au chœur d'adultes il était divisé en deux, en haut des gradins derrière le public qui encerclait le spectacle. Il n'aurait plus manqué que la salle se mette à chanter comme l'y incite dans ses œuvres Bobby McFerrin, car c'est le genre de pari qui doit titiller Ève Risser depuis belles lurettes ! Le White Desert Orchestra est bien la continuité d'une démarche généreuse.

mardi 17 mars 2015

J'ai tué l'amour


Si J’ai tué l’amour est le titre du projet franco-suédois sur les amours biscornues de Linda Edsjö (voix, vibraphone, percussions) et Elsa Birgé (voix, percussions), n'allez pas croire que c'est celui de la musique ! Les deux filles ont mis en ligne cinq chansons bouleversantes sur la page SoundCloud de Linda, cinq chansons tragiques que leur interprétation habitée transforme en saynètes à vous briser le cœur ou à vous faire rire. L'accompagnement instrumental minimal est un écrin où brillent les voix précieuses des deux musiciennes...

La belle qui fait la morte, chanson féministe avant la lettre puisqu'elle date du XVIIe siècle !



Sur J'ai tué l'amour le jazzo-flûte et le clavier de cloches viennent soutenir le vibraphone sur cette chanson méconnue de Barbara, musique de Jean Poissonnier...



En visa om karlek, chanson traditionnelle suédoise d'un autre amour désabusé...



Mon homme, version très personnelle du tube d'Albert Willemetz et Jacques-Charles sur une musique de Maurice Yvain, rendue célèbre par Mistinguett et Édith Piaf...



Le marchand de velours est tout de même plus gai et carrément grivois, avec un superbe arrangement a capella de ce traditionnel breton...


Par ces chansons aux accents graves rappelant la situation aiguë des femmes dans l'Histoire, Elsa et Linda évoquent l'émancipation indispensable dont les femmes ont dû faire preuve pour s'affranchir de la domination masculine et du carcan social qui les ont souvent rendues complices en acceptant leur soumission. L'interprétation critique et les associations qu'elle suscite retournent comme un gant le sens des paroles initiales quel que soit leur lieu d'origine ou l'époque. On attend avec impatience le spectacle et l'album complet !

vendredi 27 février 2015

À travail égal salaire égal


Pour le concert de résurrection d'Un Drame Musical Instantané le 12 décembre dernier au Théâtre Berthelot de Montreuil j'avais choisi la discographie du groupe comme colonne vertébrale, ma présentation orale de chaque disque devenant la partition de notre improvisation en sextet. Je racontai donc des petites histoires sur et autour de chacun, évoquant notre camarade Bernard Vitet à qui nous rendions hommage. Avec le temps, ce qui nous avait énervé à l'époque de notre collaboration quasi quotidienne nous fait rire aujourd'hui. Son esprit aiguisé, son lyrisme à la trompette, la qualité de son écriture et son amitié indéfectible nous manquent cruellement.
La première partie du spectacle se référait aux six vinyles du Drame tandis que la seconde trouvait prétexte dans six de nos CD. À travail égal salaire égal était notre troisième vinyle et le premier avec le grand orchestre, une quinzaine de solistes que nous avions réunis à l'origine pour un hommage à Béla Bartók. Le soir de la première, le vendredi 13 novembre 1981, dans ce même Théâtre Berthelot, Bernard avait décidé au dernier moment de diriger le Trio Impair avec des gants blancs. N'ayant pas répété ganté, lorsqu'il voulut tourner la première page de sa partition, tout autour de lui s'envolèrent les feuilles que j'essayai tant bien que mal de rassembler à quatre pattes. À la fin de Crimes Parfaits nous avions cherché à remplacer le scoop polar enregistré quai de la Rapée par une action live ; notre camarade avait donc choisi de tirer une salve de pistolet mitrailleur à la place. Tout est allé très vite. L'orchestre s'arrête, Bernard ouvre une grande valise à l'avant-scène, en sort l'arme qu'il braque sur le public, toutes les lumières s'éteignent, les flammes jaillissent dans l'obscurité. Quelques spectateurs ont évidemment très mal vécu l'expérience, même si ce soir-là fut le premier grand succès du Drame. L'enregistrement de La preuve par le grand huit en est issu.


À travail égal salaire égal de 2014 n'a pas grand chose à voir avec ce qui l'a inspiré. Seules les chansons du programme ont respecté les partitions originales. J'attaque ici au Tenori-on suivi par Francis Gorgé à l'iPad tandis que Hélène Sage joue d'un violon que je lui ai prêté, Hélène Bass est au violoncelle, Antonin-Tri Hoang au sax alto et à la clarinette basse, Francisco Cossavella aux percussions. Je termine avec une de mes premières flûtes acquise dans les années 60 !

mercredi 25 février 2015

La peur du vide


La peur du vide est la seconde création radiophonique commandée à Un Drame Musical Instantané par Didier Alluard et Monique Veaute pour France Musique. Didier Alluard avait d'abord remplacé Alain Durel à la direction de la création pour la musique au Ministère de la Culture où les choses se gâtèrent après son départ. Avec Françoise Degeorges, Monique Veaute était l'une des têtes chercheuses de l'antenne. Si USA le complot était illustré musicalement par essentiellement des musiques existantes, enregistrements de films et témoignages tout aussi rares, cette seconde émission diffusée le 1er juillet 1983 était clairement une création du Drame. Alain Nedelec avait soigné le son des deux émissions et Bernard Treton, qui nous assistait, nous regardait avec ses petits yeux plissés et amusés chaque fois que nous avions une idée saugrenue.
Pour cette Fréquence de nuit "Nuit noire" nous avions entre autres demandé le Bösendorfer Imperial, un tam tam et une grosse caisse symphoniques, des timbales, des cloches plaques et une flopée d'instruments percussifs ou bruitistes stockés au sous-sol de la Maison de Radio France, car à l'époque le Pool de Percussion était intelligemment dans les murs de la Maison de la Radio. Bernard Vitet avait choisi trompette, violon, percussion, piano, trompette à anche et double bombarde. Francis Gorgé oscillait entre guitare électrique, guitare basse, synthétiseur analogique, flûte, percussion et piano. Quant à moi, je m'éclatais aux synthétiseur PPG Wave 2.2, piano, trombone, trompette, trompette à anche, flûte, guimbarde et percussion.
Mais ce n'est pas tout, car nous avions profité de notre présence à la radio pour insérer Die eiserne Brigade d'Arnold Schönberg, Ionisation d'Edgar Varèse, Camille Saint-Saëns improvisant au piano Samson et Dalila, La damnation de Faust, Pandemonium et la Sérénade de Hector Berlioz, Joue-moi de l'électrophone de Charles Trenet, Monsieur William par les Frères Jacques, À bout de souffle de Claude Nougaro, Monsieur Bebert de Georgius, Anna la bonne de Cocteau par Marianne Oswald, La guêpe de Bernard Vitet, le rêve de Robert Desnos mis en ondes par lui-même, Légitime Défense, Guillaume Appolinaire, Michel Poniatowski, Jean-Paul Sartre. Une femme est une femme, Masculin Féminin, Tristana, Le testament du Dr Mabuse, Dial M for Murder, L'éclipse, Le parfum de la dame en noir, Underworld USA, Pick Up on South Street, Shock Corridor, Naked Kiss, Le trou, Le testament d'Oprhée. Et Un drame musical instantané avec M'enfin, plus Le malheur avec tout l'orchestre !


L'intégralité de La peur du vide est en écoute et téléchargement gratuits sur drame.org ! En fin d'émission nous avions cette fois choisi la version de Django Reinhardt et Stéphane Grapelli de La Marseillaise qui terminait les émissions la nuit à 1 heure du matin, laissant un vide qui aujourd'hui ferait peur à n'importe quel responsable.

vendredi 20 février 2015

Rideau !


Christian Taillemite a publié son reportage photo de la résurrection d'Un Drame Musical Instantané sur le site Citizen Jazz. C'est chouette de voir Hélène Sage à la flûte basse ou avec le frein qu'elle a fabriqué à partir d'un modèle de Bernard Vitet. Il ne manque qu'un instrument autour du cou d'Antonin-Tri Hoang pour qu'il me rappelle Roland Kirk. Sacré souvenir pour le jeune percussionniste Francisco Cossavella qui nous a rejoints de justesse sans nous connaître ! Accrochée à son archet, Hélène Bass est sérieuse comme une papesse tandis que Francis Gorgé transformé en guitar hero me lance des coups d'œil amusés pendant que je joue du Tenori-on, du hou-kin ou des sons bizarres que je génère via mon clavier.


Après une évocation du premier vinyle du Drame nous attaquons le second morceau par les chiffres du loto de M'enfin qui ouvrait notre Rideau ! Dix autres vidéos du concert sont visibles sur ma chaîne YouTube.

Photo N&B : Christian Taillemite

jeudi 22 janvier 2015

Hommage à Jean Morières (1951-2014), samedi 15h


Parti se promener avec sa compagne Pascale Labbé dans la garrigue, Jean Morières s'écroula subitement en haut d'une petite colline. Rien ne laissait prévoir cette disparition prématurée qui nous priverait de son humour, de ses pensées, de son amitié et de sa musique si nous n'y prenions pas garde. Un an plus tard sa famille et ses amis ont décidé de lui rendre hommage en organisant un concert impromptu. Ce samedi de 15h à 18h au Conservatoire Léo Delibes de Clichy se succéderont le pianiste Florestan Boutin, le flûtiste Bruno Meillier, un trio formé de l'accordéoniste Agnès Binet, du saxophoniste François Cotinaud et du guitariste Jérôme Lefebvre, le guitariste Olivier Benoit, le clarinettiste Sylvain Kassap, et ma pomme. Ses témoignages en direct seront entrecoupés de films de Mathilde Morières (Autour de la zavrila, Un bon snob nu, Le cirque de chambre, Modus Operandi, La vie à Montignargues, Musique et vie, Eddy Bitoire). Pascale, Fanni et Antoine seront évidemment là également.


- Esprit es-tu là ?, le dernier album de Jean Morières en duo avec Florestan Boutin est un modèle de délicatesse. Japonaiserie à la manière de Van Gogh, c'est un pont sous la pluie, un arbre en fleurs, une miniature d'ukiyo-e gravée sur le bois de la table d'harmonie et autour du cylindre de buis. Le piano préparé accompagne la flûte zavrila que Jean avait inventée à sa mesure et qu'il faudrait bien qu'un musicien adopte pour qu'elle continue à vibrer. Que son esprit se manifeste dans le bois. Enregistré le 5 juin 2012 au Conservatoire de Montreuil, le disque qui tourne sur la table ne porte pas d'étiquette. Sans label, il n'est qu'une émanation. Impalpable, la musique est devenue celle des sphères.

Conservatoire Léo Delibes, 59 rue Marthe, 92110 Clichy (entrée libre) - Réservations : hommage.jm@gmail.com

lundi 12 janvier 2015

Birgé Collignon Desprez (3/10) - La répétition est une forme du changement



Toujours aussi délicat de publier autre chose que chacun son commentaire sur les événements politiques qui nous chamboulent. Il est pourtant indispensable de prendre quelque distance, et, pour ce, penser à autre chose pour éviter de se retrouver en boucle sur soi-même. Le travail, qui revient tout de même à soi mais sans la boucle, est un bon moyen pour lâcher du lest. J'appelle cela faire la vaisselle, même si c'est la tête que ça lave. Pour tout dire j'avais rédigé ce billet avant que tout explose...

La troisième carte de notre expérience tritonale indique La répétition est une forme du changement : je conserve le Tenori-on pour improviser une musique répétitive accumulative. Le public peut suivre le mouvement de ses notes grâce aux leds qui s'allument synchroniquement. Julien Desprez transforme le son de sa guitare avec une panoplie de pédales d'effets. Médéric Collignon fait de même avec son porte-voix. Je m'y colle à mon tour en faisant passer ma voix dans le H3000. Après quelques notes stridentes d'une flûte roumaine j'attrape une grosse flûte en PVC construite par Nicolas Bras.

C'est la troisième mouture du projet Un coup de dés jamais n'abolira le hasard. La première a donné l'album Game Bling enregistré en studio avec la pianiste Ève Risser et le flûtiste Joce Mienniel. On retrouvera en vidéo la chanteuse Birgitte Lyregaard et la vibraphoniste Linda Edsjö pour la seconde, d'une part en intégralité sur le site de Radio France pour le concert enregistré au Studio 106 lors de l'émission À l'improviste et d'autre part dans un petit extrait filmé à l'Atelier du Plateau...

lundi 5 janvier 2015

2015, nouvel album avec Birgé Collignon Desprez


On ne chôme pas chez GRRR ! Un nouvel album est déjà en ligne, en écoute et téléchargement gratuits. Un coup de dés jamais n'abolira le hasard est l'enregistrement public du spectacle qui nous a réunis avec la chanteur-cornettiste Médéric Collignon et le guitariste Julien Desprez le 28 novembre 2014. Le thème de chaque pièce est tiré au hasard par les spectateurs dans le jeu de cartes imaginé par Brian Eno et Peter Schmidt : Accrochez-vous à un espace sécurisant / Court-circuit / La répétition est une forme du changement / Distordre le temps / Humanisez un sans faute (enfant) / Renversez / Soyez extravagant / Sur la voie / Dans l'obscurité totale / À fond.


Nous n'avions jamais joué ensemble, mais les cartes étaient avec nous ce soir-là au Triton. À l'annonce du dernier morceau la carte nous suggéra de jouer tranquillement dans l'obscurité totale. Les lumières s'éteignirent, les écrans disparurent. À la fin, quand la salle se ralluma, Julien et moi, qui étions à chaque extrémité de la scène, nous nous regardâmes avec stupeur : à l'endroit de Médéric il n'y avait plus qu'une colonne de fumée. Notre facétieux camarade était allé se cacher derrière le rideau, chantant sans micro sans que nous nous en aperçûmes. De même lorsqu'il avait tiré "Soyez extravagant" il avait fallu que cela tombe sur lui! Au rappel la carte indiquait de réclamer un conseil. Le réalisateur Jean-Denis Bonan qui assistait au spectacle cria "À fond !" et nous nous lançâmes dans une dernière improvisation sans filet. Julien avait disposé un éventail de pédales d'effets devant lui. Médéric jonglait avec ses borborygmes ou jouait de petits instruments électroniques comme avec son smartphone. J'alternais clavier, Tenori-on et divers instruments acoustiques telles une flûte, des guimbardes, la trompette à anche ou un ballon de baudruche. Ce soir-là le public semble s'être amusé presqu'autant que nous...
À suivre avec très prochainement les 10 vidéos du concert à raison de une par jour, soit un feuilleton musical en 10 épisodes !

samedi 13 décembre 2014

Birgé-Edsjö-Lyregaard sur France Musique à 23h


Ce soir samedi à 23h est diffusé notre concert en trio enregistré en public le 10 novembre dernier à Radio France pour l'émission d’Anne Montaron, « À l’improviste ». Je jouais en trio avec la chanteuse danoise Birgitte Lyregaard et la percussionniste suédoise Linda Edsjö qui était essentiellement au vibraphone et au marimba. Mon instrument principal était cette fois le clavier, mais, comme on peut le voir sur les photos de Christian Taillemite qui en a publié 15 autres sur le site de CitizenJazz, je m'emparai également du Tenori-on et de machines virtuelles faites maison, d'une trompette à anche et d'un harmonica, de flûtes et guimbardes, d'un ballon de baudruche, etc.
Les cartes que nous avons tirées ce soir-là dans le jeu de Brian Eno et Peter Schmidt furent successivement : Servez-vous d'une couleur inacceptable / Coupez une connexion vitale / Acceptez un conseil / Résistez ouvertement au changement / Plus sensuel / Faites une liste exhaustive de tout ce que vous aimeriez réaliser et faites la dernière / À quoi pensez-vous réellement là maintenant, intégrez / N'ayez pas peur des clichés / Oubliez tout ce qui a été joué précédemment.
Quelques jours plus tard nous jouions le même spectacle intitulé Un coup de dés jamais n'abolira le hasard à l'Atelier du Plateau où les spectateurs tirèrent évidemment des cartes complètement différentes.
Si vous êtes dans l'impossibilité de suivre ce soir la retransmission sur France Musique, sachez que le concert est en podcast audio et vidéo pendant un an sur leur site.

Photo © Christian Taillemite

vendredi 5 décembre 2014

Un Drame Musical Instantané, le grand retour !


Pour sa résurrection inespérée, UN DRAME MUSICAL INSTANTANÉ (1976-2008) a choisi le Théâtre Berthelot où notre grand orchestre était né il y a 33 ans ! Avec Francis Gorgé et Hélène Sage nous commémorerons une fois de plus la disparition de Bernard Vitet, en invitant des musiciens avec qui nous partageons le goût de l'invention et de l'inattendu. Il y aura des chansons et des compositions instantanées, des instruments étranges et comme toujours une mise en ondes théâtrale dansant d'un pied sur l'autre, entre réel et imaginaire, mélange d'acoustique et d'électronique, un espace de création où sont conviés tous les possibles. Une rencontre historique. De quoi en voir de toutes les couleurs !

Jean-Jacques Birgé - clavier, électronique
Francis Gorgé - guitares, électronique
Hélène Sage - flûtes, voix, idiophones
Antonin-Tri Hoang - sax alto, clarinette basse
Hélène Bass - violoncelle
Francisco Cosavella - batterie, électronique

Vendredi 12 décembre à 20h30
ENTRÉE LIBRE SUR RÉSERVATION
Programme complet de la Semaine du Bizarre
Théâtre Municipal Berthelot, 6 rue Marcellin Berthelot, 93100 Montreuil - Métro : Croix de Chavaux - Tel. : 01 41 72 10 35

mercredi 3 décembre 2014

Chants de la résistance actuelle en Bretagne


La résistance est une constante bretonne. Face à la centralisation ségrégationniste, aux catastrophiques politiques agricoles successives, au désarmement de la flotte de pêche, à la pollution de leurs côtes, à l'implantation nucléaire, à l'interdiction de leur langue, les Bretons ont une longue pratique de la révolte. Loin d'un folklore pétrifié, sa culture s'est renouvelée au gré de leurs insurrections. Lorsqu'elles évoquent le quotidien les paroles des chansons sont souvent critiques. Et la musique est celle de la fête, les fest-noz rassemblant toutes les générations dans une ambiance étonnante pour qui vient d'ailleurs.
Pour son cinquième album, Les vies que l'on mène, le Hamon Martin Quintet montre que les meilleures danses ont tout à gagner à porter des idées fortes et généreuses. À chanter les vers de Sylvain Girault (Katé-Mé, La Dame blanche) ils se sont radicalisés en écho du combat de Notre Dame des Landes (Zim Zoum Zad). L'auteur des Flamboyants et d'Addi Bâ dans les Chroniques de résistance du label nato signe presque toutes les paroles à côté de Marthe Vassalo, Boris Vian et Victor Hugo. Plus la société se désagrège sous les coups portés par une caste immorale et incompétente qui a confisqué le pouvoir et vendu l'État aux financiers, plus il devient nécessaire de s'en moquer et de retrouver le sens, du bon sens et du sens bon. Le Hamon Martin Quintet relève le défi avec humour et entrain.


Sur un rond de Loudéac, un contre-rond, une scottish ou une ridée traditionnels, Mathieu Hamon porte le chant gallo à pleine voix. Quand il n'adopte pas le kan ha diskan,son frère Erwan Hamon lui répond à la bombarde ou à la flûte dans une articulation parfaitement détachée. Ronan Pellen, neveu du guitariste Jacques Pellen, joue du cistre, sorte de grosse mandoline, et le Bigouden Erwan Volant est à la basse électrique. On connaissait déjà l'accordéon diatonique de Janick Martin par le formidable quartet de Jacky Molard. Ils sont parfois rejoints par le tabliste franco-indien Prabhu Edouard ou Girault qui a l'habitude de chanter. Tous galvanisent les énergies en colorant de rouge et de noir la blanche hermine. (Coop Breizh)

vendredi 14 novembre 2014

Birgé-Edsjö-Lyregaard à l'Atelier du Plateau samedi soir


La chanteuse danoise Birgitte Lyregaard est rarement à Paris. C'est une occasion exceptionnelle de l'entendre, dans d'excellentes conditions et pour un spectacle irreproductible. En effet, si vous avez adoré le concert de lundi à Radio France celui de demain soir à l'Atelier du Plateau sera totalement différent puisque les thèmes des pièces sont tirés chaque fois au hasard devant le public, grâce au jeu de cartes inventé par Brian Eno et Peter Schmidt. Ensuite nous improvisons, terme que j'ai toujours préféré remplacer par "composition instantanée" puisqu'il s'agit de réduire au maximum le temps entre composition et interprétation. Dans ce cas de figure c'est vraiment de l'acrobatie ! Et puis, si vous avez raté lundi il est encore temps de vous rattraper, car il reste quelques places.
Pour cette deuxième représentation de Un coup de dés jamais n'abolira le hasard j'ai donc invité Birgitte Lyregaard et la percussionniste suédoise Linda Edsjö qui jouera essentiellement du vibraphone et du marimba. De mon côté je serai au clavier entouré de drôles de machines tels le Tenori-on qui produit de la lumière lorsqu'on le programme ou le H3000 qui transforme les sons et les voix en temps réel. Comme j'aime le mélange des sons acoustiques et électroniques je serai susceptible de me servir de ma trompette à anche, de flûtes, guimbardes et d'autres petits objets sonores. Les cartes en décideront !
À l'Atelier du Plateau la proximité du public crée une intimité dont nous pourrons jouer allègrement. D'autant que l'accueil est chaleureux, la cuisine excellente (oui, on peut y manger) et l'ambiance quasi magique.

À 20h, Atelier du Plateau, 5 rue du Plateau, 75019 Paris - 01 42 41 28 22 - entre 6 et 12 € selon l'âge et les éventuelles réductions... Évènement FaceBook

Photo © Christian Taillemite

vendredi 12 septembre 2014

Perraud invitait Mienniel, Avice et Desprez


Beau concert d'Edward Perraud et ses invités dans le cadre des lundis "Jazz à La Java". Première partie. Plus convaincu par les sons incroyables de la flûte de Joce Mienniel que par son utilisation de son synthé Korg MS20. On donne souvent le nom des marques des instruments électroniques car chacun a sa spécificité. Un sax est un sax. Un synthé ne veut pas dire grand chose. L'utilisation des pédales d'effets pourrait aussi faire partie de la nomenclature, comme par exemple lorsque Mienniel utilisa une guimbarde vietnamienne en drone timbré particulièrement impressionnant. N'empêche que c'est le plus étonnant de tous les flûtistes en activité que je connais.
La deuxième partie, très homogène, m'inspire de multiples questions. Perraud frappe comme Vulcain sur ses toms tandis qu'Aymeric Avice embouche deux trompettes, en fait une trompette et un bugle, mais traités électroniquement de telle manière que leur nature importait peu. Julien Desprez faisait hurler sa guitare en mouvements brusques, découpage savant dont il a le secret.
Comme je dois faire un concert de techno au même endroit le 9 octobre avec Bass Clef dans un cadre clubbing puisque la soirée s'étalera de minuit à six heures du matin, je me demande pourquoi jouer si fort, devons-nous craindre le silence, sommes-nous capables d'assumer pleinement nos influences musicales ? À La Java le niveau sonore est très différent près de la scène et au bar, aussi faut-il jouer comme des sourds si l'on veut toucher les bavards du fond de la salle.
Je m'interroge sur la nécessité de porter des boules Quiès, les musiciens étant souvent les premiers à se protéger. Je comprends le violoncelliste Vincent Segal qui m'incite à jouer de mes instruments électroniques à puissance acoustique. Si l'on vise la transe la concentration sait mal s'accommoder de la douleur. Il me semble que l'afflux d'énergie électrise, mais anesthésie la critique.
Idem avec le silence. Lorsque nous improvisons le simple fait d'interpréter des morceaux courts plutôt qu'un continuum ininterrompu permet de remettre le compteur à zéro de notre inspiration. Le silence fait aussi partie de la musique, mais certaines ne justifient probablement pas les nuances qui vont du ppp ou fff. Quant aux références incontournables pourquoi ne pas les assumer pleinement ? Un soupçon de rock me donne envie de l'affirmer, d'autant que notre approche serait fondamentalement originale. Lundi on était parfois à deux doigts d'Ennio Morricone, mais on ne l'a pas laissé entrer, même par la fenêtre. Le pire danger de l'improvisation est d'en faire un genre, annulant toutes les surprises. Or c'est justement ce qui est recherché dans les concerts où rien n'est préalablement écrit ou convenu. Et lundi soir l'expérience des musiciens comme du public était irreproductible.

mercredi 10 septembre 2014

Moondog par Rifflet & Irabagon


Mardi la pleine lune ressemblait à une pièce d'argent, de celles qu'on lance au musicien s'il nous enchante au coin de la rue, parfaitement ronde comme la galette que j'étais impatient de poser sur la platine, persuadé que c'était une première. Elle y tournera certainement plus d'une fois dans les semaines à venir. L'orchestre jouait hier à La Dynamo dans le cadre de Jazz à La Villette, on raconte que c'était fameux, mais j'étais sur une autre planète.
L'album Perpetual Motion, a Celebration of Moondog sort donc chez Jazz Village sous la forme d'un CD et d'un DVD. Enregistré majoritairement en public à Bobigny le 12 avril 2013 lors d'un concert qui m'avait alors conquis (lecture de l'article fortement recommandée !), le disque fait ressortir la modernité des compositions de Moondog et du traitement contemporain du clarinettiste Sylvain Rifflet (également au ténor, électronique et boîte à musique). Ses acolytes, Jon Irabagon (sax alto et ténor), Benjamin Flament (percussion et métaux traités), Phil Gordiani (guitares), Joce Mienniel (flûtes et MS20) et Ève Risser (piano et clavecin électrique) participent au plus bel hommage que je connaisse au compositeur aveugle qui marqua Charlie Parker, Allen Ginsberg, Terry Riley, Philip Glass et tant d'autres. La vision d'ensemble n'occulte jamais l'apport de chacun, leur virtuosité s'effaçant derrière la cohérence des morceaux. Les documents d'archives font traverser le temps tandis que les applaudissements enthousiastes du public rappellent l'actualité de la démarche.


Quant au documentaire réalisé par Arthur Rifflet pour La Huit, il mêle des vues de New York, entre autres avec Sylvain Rifflet à la clarinette basse et Jon Irabagon au sax alto, leurs entretiens ainsi que la voix de Moondog, des photos d'archives, les répétitions de l'orchestre et de la chorale d'enfants, le concert lui-même et des plans vidéo filmés par le troisième frangin, Maxence Rifflet, et rythmés par le montage dont la répétition rappelle les premiers pas de Steve Reich. Le souffle du clochard céleste est présent partout, dans les ambiances de la Sixième Avenue aux cours d'école, des commentaires passionnés à la scène de Seine-Saint-Denis. L'énergie de la musique rivalise avec la tendresse du propos et de nombreuses pièces sont livrées intégralement. Amaury Cornut, spécialiste de Moondog, a rédigé les notes de pochette de ce généreux album.

mercredi 28 mai 2014

Hommage-surprise à Olivier Bernard


Dans la vie d'un artiste rares sont les rencontres intelligentes et sensibles avec les institutions ou les programmateurs. Elles se bornent le plus souvent à un système d'évaluation basé sur l'exercice du formulaire ou à des relations sociales hypocrites qui mènent au cynisme. Il arrive pourtant de croiser un interlocuteur attentif et bien intentionné qui ne se retranche pas derrière son pouvoir, mais facilite le rapport douloureux que l'artiste entretient avec le réel.
Le 30 novembre dernier, Olivier Bernard a quitté son poste de responsable de l'action culturelle de la Sacem. Or depuis une quarantaine d'années il incarnait pour moi le rééquilibrage des injustices dont cette société est le fait. Il défendait tous les créateurs sans souci de ce qu'ils rapportent de droits d'auteur. C'est dire ce que lui doivent les compositeurs contemporains, les jazzmen, les improvisateurs et tant d'autres ainsi que les festivals qui les programment ou les centres pédagogiques.
J'ai l'habitude de défendre la Sacem à l'extérieur (j'ai acheté ma maison grâce à mes droits d'auteur), mais de l'attaquer de l'intérieur (car ce fut toujours un combat pour les toucher). Je me souviens d'Alain Izard m'expliquant qu'une des directives de la maison est de ne pas dépenser des francs pour percevoir des sous. Les petits y sont négligés et les gros, comme ailleurs, y sont largement favorisés. Je pense, entre autres, aux irrépartissables distribués au pro-rata de ce que touchent les auteurs. L'action culturelle rééquilibrait ces absurdités immorales en soutenant les projets créatifs, ce qui nous rappelait que cette société privée monopoliste à qui nous avions cédé la gestion de nos droits nous appartient aussi. Avec le départ d'Olivier Bernard de la Sacem il semblerait que le remarquable travail qu'il a développé sans relâche soit saccagé, la sinistre logique du profit l'emportant ici aussi sur l'intelligence et la défense indispensable de la culture, dernier rempart contre la barbarie.
Pour accompagner son départ "en retraite" et saluer celui qui était pour tous devenu un ami, nombreux musiciens ont participé hier soir à une merveilleuse soirée à la Dynamo de Pantin, organisée par sa compagne Marie-Anne Bernard-Roudeix et Henry Fourès à l'insu de l'intéressé ! Malgré l'ampleur de l'entreprise Olivier ne se doutait pas que la convocation qui lui avait été faite n'était qu'un traquenard pour fêter son courage, son intégrité et sa finesse. L'éclectisme sied à ce curieux de toutes les musiques et chacun intervint quelques minutes pour lui rendre hommage.
Se succédèrent ainsi Omar Yagoubi au piano, Claude Samuel commentant en images le Centre Acanthes, François Bayle diffusant un "tango" électro, le contrebassiste Patrice Caratini accompagné de la chanteuse Hildegarde Wanzlawe et du clarinettiste Clément Caratini, ma pomme au Tenori-on, Yanael Quenel interprétant au piano une pièce de Reinhard Flender, rejoint par Françoise Kübler pour une chanson grivoise d'Henry Fourès, Julien Desprez à la fougueuse guitare électrique, David Jisse pour deux tendres chansons, L'Accroche-note en trio avec Kübler et les clarinettistes Armand Angster et Sylvain Kassap, un traditionnel arménien par le violoncelliste Félix Simonian accompagné au piano par sa fille Luciné Simonian, un solo de batterie de Jean-Louis Méchali qui diffusa une vidéo d'un spectacle sud-africain, la flûtiste Keiko Murakami pour une pièce très zen de Joji Yuasa, un petit film sur une pièce pour douze saxophones de Denis Levaillant qui clôturera plus tard la soirée au piano, Krystof Maratka à la flûte harmonique, Alain Louvier au piano avec sa musclée Étude n°7 (pour 6 agresseurs), le tout entrecoupé de quantité de messages enregistrés par les amis absents.
Dans la salle étaient réunis une foule d'amis, compositeurs, musiciens, directeurs de festival, anciens collaborateurs, qui fleurirent cette soirée en un somptueux bouquet à l'image de celui qui continuera de garder une écoute bienveillante dans ses nouvelles activités. Juste avant le concert, Keiko Murakami m'expliqua le sens du nom de mon instrument, le Tenori-on. On signifie le son, mais Tenori est le nom d'un petit oiseau qui vient se poser sur la main. J'invitai donc tous les présents à continuer de tendre la main aux jeunes créateurs qui devront se battre plus que jamais contre la normalisation et le formatage en développant des mondes dont le caractère imaginaire incarne l'espoir d'un réel plus juste, où la beauté dépasse les critères esthétiques pour redonner du sens à nos vies.

vendredi 23 mai 2014

Duo impromptu avec Jacques Perconte samedi après-midi


Si vous n'avez jamais vu de films de Jacques Perconte voici une excellente occasion ! Dans le cadre de son exposition à la Galerie Charlot (47 rue Charlot, Paris 3e, jusqu'au 7 juin) je le rejoins demain samedi pour un duo improvisé à 16h et 17h30. S'il y expose films génératifs ou linéaires ainsi que des impressions papier sur aluminium, Jacques Perconte transformera en direct ses compressions vidéographiques tandis que je l'accompagnerai en musique. Venez tôt, on sera serrés. J'apporte clavier, Tenori-on, flûtes et trompette à anche.
Jacques sait que je préfère en général partager la scène avec d'autres musiciens plutôt que jouer en solo, mais je ne résiste pas au plaisir de me laisser flotter dans le marais poitevin. Ce sera donc une occasion un peu exceptionnelle. Considérant l'improvisation musicale comme un mode de conversation je dialoguerai cette fois seulement avec les images, m'y fondant en tentant d'éviter d'être illustratif comme je le constate trop souvent dans les spectacles audiovisuels...
Le lendemain dimanche c'est un tout autre sport. Nous nous lèverons très tôt pour participer au vide-grenier à l'intersection de Bagnolet, Les Lilas et Paris, tout en espérant le retour du soleil. Nous nous sommes groupés avec plusieurs amis de manière à passer une journée rigolote. C'est une des plus grandes brocantes parisiennes. Saurez-vous nous trouver ?

vendredi 18 avril 2014

Vol en impesanteur et en musique

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Nous sommes redescendus sur Terre ! 18 minutes 26 secondes sur le plancher des vaches contre 30 fois 25 secondes en état d'impesanteur pour Pierre Senges lors de son vol parabolique à bord de l'Airbus Zéro-G... Il était temps de mettre en ligne la rencontre littéraire et musicale réalisée avec l'écrivain le 23 mars dernier. Une partie de plaisir. Pour Remarques faites (ou subies) la tête en bas j'avais choisi des instruments appropriés au récit de l'expérience, ils se révélèrent symboliquement chroniques. La pomme d'Isaac Newton abrite un de mes plus beaux carillons, les billes qui tournent dans le bendir sont autant de planètes d'un système héliocentrique, mon clavier délivre des sons atmosphériques, les leds du Tenori-on représentent des galaxies lumineuses ou des mouvements gravitationnels, la baudruche n'est rien d'autre qu'un ballon, quant à la trompette à anche et la flûte en PVC repliée sur elle-même elles figurent mon idée de la machine aéronautique !


Comme je m'étais vêtu de ma salopette orange fluo en toile de parachute, l'équipe de l'Observatoire de l'Espace du CNES fournit à Pierre Senges la tenue officielle des vols Zéro-G. Nous avions été précédés des élucubrations de Grand Magasin en contact permanent avec une vraie Madame Fusée, suivis du trio Laborintus interprétant Bonjour comment ça va ? de Luc Ferrari pour clarinette basse, violoncelle et harpe, et d'une conférence hilarante de Frédéric Ferrer sur le sujet extrêmement sérieux de l'avenir limité de notre planète impliquant de trouver une autre où aller nous poser ! Plutôt dans l'après-midi j'avais révisé mon sujet grâce à la présentation du travail de la chorégraphe Kitsou Dubois. Le violoncelliste Didier Petit tenait le rôle de Monsieur Loyal de ce quatrième Festival Sidération dont le thème était cette année "Obsessions et fascinations" tandis que Sonia Cruchon, perchée au fond de la salle, nous immortalisait le temps que durera le système qui nous permet de vous envoyer ces réflexions de l'espace...

vendredi 21 mars 2014

Remarques faites (ou subies) la tête en bas


Si le Festival Sidération organisé par le Centre National d'Études Spatiales commence aujourd'hui, dimanche sera pour moi une longue et passionnante journée. J'irai voter avant de rejoindre l'écrivain Pierre Senges qui racontera son vol parabolique à bord de l'Airbus Zéro-G lors de la troisième et dernière journée du festival. Nous y interpréterons ensemble Remarques faites (ou subies) la tête en bas. Clavier, Tenori-on, trompette à anche, flûte basse, bendir à billes seront mes instruments. En avant-goût voici quelques notes que l'écrivain rédigea après sa résidence en impesanteur :

« 1. L'impesanteur s'exerce de partout à la fois (pas seulement verticalement des pieds à la tête).
2. Le primo volant se concentre au moment de sa première fois au risque d'échapper à ses propres sensations.

3. En vol, il se demande s'il vaut mieux accorder la préséance aux sensations ou à la réflexion – cette question fait partie de la deuxième catégorie.
4. L'impesanteur ne ressemble pas à ce que l'on peut en dire : ça n'empêche personne de vouloir témoigner après coup de son expérience à ceux qui sont restés à terre.
5. L'impesanteur est une anomalie, mais comme elle advient, elle est envisageable, donc plausible : à l'émerveillement s'ajoute un étrange sentiment de normalité.
6. Il est surprenant de flotter – plus surprenant encore, trois secondes avant l'injection, de se savoir sur le point de flotter.
7. Devient-on dépendant à l'impesanteur ? Oui si on en juge par les débutants, non si on en juge par les vétérans.
8. Le livre intitulé Essais fragiles d'aplomb, qui a subi lui aussi la mise en scène de l'impesanteur au cours des trente et une paraboles, est un éloge de la chute des corps : à ce titre, il accueille avec enthousiasme la définition donnée au cours d'une conférence préparatoire : être en apesanteur = être en chute libre.
9. Si être en apesanteur c'est être en chute libre, est-ce que se mouvoir c'est être immobile ?
10. Il ne restait plus qu'une combinaison xl, trop grande pour moi : l'avantage est d'avoir déjà le sentiment de flotter dans mes vêtements. »

J'espère que Pierre Senges de retour de Montréal atterrira à l'heure, car nous jouons à 16h30, juste après Grand magasin, le Festival (CNES, 2 place Saint-Quentin 75001 Paris / Métro-RER : Châtelet-Les Halles, sortie Place Carrée - Porte Pont Neuf) se terminant à 18h. J'aurai juste le temps de rentrer pour savoir si la liste de Bagnolet Avenir 2014 a bien remporté le premier tour. Nous avons œuvré pour nous débarrasser du maire actuel qui est une catastrophe pour notre ville et nous souhaitons empêcher le Parti Socialiste de mettre la main sur une des dernières villes communistes de l'ancienne banlieue rouge ! Le soir-même Françoise s'envole pour le Chili où elle présentera son dernier film, Baiser d'encre, au Festival de Santiago avec ses deux héros, Ella et Pitr, miraculeusement en résidence là-bas pour trois mois.

mercredi 12 mars 2014

Birgé-Risser-Mienniel tirent les cartes


La presse spécialisée n'en parlera pas, car les journalistes des magazines papier de jazz et assimilés boycottent les albums qui sortent seulement sur Internet. À la traîne, ils y viendront pourtant forcément (s'ils ne disparaissent pas avant, faute de lecteurs plus au top de ce qui se fait aujourd'hui) alors qu'ils devraient être à l'affût du moindre mouvement de ce qui se trame artistiquement, économiquement, politiquement.
L'an passé GRRR avait produit 11 albums, tous gratuits en écoute et téléchargement sur le site drame.org. Game Bling est le premier à être mis en ligne en 2014 et le 77ème du label GRRR depuis 1975, en comptant vinyles et CD.
Pour fêter le printemps qui s'annonce, la pianiste Ève Risser et le flûtiste Joce Mienniel me rejoignent dans le studio où nous enregistrons 15 improvisations dans la plus grande liberté. La seule contrainte nous est offerte par le jeu de cartes Oblique Strategies conçu par Brian Eno et Peter Schmidt. À tour de rôle nous tirons une carte. L'énoncé de cette partition conceptuelle fournit les titres, excepté le rappel tendancieux marqué par les paroles d'Ève !
Comme je ne possède qu'un piano droit elle doit préparer mon grand U3 d'une manière forcément différente de ceux à queue. Elle en profite pour m'emprunter un petit Casio vintage, un piano-jouet et un mélodica. De son côté Joce a apporté, en plus de sa flûte et de sa flûte basse, un synthétiseur Korg MS-20 tout aussi vintage. Quant à moi, je joue essentiellement de mes trois claviers avec apparitions de la trompette à anche et du Tenori-on. J'interprète la pièce Courage! en me servant pour la première fois d'une flûte basse construite par Nicolas Bras, sorte de nœud spectaculaire en PVC.
Lorsqu'on travaille ainsi on sait si l'on a passé une bonne journée, mais l'on ignore la qualité de la musique. Évoquer la qualité ne consiste pas en une évaluation, mais nous ignorons précisément à quoi l'ensemble des pièces ressemblera. Seule l'écoute critique a posteriori livre ses secrets. Ma première surprise est le son homogène du trio, en particulier le U3 capté avec un couple de Neumann. C'est encore une première, car j'enregistre rarement avec des pianistes. Joce utilise deux micros, un en direct, l'autre transformé par une série de pédales d'effets. Son MS-20 délivre enfin un signal mono tandis que j'envahis comme d'habitude tout l'espace stéréophonique. Les deux jours qui suivent la séance je mixe le tout avec très peu de corrections. Tout ce qu'on peut dire, c'est que nous nous entendons comme larrons en foire, même si nous sommes sérieux comme des papes sur la photo prise par Françoise. Tiens, on aurait pu appeler ce nouvel album Larrons en foire ou Sérieux comme des papes plutôt que Game Bling, mais c'est trop tard, les dés sont jetés ! Comme je ne sais pas comment conclure, je tire une dernière carte. Il y est imprimé "Do the words need changing? (Doit-on changer les mots ?)". La surprise de la découverte m'empêche là de trouver les mots pour évoquer la musique...

jeudi 6 mars 2014

Game Bling


Le temps file. Pas une minute pour écrire mon blog tandis que nous enregistrons un nouvel album avec Ève Risser et Jocelyn Mienniel. Joce est venu avec ses flûtes et un synthétiseur analogique vintage, le Korg MS20. Ève a préparé le grand piano droit avec ses petits accessoires rigolos.


Mes camarades m'empruntent parfois des instruments pour répondre aux cartes que nous tirons chacun notre tour. Brian Eno et Peter Schmidt ont conçu le jeu des Oblique Strategies pour décoincer des situations embarrassantes, mais nous les utilisons comme partitions à nos improvisations.


Seize morceaux plus tard nous sommes lessivés, mais contents comme des garnements qui ont passé une journée formidable. Il me reste à écouter tout cela et mixer avant de publier ce que nous avons appelé Game Bling, décontraction ludique sur les jeux de hasard. Il est tard. Je n'ai aucune idée sur la qualité de ce que nous avons enregistré. Edward Perraud nous cueille au moment où nous avons terminé de ranger le matériel. Juste le temps de choisir la photo qui servira de pochette.

vendredi 24 janvier 2014

Jean Morières s'est envolé


La terrible nouvelle nous assaille, rappelant la fragilité de nos existences. Il suffit qu'un fil casse pour que notre toile se replie à jamais sur nous-même comme un linceul qui nous colle à la peau, barque de fortune flottant sur le Styx, bulle de savon s'évaporant dans les nuages ou poignée de terre rejoignant le magma. Quelque soit le chemin chacun y trouve son élément. Il suffit d'un quart de seconde pour refaire le trajet à l'envers et le papillon redevient cocon. Certains départs sont trop précipités. Jean Morières n'aurait rien vu venir. Il savait respirer le bon air de la campagne, pratiquait la méditation avec la même discipline qu'il travaillait sa flûte zavrila, il aimait rire et chanter. Mardi après-midi le coup l'a frappé en haut d'une petite colline comme il se promenait dans la garrigue. Tout s'est arrêté sans prévenir. À Pascale, à Mathilde, Antoine et Fani, il laisse une foule d'images, de sons, de paroles, de gestes, de sentiments où son esprit critique se vêt d'humour et de tendresse. Mais ce soir, plutôt qu'à sa flûte apaisée et rêvée je choisis de le réentendre endosser l'enveloppe de son double mordant, le caustique Eddy Bitoire, pseudonyme non dupe de ce que nous réserve l'avenir. À plus tard.

mercredi 25 décembre 2013

Nicolas Bras, les tuyaux du luthier


Bernard Vitet aurait adoré rencontrer Nicolas Bras. Ils partagent le même point de vue sur les matériaux utilisables pour fabriquer des instruments de musique et ne rechignent pas à travailler la matière plastique ou à recycler toutes sortes d'objets. Là où Vitet inventait un caddie-vielle à roue qu'il fallait évidemment pousser pour l'actionner, Bras construit des koras avec des cageots ou un clavier de steel-drums avec des boîtes de conserve et des tiges filetées. Et ça sonne ! L'un et l'autre électrifient sans vergogne une contrebasse à tension variable, le célèbre frein Vitet, ou toutes sortes de lyres et de harpes. Mais les tuyaux en PVC leur offrent plus de possibilités qu'aucun autre accessoire plombier...


Nicolas Bras en sort des percussions, des trompes, des flûtes, etc. Et ses flûtes sont simples. Et ses flûtes sont multiples. Il leur colle des rallonges, des bourdons, ajoute des embouchures, des aiguillages... Les accords se superposent. Les mélodies enchantent. J'ai rapporté de son atelier une flûte grave que la longueur d'1,80m l'a obligé à nouer en un enchevêtrement de tuyau coudé ressemblant à une grosse balle de water-polo. Quant à la petite flûte harmonique, elle sonne presqu'aussi bien que la longue transparente en plexiglas que Bernard m'avait construite et que j'utilise depuis trente ans. Nicolas m'a promis pour janvier une clarinette alto à rallonge et bourdon dont l'anche est faite d'un sac en plastique ou d'un gant en latex. Je n'ai jamais entendu aucun instrument à vent avec cette sonorité. Je piétine d'impatience en soufflant gaiement dans mes deux nouveaux jouets. C'est Noël !

lundi 11 novembre 2013

Passe-passe chorégraphique au Triton


L'ajout récent d'une seconde salle a donné aux propriétaires du Triton des idées délirantes de spectacles s'appuyant sur les ressources uniques de ce lieu principalement dédié à la musique. Jacques Vivante a imaginé un dispositif qui permet de faire communiquer le son, mais aussi les images d'une salle vers l'autre et réciproquement. Tant et si bien que des musiciens dans une salle peuvent jouer avec ceux de l'autre salle, ou accompagner une chorégraphie interprétée dans la pièce à côté !


Les participants au festival chorégraphique Dodécadanse s'en sont donnés à cœur joie. Vendredi soir, c'était au tour de la chanteuse Élise Caron, du batteur Edward Perraud et des danseurs Marlène Rostaing et Julyen Hamilton de glisser d'une scène à l'autre comme un changement de décor sur le plateau d'un théâtre. Le numéro de jonglage le plus acrobatique revenait aux techniciens contrôlant la lumière et les flux migratoires des coulisses en plus du son et de la vidéo. La partition des musiciens et des danseurs transformait les musiciens en danseurs, les danseurs se servant à leur tour de la voix pour évoquer la difficulté d'être ou commenter l'action. Ce jeu de vases communicants proposait aux spectateurs de chaque salle d'en changer à l'entr'acte. La permutation nous rappelait Lapin chasseur des Deschiens dont le décor représentait un restaurant côté salle et côté cuisine avec le public découvrant l'envers du décor à mi-parcours, la même scène rejouant deux fois.


Bitter Sweets, le CD d'Élise Caron et Edward Perraud paru chez Quark (L'autre distribution), m'avait énormément plu, kaléidoscope de saynètes pop déjantées. Si la chanteuse à facettes est une excellente comédienne, elle joue aussi remarquablement de la flûte. Quant au percussionniste il avale régulièrement son micro contact branché sur une application iPhone dont les sons trafiqués par un vieux KaosPad élargit sa palette orchestrale. Ainsi hameçonné il fait voler ses lignes au-dessus de sa tête tandis que la cantatrice virtuose incarne de multiples personnages, tel Alec Guiness dans Noblesse oblige. Sur scènes, Julyen Hamilton ne dédaigne pas non plus l'humour et Marlène Rostaing virevolte en s'appropriant les surfaces qu'elle rencontre sur son passage. La partie carrée s'improvise alors selon le planning des couples qui se font et se défont.

mardi 5 novembre 2013

Vous prendrez bien une tranche de gâteau pour mon anniversaire ?


Pour mon anniversaire un joli cadeau m'est tombé du ciel, heureusement de pas trop haut, mais d'assez loin tout de même, puisque la cassette était posée sur la plus haute étagère des archives et qu'elle date de 1987. Sur la jaquette était écrit ECONOMIA en lettres capitales. Vérification faite, il s'agit bien des éléments de la musique que j'avais composée pour La Saga des Millar, un gigantesque spectacle audiovisuel immersif réalisé par Michel Séméniako pour La Cité des Sciences et de l'Industrie. La production avait duré trois ans et avait fini par ruiner Robert Boner (qui avait produit Sauve qui peut la vie avec Godard), miné par les délais de paiement considérables qui en mirent d'ailleurs plus d'un sur la paille. En fait, à son lancement, La Cité des Sciences prit tant de temps à payer tous les gagnants des appels d'offres que tous, ou presque, déposèrent le bilan, les agios bancaires avalant leurs bénéfices et au delà, car il leur fallait bien régler les salaires et, surtout, les fatales charges sociales. L'histoire est très immorale, les meilleurs y laissant leur peau puisqu'ils avaient remporté les concours. Le sujet de notre spectacle étant l'économie on appréciera ce mauvais tour à sa juste valeur. En 1778, John Millar, bien avant Marx, soutient que les rapports sociaux (y compris les relations entre les sexes !) sont fixés par les systèmes économiques ! Depuis nos mésaventures le service comptable de La Cité a fait de considérables progrès ; je me souviens que c'est la seule fois de ma vie où je fus contraint d'aller au Prud'hommes avec le reste de l'équipe pour être (partiellement) payé.
Je ne me rappelle pourtant que les bons souvenirs. Le plaisir que j'eus de travailler pendant de longues années avec Michel et sa compagne, Marie-Jésus Diaz, avant que l'une et l'autre retournent à la photographie, furent sans mélange. Aussi je découvre avec joie la musique dont il ne me reste que cette copie sur cassette. Je n'ai évidemment pas le mixage définitif qui se jouait en multiphonie avec les dialogues et les bruitages, sous les écrans qui entouraient également le public. Le spectacle de 55 minutes était diffusé toutes les heures.



Comme les éléments sonores sont séparés j'ai réalisé hier un petit montage, remix d'aujourd'hui d'une musique enregistrée il y a plus de 25 ans. J'y joue du synthétiseur, de l'échantillonneur, de la percussion, de la flûte et je chante ou utilise un vocodeur ! C'est là mon petit cadeau, j'adore les surprises, car j'avais totalement oublié ce que j'avais composé. Je le partage avec vous comme un gâteau. Jean Renoir disait qu'il ne tournait pas des tranches de vie, mais des tranches de gâteau !

N.B.: si le player n'apparaît pas, parce que vous êtes par exemple sur tablette, vous pouvez aller écouter cette pièce inédite de 19 minutes, La Saga des Millar, sur l'album Musique appliquée du site drame.org, c'est le 33ème index, le dernier. Que cela ne vous empêche pas de glaner parmi la centaine d'heures en écoute et téléchargement gratuits répartis en 49 albums inédits ou même en aléatoire sur la Page d'accueil.

mercredi 2 octobre 2013

Art Sonic renouvelle le quintette à vent


En musique classique, le quintette à vent est un ensemble de musique de chambre composé d'une flûte, d'un hautbois, d'une clarinette, d'un cor et d'un basson ou d'un autre instrument de chaque famille : piccolo, cor anglais, clarinette basse... Son répertoire s'est particulièrement développé au XXe siècle avec ce que l'on a coutume d'appeler la musique contemporaine. Mais que signifie ce terme ? La réponse est on ne peut plus simple : qui est de notre temps. Or il existe tant de temps concomitants que selon les milieux sociaux le terme pourrait aussi bien s'appliquer aux pires variétoches que déverse la télévision qu'aux recherches artistiques les plus pointues. Sous ma frappe il s'agit évidemment de souligner la chronicité la moins formatée, soit une démarche qu'il serait plus juste de qualifier d'anachronique ! Le serpent se mord la queue. Le serpent est l'ancêtre du tuba, mais il n'a rien à faire dans ce quintette. Alors ?
Alors Cinque Terre, le premier album de l'Ensemble Art Sonic, est un pur ravissement. D'abord parce qu'il ne suit pas la mode, ni celle des cénacles de la musique contemporaine officielle, ni la petite boîte étroite dans laquelle les marchands voudraient enfermer les jazzmen. Leur musique inventive ne craint ni un certain néoclacissisme impressionniste, ni la musique répétitive des minimalistes américains, ni les recherches de timbres héritées de leur travail sur le souffle assisté par ordinateur. En concert le flûtiste Jocelyn Mienniel et le clarinettiste Sylvain Rifflet poursuivent leurs recherches sur la spatialisation avec leur orchestre acoustique pour lequel ils composent ou pour lequel ils adaptent des pièces de leurs amis, ici Xiasme, le tube d'Edward Perraud, et Herbes luisantes d'Antonin-Tri Hoang qui a d'ailleurs joué le rôle de conseiller musical pour le CD (label drugstore malone). La virtuosité ne cède jamais le pas devant la sensibilité que développent les interprètes, unis dans le son comme les cinq doigts de la main. Jeu de mains, jeu de vilains. Ceux-là ont mis les doigts sur toutes les clefs pour qu'aucune serrure ne résiste à leur fougue. Si j'ai souvent évoqué avec enthousiasme le travail de Mienniel et Rifflet dans cette colonne voilà qui donne très envie de découvrir les autres facettes du hauboïste Cédric Chatelain, du corniste Baptiste Germser et de la bassoniste Sophie Bernado. Leur prestation en public m'avait enchanté. Leur disque n'a pas quitté la platine de la soirée, au point que j'ai attendu minuit passé pour poser sur le tourne-disques la réédition de Défense de qu'un transporteur avait livrée dans l'après-midi.
Wah Wah Records vient en effet de represser en vinyle mon premier 33 tours (1975) agrémenté de mon premier film, La nuit du phoque (1974), et de six heures de musique de Birgé Gorgé Shiroc sur un DVD offert en bonus ! Il est tard, on en reparle bientôt, comme des chansons de Michèle Buirette avec Max Robin, Moïra Montier-Dauriac et Lucien Alfonso que je continue d'enregistrer demain...

lundi 30 septembre 2013

Fantasia de l'ONJ à l'IMA

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Caravan(e), rencontre de l'Orchestre National de Jazz et de musiciens traditionnels marocains, me rappelle par son titre à la fois le thème de Juan Tizol et Duke Ellington, un de mes standards favoris, et l'exquis opéra-comique de Henri Rabaud, Mârouf, savetier du Caire ! Le magicien qui a permis de faire apparaître cette caravane sur la scène de l'Institut du Monde Arabe samedi soir doit être aux anges. Après une tournée triomphale à Fès, Rabat, Agadir, Marrakech et Tanger que dix mille spectateurs applaudirent elle atteignit Paris pour une dernière étape. Par petits groupes les musiciens de l'ONJ avaient été envoyés en résidence aux quatre coins du Maroc, libre à eux de s'inspirer comme ils le souhaitaient des rencontres tant avec des musiciens locaux qu'avec le pays, ses paysages ou l'air que l'on y respire. Et tous de se retrouver pour une véritable fantasia où les cuivres remplacent les moukhalas, longs fusils à poudre noire, et où les autres musiciens chevauchent cordes et percussions, entraînant l'audience dans une euphorie communicative qui se terminera dans la salle en joyeuse improvisation.

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Si la proposition de Hoang, Laffont et Perchaud me laissa perplexe, trop jazz et retenue à mon goût, la fusion de l'ONJ avec les musiciens marocains qui suivit m'emporta définitivement, transe des rythmes et chants maghrébins amplifiée par un orchestre puissant et coloré. De la confrérie soufie des Hamadcha de Fès inspirant Daniel et Metzger aux Gnaouas Zouhair Affaifal, Abderrahman El Khammal, Taoufik Chuikh qui galvanisèrent tout l'orchestre à la suite de Bardiau, Dumoulin et Serra, la salle fut emportée à son tour. Avec Risser au piano qui finira en dansant comme un cabri, Mienniel se distingua à la flûte et au ney, le seul des Français à avoir revêtu un costume traditionnel, tunique et sarouel, se livrant corps et âme à la magie d'une musique raffinée tandis que Abdelhakim Gagou dessinait des arabesques sur son oud et que le timide Abdellah Haddou s'amusait comme un fou en soufflant dans sa double trompe. Les images du vidéaste Jérôme Witz projetées derrière les musiciens renvoyaient à l'aventure qui avait réuni tout ce beau monde et distillaient des parfums d'épices que ma mémoire n'a jamais effacés.
Cette fête exubérante anticipait The Party, ultime représentation de l'Orchestre National de Jazz de Daniel Yvinec qui aura lieu le 21 décembre à La Ferme du Buisson à Noisiel puisqu'après six ans il laisse la place au nouvel ONJ dirigé par Olivier Benoit dont la distribution prestigieuse est cette fois encore du meilleur augure.

dimanche 18 août 2013

Kind of Belou


Encore perchés sur nos montagnes nous n'avons pu assister au solo pasolinien du contrebassiste Bruno Chevillon, mais malgré les bouchons de retour de vacances aoûtiennes nous sommes arrivés à Treignac en Corrèze à temps pour le concert d'Alphabet, projet du clarinettiste Sylvain Rifflet auquel participent le flûtiste Jocelyn Mienniel, le guitariste Phil Gordiani et le percusionniste Benjamin Flament. Concert plus tendre que la fois où nous les avions écoutés au Triton, l'acoustique de la salle des fêtes étant probablement responsable de ce feutrage… Rifflet, maître du slap au saxophone ténor, en donna une merveilleuse démonstration en rappel avec Tout dit de la chanteuse Camille. Nullement en reste à la flûte, Mienniel diversifie les techniques de jeu de son instrument en utilisant aussi l'over-blowing et le flatterzunge. La complicité des deux souffleurs produit des alliages de timbres épatants auxquels contribuent les cordes de Gordiani et les métaux de Flament pour peindre des arcs-en-ciel parfaitement adaptés aux délicats arpèges minimalistes et lyriques des compositions.


On y reviendra sérieusement prochainement, mais en France se dessine un véritable mouvement musical qui semble échapper à la critique professionnelle plus encline à se laisser endormir par la nostalgie et à valoriser des stars américaines décédées depuis belle lurette sous prétexte de faire vendre leurs canards moribonds. Un petit festival comme Kind of Belou qui sait choisir sa programmation parmi les acteurs les plus inventifs de la scène dite jazz va devoir s'intéresser à toute cette jeunesse montante qui allie virtuosité et imagination en se démarquant du modèle d'outre-atlantique.

mardi 28 mai 2013

Arearea (Gauguin)


Le matin j'avais enregistré le Portrait de l'artiste en costume oriental de Rembrandt.
Alors l'après-midi j'essaie de transmettre l'érotisme d'Arearea (Joyeusetés) de Paul Gauguin tout en soufflant comme si c'était la jeune fille qui jouait de la flûte. La rivière diffusée en playback dans le casque, je travaille là aussi en regardant le film, ce qui n'est pas mon habitude, car en général je préfère mémoriser pour profiter des effets magiques du synchronisme accidentel. J'hésite un peu, j'ânonne tout en conservant l'émotion. Je voulais utiliser une petite flûte en bois, mais Pierre Oscar Lévy insiste pour que ce soit très doux. J'en sélectionne donc une en plexiglas que Bernard Vitet m'avait fabriquée. En fait, c'est ma préférée. J'avais peur qu'elle fasse trop japonaise, mais en choisissant bien la tonalité j'espère m'approcher de la sensualité fragile désirée.

Scénario et réalisation - Pierre Oscar Lévy
Direction artistique et musique - Jean-Jacques Birgé
Assistante - Sonia Cruchon
Lutherie - Bernard Vitet
Conseil historique - Luis Belhaouari
Post-production - Snarx-Fx
Production déléguée - Dominique Playoust, Pixo Facto
Droits photo © RMN (Musée d'Orsay) / Hervé Lewandowski
À l'origine, le film produit par Samsung Electronics France fut conçu pour être joué en boucle dans le cadre de "Révélations, une odyssée numérique dans la peinture".
Exposé au Petit Palais en septembre-octobre 2010.

jeudi 23 mai 2013

Portrait de l'artiste en costume oriental (Rembrandt)


Il est toujours difficile de filmer un portrait en hauteur pour écran large. Ainsi sur mon blog j'évite d'illustrer mes articles avec des photos qui ne sont pas au format horizontal. Ici nous n'avions pas le choix, d'autant que le petit tableau de Rembrandt est la propriété du Petit Palais avec lequel nous collaborions, une aubaine pour la négociation sur les droits...
Très tôt, j'attaque le Portrait de l'artiste en costume oriental avec la flûte basse en PVC construite par Bernard Vitet. Je m'époumone dans son tube de 2 mètres, section de 3,5 cm. Cinq prises de 4 minutes chacune plus tard, je crée un espace plausible pour la scène, mais je réverbère la mélodie rythmée accompagnant le chien pour lui donner un effet artificiel, comme si c'était un avatar rêvé du peintre. Pierre Oscar Lévy m'apprend que l'animal a été ajouté dans un second temps. À la sortie des 101 dalmatiens en 1961, j'avais été marqué par la scène où les maîtres ont tous un chien qui leur ressemble. Ce phénomène d'identification se vérifie souvent. Si je joue Rembrandt très grave, son ironie devient explicite avec le rythme sur le chien, sujet majeur de la toile.


Scénario et réalisation - Pierre Oscar Lévy
Direction artistique et musique - Jean-Jacques Birgé
Assistante - Sonia Cruchon
Lutherie - Bernard Vitet
Conseil historique - Luis Belhaouari
Post-production - Snarx-Fx
Production déléguée - Dominique Playoust, Pixo Facto
Droits photo © RMN / Agence Bulloz
À l'origine, le film produit par Samsung Electronics France fut conçu pour être joué en boucle dans le cadre de "Révélations, une odyssée numérique dans la peinture".
Exposé au Petit Palais en septembre-octobre 2010.

lundi 15 avril 2013

Merveilleux hommage à Moondog


Il aura fallu six mois de travail à Sylvain Rifflet pour réaliser l'un de ses rêves, un hommage au compositeur américain Louis Thomas Hardin dit Moondog, figure mythique new-yorkaise des années 50, minimaliste influencé autant par Stravinski que Charlie Parker, musicien de rue aveugle déguisé en Viking, compositeur prolixe, amateur de canons, de contrepoints et de mesures impaires, fan de jazz, de traditions amérindiennes et de musique répétitive. La première de ce spectacle unique fut un enchantement, Rifflet réussissant à s'approprier les compositions de Moondog sans ne jamais jouer les décalcomanies.
Tout commence dans le noir. Les musiciens traversent le public en diffusant une petite musique désuète sur leurs smartphones. Un écran s'éclaire projetant le chef d'orchestre et son invité Jon Irabagon dans les rues de New York. Un délicat fondu s'opère entre l'enregistrement et la scène. L'orchestre enchaîne.


Le quartet Alphabet, composé de Rifflet au sax et à la clarinette, Joce Mienniel aux flûtes et au synthétiseur, Phil Gordiani à la guitare et Benjamin Flament à la batterie métallique, est augmenté du saxophoniste Irabagon et de la pianiste Ève Risser. La grande surprise interviendra après deux pièces sous un arbre où pendent des sacs en plastique, un duo pour boîte à musique et guitare sèche suivi d'un trio pour piccolo, clavecin et guitare. Tout le concert respire cette délicatesse. Lentement des enfants descendent des gradins formant une chaîne qui trace des lignes graphiques sur la scène. Ils se regroupent enfin pour former le chœur de Perpetual Motion, titre du spectacle qu'a mis en place Anne-Marion Gallois.


Il ne manque aucun enfant à l'appel. Leur implication est totale. Rifflet a passé quatre mois à raison d'un jour par semaine aux collèges Jean Vilar de La Courneuve, République, Pierre Semard et au Conservatoire Jean Wiener de Bobigny pour les faire chanter en anglais cette musique a priori pas si facile à interpréter. Nous sommes transportés par leurs sourires radieux et leur énergie communicative. Une tendresse généreuse se dégage de l'ensemble. Ces enfants du 93, réfléchissant ce qu'il y a de plus prometteur dans la France d'aujourd'hui, sont à l'image de la rencontre du musicien new-yorkais et de la tradition européenne, melting pot culturel accouchant de joyeuses et originales démarches artistiques.


La scénographie transforme le concert en spectacle multimédia. Les vidéos de Maxence Rifflet simulent gros plans et toiles de fond en faisant descendre un écran derrière l'orchestre. Des pièces de chambre, comme ce duo pour clarinette et piano, alternent avec des ensembles électriques.


Les nouvelles générations de musiciens français s'affranchissent du jazz en y puisant maintes aspirations, mais sans tenter de le copier bêtement comme le firent trop nombreux de leurs aînés. Leur culture et leurs goûts sont plus variés. Selon les uns ou les autres, ils s'inspirent de la pop, du rock, du folk, de l'électro, mais aussi de la chanson française, de la musique classique ou contemporaine, des bruits ambiants, etc. Ils mêlent leur art à d'autres formes d'expression et, un comble dans une profession si souvent individualiste, on les rencontre aux concerts des uns les autres !


Ici le trio de souffleurs répond au trio de percussion. Flûte, sax, clarinette contre piano, guitare, percussion. La musique de Moondog pétille. Rifflet a gagné son pari.


J'apprécie d'autant ce merveilleux hommage que j'avais moi-même composé il y a sept ans Young Dynamite pour la compilation CD de TraceLabel. Déjà en 1969 j'avais été conquis par le vinyle paru chez CBS où figure le célèbre Bird's Lament que l'orchestre de Perpetual Motion, a Celebration to Moondog reprendra généreusement en rappel.

mardi 5 mars 2013

Zappeurs-Pompiers 2 (1989)


Comme un condensé de mouvements passés à la moulinette des mots, le programme annonçait : "Dans les quartiers d'isolement toutes les chaînes se valent. Le nombre passe l'uniforme, plus y en a moins y en a. La télécommande brûle les doigts, on finit par zapper sa vie et celle des autres. Et puis on allume la musique, pour que ça glisse. En couleurs. Quand l'objectif est un miroir l'arroseur arrosé s'écrit sur le noir du ciel avec un micro de lumière. Vertige du direct. Les pirates hachent le programme qui rend son jus. Plein feu, salut."
Zappeurs-Pompiers 2 faisait évidemment suite à un numéro 1 qui s'était improvisé avec la chorégraphe Lulla Card (aujourd'hui Lulla Chourlin) et le comédien Éric Houzelot. Le 12 juin 1989 le second volet est créé pour l'ouverture des 38e Rugissants au Cargo à Grenoble. Lulla Card danse une paluche à la main, Guy Pannequin (des Macloma) fait le clown et Un Drame Musical Instantané signe musique et zapping en direct sur grand écran à cette époque des tout débuts de la télévision par satellite.


Zappeurs-Pompiers 2 était un spectacle sur la télévision, un spectacle dont la règle d'or était le direct. Il prétendait répondre à l'envahissement de nos vies par cette étrange lucarne, mystérieux trou noir qui aspire tous ceux qui passent à sa proximité. Non contente de ravir tous les publics, la télévision était censée générer de nouvelles pratiques de vie. Il ne restait plus aux créateurs qu'à s'y insérer ou bien encore à produire des spectacles vivants où le gigantisme et le risque sont la caution d'un instant différent et immédiatisable. Les temps ont changé, les médias aidant, mais le formatage des ciboulots est toujours au programme.
La captation n'est pas fameuse, mais elle permet d'entendre et de voir cette incroyable création où Bernard Vitet (trompette, voix, trompette à anche, flûte), Francis Gorgé (instruments de synthèse, guitare, programmation, flûte) et moi (instruments de synthèse, voix, zapping, flûte) n'avions froid ni aux yeux ni aux oreilles. C'était aussi le temps où le théâtre musical était à la mode. Nous en publiâmes une version CD intitulée Qui vive ? dont la pochette, une de mes préférées, est de Massimo Mattioli.

mercredi 27 février 2013

L'argent de M. L'Herbier par Un d.m.i. (1988)


Rien n'a changé depuis le krach de l'Union Générale de 1882 et le scandale de Panama de 1888 qui inspirèrent Émile Zola pour L'argent. Rien n'a changé des mécanismes boursiers depuis que l'écrivain les décrivit dans son roman publié en 1891, dix-huitième volume de la série des Rougon-Macquart. Rien n'a changé depuis l'adaptation sublime que Marcel L'Herbier en fit pour le cinématographe en 1928 à la veille du krach boursier. Rien n'a changé depuis celui d'octobre 1987 lorsque nous travaillions sur la musique du film de L'Herbier pour le centenaire du cinéaste. Rien n'a changé, si ce n'est le peu d'audace du cinéma actuel en comparaison des inventions de ce qu'il est aujourd'hui coutume d'appeler la Première Vague à laquelle appartenaient aussi Jean Epstein, Germaine Dulac, Louis Delluc... L'argent est un chef d'œuvre de 3h14, durée bollywoodienne qu'à ma grande surprise YouTube accepta sans rechigner. Si Un Drame Musical Instantané interpréta beaucoup plus souvent Le cabinet du Docteur Caligari, La glace à trois faces ou La Passion de Jeanne d'Arc, des 26 films que nous mîmes en musique depuis 1976 c'est probablement, avec L'homme à la caméra, le plus réussi de nos ciné-concerts.


Composée par Bernard Vitet (trompette, bugle, violon, trompette à anche, piano, percussion), Francis Gorgé (guitare électrique, synthétiseur, échantillonneur, valse, percussion) et moi-même (synthétiseur, échantillonneur, harmoniser, reportages, flûte, voix, inanga, percussion), la musique sait jouer des silences, évitant la logorrhée des versions du Napoléon de Gance dues à Carmine Coppola ou à Carl Davis. Comme avec L'homme à la caméra composée pour un orchestre de 15 musiciens, la partition de L'argent pour notre trio évite toute nostalgie pour propulser le chef d'œuvre de L'Herbier à notre époque, en soulignant ainsi l'actualité tant formelle que narrative. Enregistré par mes soins au Studio GRRR à Paris le 2 mars 1988, la création eut lieu les 21 et 22 janvier précédents au Théâtre À Déjazet. Avant de mettre le film en ligne j'en avais édité les meilleurs extraits pour constituer un disque qui resta également dans nos cartons jusqu'à sa publication virtuelle, gratuite en écoute et téléchargement sur drame.org.

Photo d'Un d.m.i. © Jean-Jacques Henry

mercredi 20 février 2013

L'homme à la caméra par Un Drame Musical Instantané (1983)


Trente ans déjà. Trente ans pour nous, mais quatre-vingt-quatre pour Dziga Vertov puisque L'homme à la caméra date de 1929. Nous avions choisi son Laboratoire de l'Ouïe comme modèle à nos élucubrations. Plutôt qu'illustrer platement le film nous avions préféré inventer de nouvelles formes, dévorant le livre de Georges Sadoul et, surtout, les écrits du cinéaste. Si la création eut lieu à l'occasion du Festival Musica à Strasbourg le 5 octobre 1983, le grand orchestre d'Un Drame Musical Instantané enregistra notre partition originale le 14 février 1984 au Théâtre À Déjazet à Paris lors de la quatrième représentation. Avec Francis Gorgé et Bernard Vitet, nous partagions la direction de l'orchestre composé de quinze musiciens et musiciennes. L'électronique se mêlait aux vents, aux cordes, aux percussions et à une lutherie originale inventée par la flûtiste Hélène Sage et Bernard. J'avais même écrit des chansons pour lui, pour la contrebassiste Geneviève Cabannes, et pour le violoncelliste Didier Petit dont c'était la première vocale. Le document n'est pas d'une qualité exceptionnelle, mais sa rareté et son antériorité sur nombreuses compositions qui suivirent m'ont semblé justifier sa mise en ligne. J'avais publié une répétition de l'orchestre datant de 1986, mais l'archive présentée ici était passée à la trappe. N'ayant pu filmer le spectacle dont la première partie consistait en la partition seule sans le film suivie du ciné-concert, j'avais à l'époque remonté la musique directement sur la VHS avec le bouton de pause afin de la resynchroniser. La copie 16mm avait été projetée sur le mur du salon ! Le résultat est là, 1h06mn :



Je n'aurais jamais imaginé exhumer cette archive si une étudiante en Master Recherche en Musicologie ne m'avait interrogé sur ses difficultés à synchroniser notre disque avec le film. Je crois comprendre que son travail consiste à comparer les différentes versions que ce chef d'œuvre cinématographique inspira. Un vinyle 33 tours 30 cm ne pouvant contenir toute la partition, nous avions été obligés de couper. Notre mémoire n'avait retenu que l'enregistrement discographique laissant dans l'ombre nombreuses parties.

La composition musicale était signée du Drame, soit Bernard Vitet, Francis Gorgé et moi-même, sauf une petite séquence due à Hélène Sage. L'orchestre était donc composé de Francis Gorgé (direction, guitare électrique, frein), Bernard Vitet (trompettes, trompette à anche, double bombarde, flûte, voix) et moi (direction, synthèse numérique en temps réel, reportages, piano, trompette à anche, flûtes, guimbarde, mélodica, voix), plus Youenn Le Berre (flûtes, flûte électrique, basson, saxophone ténor), Magali Viallefond (hautbois, cor anglais, flûte, tôle à voix, orgue de cristal), Hélène Sage (flûtes, voix, clarinette basse, glissarinette, bouilloire, bazar), Patrice Petitdidier (cor d'harmonie), Philippe Legris (tuba), Jacques Marugg (vibraphone, marimba, percussion), Gérard Siracusa (percussion, marimba), Bruno Barré (violon, violon à pavillon), Nathalie Baudoin (alto), Marie-Noëlle Sabatelli (violoncelle), Didier Petit (violoncelle, voix), Geneviève Cabannes (contrebasse, clavier, voix). Daniel Deshays enregistrait le son, Serge Autogue l'amplifiait.

En 1971, L'homme à la caméra est le premier film qui nous fut montré un matin à la Cinémathèque Française lorsque j'entrai à l'Idhec. Dans la grande salle du Trocadéro quasiment vide mes gargouillis dans le ventre me semblaient briser son mortel silence et m'empêchèrent de jouir du spectacle. C'est probablement de cette expérience douloureuse qu'est née chez moi l'idée d'accompagner les films muets par de la musique jouée en direct, comme nous le fîmes dès 1976 avec plus d'une vingtaine à notre répertoire. Je ne compris que plus tard l'immense influence que le chef d'œuvre de Vertov eut sur moi, tant dans ma musique que dans ma vie.

jeudi 7 février 2013

Disparition soudaine et momentanée


Ce jour-là, La Machine à rêves de Leonardo da Vinci était réapparue après une éclipse de trois jours de l'Apple Store suite à un bug du plus obscur.
Si Jacques Perconte appuya sur le déclencheur de son appareil il rata ma disparition soudaine entre le podium et l'écran. Pourtant prévenu de ne pas dépasser la ligne blanche continue, je n'avais pas prévu d'appuyer ma démonstration en allant toucher les images projetées sur le mur. Exclamation de stupeur dans la salle du CFA lorsque je m'enfonçai dans le trou noir, me rattrapant de justesse et glissant en souplesse dans les cinquante centimètres béants. Rien de cassé, lunettes écrasées, bientôt réparées par l'opticien de la Porte des Lilas. Un peu contrarié je continuai ma conférence sur le design sonore et la création musicale dans leur relation aux images sans montrer mon émoi. Et moi, et moi, et moi, chantait Dutronc. Mon intervention autour de ma vie, mon œuvre s'appuyait cette fois sur la projection d'Alphabet, Leonardo et FluxTune. Je citai Cocteau, Renoir, Ophüls, pour justifier de la nécessité des arrières pensées, de la technique pour pouvoir l'oublier, des hors-champs géographiques ou temporels...
Il y a plus de trente ans j'étais tombé de la scène de Villeneuve d'Ascq tandis que je pratiquais la respiration continue. Roulé boulé avec la flûte en bouche, je faillis bien me tuer. Les pieds en l'air la tête en bas, pour rassurer mes deux camarades restés en haut je repris la musique à l'endroit où j'en étais resté avant de dégringoler.
Rescapé, j'ai pris l'habitude de prendre des repères et d'assurer mes arrières. C'est sans compter l'enthousiasme qui vous fait oublier jusqu'à votre propre corps !

vendredi 11 janvier 2013

Rencontre avec John Cage (reprise)


En mai 2006, Jonathan, défendant l'importance de John Cage, me rappelait que j'avais écrit à propos de l'héritage d'Edgard Varèse "Toute organisation de sons pouvait être considérée comme de la musique !" C'est ce sens qui m'a fait penser à Cage, surtout 4'33", ajoutait mon ami américain.

Au début d'Un Drame Musical Instantané, nous nous posions toutes ces questions, surpris par l'immensité du champ des possibles. En 1979, j'avais téléphoné à John Cage et l'avais rencontré à l'Ircam alors qu'il préparait Roaratorio, une des plus grandes émotions de ma vie de spectateur. Nous étions au centre du dispositif multiphonique. Cage lisait Finnegan's Wake, il y avait un sonneur de cornemuse et un joueur de bodran parmi les haut-parleurs qui nous entouraient. Cage avait enregistré les sons des lieux évoqués par Joyce. On baignait dans le son... Un après-midi, je lui avais apporté notre premier album Trop d'adrénaline nuit pour discuter des transformations récentes des modes de composition grâce à l'apport de l'improvisation, nous l'appelions alors composition instantanée, l'opposant à composition préalable... Cage était un personne adorable, attentive et prévenante. Heures exquises. J'étais également préoccupé par la qualité des concerts lorsqu'il y participait ou non. C'était le jour et la nuit. Nous avions parlé des difficultés de transmission par le biais exclusif de la partition, de la nécessité de participer à l'élaboration des représentations... En 1982, le Drame avait joué une pièce sur les indications du compositeur. C'était pour l'émission d'une télé privée, Antène 1, réalisée par Emmanuelle K. Je me souviens que nous réfutions l'entière paternité de l'œuvre à Cage ! Nous nous insurgions contre les partitions littéraires de Stockhausen qui signait les improvisations (vraiment peu) dirigées, que des musiciens de jazz ou assimilés interprétaient, ou plutôt créaient sur un prétexte très vague. Fais voile vers le soleil... Cela me rappelle les relevés que faisait Heiner Goebbels des improvisations d'Yves Robert ou de René Lussier ; ensuite il réécrivait tout ça et leur demandait de rejouer ce qu'ils avaient improvisé, sauf que cette fois c'était figé et c'était lui qui signait. Arnaque et torture ! J'aime pourtant énormément les compositions de Goebbels.


Pour le film d'Antène 1, l'une des deux caméras était une paluche, un prototype fabriqué par Jean-Pierre Beauviala d'Aäton, qu'on tenait au bout des doigts comme un micro, l'ancêtre de bien des petites cams. J'ai réalisé Remember my forgotten man avec celle que Jean-André Fieschi m'avait prêtée en 1975. Sur la première photo où Bernard joue du cor de poste, on aperçoit à droite la paluche tenue par Gonzalo Arijon. Sur la deuxième, il filme Francis... La séance se déroulait dans ma cave du 7 rue de l'Espérance. Nous enregistrions quotidiennement dans cette pièce dont l'escalier débouchait sur la cuisine de la petite maison en surface corrigée que je louais sur la Butte aux Cailles. C'est un des rares témoignages vidéographiques de la période "instantanée" du Drame.


Bernard Vitet y joue d'un cor de poste, Francis Gorgé est à la guitare classique et au frein, une contrebasse à tension variable inventée par Bernard. Nous jouons tous des trompes qu'il a fabriquées avec des tuyaux en PVC et des entonnoirs ! Je programme mon ARP2600 et souffle dans une trompette à anche et une flûte basse, toutes deux conçues par Bernard.
Je me souviens encore de Merce Cunningham traversant au ralenti la scène où nous avions joué comme un grand et vieux bonzaï. J'aimais le synchronisme accidentel qui régnait entre la danse et la musique. Un jour où l'on demanda à Cage qu'elle était exactement sa relation avec le chorégraphe il répondit naturellement : "je fais la cuisine et lui la vaisselle !".

lundi 17 décembre 2012

Schizophrénie quantique de l'impro solo


Chaque fois que je me risque au solo le souvenir du collectif vante les joies du partage. Nous étions pourtant deux, samedi soir lors de I.R.L. Performances, à dialoguer de concert en images et musique. J'avais pour l'occasion enfilé mon percoat. C'est ainsi que j'appelle le long manteau d'hiver dont les dessins me rappellent les compressions vidéographiques de mon camarade Jacques Perconte. Devant le grand écran où sont martyrisés jusqu'à la magnificence ses plans d'océan et de plantes oscillant dans le vent, le public n'y voit que du feu, mais je lutte contre les éléments. Tandis que je joue de la flûte dans un micro perché à un mètre cinquante du sol je dois inscrire le numéro d'un programme en risquant de me faire mal au do. La quinte de tout penche vers la surcharge lorsqu'il me faut changer d'instrument virtuel sur l'ordinateur qui trône devant mon clavier alors que l'obscurité m'empêche de lire les paramètres d'un petit instrument électronique que je pousse du coude. Hips, il y a un hic dans mon dispositif. Les instruments acoustiques permettent de glisser facilement de l'un à l'autre à la faveur d'une pause, d'un silence, d'un soupir ou d'une respiration. Les coups de tête sont impossibles avec l'électronique dont il faut saisir les paramètres avant d'en jouir. Lorsque nous improvisons à plusieurs musiciens, j'ai le temps de réfléchir, d'attendre, de préparer la suite. La gymnastique qu'implique le solo est d'une autre nature, schizophrénie quantique qui m'oblige à prévoir au moins une minute à l'avance quel sera mon prochain coup pour ne pas me retrouver échec et mat, et ce tandis que je me voue corps et âme à l'instant. S'il n'était que deux temps... Mais je me suis surpris à rajouter une couche de passé à ce présent et ce futur. Car il m'arrive parfois de regretter un mouvement et de me demander comment le rattraper. Me voilà triple à la même seconde, jeu de miroirs temporels qui m'éloigne du solo chaque fois que je le tente, la performance circassienne ou sportive m'attirant moins que l'écoute qu'implique l'orchestre. La présence d'autres musiciens me laisse le temps de voir, à défaut de regarder, l'écran que Jacques éclabousse des incroyables couleurs que ses boucles structurent sur un rythme contemplatif que ma tension instrumentale, lorsque je suis seul, cherche sans cesse à saisir pour me laisser porter par le flux. Scotch, descendant direct du chat de Schrödinger, reste perplexe.

vendredi 14 décembre 2012

Dépaysages en duo avec Jacques Perconte


Demain samedi au Centre Mercœur j'interpréterai avec Jacques Perconte une version en duo de Dépaysages, notre spectacle expérimental où les images de l'un inspirent l'autre et réciproquement. Si Jacques jouera de ses savantes compressions comme il le faisait lorsque nous étions trois à l'orchestre, je dois repenser totalement ma manière d'intervenir. Il m'est en effet impossible de compter sur les sons de qui que ce soit lorsque je dois charger un programme ou passer d'un instrument à un autre. Cette gymnastique aussi physique qu'intellectuelle m'oblige à jongler, me servant de mes mains, de mes bras, de mes coudes et parfois même du bout de mon nez, pour effectuer une transition délicate ou un passage radical. Je choisis donc certains instruments que je peux faire tourner et laisser seuls un instant pendant que j'en connecte de nouveaux. Si la flûte, la trompette à anche ou une guimbarde accaparent tous mes membres, je bloque parfois les touches de mon clavier avec la languette de capuchons de stylos ou je laisse tourner une séquence sur le Tenori-on ou le Kaossilator. Demain j'en profiterai pour tester quelques ambiances plus réalistes qui se mêleront aux transpositions poétiques que la musique suscite. De son côté Jacques expérimentera de nouvelles combinaisons et projettera sur grand écran les sublimes images dont il a le secret.
I.R.L. Performances au Centre Mercœur, 4 rue Mercœur, 75011, samedi 15 décembre à 21h.
Au même programme, 5 steps de Kostik Animal (Christophe Tostain) et Let's go to town! de Demolecularisation (Project_Singe), soit Jérôme et Jean-François Blanquet.
Paf : 5€

lundi 10 décembre 2012

Sylvain Rifflet et Alphabet


Bien avant d'avoir réalisé mon propre Alphabet en 1999 d'après Kvĕta Pacovská avec Frédéric Durieu et Murielle Lefèvre, j'adorais ce qu'en faisaient les graphistes et autres plasticiens. Lorsque les musiciens s'en emparent son évocation génère souvent de belles surprises. Ainsi le Concise British Alphabet de Soft Machine sur leur second album, enregistré à l'endroit et à l'envers, et, plus près de nous, Sylvain Rifflet qui le joue dans le désordre au gré de son inspiration protéiforme, porté par de magnifiques envolées lyriques. Samedi, sur la scène du Triton, son quartet est léger comme l'air qu'il souffle sur le public qui s'est déplacé malgré la pluie qui glace Paris et Les Lilas.
Son Alphabet rappelle le rock progressif du temps où il s'inventait, empreint de jazz et de classique. Il ne s'agit ici d'aucun revival, mais une superbe invention de thèmes, timbres, rythmes qui nous emmène simplement ailleurs. Les flûtes de Jocelyn Mienniel et la clarinette de Rifflet donnent forcément un petit côté musique française à l'édifice. La batterie de métaux de Benjamin Flament, traitée électroniquement comme tous les instruments de l'orchestre, et la guitare de Phil Giordani dessinent un étrange rituel où la répétition accélère nos pulsions cardiaques sans que le palpitant n'étouffe la sensibilité des compositions. Sur scène, le quartet ne se cantonne pas à ces quelques lettres de noblesse. Rifflet nous livre les prémisses de son prochain projet autour du compositeur Moondog, propose un nouvel arrangement de Xiasme d'Edward Perraud en passe de devenir un tube parmi tous ces musiciens hypercréatifs et, en dernier rappel, un solo de sax ténor où Rifflet souffle magiquement le Tout dit clôturant le dernier disque de la chanteuse Camille.
Sylvain Rifflet et Alphabet offrent gracieusement leur travail aux internautes qui souhaitent le télécharger en mp3, à moins de préférer le recevoir chez soi sous la forme d'un CD pour seulement 10 euros. C'est bientôt Noël !

jeudi 8 novembre 2012

Leonardo ne tient pas en place


Oh la la, ça bouge tout le temps ! Pas seulement l'application iPad, œuvre interactive de Nicolas Clauss et de ma pomme, mais, arrivés à la première version βéta de La machine à rêves de Leonardo da Vinci, nous sommes tentés d'effectuer des modifications artistiques maintenant que tout fonctionne à peu près bien. Il reste évidemment quelques petits bugs que Nicolas Buquet corrige, et Sonia Cruchon se penche sur tout ce qui accompagnera la sortie de notre travail, générique, site Internet, tests, etc.
La quatrième et dernière étape de l'œuvre canalise l'un des rêves de Leonardo au travers du hublot dessiné par Mikaël Cixous, à la fois microscope et télescope selon le bout par lequel on l'attrape ou comme on l'entend. Le cercle s'échappant du rectangle de l'écran matérialise la machine en devenant la palette du peintre propulsé au XXIe siècle. À l'utilisateur de s'en saisir ! Cette fenêtre sur le monde intérieur est aussi une ouverture sur le cosmos, deux extrémités radicales et abstraites de notre imaginaire. Les instruments du peintre sont le pinch (zoom et dézoom), la rotation (également à deux doigts), les déplacements horizontaux et verticaux et le double-tap. Les effets vont du flou gaussien au pivot sur un axe, les éléments graphiques et vidéographiques se zappant au gré de chacun.


Côté son, si l'ensemble à cordes qui donne sa couleur à l'ensemble de l'œuvre occupe l'espace en volutes successives, la boîte à musique rappelle la vitrine que cachent les couvercles au début du jeu. D'autre part la variété des sons électroniques renvoie à l'étonnante diversité des domaines abordés par Leonardo da Vinci, en particulier aux machines. Hier j'ai jeté la banque de flûtes dont les mélodies étaient trop sucrées, peu fidèle à la vie du grand homme, la remplaçant par d'étranges cris animaliers. Leonardo, qui était végétarien, écrivit entre autres : "Qui n'attache pas de prix à la vie, ne la mérite pas." Le hublot pointait d'emblée les grands mammifères marins et les recherches sur le vol faisaient chanter les oiseaux. Si tous devaient sonner dans la tonalité de l'orchestration, j'ai encore choisi des bestioles dont le timbre est mystérieux, des vagissements du crocodile aux hurlements du gibbon. Mais c'est lorsque je me suis souvenu de l'analyse de Sigmund Freud d'Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci, son rêve de vautour (ou de milan, traduction plus exacte de nibio), que tout a soudain pris sa place, y compris les ailes qui ressemblent à s'y méprendre au bruit d'un drap. Sans dévoiler ici son intimité partagée, le voilà donc qui donne symboliquement de la voix, les bruits de la nature redonnant un peu d'humanité à notre machine paradisiaque.

samedi 27 octobre 2012

Grand Bazar chez l'habitant


Le 30 septembre 2012, Ève Risser et Antonin-Tri Hoang me demandèrent de filmer quelques extraits de leur spectacle offert aux amis à l'issue des Portes Ouvertes de Bagnolet chez la peintre mc gayffier. Emballé, j'en captai l'intégralité avec mon petit Lumix, y compris plusieurs pièces interprétées dans la quasi obscurité. Le lendemain, je sélectionnai quelques passages lumineux, mais fus incapable de réduire le montage à moins de 15 minutes. Pour l'EPK (Electronic Press Kit) on verra plus tard ! Prenez le temps de ce retour en enfance projeté dans le futur. Délicieusement régressif et furieusement prometteur.


"Créé en octobre 2011 à la Dynamo Banlieues Bleues, ce Grand Bazar est un véritable spectacle, une invitation dans la chambre de deux musiciens. Tout y est organisé selon une logique mystérieuse, des règles établies par ces deux enfants terribles qui ont choisi de se servir dans le répertoire de quatre compositeurs : Ligeti, J.-S. Bach, Carla Bley et Aphex Twin, moins comme hommage que comme jouets à assembler, déconstruire, casser, réinventer."
Ève Risser (piano, piano préparé, harpsichord, piano-jouet, flûte) et Antonin-Tri Hoang (saxophone alto, clarinette, clarinette basse, flûte) sont rejoints au final par la violoniste Lucie Laricq et le flûtiste Jocelyn Mienniel...

vendredi 26 octobre 2012

Piazzolla! par l'ONJ : Piazzolla ?


Le nouveau programme de l'ONJ est une réussite. Les arrangements de Gil Goldstein donnent à l'Orchestre National de Jazz une cohésion timbrale envoûtante. Pour cerner cet homogénéité il a privilégié les vents, laissant aux claviers et à la guitare le rôle de soutien, fonction dévolue aux instruments virtuels dans les orchestrations actuelles. Mi refugio met en lumière le quintet formé par le multi-flûtiste Joce Mienniel particulièrement mis en valeur tout au long de la soirée, l'altiste Antonin-Tri Hoang dont les nuances nous ont fait chavirer à la Gaîté Lyrique, le baryton Matthieu Metzger avec un solo de systalk box très fusion, le ténor Rémi Dumoulin et le trompettiste Sylvain Bardiau, tous marchant comme un seul homme bien que le tango se danse à deux. Les uns et les autres doublent sur d'autres instruments, clarinette, clarinette basse, soprano, flûte alto, trombone à pistons, etc. La rythmique du bassiste Sylvain Daniel et du batteur Yoann Serra emportent les harmonies riches et subtiles écrites par Goldstein qui aurait souhaité transposer le son du bandonéon à l'orchestre.
C'est là que le bât blesse. Si nous avons le texte, manque à mon goût le prétexte. Car concert et album s'intitulent Piazzolla!, Astor de son petit nom ayant signé presque toutes les pièces. On assiste au magnifique concert d'un big band de jazz qui a perfectionné sa sonorité d'ensemble depuis quatre ans sous la houlette de Daniel Yvinec, Ma qué c'est (pas) la loumière Tan-go pour citer Bobby Lapointe, car l'on ne retrouve absolument pas l'Argentin, l'un des compositeurs contemporains les plus originaux du XXe siècle. La sexualité du tango et la cravache cinglante font tout autant défaut. Astor Piazzolla joue les lanceurs de couteaux quand l'ONJ joue sur du velours. Goldstein n'aurait-il pu utiliser la puissance du piano d'Ève Risser, le Fender trafiqué de Vincent Lafont et la guitare électrique de Pierre Perchaud pour faire bouger les jambes des danseurs et nous donner le frisson ? Il manque fondamentalement à sa vision l'irrévérence avant-gardiste que la personnalité de Piazzolla sut imposer au monde entier.
L'ensemble nous en fait heureusement entendre de toutes les couleurs, mais la coupe ressemble à celle qu'un Nord-Américain inflige à la culture du Sud, l'édulcorant dans l'espoir de la rendre universelle en négligeant ce qu'elle a de sanguine. Si l'on oublie la référence à Piazzolla dont il ne reste que les notes, c'est un travail somptueux. Après tout, c'est ce qui compte. La soirée fut exquise, avec un orchestre mieux servi par la balance que sur le CD au demeurant très agréable (Jazz Village, dist. Harmonia Mundi).

mercredi 3 octobre 2012

Leonardo bouge encore


Pour celles ou ceux qui suivent ce blog depuis sept ans ou moins, je plonge aujourd'hui dans une énième analyse du processus de création que j'ai coutume de nommer discours de la méthode.
Lorsque l'on compose ou que l'on crée quoi que ce soit, on croit parfois tenir du solide mais il suffit d'un courant d'air pour que tout s'évapore. Ainsi, depuis juin, je suis certain de tenir la musique principale de l'œuvre que nous construisons pour iPad avec Nicolas Clauss. Il s'agit même du fondement de la méthode que j'ai choisie. J'ai d'abord écrit quatre petites pièces inspirées de la Renaissance, voire de morceaux composés par Leonardo da Vinci lui-même. Elles doivent servir comme canevas à tout le reste, sans ne jamais être diffusées telles, mais retravaillées selon des processus pervers dont j'ai le secret. Même tonalité de mi bémol pourtant, idée aussi sotte que grenue qui n'arrangera pas Vincent Segal dont aucune des cordes ne pouvait sonner à vide, et même tempo de 100 à la noire. Il fit aussi des merveilles avec l'arbalète, le violon alto électrique en laiton et plexiglas construit par Bernard Vitet avec Raoul de Pesters.
Les 78 notes isolées que j'enregistre moi-même pour la première partie éminemment interactive en découlèrent, et je diffusai au casque les quatre pièces à mon camarade violoncelliste pour qu'il improvise de courtes boucles pour la seconde partie. Là-dessus, je monte, mixe et nous venge pour ne conserver que le quatrième essai, le plus lent, associant 27 boucles, jusqu'à quatre par quatre, dans des combinatoires quasi infinies. Les ambiances que j'enregistre pour la cinquième piste s'avèrent beaucoup trop chargées et je dois les remplacer par des décors aux propriétés aussi évocatrices que narratives. Chez moi cela signifie que l'auditeur peut se faire son propre cinéma, d'autant qu'en les diffusant avec des images aussi variées que celles de Nicolas les effets de sens se multiplient à foison. Je tenais donc les deux premières parties, persuadé que la troisième s'appuieraient sur les quatre pièces écrites à l'origine du projet commandé par la Cité des Sciences et de l'Industrie.
C'était sans compter la bande-annonce réalisée par Sonia Cruchon, notre infatigable et zélée chef de projet. En en composant la bande-son je me rends compte que je tiens la musique de La machine à rêves de Leonardo da Vinci. C'est le titre de l'œuvre. Je recycle pour la partie III les ambiances écartées de la II et jette à la poubelle trois des quatre pièces initiales qui n'ont en fait rien donné de bon depuis le début. La quatrième suit le même chemin, mais au moins je m'en suis servi.
Je ne jette jamais rien, ni ne critique, sans proposer une solution plus convaincante. Les 14 boucles réalisées avec les cordes transformées par le H3000, un effet brintzingue programmé par mes soins, jouent alors le rôle d'orchestre pour que j'y superpose des instruments concertants en relation avec les différentes couches graphiques programmées par Nicolas Buquet. Les tests orientent mon choix vers une flûte roumaine en bois, la trompette à anche, une boîte à musique parfaitement en phase avec l'objet virtuel finalisé par Mikaël Cixous, un glassharmonica un peu en avance sur son temps, un marimba pour les parties rythmiques et un chœur qui me permet d'intégrer la voix humaine au projet. Petit aperçu très bientôt dès que la bande-annonce est en ligne !

mercredi 12 septembre 2012

L'arbalète


Comme Nicolas Clauss rassemble des images fixes et mobiles pour La machine à rêves de Leonardo da Vinci que nous concoctons pour iPad je lui envoie des photographies d'instruments de musique construits par Bernard Vitet, inventeur plus proche de nous que Léonard. Ici l'arbalète en laiton et plexiglas réalisée par Bernard avec Raoul de Pesters, sorte de violon alto électrique avec manche à sillets, mais on peut le remplacer par un manche plus traditionnel dont la place a été prévue dans la boîte vernissée ! La majeure partie de la musique interactive que je compose là est pour cordes, pincées ou frottées. À cet effet Vincent Segal est venu hier au studio avec son violoncelle.
Sacha Gattino m'avait indiqué un lien précieux vers un site espagnol où sont présentés les instruments de musique inventés par le génial touche-à-tout : orgue de papier, flûtes à glissando, flûte-tambour, percussion à roulements automatiques, crécelle à anches, etc. Leonardo aurait ainsi préfiguré le séquenceur, outil informatique dont je me servirai dans la troisième partie de l'œuvre, après le hochet de l'introduction et le mixage de surfaces de la seconde...
Par souci d'originalité ou peut-être crainte de comparaison je n'ai presque toujours joué que d'instruments rares ou construits à mon intention, qu'ils soient électroniques ou acoustiques. La trompette à anche de Vitet est ainsi devenue l'un de mes préférés avec les flûtes en plexiglas. Côté synthèse, fabriquer mes propres sons a longtemps été l'une de mes priorités, mais j'ai de moins en moins de temps de m'y consacrer, préférant me pencher sur la composition. Il faut environ une journée pour mettre au point un son, un programme qui pourra servir ensuite pendant de nombreuses années dans divers contextes. Ce n'est pas seulement le timbre dont il est question, mais la manière d'en jouer, aussi un son électronique est-il le plus souvent un instrument à part entière. Ceux que j'utilise actuellement ont le mérite de se passer de clavier et sont donc plus légers à transporter !


Il n'empêche qu'appréhender un instrument dont j'ignore tout me procure chaque fois une émotion sans pareil. Quant à Vincent, j'ai été sidéré par sa maîtrise de l'arbalète alors qu'il ne l'avait tenue qu'une fois entre les mains. Sa sonorité cinglante rééquilibre la composition interactive pour quatuor à cordes qui aurait été trop grave avec quatre violoncelles et je vais pouvoir l'intégrer au dernier mouvement, le plus contemporain des trois.

mercredi 11 juillet 2012

Les Soirées des Rencontres de la Photographie sur ARTE Creative


ARTE Creative met en ligne les Soirées des Rencontres de la Photographie qui se sont déroulées au Théâtre Antique d'Arles la semaine dernière, du 3 au 7 juillet 2012, sous la voûte étoilée.
Commençons par Elliott Erwitt accompagné par la percussionniste Linda Edsjö. Pour quelques passages Antonin-Tri Hoang à la clarinette et moi-même à la flûte, aux guimbardes et à la trompette, les rejoignons. Arte a découpé la prestation d'Erwitt en deux parties.


Directeur musical, j'ai choisi les musiciens et musiciennes qui sont intervenus en direct, y participant parfois, composé une petite pièce symphonique pour le Prix Pictet, enregistré mon doigt sur une vitre pour l'animation que Grégory Pignot a réalisé du jingle des Rencontres d'après l'affiche de Michel Bouvet, illustré musicalement quelques autres sujets. Aujourd'hui vous pouvez ainsi voir ou revoir Magnum Première découpé en quatre parties et accompagné par la pianiste Ève Risser, les quatre leçons de photographie de Christian Milovanoff et l'American Puzzle de Jean-Christophe Béchet.


Vous retrouverez Elliott Erwitt, la Première fois des vingt photographes Magnum (1 2 3 4), les passionnantes leçons de Christian Milovanoff (On dit que les filles de Syracuse sont belles, On se souvient, Un beau souci, Des mots pour elle), la traversée américaine de Jean-Christophe Bechet, etc.
Les réalisations sont de Coïncidence (Olivier Koechlin, François Girard, Valéry Faidherbe).

mardi 10 juillet 2012

Copenhague, de l'autre côté du pont...


Copenhague 1972. Pour rejoindre Michaëla dont la grand-mère habitait Öland j'avais pris le train jusqu'ici et embarqué pour Malmö. La construction du pont de l'Øresund reliant les deux pays est récente. Le seul pont de la traversée était celui du navire sur lequel j'avais partagé un joint corsé avec des hippies qui m'avaient invité à dormir chez eux. Chez eux, de l'autre côté du pont, là où les fantômes vinrent à ma rencontre. Mélangerais-je ici le pont de Murnau et le bac de Dreyer ? Quoi qu'il en soit et qu'il en fut je passai le dernier à la douane. Les deux préposés avaient probablement remarqué mon abondante chevelure tombant sur ma tunique bleue et verte, et mon air hagard. La valise ouverte, ils flashèrent sur ma collection de flûtes que je rangeais dans le même tiroir de mon bureau que mes sachets d'encens indien. Reniflant les parfums de l'Orient ils eurent un soupçon. Et si j'y cachais quelque produit prohibé ?! Comme ils ne voyaient rien en y glissant un œil, germa sous leurs casquettes une idée de génie. Je ne parlais pas un mot de suédois (si ce n'est "jag älskar dig"), mais je suivais parfaitement leur association d'idées. Imaginez-moi, seul, complètement défoncé, dans cet immense hangar à minuit passé, regardant deux douaniers souffler dans mes flûtes pour s'assurer que je n'y avais rien planqué. Ce duo improvisé et surréaliste fait partie de mes grands souvenirs musicaux. Relâché une demi-heure plus tard faute de preuves, je ne retrouvai pas les passagers qui m'avaient offert joint et hospitalité, mais qui avaient filé fissa. Dehors pas un chat. Malmö ressemblait à une ville fantôme. Du Delvaux. Je résolus de dormir sur les marches de la gare de chemin de fer. Le matin je fus réveillé tôt par des mouettes qui m'inspectaient sauvagement en volant tout près de moi.
Quarante ans après, j'aperçois la Suède du hublot.

Le nouveau métro nous amène à Nørrenport où Birgitte nous attend pour nous accompagner chez elle et Claus. Je suis très heureux de retrouver Birgitte Lyregaard que je n'ai pas vue depuis le concert de notre trio El Strøm. Aujourd'hui-même, Sacha Gattino, le troisième larron, est sur la route de Rennes où il emménage.


Nous nous reposons enfin dans la tour de la copropriété où nos amis ont élu domicile. La grande maison de briques rouges a plus d'un siècle. Les escaliers étroits forment parfois labyrinthe lorsqu'il faut rejoindre les toilettes à mi-étage, et la salle de douche, collective à l'immeuble, est quatre étages plus bas. Les formes épurées et blanches de l'appartement cèdent alors la place à des couloirs gris et mystérieux où nous craignons de croiser les fantômes évoqués plus haut...

lundi 9 juillet 2012

La belle équipe


Avant le spectacle de jeudi dernier, Linda Edsjö fait une incantation à la pluie qui menace. Ça marche ! Les hallebardes ne dégringoleront que vers deux heures du matin, lorsque nous aurons rangé le marimba, les clarinettes, mes instruments en carton et le matériel électronique qui craignent l'eau. Tuiles : la bâche qui protège la table de mixage contre l'humidité bloque les potentiomètres et le moniteur reste éteint au lieu de reproduire les images projetées. Seule solution : tout contrôler avec le volume du master et se tordre le cou pour surveiller la projection de 9x9 mètres. Gros succès. Olivier Koechlin a pris une photo-souvenir de notre duo. Les anches d'Antonin-Tri Hoang cisèlent les quinze séquences du Prix Découverte qui s'enchaînent sans temps mort...


À côté de lui, je change d'instrument toutes les deux minutes sans me prendre les pieds dans le tapis. Sur mon établi de chirurgien je les ai disposés de façon chronologique et j'ai répété les passages de l'un à l'autre. Entr'acte. Comme c'était prévisible Elliott Erwitt commente ses photographies avec un trait d'humour sur chacune. Linda structure le temps et l'espace avec ses claviers de percussion, tandis qu'Antonin et moi venons de temps en temps en renfort avec la clarinette et le sax, la flûte et la trompette. Très présents, le marimba et le vibraphone n'empêchent jamais la compréhension du texte tout en suggérant des humeurs tendres, graves ou comiques.


Lorsque nous terminons de ranger, le public a disparu de l'amphithéâtre antique. Drôle de sensation d'espérer nous en être bien sortis quand les compliments attendront le lendemain. La musique en direct donne du relief à l'ensemble des Soirées. À l'avenir j'aimerais pouvoir tout sonoriser ainsi, avec des improvisateurs aussi zélés, capables de rattraper n'importe quelle situation. Tout est évidemment préparé pour pouvoir jouer ensuite confortablement, quels que soient les aléas du live.


Les trois réalisateurs, François Girard dit Gila, Valéry Faidherbe et Olivier Koechlin (au centre) qui dirige l'équipe de Coïncidence ont bien mérité leurs bières, commandées tard dans la nuit Place du Forum. Linda, Antonin et moi rencontrons enfin Elliott Erwitt avec qui nous avons joué sans aucune concertation préalable. Il est plus de quatre heures du matin lorsque je m'endors.

jeudi 5 juillet 2012

Musique pour le Prix Découverte et Elliott Erwitt


Catalina nous a surpris en train de dévaler la rue des arènes sur les fesses sans user nos fonds de pantalons ! Le duo avec Antonin-Tri Hoang illustre ici l'annonce de la troisième soirée au Théâtre Antique. Le célèbre photographe Elliott Erwitt présentera son œuvre seul en scène avec la percussionniste suédoise Linda Edsjö.

Antonin et moi la rejoindrons probablement, après avoir accompagné les cinq nominateurs du Prix Découverte des Rencontres d'Arles, soit quinze séquences de deux minutes, un exercice de haute-voltige consistant à annoncer la couleur en quelques secondes, à changer d'ambiance pour chacun des quinze lauréats, et ce en moins d'une minute de musique ! Les nominateurs sont Phillip S. Block, directeur des programmes et de l’éducation à l’International Center of Photography à New York, John Fleetwood, directeur du Market Photo Workshop, école et galerie d’art à Johannesburg, Tadashi Ono, directeur de la section de photographie et art contemporain au sein de la Kyoto University of Art and Design, lui-même diplômé de l’ENSP, Jyrki Parantainen, professeur de photographie contemporaine à la Aalto University, School of Arts, Design and Architecture à Helsinki et Olivier Richon, professeur de photographie au Royal College of Art à Londres. Rien que ça ! Mais le gagnant est désigné par un public de professionnels. Et Antonin de souffler dans ces trois vents, sax alto, clarinette et clarinette basse, tandis que je joue à saute-instruments entre acoustique - flûte, trompette à anche, percussion, guimbardes, boîte à musique - et électronique - Tenori-on, Kaossilator, Crackle Box plus l'iPad... Pour une fois mes tendances de zappeur fou se justifient !

Auparavant, avec Gila, j'aurai illustré le Prix EPA, European Publishers Award, pour lequel cinq éditeurs européens, Actes Sud (France), Dewi Lewis Publishing (Royaume-Uni), Peliti Associati (Italie), Kehrer Verlag (Allemagne) et Apeiron (Grèce), s’unissent autour d’un projet de publication. Pour les Soirées, l'équipe de Coïncidence est composé de deux autres réalisateurs, Olivier Koechlin et Valéry Faidherbe, qui s'octroient chacun la responsabilité des montages photographiques et de leur projection géante. Si Valéry avait monté Magnum mardi soir, hier c'était au tour d'Olivier de rythmer les images sur la symphonie que j'ai composée pour le Prix Pictet dont le thème est cette année Power, la puissance ! En regardant les images j'ai plus souvent pensé à Power of Destruction... Céline Le Guyader fait la navette entre tous ces bonshommes tandis que Manuel Braun chapeaute la Nuit de l'Année sur les Quais de Trinquetaille demain soir.


Nous n'en sommes pas encore là. La semaine en Arles est toujours une course d'obstacles que nous franchissons chaque fois avec succès, mais parfois dans des affres terribles où les courses de vitesse rivalisent avec les marathons. Fidèle à la coutume, Gila a projeté la mozaïque d'images d'Erwitt sur Linda Edsjö et moi pour immortaliser notre passage dans le studio improvisé de l'ENS. Ce soir, si Linda joue du marimba, du vibraphone et des percussions avec le facétieux Elliott Erwitt, on peut dire qu'elle joue aussi sur du velours. Comme le photographe aboie aux chiens et se promène dans la ville avec une trompe d'auto fixée à sa cane, rien d'étonnant à ce que son double antinomique André S.Solidor ouvre la bal !

mardi 12 juin 2012

Joce Mienniel, Paris Short Stories (saison 1)


Paris Short Stories Saison 1 est loin d'être le premier enregistrement du flûtiste Joce Mienniel, mais c'est le premier album sous sous son nom seul et une réussite. Laissant de côté ses talents de compositeur il a choisi d'arranger des standards de notre époque signés Michel Portal, Sébastien Texier, Joni Mitchell, Frank Zappa, Björk, Jaco Pastorius et Lennie Tristano. Tous sont d'une très grande invention grâce à un alliage de timbres rares et la participation de musiciens de la nouvelle génération des jazzmen français ayant souvent étudié au Conservatoire et s'en étant brillamment affranchis. Pour cette aventure inspirée par les musiques de film les plus originales, entendre ici celles qui se démarquent des conventionnelles violonades hollywoodiennes et des illustrations redondantes, Joce Mienniel a réuni trois trios extrêmement différents. Chaque groupe interprète trois pièces et tous jouent à leur tour une courte version de Box 25/4 Lid de Hugh Hopper et Mike Ratledge qui clôturait le premier disque de Soft Machine. Mienniel sait ainsi magnifiquement marier flûte et flûte basse avec la trompette d'Aymeric Avice et la clarinette de Sylvain Rifflet, avec les claviers de Vincent laffont et d'Antonin Rayon, avec le piano préparé d'Ève Risser et les guitares de Philippe Gordiani. Ici et là les instruments bénéficient de traitements que les nouvelles technologies suscitent. Si l'influence américaine est incontournable, il est temps que les musiciens européens s'affranchissent des standards des débuts du siècle dernier tant notre patrimoine contemporain recèle de joyaux. Le résultat est ici remarquable, surfant sur des mélodies et des rythmes au potentiel populaire tout en en proposant une lecture personnelle et inventive. L'écriture rigoureuse met en valeur la qualité des interprètes et la richesse de l'orchestration déploie un éventail de scènes évocatrices où la musique n'est pas seulement le vecteur de la narration, elle en constitue le récit, enchevêtrant les histoires à la manière d'un film choral (Drugstore Malone).

mardi 5 juin 2012

Performance improvisée - 4e mouvement


Dernier des quatre extraits, "Ce que l'on souhaite" affirme le rôle de chacun ce soir-là. À hurler dans le Zube Tube j'en perdrai la voix. Claudia Triozzi poursuit son rôle dramatique tandis que Sandrine Maisonneuve joue de tous les muscles de son corps avec humour et légèreté. Vincent Segal passe du coq à l'âne avec un esprit d'à propos époustouflant. Les trois lieux où mes instruments sont placés m'obligent à des traversées de l'espace scénique que j'effectue chaque fois avec un instrument portable, cloche tubulaire, Kaossilator sur haut-parleurs miniatures, flûte transparente, réverbération acoustique à ressort, etc. Une heure plus tard, nous avons l'impression qu'à peine dix minutes se sont écoulées.


Voir également les 1er, 2e et 3e mouvements.

L'after se déroulera jusque tard dans la nuit avec les cent lapins de Nabaz'mob en répétition chez nous au premier étage (ils seront samedi et dimanche à la Gaîté Lyrique) et une foule d'amis et de gens que nous ne connaissions pas dans le jardin sous une douce température estivale. J'ai demandé à Françoise Romand d'affiner le montage que j'ai préparé du film qu'elle a tourné, histoire de partager notre euphorie avec les absents. Quatre petits tours et puis s'en vont.

lundi 16 avril 2012

Le grand réinventaire, mercredi au Triton


Les mots choisis dans l'abécédaire vidéo du Grand Réinventaire ont inspiré une passionnante assemblée de contributeurs qui s'expriment sur la version en ligne ou seront présents à son lancement ce mercredi 18 avril au Triton (Les Lilas) à 20h. Chaque fois que l'on clique sur le titre de la série, de nouveaux concepts s'inscrivent sur l'écran tissant un réseau de sens dans le mot à mot généré aléatoirement. À quel point faudrait-il être intoxiqué par la télé pour ne pas voir des militants du Front de Gauche derrière cette initiative fort productive ? Remarque faite après notre test télévisuel annuel, une chaîne publique où le temps de parole est minuté pour les candidats, mais pas pour les commentateurs à la botte du futur ex-président...
Se succèdent ou se répondent ainsi au hasard du tirage : Clémentine Autain*, Corinne Morel-Darleux, Marie-George Buffet, Henri Peña-Ruiz, Gérard Mordillat, Kazem Shahryari*, Alain Foix*, Robyn Orlin, Moclès Chateigne, Pascal Colrat, Elisabeth Tambwé, Mylène Stambouli*, Air Scrool*, Monique Pinçon Charlot & Michel Pinçon, Nicolas Frize*, Marie-Laure Brival, Henri Lelièvre, Roland Gori, Bernard Stiegler, Jacques Rebotier*, Eric Alt, Délou Bouvier*, Paul Jorion, Guilhem Brouillet, Élise Caron*, Hervé Kempf, Sidi Mohammed Barkat, Dominique Plihon, David Flacher, Denis Vicherat, Gilles Perret, Henri Morandini, David Lescot, Patrick Viveret, Sébastien Marchal*, etc. (* présents à la soirée)


Les réalisateurs Alain Siciliano* et Raymond Macherel* m'ayant proposé d'accompagner musicalement la soirée au Triton, je converserai instrumentalement avec mes camarades Antonin-Tri Hoang* (sax alto, clarinette, clarinette basse) et Ève Risser* (piano, flûte, tourne-disques). Pour répondre du tac au tac j'apporterai un drôle d'instrument électronique, le Tenori-on, et quelques objets acoustiques (trompette à anche, guimbardes, harmonica, sanza). Les interventions musicales constitueront des ponctuations, sérieuses ou humoristiques, pertinentes et impertinentes, qui permettront aux participants et au public de se détendre et, parfois, de plonger au cœur même des concepts qu'évoquent les mots déclinés par les personnalités interrogées. Des ponctuations minuscules à des intermèdes ne dépassant jamais trois minutes permettront de se concentrer sur les idées développées tout en donnant à la soirée une forme inédite et inventive.
Les citoyens passionnés par les idées du Front de Gauche sont en droit d'attendre autre chose qu'une soirée plan-plan. Il faut les surprendre sur tous les tableaux. La révolution doit aussi se faire dans les formes. C'est à cette condition que nous changerons véritablement nos manières de vivre et de penser.

mardi 10 avril 2012

Quatre films d'un autre monde


La World Cinema Foundation a été "créée dans le but d’aider les pays en développement à préserver leurs trésors cinématographiques, (...) consolider et soutenir le travail des archives internationales, en offrant une aide aux pays qui ne possèdent pas les infrastructures techniques ni les ressources d’archivage nécessaires pour faire ce travail eux-mêmes." Elle publie aujourd'hui quatre films du patrimoine mondial sous l'égide de Martin Scorsese.

Transes (El Hal) (1981) du Marocain Ahmed El Maanouni est un documentaire exceptionnel sur Nass El Ghiwane, un groupe de musiciens marocains formé dans les années 70, dont les concerts mettent les foules en transe. Ahurissant. Nous les suivons sur scène et dans leur vie quotidienne, entrecoupés de documents d'époque retraçant l'histoire récente de la décolonisation. S'accompagnant aux gumbri, bendir, darboukas et un banjo sans frettes, les quatre compères chantent la résistance et leur attachement à leurs racines retrouvées, berbères et gnaouas, de la poésie du Melhoun et du théâtre dont ils se réclament. Le film est passionnant, les personnages attachants, la musique hypnotique.

Les Révoltés d’Alvarado (Redes) (1936), premier film de Fred Zinneman, cosigné avec Emilio Gómez Muriel, préfigure le néo-réalisme italien tout en assumant sa filiation avec Robert Flaherty. Pour ce nouveau chant de résistance, cette fois des pêcheurs mexicains en lutte pour leurs salaires, tous les acteurs sauf un sont des amateurs, souvent jouant leur propre rôle. Les images admirables de Paul Strand et la musique de Silvestre Revueltas participent à cet envoûtement où le documentaire flirte encore plus explicitement avec la fiction.

En regardant l'étonnant Le Voyage de la hyène (Touki-Bouki) (1973) du Sénégalais Djibril Diop Mambety (frère aîné de Wasis Diop), j'en viens à penser que Scorsese est un agitateur révolutionnaire lorsqu'il soutient les autres cinéastes alors que depuis vingt ans il se laisse formater par le clacissisme du cinéma dominant lorsqu'il dirige lui-même ! Par son montage inventif, sa bande-son contrapuntique, sa poésie brutale et son humour provocateur, le cinéaste filme le rêve de deux jeunes nomades décidés à partir en France coûte que coûte. Anta, jeune fille des quartiers pauvres de Dakar, et Mory, gardien de troupeau, préfigurent les milliers d'émigrés qui s'échouent sur les plages du sud de l'Europe ou se noient avant de les atteindre.

La Flûte de roseau (Mest) (1989) du Kazakh Ermek Shinarbaev évoque la tragédie de la diaspora coréenne en images somptueuses mais prévisibles, accompagnées d'une ensorcelante partition du compositeur Vladislav Shute ; je reste hélas peu sensible au cinéma contemplatif et sentencieux. De plus, les histoires de vengeance m'ennuient. Cette œuvre pourra néanmoins combler les amateurs de Tarkovski et de fables asiatiques. Là aussi, le quotidien croise la poésie. Comme pour les autres films le bonus éclaire le film intelligemment, ici un entretien avec le réalisateur.

Ces quatre films, augmentés de La servante (Hanyo) (1960) du Coréen Kim Ki-young et le remake de son compatriote Im Sang-soo (2010), ainsi que La loi de la frontière (Hudutların Kanunu) du Turc Lüfti Ö Akad, sont également diffusés sur les chaînes Ciné+ Club et Ciné+ Classic du 8 au 27 avril. Le coffret DVD, volume 1 d'une nouvelle collection chez Carlotta, sort le 18 avril.

mardi 13 mars 2012

USA 1968, la carte du périple


Je continue de publier quotidiennement les derniers chapitres de mon second roman, USA 1968, tour détour deux enfants, qui en compte 39 en tout si l'on tient compte des trois premiers numérotés -2, -1 et 0. Il n'en reste donc plus que 6 avant d'arriver au terme de notre voyage. En fait, je viens de terminer, mais je me relis à chaque mise en ligne et apporte de petites améliorations de dernière minute. Il m'est arrivé de corriger d'anciens chapitres, mais je pense m'arrêter là et laisser à la publication du roman la primeur des addenda sur publie.net. De toute manière, le roman complet comprendra 66 minutes de musique et de son répartis sur l'ensemble des chapitres et 29 minutes de vidéo en 12 courts métrages. Leur réalisation m'a fait remplacer quelques images fixes et j'ai préparé celles de la mosaïque interactive offrant l'accès aux chapitres par des petites images comme dans mon précédent roman, La corde à linge. On pourra également y accéder par le sommaire des titres, par l'index des musiques et des vidéos et par la carte interactive dûe au graphiste Mikaël Cixous. Pour le reste, tout est entre les mains de Gwen Catalá en charge de la création de la maquette et des aspects techniques de l'ePub, sans parler de l'indéfectible soutien moral de François Bon !

Les musiques et sons que j'ai enregistrés sont presque tous inédits, même s'ils s'étalent sur une période de 1954 à nos jours. Même chose pour les films dont les plus anciens tournés en 16mm en 1958 et les plus récents en vidéo en 2006 ont été montés pour l'occasion par Françoise Romand. Je les ai sonorisés de temps en temps avec de nouvelles musiques qui font sens dans le cours du récit. La plupart des films ont été réalisés pendant le road trip de 2000 et non en 1968, car je ne possédais alors qu'un appareil-photo. J'ai eu la chance de retrouver par contre certaines de mes compositions datant de 1968-même ou des années qui ont suivi !

Les nouveaux films s'intitulent Home Movie, Tijuana, Zoos, Universal, Réserves, Golden Gate, Las Vegas, Nesti Tango, Hearst Castle, auxquels s'ajoutent un extrait de La nuit du phoque tourné dans l'appartement de notre communauté en 1974, Le sniper réalisé à Sarajevo pendant le siège en 1993 et le making of de Nabaz'mob à New York filmé par Françoise en 2006. Les musiciens que l'on pourra entendre sur la bande-son sont Vincent Segal, Antonin-Tri Hoang, Bernard Vitet, Francis Gorgé, Philippe Labat, Éric Longuet, Marc Lichtig, Philippe Deschepper, Yves Robert, Éric Échampard, Bib Monville, Bob Aubert, Pierre Franzini, Pierre Sim, Baptiste « Mac Kak » Reilles, Jean-Pierre Lentin, Birgitte Lyregaard et Sacha Gattino.

Il serait temps que je me repose. Je souffre du syndrome du cliqueur fou bien que j'utilise un trackpad la plupart du temps ou en est-ce la raison, mais je souffre terriblement d'un problème de cervicales qui me lance du coude jusqu'au-dessus de l'oreille et m'empêche de dormir. Son origine pourrait aussi provenir d'un enregistrement pour le jouet iPad Balloon lorsque j'ai secoué comme un malade une flûte qui se joue sans souffler, mais dont le mouvement ressemble à l'essorage de la salade ou à des coups de marteau dans l'air. En frappant plus ou moins fort on accède aux harmoniques et je me suis accroché jusqu'à enregistrer correctement la mélodie recherchée. Mais crac !

lundi 20 février 2012

22. Flower Power


(Alterner avec la même prise de vue, mais de nuit ; en roll ?)

La jolie maison de bois des Rambo est au croisement de la 36e Avenue et de Geary. Derrière, depuis leur terrasse nous avons une vue dégagée sur San Francisco. Ils possèdent aussi un jardin où pousse de la marijuana. Joint et terrasse forment une bonne association. Non seulement Peter me fait fumer, mais il me donne des graines à planter sur mon balcon lorsque je serai rentré à Paris. Rue des Peupliers à Boulogne-Billancourt, il y a une loggia orientée plein sud tout le long de ma chambre. Lorsque les plants auront germé, je les entretiendrai amoureusement, cueillant régulièrement les feuilles. Au début, évidemment, cela ne nous fera aucun effet. Un jour, nous n'aurons plus de doute, ce ne pourra pas être psychologique, mes graines auront fait leur office. Je cultiverai ainsi plusieurs générations de cette herbe magique. Tous les copains du lycée en profiteront. Il faut imaginer quel héros je représenterai, d'être allé aux USA, de faire pousser du pot et d'avoir rapporté des disques hallucinants. Personne d'autre au lycée n'aura vécu cette expérience, personne n'aura encore goûté au haschich. Un an plus tard, Marie-Reine m'emmènera chez le groupe Dagon acheter de l'afghan, du libanais rouge, du jaune, de l'Acapulco Gold. Les frères Lentin vivront évidemment toujours chez leurs parents dans le XVème où nous passerons régulièrement les voir. Leur père, Albert-Paul Lentin, connu pour son engagement anti-colonialiste et anti-impérialiste dont ses positions sur la guerre du Viêt Nam et sur le conflit israélo-palestinien, fondera le journal Politique-Hebdo. Je me souviendrai toujours d'une descente de police où la perquisition semblera fructueuse aux enquêteurs qui fouilleront de fond en comble l'appartement. Soudain l'un d'eux lancera un cri de joie : "Ça y est. On les tient... Y en a au moins un kilo !". Il aura les deux mains dans le plat du chat. Dominique continuera la batterie tandis que Jean-Pierre, l'intello de la bande qui joue de la basse, deviendra journaliste à Actuel. Nous essaierons ensuite tout ce que l'on peut imaginer comme produits qui font rire, rêver ou flipper...

La musique est partout. Je suis aux anges. Peter joue de la guitare électrique. J'ai un petit faible pour sa sœur Bretta qui est plus âgée que moi et tient la flûte dans leur groupe. Ce sont nos San Francisco Nights chantées par Eric Burdon and The Animals. Je m'achète les albums Crown of Creation de Jefferson Airplane, Have a Marijuana de David Peel and The Lower East Side et The Beat Goes On des Vanilla Fudge. Les collages de documents historiques et les démarquages de ce dernier, album considéré comme raté par le groupe, m'influenceront considérablement dans mes choix musicaux. Tous ces disques ont des pochettes cartonnées beaucoup plus épaisses que les pressages anglais ou français. Dans la journée, nous allons visiter le campus de l'Université de Berkeley, avec Dave, Tita et Bretta. C'est le haut-lieu de la contestation étudiante californienne. En matière de manifestation, la spécialité locale consiste à s'asseoir par terre et à ne plus bouger, ce sont les sit-in, mais Peter s'apprête à partir à Chicago pour manifester contre la guerre du Viêt Nam pendant la Convention Démocrate où, la semaine prochaine, auront lieu des évènements d'une rare violence. Les hippies céderont la place aux yippies, plus politisés. Pour l'instant, c'est calme, il n'y a que des banderoles et une atmosphère bon enfant typique de la côte ouest. Le soir nous continuons nos agapes japonaises et Agnès trouve en Masa, la plus jeune de la fratrie Rambo, une compagne de jeu, tandis que je roule vers le Fillmore...


(glisser le film à la place de la photo
ou cliquer sur l’image fixe pour le lancer ?)

Au passage du siècle, le voyage avec Elsa sera très différent. Nous louerons un coupé à l'aéroport, nous égarant dans le seul quartier déconseillé près des docks. L'atmosphère ne sera plus la même, comme partout sur la planète. Les Black Panthers auront été incarcérés ou auront fui le pays, les Noirs auront été neutralisés grâce à l'introduction de l'héroïne par la CIA, les hippies auront les cheveux gris et du ventre, leur quartier de Haight Ashbury n'abritera plus que des magasins de souvenirs de cette époque révolue, les lieux publics seront devenus non-fumeurs, les phoques auront colonisé le Quai 39, il fera toujours aussi mauvais temps, mais San Francisco n'aura rien perdu de son charme ni le Golden Gate de son éclat.

En détournant la citation du Mystère de la chambre jaune, je me remémore les facéties de Roland Toutain qui jouait le rôle de Rouletabille dans la version de 1930 tournée par L'Herbier. Cet ami de mes parents ne rêvait que plaies et bosses. Il faisait de la voltige, se promenant sur l'aile de son avion à hélices et se balançant dessous au trapèze. Ses quatre-vingt-dix-sept fractures plus une jambe amputée ne l'empêchaient pas, après un déjeuner bien arrosé, de grimper au premier étage d'un immeuble par la gouttière pour aller faire la bise à une petite secrétaire, la pantalon sur le bras. Son rêve était de passer sous l'Arc de Triomphe avec son avion, descendre les Champs-Elysées, faire le tour de la Place de la Concorde, remonter la rue Royale jusqu'à la Madeleine, y pénétrer brutalement, les colonnes lui coupant les ailes, et descendre enfin de la carlingue devant l'autel, nu avec une grande cape. Un jour que mon père est coincé par un chauffard dans un embouteillage et que le ton s'envenime, Roland Toutain qui est assis à côté de lui sort la tête par le toit ouvrant et crie à l'agressif médusé "Hé va donc, espèce de raclure de pelle à merde !". L'insulte fait son petit effet et laisse sans voix ses victimes. Mon père a toujours fait découper un toit ouvrant à toutes ses voitures. Quant à Marcel L'Herbier, auteur des sublimes L'inhumaine et L'argent, dans trois ans je croiserai ce vieux monsieur au regard sévère derrière ses grosses lunettes dans les bureaux de l'Idhec, avenue des Champs-Elysées, au début de mes études de cinéma.

mardi 20 décembre 2011

Chants vaudous de 1953


"Ti zwezo nan bwa ki tape koute..." : nous étions extrêmement attachés à la sublime mélodie de Choucoune. Était-ce un effet du vaudou si je perdis ce disque rare et exceptionnel il y a plus de trente ans ? Alors que je le rapportais à la chanteuse Tamia qui l'avait adapté pour la chorale de ses élèves je le posai sur le toit de ma voiture pour ouvrir la portière et l'y oubliait. Voodoo figure l'un des deux actes manqués que je commis fin des années 70 avec la copie 16mm du film A Movie de Bruce Conner dont j'ai raconté ici la perte. Je rachetai une copie à Conner grâce à Bernard Eisenschitz. Quant au 33 tours 30 cm j'en avais réalisé une copie sur bande, numérisée hier soir. L'objet rare, d'une durée de trente minutes, méritait que j'en fasse copie intégrale. Plus d'internautes partageant des œuvres rares, plus de chances de ne pas les perdre dans les plis de l'Histoire :
Cette authentique musique rituelle vaudou est interprétée par Emerantes de Pradines Morse dite Emy de Pradines, fille du poète et auteur-compositeur contestataire Ti-Candio, avec l'Haïti Dance Chorus and Orchestra, soit un chœur de douze danseuses accompagné de Rada drums, trompes en bambou, claves, shakers, flûte et guitare. Le disque fut enregistré en 1953 sous New York City Mono, référence 199-151, sur le label Deep Groove Remington.


Il commence par un rythme de tambour Banda et se poursuit avec I Man Man Man


où les noms des esprits Lwas, comme Simbi ou Ougun Badagris, sont prononcés jusqu'à la possession.


Choucoune (paroles d'Oswald Durand de 1883, musique de Michel Mauleart Monton de 1893) était notre morceau fétiche, une chanson d'amour composée sur un rythme Meringue. Il existe de nombreuses versions de ce tube haïtien et de son adaptation cavalière américaine intitulée Yellow Bird...


Negress Quartier Morin est un chant à répondre où une fille lance "Je vais danser vaudou, mais je ne peux pas dans ce vieux costume, prête-moi ta jupe" et une autre de répondre "Non, je ne te prêterai pas ma jupe", et ainsi de suite…


La face A se termine par un hommage à Erzulie Freda Dahomey, déesse de l'amour qui entre en possession du corps de la chanteuse, lui parfumant sa robe et ses bijoux…


La face B commence avec la berceuse créole Dodo Titit Maman, "Si tu ne dors pas le crabe te mangera, si tu ne dors pas le chat te mangera…", suivi par Rasbodail Rhythm, influencé par les rythmes de carnaval des Indiens Taïno et Arawak, premiers habitants d'Haïti.


Il conjure les mauvais esprits. Lao Azaou est une invocation de magie noire qu'il ne serait pas bon de jouer dans n'importe quelle circonstance.




J'adore aussi Panamam Tombe, une chanson humoristique sur un président haïtien qui pourrait perdre son pouvoir en perdant son chapeau, probablement une métaphore de l'esprit.


Enfin, Mreli Mreli Mande est la plainte d'une fille dont le père est un prêtre vaudou et sa mère versée dans les mystères : "Aucun diable ne peut m'atteindre! J'appelle, je crie, je défie ! Aucun ne peut me blesser !".

Original Meringues, un autre disque :

mercredi 23 novembre 2011

Le long couloir blanc


Jamais le studio n'avait été aussi encombré. J'avais oublié qu'un marimba pouvait mesurer plus de trois mètres ! Si on ajoute le vibraphone, le portique de gongs et les tables de percussion de Linda Edsjö, la chanteuse Birgitte Lyregaard est obligée de se transformer en hiéroglyphe pour rejoindre sa place. J'enregistre toutes les répétitions, on ne sait jamais ce qui peut sortir d'un premier contact. Les essais sont tout de suite encourageants. Si l'accord avec Birgitte avait été évident dès la rencontre qui avait abouti à la création du trio El Strøm avec Sacha Gattino, j'ignorais presque tout des talents d'improvisatrice de Linda. Lorsque j'évoque l'improvisation, je fais toujours référence à cet instantané qui réduit au minimum le temps entre composition et interprétation. Elle exige une soif de l'inconnu, de la présence d'esprit, une écoute critique et simultanée de toutes les parties de l'orchestre, et une culture générale qui va bien au delà de l'histoire de la musique.
Dans la première pièce qui mêle l'invitation séduisante des bateleurs et la menace hors-champ de l'attraction à découvrir à l'intérieur de la tente, les rythmes du marimba me laissent libre de jouer de la trompette à anche, de mes nouvelles guimbardes à deux lames et surtout du Theremin que je n'avais pas pratiqué depuis belles lurettes. Comme j'utiliserai plus tard le H3000 sur une autre scène pour transformer les voix des deux filles, je l'ai branché sur un pédalier qui m'offre plus de possibilités que les sempiternelles sinusoïde et onde en triangle.
Nous jouerons donc la seconde étape à l'autre extrémité du Musée d'Art Moderne de Strasbourg, sur une estrade un peu plus grande. Linda me fait oublier le timbre monotone du vibraphone en variant ses techniques de jeu tandis que Birgitte jongle avec le danois, l'anglais, le français et le latin pour révéler la poésie planante du long couloir blanc où nous nous sommes enfoncés. Si j'avais commencé à la flûte hyperbasse, toute la seconde partie est dirigée par le tempo du Tenori-on, une sorte de séquenceur pas à pas qui oblige Linda à ruser pour faire swinguer ma machine avec ses mailloches. Des extraits de Visite de Jean Cocteau ouvrent la porte d'une chambre sans murs.
Nous irons ensuite nous promener parmi les machines étonnantes que les sciences occultes ont inspirées aux savants. Musique ambulante où Linda ressemble à une colporteuse d'onguents ou de colifichets, Birgitte à une porteuse de voix et où je me sers d'une réverbe à ressort acoustique pour déplacer la réalité vers un monde imaginaire où les spéculations font vaciller les esprits les plus cartésiens.
La dernière pièce nous ramène sur la grande scène pour un chaos de citations plus improbables les unes que les autres. Les ondes hertziennes, radiophonie du passé ou modulation de fréquence en direct, rappellent les rayonnements visibles et invisibles, X et gamma, lumière et obscurité, mais aussi les voix oubliées des fantômes qui nous ont engendrés. En transformant celles des deux Scandinaves par de surprenants effets sonores, j'espère représenter l'enfer et le paradis que La chambre de Swedenborg annonce avant le grand saut.

mercredi 9 novembre 2011

1+1=O


En 2000 Pierre Morize est venu me trouver pour composer en urgence la musique de son film 1+1 une histoire naturelle du sexe. Le généticien avait sonorisé son montage avec des extraits de John Lurie, mais deux passages sur cinq ne fonctionnaient pas du tout avec la musique du saxophoniste des Lounge Lizards et il tenait à préserver une unité, sans parler de la somme prohibitive exigée par l'éditeur pour les droits. C'est souvent grâce à ces deux obstacles qu'un film bénéficie d'une musique originale, parfaitement adaptée au contexte et moins onéreuse que des "morceaux choisis".

Comme je n'avais que trois semaines avant l'enregistrement dans les studios de l'INA je proposai de réunir un ensemble d'improvisateurs qui travailleraient d'après des schémas directeurs et des intentions dramatiques. Coup de chance, le guitariste Philippe Deschepper, le trombone Yves Robert et le batteur Éric Échampard étaient libres. Je cherchais un percussionniste, mais la façon de jouer d'Éric sur ses fûts s'apparentait aux effets recherchés, ce qui m'encouragera à faire ensuite appel à lui en concert comme en studio, toujours avec maestria et bonne humeur. Ce n'était pas aussi simple avec Yves qui avait fait un passage éclair au sein du grand orchestre d'Un Drame Musical Instantané en 1983, une apparition dans le projet Urgent Meeting en 1991 et enfin un magnifique solo face au piano mécanique dans le CD Machiavel en 1998. Mon admiration pour son jeu et son timbre me faisait chaque fois revenir à la charge, mais avec quelque appréhension. La musique allait être à la hauteur, mais j'eus du mal à digérer qu'il aille proposer ses services au réalisateur pour son prochain film pendant que j'avais le dos tourné. Quant à Philippe, une crème comme Éric, en 1992 je lui avais demandé de jouer des variations sur un thème que j'avais composé pour le film Chronique d'une banlieue ordinaire de Dominique Cabrera ; à partir de 1998 il participera à la dernière formation du Drame avec DJ Nem et Bernard Vitet. J'emportai un synthétiseur et les flûtes en PVC construites par Bernard.

J'avais réuni les musiciens rêvés dans un studio idéal pour une musique dont j'étais extrêmement fier. Aussi fus-je abasourdi par le coup de téléphone du producteur allemand, absent jusque là, qui m'insulta brutalement sans que j'en comprenne la cause : "C'est la première fois que j'engage un compositeur, ce n'est pas la dernière, mais certainement pas avec vous..." Il me reprochait de n'avoir pas tenu mes engagements alors que je m'y étais strictement conformé comme je le fais toujours, le cahier des charges tenant lieu de partition. Déstabilisé, j'appelais tous les protagonistes. Le réalisateur avait comme par hasard disparu de la circulation et ne réapparaîtrait jamais ! Mes camarades de jeu me confirmèrent que rien ne pouvait justifier cette critique, idem pour le coproducteur, Jean-Pierre Mabille, alors responsable à l'INA et à qui j'avais dû mon retour à la réalisation en 1993, qui n'avait eu vent de rien et me conseilla de laisser pisser le mérinos. Une pénurie d'antidépresseurs avait-elle déclenché la crise de l'indélicat ? Je ne le saurai jamais. Il n'y eut aucune suite à ses accusations. Il me serra la main à la première comme si de rien n'était. J'avais pourtant été totalement détruit pendant plusieurs jours, me demandant quelle erreur j'avais bien pu commettre. Les artistes sont des personnes fragiles qui doutent au moindre nuage, même lorsqu'ils pensent être sûrs d'eux. Heureusement la musique était dans la boîte.

Je réalisai aussi le design sonore de l'interface du DVD-Rom, "gravé" sur l'autre face du DVD, qui avait été produit avec Hyptique, très beau concept d'interactivité Hyperfocus de Xavier Lemarchand servant un corpus de quatre heures, complément au film passionnant que j'avais adoré servir (extraits 1 et 2). Les Prix Möbius Sciences 2002, Prix Spécial du Jury Möbius International 2002 et Grand Prix Europrix Education/e-learning 2003 saluèrent d'ailleurs l'entreprise. Continuant l'immense travail réalisé parmi près de 300 heures d'archives je mets en ligne ce 33ème album inédit, en écoute et téléchargement gratuit, rassemblant les meilleures prises avec Philippe Deschepper, Éric Échampard et Yves Robert, 23 minutes en 12 index.

mardi 8 novembre 2011

Amsterdam 1980


J'ai tout oublié. Pas le moindre souvenir de ce voyage à Amsterdam où je retrouvai ma sœur Agnès et son mari Philippe qui prit une série de photos de nous tandis que je faisais des courses le long des canaux. Mes lourdes cosses de haricots géants que l'on secoue comme des maracas viennent donc de là. Pour son émission sur France Culture (diffusion de L'atelier du son le 11/11/11 à 11 heures du soir), Thomas Baumgartner me demande comment j'ai acquis mes deux petits pianos Michelsonne. Je suis incapable de lui répondre. Probablement cadeaux d'amis se détachant de leur enfance.

J'ai trouvé ma grande sanza et l'inanga de Haute-Volta à Stockholm, quelques unes de mes flûtes en Sicile ou rue de la Huchette comme mes orgues à bouche, des percussions latines à Helsinki, les bendirs, le tara et le deff à Marrakech, des guimbardes en Italie, au Vietnam, au Cambodge, la trompe et le bol tibétains au Népal, l'erhu à Bangkok, et mes parents m'ont rapporté l'anklung de Bali, la vahila de Madagascar, la maravan de l'île Maurice ou le didgeridoo d'Australie. J'ai commandé un bâton de pluie plus grand que moi à une sud-américaine. Bernard a construit d'innombrables prototypes. J'ai commandé pas mal de trucs sur Internet. Etcetéra. S'il y en a tant dont l'origine s'est effacée de ma mémoire, j'espère retrouver ma voix, mais pas comme dans Le Lotus Bleu ! Je veux garder ma tête qui ces temps-ci s'est fait plusieurs fois la belle, et ne pas rester aphone. La crève a produit une éclipse vocale quasi totale. Je murmure à peine et tape, et tape, et tape sur mon clavier.

Agnès pense qu'ils m'avaient rejoint chez Joep et Susan qui m'hébergeaient. En mars 1980 ils habitaient encore une maison étroite toute en hauteur du vieux quartier dans une rue perpendiculaire au canal. Je les avais rencontrés grâce à Sheridan, une amie de Marianne, qui plus tard ouvrirait l'un des premiers cafés de Ménilmontant. Aucune trace de nos hôtes sur les photos de Philippe. Absents, nous auraient-ils prêté leur logement ? Je passai beaucoup temps sur leur gros harmonium perché au dernier étage. Il avait probablement fallu le hisser par l'extérieur grâce à la poulie surplombant la façade. Abandon des pratiques religieuses aidant, on en trouvait alors facilement aux Pays Bas. J'ai longtemps rêvé en rapporter un, mais cela aurait pris une place folle dans le studio. Encore aujourd'hui j'hésite. À le regretter ou à toujours le désirer ? Chaque fois que je peux improviser dessus ou sur de grandes orgues le vertige me donne des ailes.

jeudi 27 octobre 2011

Ève Risser et Antonin-Tri Hoang sur l'escalator vers la colline


Lorsque les lumières se sont éteintes l'harmonium jouait déjà, seul, sans personne sur la scène. Juste un drone grave. Ève Risser et Antonin-Tri Hoang sont entrés très vite pour attaquer lentement le thème du chef d'œuvre de Carla Bley, Escalator Over The Hill. À genoux sur un coussin et assis sur un minuscule tabouret, les deux musiciens affirment de but en blanc le rôle de l'enfance chez les futurs adultes, a fortiori des créateurs. Plus loin, le mange-disques, le piano-jouet ou le pop-corn se mêleront aux instruments de la pianiste et du souffleur. Le carillon de cloches multicolores, qui tourne sur la platine d'un électrophone en plastique, fut le premier instrument offert à Antonin bébé ! Les petites madeleines parsèmeront ainsi tout le set, à commencer par le programme, J.-S. Bach, Györgi Ligeti, Aphex Twin et Carla Bley, quatre compositeurs hétéroclites choisis pour ce duo par Daniel Yvinec, le directeur artistique de l'ONJ dont font partie tous les musiciens de cette seconde soirée DixCover(s) à la Dynamo. Les deux garnements s'en donnent à cœur joie, insufflant humour et émotion à leurs interprétations originales. Le piano préparé de Ève et les slaps d'Antonin décapent les vieilles cires, le clavecin électrique et l'orgue transposent le passé de quelques octaves, le duo à quatre flageolets remet le choral de Noël à sa place, la flûte traversière de l'une et la clarinette basse de l'autre participant à cette kermesse surréaliste où la déconstruction tient lieu d'édifice, où les rôles s'inversent comme on se prête ses déguisements, où le plaisir du jeu gagne les spectateurs qui retombent en enfance tandis que le final explose en un tintamarre d'automates livrés à eux-mêmes, la musique d'aujourd'hui croissant sur les ruines insensées et encensées de l'Histoire de les musiques.
La seconde partie confiée au saxophoniste Matthieu Metzger et au bassiste-claviériste Sylvain Daniel paraîtra quelque peu potache après ce feu d'artifice. Comme leurs camarades avaient proposé leurs propres versions d'Anatomy of a Murder de Duke Ellington ou Dark Side of the Moon de Pink Floyd lors de la première session de DixCover(s), ils transformeront le Sign 'O' the Times de Prince en musique de baloche sans assumer pleinement le potentiel sexuel du héros de Minneapolis. Comme c'est souvent le cas chez nos musiciens, un travail sur la mise en scène des concerts apporterait la classe internationale qui manque la plupart du temps aux artistes français en renforçant la part du rêve, jouissance régressive du public venu la partager.

P.S. : extraits vidéo présentés par Daniel Yvinec sur le site de l'ONJ.

lundi 19 septembre 2011

Birgé Gorgé Shiroc en couleurs


Théâtre de la Gaîté Montparnasse 1975. J'avais réussi à décrocher huit dimanches soir de suite, jours de relâche, du 9 novembre au 28 décembre, pour lancer notre trio tout neuf avec Shiroc. Il n'y avait pas beaucoup de monde, mais sur mon Journal quotidien, déjà tenu scrupuleusement, j'ai noté le nom des amis qui sont venus nous écouter. J'y rencontrai Marianne. Thierry Dehesdin en profitait pour faire des photos. Juste après, Francis Gorgé et moi inviterons le percussionniste sur notre premier disque, Défense de, signé Birgé Gorgé Shiroc. Il a bien accroché. Bel article dans Rock & Folk. Les ventes mirobolantes n'avaient rien à voir alors avec le gâchis actuel causé par les majors qui essaient de faire porter le chapeau aux pirates alors que ce sont elles qui ont tout manigancé pour se débarrasser du problème des stocks. J'ai raconté ici comment cet album fut par la suite propulsé disque-culte, jusqu'à être réédité par le label israélien MIO. Les vinyles épuisés depuis belle lurette s'achètent à prix d'or et il ne nous reste qu'une poignée de CD. À l'époque, comme Meidad Zaharia m'avait demandé d'ajouter des bonus tracks du même groupe j'avais retrouvé plus de six heures d'inédits qui furent gravés sur le DVD vendu avec et où figure également mon premier film, La nuit du phoque. Je lui avais remis toutes les photos en ma possession, des noir et blanc. En fouillant récemment mes archives je suis tombé sur une quarantaine de diapos en couleurs réalisées également par Thierry et oubliées.


Francis était le guitariste du groupe. Il jouait aussi de la basse. Nous improvisions à 100% en structurant la soirée selon les patches que je préparais pour mon synthétiseur qui n'avait aucune mémoire.
J'en ai profité pour scanner les diapositives de notre premier concert au Lycée Claude Bernard en 1971 avec Epimanondas et H Lights, de notre quartet avec un second percussionniste, Gilles Rollet, au Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris et de quelques photos de Dagon à la Fac Dauphine où je jouais en robe de chambre et béret rouge.


À la Gaîté le contrat avec le théâtre stipulait que nous devions nous produire dans le décor de la pièce qui s'y jouait alors. Cela nous plaisait plutôt. J'ai toujours trouvé les scènes musicales froides et impersonnelles. L'éclairage ne suffit pas à créer une ambiance cohérente avec la dramaturgie musicale. Dès sa création en 1976, Un Drame Musical instantané construisait ses propres décors pour plonger les spectateurs dans un spectacle total.


Sur la photo je reconnais mon instrumentarium de l'époque. J'ai bêtement vendu mon ARP 2600 en 1994, mais conservé les patches qui tiendraient lieu de partitions si je rencontrais un ancien spécimen. Mon petit mixeur rudimentaire, les deux magnétophones à bandes et ma sono Yamaha, responsable de ma hernie discale et de mes trois disques écrasés (non, ils n'ont jamais appartenu au label GRRR), ne sont plus, mais je possède toujours le sax alto, les diverses flûtes, le melodica, toutes ces percussions ainsi que la cythare et la senza. Par contre j'ai rasé ma barbe et perdu mes cheveux.

mardi 9 août 2011

Donkey Monkey bande à part


C'est plutôt CD à part que font cette fois chacune de leur côté la pianiste Ève Risser et la percussionniste Yuko Oshima. On connaissait le duo féminin Donkey Monkey entre autres pour leurs CD Ouature et Hanakana. Voici deux "nouveautés" comme s'expriment les vendeurs.
Début juillet elles accompagnaient ensemble le mano a mano des agences photo VII et Tendance Floue dans le cadre magnifique du Théâtre Antique d'Arles. À la fois complices et soulignant ou ponctuant chacune les propos des photographes américains pour Oshima et français pour Risser, elles surent donner la touche spectaculaire et lyrique à l'échange de points de vue.
Ève Risser au piano préparé et Joris Rühl à la clarinette interprètent la musique du compositeur Karl Naegelen sur l'album Fenêtre Ovale paru sur le label suédois Umlaut. Il s'agit plutôt de la collaboration entre un compositeur et deux improvisateurs partageant leurs recherches. L'écriture originale préserve la spontanéité du duo habitué à se fréquenter pour créer à trois une œuvre vivante qui ne ressemble à aucune autre. Comme John Cage utilise gommes et vis ou Benoît Delbecq des bouts de bois joliment taillés coincés dans les cordes, les préparations du piano de Risser intègrent toute une panoplie d'objets incongrus offrant une variété de timbres inouïs et surtout des modes de jeu uniques : des aimants, un vibromasseur, une brosse, du velours, une perle accrochée à une ficelle, du fil de cuivre et bien d'autres outils. Bien que le livret n'annonce pas la flûte de Risser ou l'orgue à bouche de Rühl, le duo offre un matériau exceptionnel à Naegelen préoccupé de trouver une notation qui servira ensuite aux instrumentistes. La musique possède la beauté et la sérénité des Sonates et Interludes de Cage ou des pièces pour shakuhachi japonaises en renouvelant le genre. Délicate et profonde, riche et sobre à la fois, elle réussit à faire oublier le geste instrumental, pourtant radicalement présent, pour ne faire ressortir que le temps musical avec ses pleins et ses déliés, ses couleurs et ses silences.
De son côté Yuko Oshima produit un double CD composé de Kéfukéfu et Signs sur le label portugais Creative Sources. L'une et l'autre pièce partent de l'improvisation, la première pour se conformer à un concept compositionnel en quatre parties ininterrompues, la seconde pour constituer une suite de onze courtes pièces aux titres graphiques. Même maîtrise que sa comparse, même soin, même calme, fût-il acéré comme une lame, percutant comme un taiko ou inédit, produit par l'échantillonneur, complément de la batterie de percussions. La voix chante une berceuse, les aigus informatiques cliquètent dans l'azur, les graves renvoient au drame nucléaire des îles qui se rapprochent, autant de signes que nos oreilles sont appelées à déchiffrer sous les peaux et les cymbales dont la rigueur rappelle quelque rituel du soleil levant. La dialectique est au service de la musique quand se confrontent "délicatesse et brutalité, abstrait et concret, espace et densité, tout ce qui caractérise le Japon".

mardi 21 juin 2011

Jour chômé


Court extrait filmé par Françoise Romand du concert donné vendredi dernier avec Antonin-Tri Hoang (sax alto et clarinette basse) et Lucien Alfonso (violon) au Souffle Continu. On me voit ici au Tenori-on...


J'ai déjà raconté cette histoire. Pour la première Fête de la Musique, le 21 juin 1982, nous avions équipé la 2CV de Brigitte Dornès d'un pavillon de haut-parleur et ouvert la capote. Nous jouions debout avec les musiciens que nous croisions dans la rue ou qui étaient à leur fenêtre. Je partageais anches, flûtes, percussion et instruments électroniques sur piles avec Hélène Sage tandis que Marianne Bonneau enregistrait notre promenade musicale. J'en ai numérisé un long extrait pour le site drame.org (index 7). L'année suivante, les professionnels avaient récupéré la belle initiative, la transformant en foire d'empoigne pour occuper les meilleurs spots de la capitale. De ce jour, j'ai décidé que le 21 juin serait pour moi un jour chômé, espérant que les amateurs sauteraient sur l'occasion pour mettre le pays en musique. Comme un jour des fous, sorte de tintamarre Cagien !

vendredi 1 avril 2011

Les doigts dans la prise


J'avais annoncé la couleur jeudi 24 mars en contant la deuxième session de notre nouveau trio. Depuis, Birgitte avait trouvé notre nom, Strøm, qui signifie courant en danois. Comme en français, il exprime le courant électrique ou celui d'une rivière, et, pourquoi pas, un mouvement artistique. Il rappelle évidemment stream en anglais. Sacha précise que dans un jardin zen le courant (la rivière) traduit l'éphémère en opposition aux pierres qui évoquent la permanence. Pour un groupe d'improvisation branché sur le 220V qui n'appartient encore à aucun, le courant passe bien. Trop bien ! Lê Quanh Ninh laisse cette nuit un commentaire nous signalant qu'il existe déjà un groupe portant ce nom. La tuile ! On va devoir se retriturer les méninges...
(P.S. : il semble que le trio ait décidé de s'appeler EL STRØM pour éviter la confusion)
Le 7 février dernier nous avions mis en ligne Sound Castle, premier album virtuel de notre nouveau trio, le jour même où il fut imaginé et enregistré ! Aujourd'hui Fresh 'n Chips est le second album avec la chanteuse danoise Birgitte Lyregaard, le polyinstrumentiste Sacha Gattino et moi-même. Enregistré les 21 et 22 mars 2011, il est disponible gratuitement sur drame.org, téléchargeable et écoutable en direct au format mp3. La musique ne donne tout son jus qu'au format audio, mais ces copies mp3, branchées sur un bon ampli, rendent bien la passion et la fougue qui nous animent.


Sacha prépare ses programmes à l'avance tandis que je me laisse aller à l'inspiration du moment. Son système informatique centralise tous ses sons dans un échantillonneur auquel il affecte des effets et qu'il contrôle avec un clavier sophistiqué. Le second jour j'ai décidé d'abandonner les claviers de mes synthétiseurs au profit de matériels plus légers, un Kaossilator branché sur un filtre analogique, le Tenori-on et la Mascarade Machine inventée avec Antoine Schmitt et qui tourne sur mon MacBook. Tous deux utilisons des instruments acoustiques, Sacha pose un carillon, une cithare et d'autres objets sur une caisse de résonance, tandis que j'ai ressorti ma panoplie d'homme-orchestre : des flûtes (construites pour moi par Bernard Vitet, une varinette qui se joue en soufflant avec le nez, etc.), anches (trompette à bec, clarinette en PVC), guimbardes multiples voire quadruple, un vrai violon et plein de trucs bizarres dont des ballons de baudruche sur lesquels je m'entraîne ces temps-ci. Ayant exhumé mon cornet en mi bémol pour la photo, j'ai décidé de m'y remettre ! Pour les prochaines séances, Birgitte apportera sa propre table de mixage pour pouvoir maîtriser elle-même les effets sur sa voix, ce qui ne m'empêchera pas de la martyriser avec le H3000 en lui confiant un second microphone.
Voici donc une seconde heure de musique en attendant la suite, futur mélange de reportage et de jeu en direct, travail sur le silence et la rythmique du quotidien, à expérimenter fin avril dans notre laboratoire... Comme tout un chacun je découvre ce que nous avons fait en écoutant en ligne les neuf pièces qui constituent Fresh 'n Chips.

Photos © Sonia Cruchon

samedi 12 février 2011

Duo Birgé Segal au Triton ce soir à 21h


Cherchant un titre à notre duo, j'ai tout de suite pensé à Duchamp. Comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie semble avoir été créé pour nous. On reconnaîtra facilement l'analogie avec le violoncelle de Vincent Segal et mes détournements. Notre art serait-il une savante entreprise de déconstruction qui transite par des années d'analyse pour sauter directement au passage à l'acte ? Une histoire de fous, en somme.
Le programme détaille :
Si le violoncelliste Vincent Segal ne craint pas la pluie, le compositeur Jean-Jacques Birgé possède une collection d'aiguilles. Sur scène tout est possible. Sérieux comme des bouffons, ils nous convient à partager leur nouveau chant de Maldoror, parodiant tout ce qui tombe entre leurs mains sans renier leur amour pour les lieux communs, le romantisme et le naturalisme, l'improvisation et les musiques contemporaines quelle que soit leur époque. Les machines célibataires de Birgé se laissent séduire par le lyrisme et l'élégance du violoncelle de Segal pour construire ensemble la plus humaine des Ève futures. Les deux joyeux adulescents attaquent la musique à l'acide comme une paraphrase critique du monde où ils ont grandi et qui n'est plus qu'une caricature de lui-même. Leur distanciation crée le vertige en incarnant la victoire de l'imaginaire sur le réel.
avec
Vincent Segal - violoncelle, frein et arbalète
Jean-Jacques Birgé - MascaradeMachine, Tenori-on, trompette à anche, flûtes, etc.
L'arbalète, le frein, la trompette à anche et les flûtes ont été construits par Bernard Vitet dans les années 70. MascaradeMachine est un instrument virtuel conçu par Antoine Schmitt et J-J Birgé en 2010.
J'ai fourni une photo que Françoise avait faite l'an passé au moment de notre visite-concert de l'exposition Vinyl à la Maison Rouge. J'ai relu ce que nous avions imaginé pour cette rencontre rare.
Ce soir, samedi 12 février à 21h au Triton

, nous improviserons librement en nous laissant aller au plaisir de jouer ensemble et de partager ces instants avec le public. En relisant cette dernière phrase ou si j'écoute ce que nous avons déjà enregistré ensemble il me semble avoir bien changé depuis les spectacles d'Un Drame Musical Instantané...

vendredi 10 décembre 2010

La 2CV décapotée du 21 juin 1982


Le 21 juin 1982, à l'occasion de la première Fête de la Musique, avant que cela ne ressemble à une quinzaine commerciale avec foire d'empoigne pour jouer dans le meilleur spot de la capitale, nous avions transformé la 2CV de Brigitte Dornès en scène mobile. La capote enroulée, elle conduisait pendant que Marianne Bonneau enregistrait le duo de fadas debout sur les sièges. Hélène Sage avait installé son haut-parleur en pavillon et tous deux soufflions allègrement dans toutes sortes de trompes, flûtes, instruments à anche, sans compter les percussions qui nous reposaient lorsque nous n'en pouvions plus de nous époumoner. Nous croisions parfois des musiciens dans la rue ou à leur fenêtre. La Fête ressemblait à un gros défouloir bruitiste, un jour des fous sans lien avec ce que c'est devenu dès l'année suivante.
J'ai mis un long extrait en ligne (35 sur les 90 minutes enregistrées) de cette promenade radiophonique dans Paris sur le nouveau site du Drame, juste après le concert en duo avec Hélène que nous avons donné à Ordis en Catalogne deux mois plus tard. Je me souviens avoir coulé une bielle en descendant à fond la caisse par l'autoroute. J'avais dû décharger tout le matériel, Marianne et moi avions dormi dans le garage. La Tramontane était une commande pour le Festival d'Ordis. Nous expliquions nos instruments et répondions aux questions du public entre les pièces que nous improvisions avec les cloches de l'église devant laquelle était dressé le podium. C'était la nuit. La Tramontane soufflait.
Pas de photo de la Fête de la Musique, mais un cliché que j'ai pris à l'usine Pali-Kao lorsque j'ai entendu et vu Hélène pour la première fois. Sa Mercedes roulant au pas venait frapper le corps de la chorégraphe Lulla Card (Lulla Chourlin) pendant que la voix d'Hélène était diffusée par le mégaphone évoqué plus haut. Elle jouait aussi de la contrebasse sur le toit. Impressionné, j'ai proposé à Hélène de rejoindre le grand orchestre d'Un Drame Musical Instantané que nous étions en train de former. Lulla a ensuite créé avec nous le spectacle Zappeurs-Pompiers et j'ai continué sporadiquement à jouer avec Hélène...
Quant aux 2CV, ce fut la grande déception d'Elsa quand sa mère vendit la dernière. Pour ma part je n'en appréciais pas particulièrement l'assise, mais j'esquisse toujours un sourire lorsque j'en croise une sur la route.

dimanche 3 octobre 2010

Snarx-Fx met en ligne 23 films de Révélations


Snarx-Fx a mis en ligne les 23 films que Pierre Oscar Lévy a réalisés pour Samsung et qui sont actuellement exposés au Petit Palais à Paris jusqu'au 17 octobre dans le cadre de "Révélations, une odyssée numérique dans la peinture" (entrée gratuite). La reproduction sur Internet ne peut être à l'égal des originaux filmés pour les nouveaux écrans à Haute Définition, mais le travail du studio de post-production qui s'est chargé de toute la réalisation technique des films est suffisamment soigné pour que l'on jouisse du travail que nous avons effectué dans la joie et l'allégresse ! On ne pourra pas apprécier non plus ici la 3D du Böcklin et du Chardin, mais le site a le mérite de livrer les génériques exacts à la fin de chaque film, l'agence de presse responsable de la communication ayant eu une fâcheuse tendance à régler des comptes personnels en travestissant la réalité de cette magnifique aventure entre notre équipe et le constructeur coréen.
À l'initiative de Samsung, le producteur délégué Dominique Playoust me confia la direction artistique du projet. Je n'imaginai pas un tableau dans un écran sans que ce fusse un film. En proposant à Pierre Oscar Lévy de porter les couleurs d'autant de chefs d'œuvre, j'ignorais encore qu'il rêvait depuis l'enfance de s'y plonger corps et âme. J'en composai musiques et partitions sonores, avec pour certains tableaux la collaboration du violoncelliste Vincent Segal et de mon camarade Bernard Vitet qui construisit nombre des instruments uniques que j'utilisai pour ces courts métrages : trompette à anche pour Les Ambassadeurs de Holbein, flûtes du Rembrandt et du Gauguin, clavier de percussion du Vermeer, contrebasse à tension variable du Böcklin, etc.
Aucun commentaire n'oriente l'interprétation du spectateur. Seuls l'image et le son décryptent les intentions des peintres et emportent les voyageurs dans cette nouvelle aventure que les nouvelles technologies permettent aujourd'hui. Il m'est arrivé de m'effacer devant l'image en ne construisant qu'un simple décor sonore, mais le plus souvent la partition évite l'illustration pour jouir de son rôle complémentaire. Recommandons par exemple Composition métaphysique de Chirico où Vincent et moi avons enregistré quatre interprétations différentes, autant de questions pour le même mouvement, tous les films ayant été à l'origine conçus pour être joués en boucle. Avec La tempête de Giorgione je prends des libertés mêlant sons réels et effets de théâtre. De même, le son des Noces de Cana de Véronèse provient d'un reportage que j'ai réalisé dans la salle du Louvre où il est exposé, y ajoutant un quatuor à cordes comme enregistré in situ et le bruit de l'eau qui se transforme en vin, puisque nous avons souvent adjoint un clin d'œil numérique, les effets spéciaux ayant été ajoutés à la demande de Samsung. Le Monet plaît beaucoup, mais c'est une utilisation extrêmement classique de la musique au cinéma, elle renforce néanmoins l'impression d'inachevé du tableau et la profonde tristesse qui s'en dégage. De son côté Pierre Oscar suit les pistes creusées par Luis Belhaouari, notre conseiller historique nous révélant souvent des signes cachés qui donnent leur sens aux scènes peintes.
Notre démarche plut tant aux conservateurs du Petit Palais qu'ils décidèrent d'héberger l'exposition dans son aile sud, espace habituellement ensoleillé, peu propice à y montrer des toiles de maître. Les tableaux ont été choisis par Charles Villeneuve de Janti en fonction d'une thématique qui leur est propre, mais a-t-elle quoi que ce soit à voir avec les scénarios cinématographiques que nous avons réalisés ? Le catalogue, hors-série de Connaissance des Arts, s'est ainsi fourvoyé en évoquant les toiles originales, absentes de l'exposition, et en omettant les merveilles cinématographiques qu'elles ont engendrées. Dans une approche très différente de la nôtre, l'équipe de Laforme a réalisé 17 autres films parmi les 40 en suivant les préceptes que nous avions imaginés, et Jean-Luc Blais a produit une scénographie simple et élégante qui met en valeur les écrans.
La télé a vécu, vive la télé ? Les films seront probablement offerts par Samsung avec l'achat de ses téléviseurs C6000 et C9000. La nouveauté marketing réside dans cet apport de contenu qui double l'offre des chaînes traditionnelles par des programmes exclusifs. Comme Sony ou LG, Samsung fournit des programmes à la demande, archives de telle ou telle chaîne, mais son idée de financer des programmes de création, pour l'instant issus du patrimoine (mais qui sait de l'avenir ?), est une initiative ouvrant de nouvelles perspectives à la diffusion de contenus originaux.

P.S.: les films étant réalisés pour être joués en boucle, le son s'arrête brusquement sur la version mise en ligne.

dimanche 19 septembre 2010

Promenade virtuelle au Petit Palais


À l'occasion des Journées du Patrimoine, le Petit Palais a ouvert ses portes dès samedi sur l'exposition Révélations, une odyssée numérique dans la peinture, initiée par Samsung. Bien que j'aie largement participé à l'aventure, je ne pouvais m'empêcher de craindre une comparaison des écrans avec les œuvres originales. Or, et des ors il en déborde du majestueux édifice enflammé de soleil, or, donc, les films montrent ce qu'aucun musée ne peut offrir, une plongée dans la matière comme dans les intentions des peintres, et ce sans paroles, avec le seul artifice de la conjugaison de l'image et du son. Pour ce faire, il aura fallu axer notre regard analytique sur la narration, privilégier le rêve, plutôt que de ressasser d'éternelles explications de texte pompeuses sous prétexte pédagogique.
Les quarante téléviseurs C9000 et C6000, avec leurs écrans de 55 ou 46 pouces d'une épaisseur presque invisible de 7,8mm diffusent autant de courts métrages réalisés soit par Pierre Oscar Lévy et sonorisés par mes soins, soit par l'agence Laforme dont les équipes travaillent dans l'anonymat. Sept d'entre eux sont abrités dans des chambres obscures, équipées de bancs, permettant une diffusion sonore mieux en accord avec le propos général de la collection qui à terme sera fournie par Samsung aux futurs propriétaires de ces téléviseurs. La nouveauté marketing réside dans cet apport de contenu qui double l'offre des chaînes traditionnelles par des programmes exclusifs. Comme Sony ou LG, Samsung fournit des programmes à la demande, archives de telle ou telle chaîne, mais son idée de financer des programmes de création, pour l'instant issu du patrimoine (mais qui sait de l'avenir ?), est une initiative ouvrant de nouvelles perspectives à la diffusion de contenus originaux. La télé a vécu, vive la télé ? D'un côté les smartphones permettent de regarder des films sur leurs écrans miniatures, de l'autre les écrans Haute Définition montrent ce qui n'a jamais été vu. Car je suis illico allé comparer ce que je venais de découvrir dans l'aile sud où est installée l'exposition, agréablement scénographiée par Jean-Luc Blais, avec les véritables Rembrandt ou Courbet du musée pour constater que mon émotion était paradoxalement plus forte devant la relecture cinématographique que face aux toiles des maîtres ! C'est un comble.


Il faut voir pour le croire. J'ajoute qu'il faut l'entendre aussi puisque j'ai composé la musique des Ambassadeurs d'Holbein (pour trompette à anche et électronique), le Portrait de Rembrandt en costume oriental (pour flûte basse), cosigné le Coucher de soleil sur la seine à Lavacourt, effet d'hiver de Claude Monet avec Bernard Vitet (pour piano) et dirigé la séance où Vincent Segal improvisa au violoncelle pour La grande Odalisque de Ingres. J'ai également conçu et réalisé les partitions sonores de Nuit étoilée Van Gogh et de La tempête de Giorgione. Les 23 films réalisés par Pierre Oscar Lévy sont en ligne sur le site de Snarx-Fx. En me promenant parmi les 34 autres toiles revisitées, j'en ai profité pour monter leur son avec la plus grande délicatesse et mixer l'ensemble afin de leur donner la profondeur que le projet leur confère. Il faudra néanmoins tendre l'oreille en s'approchant de chacune là où chez soi on pourra profiter pleinement du spectacle audiovisuel.
Les 40 œuvres choisies par Charles Villeneuve de Janti sont couronnées par deux toiles que nous avons réalisées en 3D avec Snarx-Fx qui s'est chargé de la technique des 23 qui nous incombent. Une hôtesse distribue les lunettes électroniques permettant de découvrir en relief L'enfant au toton de Jean-Baptiste Chardin et L'île des morts d'Arnold Böcklin.
Rien de tout cela n'eut été possible sans l'initiative de Samsung et la patience de Dominique Playoust, producteur délégué de cette odyssée dont je fus à la fois le directeur artistique et compositeur de la moitié des films présentés. Ce voyage dans le passé avec les outils d'aujourd'hui fut une grande expérience que nous pouvons maintenant partager avec le public.

jeudi 16 septembre 2010

Steve Reich se répète


Tout nouvel album de Steve Reich provoque une attente dans l'espoir d'ajouter un chef d'œuvre à la liste des disques dont on ne se lasse jamais malgré l'usure du temps. Chacun a ses préférences, mais Different Trains, dont l'enregistrement de voix parlées fournit la trame mélodique au quatuor à cordes, me semble ne pouvoir qu'entraîner tous les suffrages quand It's Gonna Rain ravira les amateurs d'expérimentations corrosives ; la vidéo de Three Tales conviendra mieux aux fans d'opéra multimédia et Drumming, Desert Music ou Music for 18 musicians restent de grands classiques... Quoi qu'il en soit, tout son catalogue produit la même excitation, le même vertige enthousiaste, même si le compositeur new-yorkais répète éternellement la formule des canons en unissons qu'il a découverte dès 1965 avec ses pièces pour bande magnétique. J'ai eu la chance de les entendre à la fin des années 60 et d'assister à la création française de Four Organs et Phase Patterns ; depuis, je n'ai cessé de m'intéresser à son travail de physicien du son, capable de faire entendre quatre mélodies enchevêtrées à partir de deux monodies par le seul pouvoir des harmoniques. S'inspirant grandement du gamelan, Steve Reich a su s'affranchir du sérialisme en revenant à une écriture tonale inventive qui laisse loin derrière lui les autres tenants de ce que les Américains appellent le minimalisme et que nous avions l'habitude d'appeler en Europe la musique répétitive.
Hélas, depuis 1995 je n'ai pas ressenti l'émotion que me procurent ses anciennes pièces. Double Sextet interprété par eight blackbird et qui lui vaut le Prix Pulitzer ni 2x5 par Bang on a Can ne m'emballent outre mesure. Steve Reich est tenté d'introduire des instruments populaires à son instrumentation, mais il n'en tire pas la substantifique moelle. Comme l'échantillonneur de City Life ne rendait pas la dimension de la ville, les guitares électriques, la basse et la batterie de 2x5 n'arrivent à produire l'électricité du rock. Le sextuor classique d'eight blackbird composé d'une flûte, une clarinette, un violon, un violoncelle, un vibraphone et un piano, génère des effets plus originaux avec d'intéressantes cassures de rythme. Comme pour Different Trains, Reich a recours à l'artifice du playback, chaque ensemble dialoguant avec lui-même pour permettre au compositeur de jouer de ses effets de déphasage dont il a le secret, mais il avoue préférer pour l'avenir des versions où tous les instrumentistes seront en direct, portant à douze et dix les effectifs.
Ces bémols ne m'empêchent pas de remettre sur la platine l'album publié encore cette fois sur Nonesuch pour constater que la deuxième écoute de Double Sextet me transporte sur un petit nuage...

lundi 6 septembre 2010

Du Gouffre d'Esparros à la Petite Amazonie


Il fait trop chaud pour écrire. Pourtant la journée a commencé à la fraîche. Le gouffre d'Esparros présente d'originales concrétions d'aragonite karstique, cristal de roche aggloméré qui fleurit le long des parois ou des stalagtites. J'ai évidemment un faible pour celles que l'on nomme excentriques. Si je me serais passé de la flûte andine dans l'accompagnement audio automatique, je trouve sympathique les percussions enregistrées à partir des stalagmites ou tites qui ont la qualité d'être toujours évidés en leur centre et donc de sonner remarquablement. Sur une île de la Baie d'Halong j'avais eu la chance de pouvoir essayer ces sublimes lithophones.
L'étape suivante fut aussi humide, puisque nous sommes allés nous promener à la Gourgue d'Asque, dite La Petite Amazonie, micro-climat où la végétation est composée de mousses, fougères et essences rares pour une forêt pyrénéenne. Le long de l'Arros, bien maigre en cette saison, volaient quantité de papillons. Sonia cueillit maintes noisettes fraîches et nous picorâmes quelques mûres avant d'aller nous éclater la panse dans une auberge près de l'Abbaye où nos lapins travaillaient sagement devant un public ébahi.
Le spectacle est maintenant terminé et nous devons les renvoyer à leur clapier parisien avant leur prochaine escale à Bruxelles à la fin du mois où ils se produiront dans le somptueux théâtre des Galeries Royales St Hubert.

lundi 23 août 2010

Révélations au Petit Palais


Pour l'exposition Révélations, une odyssée numérique dans la peinture au Petit Palais à Paris du 18 septembre au 17 octobre 2010, seulement 6 de nos films seront projetés sonorisés (Van Gogh, Giorgione, Holbein, Rembrandt, Monet, Ingres). Pierre Oscar Lévy a réalisé 23 films des 40 de la collection Révélations pour Samsung d'après des chefs d'œuvre de la peinture. J'en ai assuré la direction artistique et la composition musicale, Dominique Playoust la production, Luis Belhaouari le conseil historique, Sonia Cruchon nous a assistés, Snarx-Fx s'est chargé de toute la post-production (numérisation des tableaux, traitement sur Flame, images 3D, etc.). Vincent Segal a composé la musique de La Grande Odalisque en imitant un oud avec son violoncelle, j'ai cosigné la partition de piano de Coucher de soleil à Lavacourt avec Bernard Vitet et je me suis chargé du reste. Les 16 autres de nos films seront exceptionnellement diffusés en muet au Petit Palais, les versions originales, toutes sonorisées, étant exclusivement accessibles sur les nouveaux téléviseurs géants de Samsung. Deux films (Böcklin et Chardin) ont été tournés en 3D par nos soins. Les dix-sept autres tableaux ont été traités dans une approche totalement différente par une autre équipe.
Tenu au secret tant que ce n'était pas officiel, j'ai évoqué ici mon travail pendant tout le mois de juillet sans me référer au commanditaire ni à la finalité de la collection. En plus d'avoir initié tout le projet avec Hee Il Shin, Dominique et Pierre Oscar, j'ai livré quelques idées pour l'exposition, m'inspirant de la scénographie d'une exposition vue à Linz l'an passé, en particulier l'astucieux système de chicanes pour isoler phoniquement les alcôves où seront présentées les 7 films sonores (la réalisation du septième, Delacroix, ne nous incombe pas). Travailler sur nos 23 films a été une partie de plaisir, même si ce ne fut pas une sinécure ! J'ai dormi trois heures par nuit en juillet pour accoucher de 22 partitions sonores dont la plupart des musiques ont été enregistrées avec des instruments acoustiques, qui plus est originaux, souvent construits par Bernard (flûtes en PVC et plexiglas, trompette à anche, contrebasse à tension variable, clavier de cloches tubulaires, etc.). J'ai fait tomber des grains de riz sur toutes sortes d'instruments et cassé un rhombe pour le Zao Wou-Ki, joué du violon et du piano-jouet pour le Chirico tandis que Sonia s'est entraînée pour que le Toton de Chardin tourne encore pendant 250 ans. Tout cela fut possible grâce à la persévérance et à l'amitié de mes camarades de jeu qui se sont défoncés pour rendre en temps et en heure ce qui équivaut à la production d'un long métrage ! L'apport de Vincent a été déterminant, que ce soit pour le burlesque Chirico ou le dramatique Le Lorrain. Elsa a fait fredonner la Vierge de Vinci, Pierre Oscar a joué Joseph et Sonia son fils pour le de La Tour... Mon idée était de rendre les films narratifs sans aucun autre commentaire que la partition sonore et le travail sur l'image. L'équipe de Snarx, principalement Erwan et Franky, a rajouté quelques effets numériques ici et là à la demande de Samsung, ce que Pierre Oscar avait l'habitude d'appeler malicieusement les effets Tannenbaum. Sur les 23 qu'il a réalisés, tous ne peuvent être des chefs d'œuvre, mais pour quelques uns d'entre eux j'ai des doutes ! Je dois enfin préciser que tous ont été conçus pour fonctionner en boucle et que leur durée moyenne est de 4 minutes.

Photographie de Pierre Oscar Lévy travaillant sur Les noces de Cana de Véronèse.

P.S. : nos 23 films sont sur le site de Snarx-Fx.

lundi 19 juillet 2010

Les tableaux de Pierre Oscar Lévy


Pierre Oscar Lévy exécute un travail de titan, donnant un coup de jeune aux chefs d'œuvre du patrimoine. En un mois il aura pondu quarante scénarios et réalisé plus de la moitié des courts métrages autour d'autant de merveilles de la peinture. Une toile, un film. Même punition en ce qui me concerne, puisque j'en compose les partitions sonores avec la gageure de renouveler chaque fois l'exercice. La démonstration de l'apport du son dans un médium audiovisuel est flagrante. En suggérant Pierre Oscar à Dominique Playoust j'ignorais à quel point j'avais vu juste. Épris de peinture depuis son plus jeune âge, il réalise un de ses rêves d'enfant et donne naissance à son tour à quelques perles du 7ème Art. Pour ce faire il aura dévoré jusqu'à cinq bouquins par œuvre, recueilli les conseils avisés de Luis Belhaouari et dirigé une équipe d'effets spéciaux travaillant essentiellement sur Flame et une autre plongée dans la 3D. Chez Snarx, avec Jean-Christophe, Mélanie, Erwann, Nicolas, Frankie et tous les autres, il jongle donc d'un pied sur l'autre entre deux salles, ce qui est peu, j'en conviens, pour avoir vu Orson Welles travailler à Saint-Cloud avec cinq monteurs simultanément ! Ses genoux en prennent un coup, mais ses chevilles résistent à l'épreuve. Chaque scénario comprend un récit, soit l'analyse historique et psychologique du tableau, un texte poétique emprunt à la littérature qui n'a d'autre fonction que de décoller de la toile, l'objectif, c'est-à-dire l'angle sous lequel il l'aborde, et le découpage plan par plan, sachant que plus de la moitié des films qu'il aura réalisés se borne à un plan séquence savamment étudié au millimètre près.
Nous faisons valider d'abord les scénarios, puis le montage, le plus souvent sonorisé, pour terminer par les effets spéciaux exigés par notre client et qui prennent un temps machine considérable. Ces artefacts sont toujours inspirés de l'étude des tableaux et obéissent à la même logique narrative que le reste de la collection. Je les imagine comme un clin d'œil brechtien révélant la commande. Ils signent le saut dans le temps que notre travail représente, à la fois savant et naïf, et rendent hommage aux peintres sublimes que nous vénérons sans plus de sacralisation que d'iconoclastie. On peut être sérieux et élever des écureuils fous (je n'arriverais jamais à prononcer correctement "Crazy Squirrel"), puisque je ne peux m'empêcher de penser à Tex Avery quand le reste du temps et selon les films je reconnais Murnau, Renoir (Jean), Laughton, Visconti, Jancso, Buñuel et tant d'autres, mais, finalement et surtout, Pierre Oscar Lévy, qui en 1983 signait Je sais que j'ai tort mais demandez à mes copains, ils vous diront la même chose (Palme d'or du court-métrage au Festival de Cannes) autour de Picasso, Premiers mètres l'année suivante et Le cabinet d'amateur en 1986 qui sont deux magnifiques collections de faux, cinématographiques d'abord, picturaux ensuite, Relief de l'invisible en 1999, zoom vertigineux dans la matière, etc.
Si Dominique, qui est à l'origine du projet avec nous deux et remplit les fonctions de producteur, nous octroya une confiance aveugle, Pierre Oscar, avec qui j'avais travaillé précédemment sur deux films, me permet de vérifier mes théories sur l'apport du son lorsqu'il vient compléter les images plutôt que les illustrer. Les partitions sonores, répertoriées selon leurs constituants, prennent plus ou moins de recul, à savoir la densité d'évocation poétique qu'elles sont en mesure de susciter. La musique est évidemment la porte ouverte à toutes les interprétations, et plus elle est difficile à caractériser, plus elle en offre ! Les partitions bruitistes, faites d'ambiances réalistes ou sonorisées par des signes jalonnant de sens les paysages survolés par la caméra virtuelle, jouent la carte de l'immersion, voire de la transe. Certains partis-pris comme l'enregistrement de la foule des visiteurs du Louvre devant Les noces de Cana relève encore d'une autre série, plus conceptuelle. Je parle de tout cela alors que nous sommes encore en plein dedans. Presque toutes les musiques ont été enregistrées avec des instruments acoustiques, le plus souvent bien réels ; je m'y suis collé pour la plupart (flûtes, trompette à anche, trompette, violon, hou-kin, piano, piano-jouet, guimbarde, percussion...), mais le violoncelliste Vincent Segal est venu me prêter main forte, ainsi qu'Elsa pour une chanson murmurée, et pour quelques bruitages complexes Pierre Oscar et Sonia Cruchon qui trouverait la solution à n'importe lequel de nos désirs impossibles... À l'avenir il serait palpitant d'opérer sur des œuvres plus récentes. J'ai déjà hâte de voir tous les films terminés, repensant au dernier vers de Renard de Stravinsky et Ramuz : "Et si ma chanson vous a plu, payez-moi ce qui m'est dû !".

dimanche 18 juillet 2010

Flûte alors


Embarqué dans une activité musicale monomaniaque, j'ai de plus en plus de mal à écrire sur autre chose. Vient s'ajouter la crainte de lasser mes lecteurs/trices à en détailler le menu, discours de la méthode que je tente de renouveler chaque jour puisque je me suis fixé de traiter chacun des vingt-deux tableaux de manière radicalement différente. Saurez-vous décrypter le sens caché de ce qui peut, au premier abord, paraître des modes d'emploi ? Dans cet autoportrait en creux, j'espère toujours que l'anecdote ou l'exemple seront suffisamment éloquents pour susciter une critique, une réflexion, ou bien livrer quelque astuce, pour que l'on n'en reste pas à la description rudimentaire de ma tambouille faussement technique !
Aussitôt dit, aussitôt fait, j'ai enregistré les deux pièces pour flûte. Très tôt, j'attaque le Portrait de l'artiste en costume oriental avec la flûte basse en PVC construite par Bernard. Je m'époumone dans son tube de 2 mètres avec une section de 3,5 cm. Cinq prises de 4 minutes chacune plus tard, je crée un espace plausible pour la scène, mais je réverbère la mélodie rythmée accompagnant le chien pour lui donner un effet artificiel, comme si c'était un avatar rêvé du peintre. Pierre Oscar (admirant l'original au Petit Palais) m'apprend que l'animal a été ajouté dans un second temps. À la sortie des 101 dalmatiens en 1961, j'avais été marqué par la scène où les maîtres ont tous un chien qui leur ressemble. Ce phénomène d'identification se vérifie souvent. Si je joue Rembrandt très grave, son ironie devient explicite avec le rythme sur le chien, sujet majeur de la toile.
L'après-midi, j'essaie de transmettre l'érotisme d'Arearea (Joyeusetés) de Gauguin tout en soufflant comme si c'était la jeune fille. La rivière diffusée en playback dans le casque, je joue là aussi en regardant le film, ce qui n'est pas mon habitude, car en général je préfère mémoriser pour profiter des effets magiques du synchronisme accidentel. J'hésite un peu, j'ânonne tout en conservant l'émotion. Je voulais utiliser une petite flûte en bois, mais Pierre Oscar insiste pour que ce soit très doux. J'en sélectionne donc une en plexiglas que Bernard m'avait construite. En fait, c'est ma préférée. J'avais peur qu'elle fasse trop japonaise, mais en choisissant bien la tonalité j'espère m'être approché de la sensualité fragile désirée.

samedi 17 juillet 2010

682 km à vol d'oiseau


Je voudrais filer à La Ciotat auprès de Françoise qui veille Rosette jour et nuit, mais le tournage des tableaux me retient à Paris. Ce n'est pas toujours facile d'être où l'on devrait.
Je travaille de 6h à passé minuit presque tous les jours. Comme pour le reste de l'équipe il n'y a ni samedi ni dimanche. Et chaque jour j'ai l'impression que respecter le planning tient du miracle. Hier j'ai mixé La Vierge aux rochers de Leonard de Vinci et préparé les séquences animées des Demoiselles des bords de Seine de Gustave Courbet. Le rêve qu'a construit Pierre Oscar autour de ce tableau me fait éloigner les rires du bal sur l'autre berge et celui d'une des filles dans un imaginaire à portée de main. Samedi la flûte tient le rôle principal, basse sur le Rembrandt, aigrelette sur le Gauguin, dans l'intimité du miroir pour le premier, en suivant la rivière pour le second. Je voudrais tout enregistrer cette fois à l'image, sur le modèle de la fugue.
Une fugue ? Je me sens mal de ne pas pouvoir te serrer dans mes bras. J'aimerais faire rire ta maman, aider ton père, vous écouter parmi les oiseaux et les cigales, mais je ne fais que reconstituer ce genre d'ambiances dans le studio que je déserte seulement aux rares heures du sommeil. Je pense à vous tout le temps, dans le moindre interstice de la fiction en morceaux que nous inventons.
Lorsque j'arrive à voler du temps à cette course folle contre la montre je m'active à terminer 2025 ex machina, un grand écart de quinze ans en prémisse de mon prochain disque, je rédige avec Antoine le texte de présentation de Petit manège, notre nouvelle installation, je résous mille problèmes domestiques ou administratifs sans réussir à m'allonger ne serait-ce que dix minutes pour lire le journal. Pourtant je suis calme, ce qui me permet d'avancer vite et bien. Il y avait longtemps que je n'avais senti cet élan musical. Tout prend sa place. Je pense que je suis calme parce que je suis avec toi et que je te sens t'affairer aussi jour et nuit. Je suis près de toi et ta pensée m'enveloppe à tout moment. Ma tristesse est modulée par l'admiration que m'inspire Rosette, égale à elle-même, à la hauteur de sa vie exemplaire. Déjà Tonton nous avait épatés. Quelle belle famille ! Est-ce que j'écris ces lignes pour m'empêcher de culpabiliser de n'être pas physiquement avec vous ? C'est possible. Je suis ici et là-bas. Je me dépêche de terminer. Ce mois de juillet n'a pas l'air vrai. Rien ne semble réel.

vendredi 21 mai 2010

Sortis d'un chapeau


Si je ne dis rien, on va croire que ce fut un bide, alors je vous rassure, les petits lapins ont fait un magnifique concert, éclairés comme jamais, dans une belle disposition scénographique ! Juste avant, j'ai adoré jouer Mascarade bien qu'il soit crevant d'improviser sur un matériau dont on ignore tout à l'avance : si nous sommes censés transformer les informations radiophoniques en musique, nous n'avons rempli que la moitié du contrat que nous nous étions fixé à nous-mêmes, à savoir que la musique était enfin là, timbre clair, élégante retenue, tandis qu'un nouvel aléa nous empêcha de nous connecter aux infos. Le soir de l'avant-première à Paris, nous avions déjà été ennuyés par la diffusion omniprésente d'un match de foot. Cette fois, l'antenne de Kyq 95.7, plantée sur le toit du Cinéma Le Laurier où nous ouvrions le Festival de Victoriaville, écrabouillait toutes les autres stations, reléguant Antoine à diffuser une création radiophonique contemporaine minimaliste et mon poste déversant une muzak non-stop sans paroles ! Extirpant quelques lapins de nos chapeaux, nous avons jonglé avec ces impondérables (de lapin, comment se priver du moindre jeu de mots lagomorphe ?) tout en restant frustrés de n'avoir pas pu exposer le sens même de l'œuvre. Un nouvel ajustement s'avère nécessaire pour jouer enfin nos rôles de présentateurs plutôt que nous cantonner à des tours de magie, certes seyants mais pas assez critiques à notre goût !


Dans l'après-midi, nous avions marché au milieu des installations sonores accrochées dans le parc de verdure jusqu'au "solo de musique concrète pour 6 pianos sans pianiste" d'Érick d'Orion hébergé par le Théâtre Parminou. Des moteurs désaxés font vibrer les carcasses de récupération, dans l'esprit de la WARPS (World Association for Ruined Piano Studies). Bien que les deux haut-parleurs jouant des phrases de Sun Ra, Ellington ou Ligeti altéraient le concept derrière le 5.1 acoustique, l'ensemble nous emballa.


Après que nous ayons rangé toute la marmaille dans ses malles et collé dessus l'adresse de Luminato à Toronto où auront lieu les prochaines représentations de Nabaz'mob du 12 au 20 juin, nous sommes allés écouter au Colisée la création pour grand orchestre du Montréalais Sam Shalabi qui avait déjà commencé, free pop égyptienne envoûtante portée par cinq chanteuses et une vingtaine de musiciens, mais elle demande encore à être affinée, desservie ici par un mixage bancal handicapant les nombreux instruments acoustiques. Pour finir la soirée, il est 3 heures du matin quand je tape tape tape ces lignes, la Française Marylise Frecheville tape tape tape ses fûts, cymbales et métalophone en symbiose avec le guitariste québecois Éric Boros. L'énergie communicative de leur duo intitulé Vialka nous empêcha de fermer les yeux et les oreilles. Cela fait toujours plaisir de voir une fille jouer d'un autre instrument que du piano, de la flûte ou de la harpe. La demoiselle donnait l'impression de ne pas y toucher tant elle virevoltait avec humour et précision d'une séquence rythmique à une autre. Sa voix rappelait par instants Yma Sumac et son camarade découpait le temps en tranches comme autant de chapitres d'une histoire sans paroles. Je n'avais plus qu'à rentrer à l'hôtel, développer mes photos numériques et résumer tout cela avant d'ajouter quelques liens. Je me couche alors que mes lecteurs outre-atlantique sont déjà debout.

jeudi 6 mai 2010

Enfermé avec George Harrison


À l'arrière plan de la photo, on reconnaît George Harrison ; devant, au tambourin, Michel Polizzi, un camarade du Lycée Claude Bernard, à l'époque où il fréquentait les Dévots de Krishna. Les commentaires sur sa page FaceBook m'incitent à raconter cette soirée du 13 mars 1970 chez Maxim's. Préparant le concours de l'Idhec, ancêtre de la Femis, j'avais choisi le "groupe social" des Krishnas comme sujet d'enquête, grâce à Michel qui m'avait également présenté James Doody, fondateur du light-show Krishna Lights. Après le temple de Fontenay-Aux-Roses et les soirées à l'American Center, boulevard Raspail (ah, les bananes trempées dans le lait de coco !), j'étais parti pour Londres où résidait le maître spirituel A.C. Bhaktivedanta Swami Prabhupāda pour continuer mes interviews. Bury Place. On peut deviner que mes questions aux disciples furent perfides et mes remarques éminemment critiques. Le Maître planait au-dessus de la mêlée bien ordonnée. Par quel hasard m'étais-je retrouvé à l'harmonium avec mon Beatle préféré à l'étage de l'improbable Maxim's, rue Royale ? Doody m'avait tout simplement donné le téléphone de John Lennon qui savait comment joindre George ! Les dévots étaient hébergés à Pigalle dans un hôtel de passe où se croisaient les toges aux couleurs du soleil et les mini-jupes des filles de la nuit.
L'harmonium me fut arraché au bout du troisième morceau. Au lieu de jouer le drone de manière recueillie, je m'étais progressivement laissé emporter par le rythme au point de faire swinguer le soufflet comme un malade ! Govinda Jai Jai, Gopala Jai Jai, Radaramanahari Govinda Jai Jai... Comment me suis-je retrouvé plus tard enfermé (à clefs !) pendant une heure sur un palier riquiqui entouré de trois portes, autant dire un placard, avec George Harrison, pour lui tenir le crachoir afin qu'il ne flippe pas tout seul en attendant que ses fans soient dispersés par le service d'ordre ? J'avais fui les avances d'une chanteuse en vogue (je n'avais pas 18 ans et en faisais beaucoup moins) dont le tube respirait le blues comme un gros pétard fait croire au génie de l'instant. Les organisateurs avaient certainement repéré mon comportement dévoué et inoffensif pour me choisir comme chaperon de la star. Dans des occasions pareilles, je tente toujours de converser comme si mon interlocuteur était un type comme un autre. Dehors les fans se coucheraient sous les pneus de sa voiture pour l'empêcher de fuir. George me confia de choisir à qui donner ses coordonnées, soit quelques rares journalistes.
Après avoir brillamment réussi le concours d'entrée à l'Idhec, mes débuts dans la pop-music s'annonçaient, non pas prometteurs, mais simplement banaux. Tout était facile. Je jouai de la flûte avec Eric Clapton dans la villa de Giorgio Gomelsky, le manager des Rolling Stones. Je phagocytai la villa de Pink Floyd. Ma sœur et moi étions devenus les mascottes de l'orchestre de Sun Ra. Je m'occupai de Frank Zappa lors de ses visites en France. Je projetais mes images psychédéliques sur Gong, Red Noise, Kalfon, Clémenti et Melmoth (Dashiell Hedayat). Je n'avais pas de Chrysler rose, mais une soif d'apprendre et de vivre, sans entrave, sans entraver que pouic non plus, car tout semblait à la fois naturel et fascinant. On planait littéralement. Avec le recul je comprends comme le monde a changé. Cela m'a mis le pied à l'étrier, me rendant exigeant et avide d'expérimentations en tous genres. J'ai continué à avoir de la chance, en travaillant d'arrache-pied. Tandis que je rangeai mon épais dossier d'enquête fortement illustré et parfumé à l'encens (ce qu'il en reste est très imagé), je découvre une chemise que je n'avais pas ouverte depuis 1970. Dedans il y a mes dissertations de philo, mais ça c'est une autre histoire.

P.S. du 30 mars 2019 :


La photo aura mis presque un demi-siècle à me parvenir. Elle proviendrait des archives du New York-Paris Herald Tribune. J'avais raconté comment je m'étais retrouvé enfermé avec George Harrison ce 13 mars 1970. Mais je n'avais jamais vu d'autre photo que celle où mon camarade Michel Polizzi figurait avec mon Beatle préféré lors de cette incroyable soirée chez Maxim's avec les Dévots de Krishna ! De profil debout à gauche, je porte un gilet noir sans manches. Michel est en bas à droite. Harrison est facilement reconnaissable. Je pensais que c'était en 1971, mais Michel me rappelle que "les journalistes ne voulaient savoir qu'une seule chose, si les Beatles allaient se séparer. Or en 1971 c'était plié." Harrison était d'ailleurs là pour la sortie de Govinda paru une semaine plus tôt sur le label Apple, deuxième 45 tours du Radha Kṛṣṇa Temple qu'il avait produit.

mardi 20 avril 2010

Quand les déjantés de 69-71 se rêvaient commerciaux


Il est quasi impossible de revenir de la boutique du Souffle Continu sans un petit trésor dans sa musette. En vitrine un vinyle me fait de l'œil pour que je lui prête mon oreille. Théo Jarrier a la gentillesse de me sortir la compilation des 45 tours initialement produits par Byg dans sa version CD. Si vous voulez savoir quelles musiques "pop" se jouaient à Paris et dans les rares festivals de l'Hexagone entre 1969 et 1971, vous ne pourrez trouver mieux que les vingt-deux morceaux réunis dans The Byg Deal, une compilation "Art-Rock-Revolution" publiée par Finders Keepers. C'est le Nuggets français, avec son entrain, ses maladresses, ses rythmes carrés "à la française" annonçant le rock progressif, le son d'époque brut de décoffrage et un voyage dans le temps où l'avenir se construisait au jour le jour. Se succèdent deux fois Alice, François Wertheimer, Brigitte Fontaine et Areski (Ça va faire un hit), trois fois Gong, Alan Jack, deux fois Cœur Magique, Valérie Lagrange, Alpha Beta, Jacques Barsamian, deux fois Ame Son, l'Art Ensemble of Chicago (Rock Out), Freedom, Vangelis, Paul Semama, Inter-Groupie Psychotherapeutic Elastic Band, Banana Moon, Joachim and Rolf Kühn. Pour les vieux, l'effet madeleine est garanti, pour les jeunes une cure de jouvence ne fait jamais de mal quand l'invention est au bout du sillon.


Je n'avais jamais entendu parler de Simon Finn. Côté barré, ce folk singer psychédélique de 1970 est une sorte de Captain Beefheart de la gratte - moi où ça démange. Accompagné de David Toop (guitares, basse, flûte, piano, harmonium, accordéon, violon, etc.) et Paul Burwell (percussion, dulcimer), Simon Finn chante comme une patate avec une ferveur désarmante allant jusqu'au sublime. Ce n'est peut-être pas un souffrant comme Daniel Johnston ou Wild Man Fisher dont j'ai découvert le reste de la discographie il y a peu, je ne connaissais que l'album An Evening With... produit par Zappa, mais il fait partie des artistes bruts dont l'authenticité submerge bien des produits policés. L'album Pass The Distance devenu culte est réédité en CD par Captain Trip et en magasin au Souffle Continu où j'en ai profité pour acheter le beau livre de Philippe Thieyre sur Robert Wyatt richement illustré par les émouvantes photographies de Jean-François Dréan (ed. des Accords).

lundi 5 avril 2010

Le son de Vinyl


Françoise Romand a terminé le montage du film tourné lors du concert-visite que nous avons réalisé avec le violoncelliste Vincent Segal le 21 mars à La Maison Rouge (Photo Mathilde Morières). Filmé avec une HandyCam, le court-métrage rend bien l'ambiance de la performance qui dura près de deux heures. Nous avons exclu l'interprétation mémorable de 4'33 de John Cage qui se prête mal à une diffusion cinématographique et avons écourté nombre de stations. De même, nous ne nous sommes pas attardés sur les dizaines de pochettes que nous avons commentées en direct, préférant privilégier les séquences musicales. Pour rendre digeste la diffusion sur Internet, nous avons découpé le film de 23'23 en trois parties.


Première Partie (8'37)
Vincent Segal (violoncelle) et Jean-Jacques Birgé (Tenori-on)
autour de Christian Marclay, Helio Oiticica, Philip Glass, Laurie Anderson...


Seconde Partie (5'46)
Jean-Jacques Birgé (Kaossilator), Vincent Segal (violoncelle) et la participation de Martin Fournier (voix)
autour de Laurie Anderson, William Burroughs, John Giorno, Allen Ginsberg, Salvador Dali, Iannis Xenakis, Pierre Boulez...


Troisième Partie (9'00)
Vincent Segal (violoncelle, tourne-disques, keuss keuss) et Jean-Jacques Birgé (flûte, tourne-disques, susu, varinette)
autour d'Un Drame Musical Instantané, Michael Snow, Maurice Lemaître...

J'ai choisi de placer le film à la fois sur DailyMotion, YouTube et Vimeo, ici dans l'ordre croissant de qualité constatée avec le même fichier. Il est intéressant de noter que la meilleure reproduction s'avère celle du site le moins fréquenté.

P.S. : je remarque seulement ce matin que le 33 tours d'Hélène Sage et Bernard Vitet, Supposons le problème résolu paru chez GRRR également, figurait dans le catalogue de l'exposition, aux côtés de Rideau ! et À travail égal salaire égal d'Un Drame Musical Instantané.

mardi 23 mars 2010

La Passion du Vinyl


Après la première station sous le signe de la musique d'ameublement d'Erik Satie, nous avons gravi le chemin transportant l'un sa boîte de violoncelle et un tourne-disques, l'autre sa valise remplie de disques et d'instruments électroniques. Passés devant le Domaine Musical, Eskimo des Residents, Portal par Alechinsky, nous nous sommes arrêtés pour piétiner et diffuser les Footsteps de Christian Marclay. Depuis son acquisition, plus le vinyle est esquinté plus le son est intéressant. Quelques mètres plus loin, pour interpréter un duo de musique répétitive devant les Philip Glass de Sol LeWitt, je sors mon Tenori-on dont le son est plus discret que je ne m'y attendais, obligeant Vincent Segal à jouer pianissimo. Tandis que je diffuse lithurgiquement le 45 tours souple de L'Apothéose du Dollar par Salvador Dali, Vincent glisse un petit Bach (photo 1) ! Sous la vitrine, nous découvrons un disque en chewing gum qui aurait plu au Catalan.


Vincent attaque O Superman, qu'il a déjà fait avec Laurie Anderson, en jouant simultanément la pédale rythmique et la mélodie. Mes boucles vocales au Tenori-on prennent quelques libertés avec l'original (photo 6). Nous sommes plus révérencieux avec 4'33 de John Cage ; j'ignore si c'est une première mondiale de l'interpréter en duo, mais nous jouons parfaitement ensemble (photo 3) ! Vincent déploie une partition très annotée de Ligeti et une autre, autographe, de Pierre Boulez. J'accompagne au Kaossilator Martin Fournier, spectateur anglophone, récitant magnifiquement un texte d'Allen Ginsberg, avant que mon camarade s'interroge sur le Johnny Griffin de Warhol et que je conte mes aventures adolescentes avec les Beatles. J'offre quelques exemplaires de Rideau ! à la cantonade après que nous ayons exécuté un playback à la flûte et au violoncelle sur M'enfin (photo 2). Ce n'est pas tous les jours que les visiteurs d'une exposition d'art contemporain repartent avec une des œuvres sous le bras ! Nouveau duo avec flûte devant The Last LP de Michael Snow où nous prétendons avoir arrangé un morceau d'une tribu disparue, à l'image du canular de l'artiste canadien. Auparavant j'ai montré les pochettes doubles d'un autre album de Snow et du trio Laurie Anderson / John Giorno / William Burroughs. À cette occasion je suggère à Vincent de faire l'expérience du triple sillon de la quatrième face : le choix du morceau est aléatoire.


J'ai apporté des extraits de 3/3 par 1/2 (trois tiers par Un DMI) que nous avions enregistré sur Machiavel avec trois bouts de vinyle de trois différents disques du Drame (écoutable ici). La force centrifuge du tourne-disques portable expulse les tranches de gâteau noires qui scratchent toutes seules sous l'aiguille, composant un morceau inédit surprenant, d'autant que j'ai placé dessous l'une des faces bruitistes du Snow (photos 4-5). Terminant par un hommage à Fluxus, Vincent trace un sillon avec un clou sur la surface vierge du disque à graver soi-même de Maurice Lemaître, puis il joue des Keuss Keuss tandis que je hurle, un susu dans la bouche, sur deux de ses poèmes, L'équipée sauvage et Valse japonaise ! C'est terminé, Vinyl ferme pour ce soir, nous avons improvisé un programme de près de deux heures. Le public est aussi enchanté que nous deux qui nous sommes bien amusés...

Photos © Mathilde Morières, sauf n°3 Corinne Dardé (celle où l'on voit Françoise Romand filmer, ce qui laisse présager d'un futur YouTube qui sera également en ligne sur le site de La Maison Rouge). Merci les filles !

dimanche 21 mars 2010

Visite de Vinyl en concert


Aujourd'hui le blog s'écrit en live à partir de 17h. Le violoncelliste Vincent Segal m'a invité à dialoguer avec lui devant les pochettes de disques de l'exposition Vinyl à la Maison Rouge, 10 boulevard de la Bastille à Paris. Nous nous transformons en guides, commentant les œuvres en paroles et musique. Vincent apporte un mange-disques portable pour que je puisse enfin jouer en public les Footsteps de Christian Marclay et de son côté il scratchera Maurice Lemaître avec un clou ! Il a recueilli des textes, entre autres de Laurie Anderson, à faire lire par une spectatrice anglophone que nous accompagnerons en direct. Tous nos instruments électroniques et leurs amplifications marchent sur piles. J'hésite à emporter ma longue flûte en plexiglas que le luthier Sylvain Ravasse a eu la gentillesse de me réparer vendredi et qui me manquait cruellement depuis que je l'avais brisée en deux en roulant à bicyclette au sortir d'une séance avec le chanteur Baco. Une foule de petites surprises émailleront la visite improvisée, aussi préserverons-nous le mystère jusqu'à cet après-midi.

samedi 6 février 2010

Les lapins à toutes les sauces et le jardin des délices


Ayant reçu copie d'un reportage réalisé par Marc Helfer pour la télévision finlandaise autour de Nabaz'mob avec entretien au Studio GRRR et extrait du film de Françoise, je me promenais parmi nos bestioles lorsque j'aperçus un enregistrement vidéo en haute définition de notre opéra réalisé par Heinz Sambs (caméra) et Ramsy Gsenger (montage) à l'occasion de notre passage au Musée Lentos de Linz en Autriche pendant le Festival Ars Electronica qui venait de nous remettre l'Award of Distinction 2009 pour la musique numérique. Leur petit montage en fondus rend bien le spectacle que nous avions donné au musée d'art moderne et l'ambiance de la soirée. Il existe nombre de vidéos tournées ici et là, à New York ou Amsterdam, Paris ou Strasbourg (ci-dessus), sans compter les passages au Journal Télévisé et tous les extraits pirates capturés avec des téléphones portables. D'autres disparaissent, découverte beaucoup plus angoissante que les mises en ligne sauvages, comme le joli film tourné aux Arts Décoratifs, brutalement effacé sans que l'on ne nous en ait avertis ni que l'on sache pourquoi. YouTube permet pourtant de stocker tout ce que l'on souhaite sans coûter un centime ni occuper la moindre mémoire sur nos sites ou nos disques durs. L'éradication laisse un grand trou noir en illustration de mon article d'alors et une certaine amertume devant les usages cavaliers de personnes ou d'institutions avec qui nous avons collaboré. Internet n'est pas un modèle de courtoisie, porteur d'autant de de goujateries qu'ailleurs.

P.S.: au moins le Blog aura servi à quelque chose. Le film tourné par Olivier Souchard a été réintégré sur DailyMotion.


Comme je jetais un œil à ce qui est en ligne, je tombe avec surprise sur une captation linéaire d'une scène du Jardin des Délices que nous avions créé avec Frédéric Durieu et la graphiste Veronica Holguin. Le projet que j'avais initié à Hyptique était resté à l'état de pilote faute de subsides, l'éclatement de la bulle Internet en l'an 2000 ayant pulvérisé toutes nos ambitions dans ce domaine pour un moment. Cherchant une idée pour un CD-Rom adulte, j'en avais eu l'idée le soir-même où nous avions terminé Alphabet. Il s'agissait d'adapter librement le tryptique de Jérôme Bosch.
Nous avions terminé la grande introduction avec navigation parmi les étoiles et les planètes du système solaire (utilisant son système en 2D½, Fred avait poussé la précision jusqu'à les situer à leur endroit exact dans le cosmos !) pour arriver sur la Terre, un globe que les éléments naturels malmenaient brutalement sans atténuer l'effet poétique de ces boules de verre que l'on retourne pour faire tomber la neige. C'était ainsi que Bosch a peint le Jardin lorsque le tryptique est fermé. J'avais fait traduire dans toutes les langues la phrase inscrite tout en haut "Ipse dixit et facta sunt, ipse mandavit et creata sunt" en substituant le pronom personnel "il" par le "on" impersonnel qui correspondait à notre perception du monde à savoir que ce n'est pas Dieu qui crée les hommes, mais le contraire : "Comme on le décide les choses sont faites", les ambiguïtés du Hollandais permettant cette interprétation sacrilège ! Il reste une trace de l'avant-propos avec le module Big Bang où matière et anti-matière se frottent l'une à l'autre pour produire le résidu qui donna naissance à l'univers d'où nous sommes issus, poussières d'étoiles. Le tryptique s'ouvrait après que nous ayons reconstitué son cadre. Nous avions également réalisé la première des sept scènes du Paradis, Forever, qui produit une musique répétitive infinie, différente à chaque redémarrage. Les deux modules Shockwave furent plus tard recyclés avec PixelbyPixel pour former Time. La première scène de l'Enfer du Musicien ne fut jamais complètement terminée. Y défilait l’histoire de la musique pendant qu’un eugénisme imbécile et cruel résolvait avec terreur la question démographique.
Le tableau qui est montré ci-dessus est le seul réalisé du tryptique central dit le jardin des délices proprement dit. Y poussent plantes, fleurs et champignons aux formes plus que suggestives, vulves et phallus suggérés par ces photographies de nature prises en forêt et dans les champs. Le rythme varie chaque minute tandis que des flûtes mélodiques accompagnent les apparitions, on entend les herbes écartées, les caresses portées aux fleurs génèrent des râles de plaisir. Les rythmes de cette forêt d’émeraude y sont moites, les flûtes si calmes qu’elles nous laissent respirer à notre tour… J'ignore comment ce module a pu se retrouver sur YouTube. Il ne fonctionne qu'en OS9 et n'a jamais été commercialisé. Il s'agit probablement d'une personne à qui nous avions offert l'un des exemplaires du pilote... Quoi qu'il en soit, il est préférable que les œuvres circulent plutôt qu'elles disparaissent sous prétexte de protection !

vendredi 5 février 2010

Epitaph, œuvre posthume de Charles Mingus pour un orchestre de 30 musiciens


Charles Mingus est l'un de mes compositeurs préférés, et certainement celui que je place en tête parmi les jazzmen, n'en déplaise à l'orthodoxie ellingtonienne. Je parle ici d'invention musicale, d'architecture, d'un monde à part, celui qu'il fait sien. Il fut le seul compositeur qu'Un Drame Musical Instantané se risqua à jouer pour un concert entier, faisant le pari fou d'adapter intégralement le sublime disque en grand orchestre Let My Children Hear Music pour notre trio (1 2 3) ! Les seuls autres exemples furent Henri Duparc, Hector Berlioz et John Cage, mais nous ne les jouâmes que le temps d'un unique morceau.
Découvrir une œuvre de Mingus de plus de deux heures pour un orchestre de 30 musiciens tient du miracle. Le contrebassiste l'avait intitulée Epitaph sachant qu'elle ne serait probablement pas jouée avant qu'on l'enterre. Il faudra même encore attendre dix ans après sa mort, qu'il appelait son illusion paranoïaque, pour l'entendre enfin. Si l'on en suit la genèse, une première tentative échoua lamentablement en 1962. À l'écoute des 18 mouvements de cette suite composée sur une très longue période qui se confond approximativement avec la vie même du musicien je ne peux m'empêcher de penser au Skies of America d'Ornette Coleman et surtout au père de la musique américaine, Charles Ives, mon compositeur de prédilection. Le début du concert au Lincoln Center de New York peut paraître un joyeux foutoir à qui ne connaît pas les expérimentations mingusiennes les plus échevelées, mais l'écriture est justement complexe et rassembler une pareille brochette de stars n'a pas dû être simple pour les répétitions. L'excellence des solistes n'en fait pas toujours les meilleurs musiciens de pupitre, mais la fougue est là, le souffle continue.
Appréciez la distribution égrainée comme un collier de perles précieuses : George Adams (sax ténor), Phil Bodner (hautbois, cor anglais, clarinette, sax ténor), John Handy (clarinet, saxophone alto), Dale Kleps (flute, contrabass clarinet), Michael Rabinowitz (bassoon, bass clarinet), Jerome Richardson (clarinette, alto saxophone), Roger Rosenberg (piccolo, flûte, clarinette, sax baryton), Gary Smulyan (clarinette, sax baryton), Bobby Watson (clarinette, flûte, sax soprano et alto)... Pour les trompettes : Randy Brecker, Wynton Marsalis, Lew Soloff, Jack Walrath, Joe Wilder, Snooky Young... Aux trombones : Eddie Bert, Sam Burtis, Urbie Green, David Taylor, Britt Woodman, Paul Faulise (basse) et au tuba, Don Butterfield. La section rythmique comprend Karl Berger (vibraphone, cloche), John Abercrombie (guitare), Sir Roland Hanna et John Hicks (piano), Reggie Johnson et Ed Schuller (contrebasse), Victor Lewis (batterie), Daniel Druckman (percussion) et, last but not least, Gunther Schuller dirige cet All Stars !
Si les pièces sont variées, elle reflètent bien la musique de Mingus, son assomption de l'histoire du jazz comme ses visées expérimentales, lointaines cousines de Stravinsky et Varèse. Schuller est le garant de l'unité et nombreux des hommes qui l'ont secondé sont là pour payer leur tribut à un musicien qui en a bavé des ronds de chapeau toute sa vie et a su innover jusqu'au bout. Ils raniment la flamme le temps d'un mémorable concert qui ne sera pas facile de reproduire. On regrette seulement qu'il manqua toujours aux compositeurs afro-américains les moyens nécessaires à leur épanouissement. Rares encore sont ceux à qui l'on commande une œuvre pour orchestre. La musique contemporaine gagnerait à noircir ses rangs comme à les féminiser. Les révolutions musicales passent aussi par des bouleversements sociaux indispensables. Il ne suffit pas d'élire un Noir à la Maison Blanche pour que l'Amérique s'affranchisse de sa ségrégation. Epitaph est une petite victoire. Il en faudra encore beaucoup d'autres pour changer le monde.
Enregistrée en 1989, l'œuvre n'est sortie que récemment en DVD et en CD. N'ayant encore reçu que le premier j'ai regardé le concert en attendant de fermer les yeux avec le CD...

jeudi 28 janvier 2010

Le souffle, le geste et l'œil


Le souffle et le geste est un magnifique trio réuni par la réalisatrice Mathilde Morières pour un court-métrage où se répondent astucieusement la peinture d'André-Pierre Arnal, la flûte zavrila de Jean Morières et la caméra. Cherchant des points d'accord entre les différentes disciplines, elle filme l'ombre à plat du musicien sur le mur en réponse au peintre du groupe Supports/Surfaces, puis semble capter le bruit trempé du pinceau ou laisse son objectif errer sur la toile. La musique hyper zen laisse le temps à la respiration, les gros plans des mains se répondent là où l'on ne les attend plus et les pistes de flûte de la coda rappellent les superpositions de papier découpé. Mathilde virevolte au milieu de ses plans rimés et l'absence de tout commentaire rend magnifiquement hommage à la création et à la rencontre des arts dans leur cousinage. Élégance et délicatesse se retrouvent dans un autre film, étonnamment court, intitulé avec justesse Un temps suspendu où cette fois la réalisatrice joue du flou pour capter l'inaccessible.

lundi 18 janvier 2010

Échappée belle


Après Comme une image (1989) et Les araignées (1997), le troisième CD d'Hélène Sage paraîtra bientôt sur le label GRRR (dist. Orkhêstra) auquel elle est restée fidèle depuis Supposons le problème résolu avec Bernard Vitet. Comme chaque fois, le puzzle qui relate ses aventures scéniques et ses rencontres laborantines fait œuvre, construit comme un château de cartes dont on aurait collé les bords pour qu'il résiste au réchauffement schématique et à la fonte des miroirs. Si les précédents relataient ses complicités instrumentales et chorégraphiques, Échappée belle s'organise essentiellement autour du verbe, chanté, psalmodié, joué vif ou retraité. Les textes d'Omar Khayyâm (XIIe siècle), Djalâl-Od-Dîn Rûmi (XIIIe), Nathalie Desmarest, Benoît Lavoisier, Luc Baron, Patrizia Runfolia, Louisa Paulin, Joseph Delteil, Nouveau Testament ou objets trouvés, servent de colonne vertébrale à ses iconoclasties sonores. Hélène Sage chante et joue de ses instruments de prédilection comme la contrebasse et ses flûtes, dont la basse est sa préférée, et se risque aux piano, bandonéon, violon, psaltérion, grandes orgues, orgue de cristal et divers idiophones. Marc Démereau (ordinateur), Alex Picques (sampling) et Pascal Portejoie (percussions) viennent de temps en temps à sa rencontre. La musique grince et frotte, siffle et enchante. Les voix de ses filles, Louise et Zoé Bouchicot, ponctuent l'ensemble avec impertinence. Les autres, théâtrales, font sens et contrastent avec les paysages organiques qu'Hélène peint aux couleurs incroyables de ses expérimentations hirsutes. L'unité du patchwork inventif tient à la fantaisie de l'équilibriste qui s'échappe bel et bien des sentiers battus.

dimanche 3 janvier 2010

Poème symphonique pour 100 vélos


Wolf Ka m'a demandé d'écrire un petit texte pour le dossier du Poème symphonique pour 100 vélos que nous souhaitons créer en 2010.
Composer pour 100 vélos est un rêve d'avenir, porteur d'espoir d'une réappropriation humaine de la ville. C'est d'abord composer pour 100 cyclistes amateurs, étymologiquement ceux qui aiment se promener sur deux roues à la découverte d'autres paysages. Les miens sont sonores. Ils sont aussi mobiles, la symphonie se répandant dans l'espace grâce à la chorégraphie de Wolf Ka. Ces déplacements produisent eux-mêmes les sons des instruments imaginés avec le luthier Sylvain Ravasse. L'orchestre est constitué de flûtes qui prennent l'air, de cornemuses dont la poche est cachée sous la selle, de rayons frottés, de sonnettes accordées, de percussions cycliques, tout un monde inouï suggéré par nos balades. Et les cyclistes qui se croisent et tournent en rondes, pétaradant comme des gamins facétieux tels des clowns musiciens ou fendant l'air sur leurs montures customisées, dessinent un poème symphonique. Ils racontent ce que pourrait être la ville, dialoguant avec les oiseaux, recomposant l'espace urbain avec leur corps, mollets alertes, oreilles au vent et le cœur en bandoulière.
Compositeur et cycliste urbain, je ne pouvais que sauter de joie à la proposition de Wolf Ka de composer pour 100 vélos. Après les 100 métronomes de Ligeti et mes 100 lapins de Nabaz'mob dirigés avec Antoine Schmitt, le chiffre magique nous fait diviser l'orchestre en 10 familles d'instruments. La simplicité et la particularité de chaque appareil fabriquent une complexité inattendue. Les déplacements assurent à la partition un renouvellement constant, plein de surprises. Les sonorités inouïes des instruments fabriqués par Sylvain Ravasse lui apportent humour et poésie. Mon rôle consistant à organiser la symphonie dans le temps et dans l'espace, ce qui pouvait paraître archaïque se révèle visionnaire et futuriste. Au-delà de l'œuvre se dessine la ville de demain.

jeudi 26 novembre 2009

Rendre à Didon et Énée ce qui appartient à Mézig


Signe de l'attention prêtée au son dans les productions audiovisuelles, mon nom a sauté parmi les crédits détaillés des page 5 et 6 du joli livret. Ce regrettable oubli me pousse à publier le jingle dont j'ai composé la musique. Il annonce la collaboration de l'Opéra-Comique et de FRA, société de François Roussillon spécialisée dans la mise à l'écran de spectacles opératiques.
Grâce à la recommandation d'Étienne Auger qui a réalisé les animations graphiques d'après Grandville, j'ai également monté les deux boucles musicales tirées de l'opéra faisant l'objet de ce DVD. Il s'agit de Dido and Æneas (Didon et Énée) de Henry Purcell, mis en scène par Deborah Warner, dirigé par William Christie à la tête des Arts Florissants et filmé par François Roussillon. Hors l'excellence de tous les protagonistes, je rêve d'une interface plus adaptée au support qu'une simple citation de trente secondes mise en boucle. Le soin apporté au jingle montre la voie vers un authoring sonore plus inventif, servant l'habillage et la navigation au même titre que le travail sur l'image.
Même si la synchronisation que j'avais livrée n'est pas celle que je découvre ici (l'oiseau n'apparaissait que sur les quatrième et cinquième notes, jouant sur un temps d'attente "dramatique" disparu de la version définitive), mon clin d'œil à Norman McLaren n'a pu qu'enchanter Jérôme Deschamps, directeur de l'Opéra-Comique et fan de Jacques Tati. Choisissant d'être simple en amorce des boucles orchestrales, j'ai affecté à chaque logo un instrument, la flûte pour l'oiseau, le violoncelle pour l'ouïe en f, en terminant par la rencontre des deux. Cette première collaboration sera bientôt suivie par Carmen de Bizet et L'étoile de Chabrier dans cette collection fort recommandable.
J'adore travailler sur des commandes, d'abord parce que cela me permet de m'alimenter, tant au niveau du réfrigérateur que des sollicitations artistiques, ensuite parce que les contraintes sont un défi excitant à relever. En tant que compositeur il y a très peu de différence entre les œuvres de commande et les œuvres personnelles tant que mon esprit critique peut s'exprimer. Sans cette liberté je rends mon tablier. Quel que soit le contexte je sers un propos, ce que j'illustrai très bien en nommant mon travail avec le Drame "musique à propos". Il faut mettre un pied dans la porte et faire avancer une chose ou une idée, ne serait-ce qu'un tout petit peu. Les gains vont de un à un. On peut découvrir la musique du rideau d'eau de Peugeot dont Éric Dalbin a récemment mis la vidéo en ligne sur son site, dans une version courte et une complète. Cette dernière donne tout son sens à mon travail de composition.

jeudi 5 novembre 2009

Caviar et musique


Au menu d'aujourd'hui, la petite cuisine. Caviar et musique ne sont plus ce qu'ils étaient, mais ils n'en ont pas perdu pour autant leurs saveurs. Les temps changent, certaines merveilles disparaissent, d'autres se développent, nous nous adaptons et recommençons sans cesse de nouveaux tours.
J'avais furieusement envie de me faire un cadeau d'anniversaire. Le pico vidéo-projecteur Optoma pk101 de la taille d'un paquet de cigarettes me tentait, mais l'objet ne règle pas la question du son et qu'en aurais-je fait, je me le demande encore, même s'il s'adapte sur mon iPhone ?
Attiré par les petits appareils faciles à trimbaler, j'ai fait un saut chez Univers-Sons pour tester le Micro Sampler Korg, mais j'ai trouvé la machine trop complexe d'accès en regard de mon attachement au geste instrumental. Le son n'avait rien d'exceptionnel et une pédale d'échantillonnage pour guitaristes répondrait probablement mieux à mes besoins. Je regrette le Super Replay de Francis et mon ARP 2600 revendu en 1994. Régulièrement, je pose la question rituelle : "Avez-vous reçu quelque chose de barjo ?" La réponse est triste et désespérante. Plus aucune marque ne développe de nouveaux synthétiseurs ou d'effets innovants. Coûtant beaucoup moins cher à produire et à vendre, le virtuel règne en maître. Le numérique n'a hélas pas la chaleur de l'analogique, et l'ordinateur portable n'est pas très sexy. L'improvisation ne se satisfait pas non plus de ces interfaces écran aux menus empilés où les accès directs sont réduits à la peau de chagrin. Autant jouer de la trompette, du tambour ou du pipeau, on sent l'air qui vibre quand la matière se laisse caresser. Les dernières machines amusantes que j'ai acquises et qui se laissent apprivoiser sont mon Tenori-on et mon V-Synth (j'aime bien aussi le Kaossilator et le Kaos Pad). Remarquez que je dis "mon" lorsque j'ai réussi à les faire miens. Les réglages du Roland offrent d'infinies variations et le nombre de boutons garantit un jeu vivant des plus excitants. Je m'en suis servi récemment pour le Rideau d'eau à Francfort, le Paravent de verre de Saint-Gobain et pour le jeu 2025 ex machina sur lequel je travaillai hier avec Nicolas. La qualité d'un instrument réside donc pour moi dans son potentiel à se l'approprier. Les synthétiseurs d'aujourd'hui sont des petits claviers "fashion" qui reproduisent les sons à la mode. Que voulez-vous que j'en fasse ? Ils se périment aussi vite que les produits Kleenex qui les emploient.
Rentré bredouille, je suis passé au marché des Lilas acheter du poisson et des légumes. Les aubergines ne sont plus de saison, mais j'avais envie d'inventer un de ces caviars dont j'ai le secret. On oublie tout de suite celui d'esturgeon que nous dévorions à la petite cuillère chez les parents de Michaëla, juste avant de prendre un sacré savon ! Pour le caviar d'aubergine, on met la chair des plantes potagères que l'on a cuites au four dans un mixeur avec de l'ail, de l'huile d'olive, du vinaigre (là j'ai testé le Melfor rapporté de Strasbourg avec quelques gouttes de pâte de vinaigre balsamique), du sel (ici du sel gemme de l'Himalaya parfumé au gingembre), du poivre (remplacé cette fois par du piment peri-peri zoulou), des herbes, et hop, au réfrigérateur !
Peter Gabor me demande de participer le 1er décembre prochain, au Forum des Images, à l'évènement "Retour vers le Futur" dans le cadre de l'école e-artsup, "une conférence autour des bouleversements inhérents à l’avènement du numérique découpée chronologiquement en fonction des métiers qui ont été les premiers touchés par l’avènement du numérique." Il s'agira pour moi de raconter ce qui a changé dans ma pratique de compositeur avec l'arrivée du numérique. Je l'ai prévenu. Pas grand chose, juste de nouveaux outils, de beaux jouets pour le gosse qui ne rêve que plaies et bosses musicales ! Un violon, un susu, un synthétiseur analogique ou un ordinateur possèdent chacun leurs qualités et leurs limites. Ils cohabitent dans mon studio et sont choisis en fonction des projets. Ma palette s'est agrandie. Pourtant la MAO (musique assistée par ordinateur) me permet de tester les partitions d'orchestre avant répétitions et de créer des constructions inédites. Le choix des instruments influe toujours sur les créations. Je montrerai donc FluxTune qui permet de composer radicalement différemment d'avec un séquenceur et je le mettrai en relation avec un enregistrement vidéo réalisé il y a plus de 25 ans, lorsque nous jouions des trompes et flûtes en PVC, de la guitare et de la trompette, du synthétiseur analogique (voilà le ARP !). Ce ne sont jamais les instruments qui font le style. Si le numérique n'a pas changé ma vie de compositeur, il a transformé ma vie quotidienne, mais ça c'est une autre histoire.

P.S. : La conférence "Retour vers le Futur" a été reportée au mois de mars 2010.

lundi 26 octobre 2009

Orgueil


Il est toujours délicat et un peu énervant de rencontrer de (plus) jeunes compositeurs qui ne connaissent pas du tout mon travail et, en ignorant l'origine, m'annoncent fièrement mêler des bandes-son de films à leurs musiques, y ajouter des ambiances réelles ou des bruits de la vie quotidienne, mixer instruments acoustiques et électroniques, faire des montages d'échantillons volés à la radio ou à la télé, accompagner des textes en direct, s'être spécialisé dans les ciné-concerts ou créer de la musique interactive...
Si la paranoïa de Jacques Séguéla lui fit récemment prétendre qu'il inventa la publicité, je me garderai bien d'avancer que je suis l'auteur de la roue. Je ne peux néanmoins m'empêcher de ressentir un pincement au cœur lorsque je ne suis pas crédité pour les innovations auxquelles j'ai contribué. Être un précurseur, en avance sur les modes, n'est pas une qualité. L'orgueil en est flatté, mais la reconnaissance va en général aux suiveurs qui sauront exploiter commercialement ces avancées. L'isolement que cela prodigue ne permet pas de s'épanouir autrement que dans une course effrénée où l'on cherche en permanence à être le premier pour avoir toujours un métro d'avance. Connaissant bien l'histoire des arts et des inventions, j'eus dès mes débuts la précaution de laisser des traces, elles-mêmes relayées par la presse qui, si elle a souvent la mémoire courte, n'efface heureusement pas ses publications. Idem avec les récompenses obtenues dont la liste couvre des champs extrêmement variés. La conscience du temps que tout cela allait prendre m'a poussé à créer mon propre label de disques en 1975 et à revendiquer par écrit mes positions critiques aussi souvent que les occasions m'en furent données. Comme sur ce blog, il m'arrive de me contredire, mais je ne me dédis jamais.
Pour m'éviter des aigreurs, injustes en regard de la reconnaissance dont je profite dans d'autres domaines, je me suis décidé à rappeler ici quelques dates de réalisations qui n'ont jamais été fortuites, puisque toujours initiées par une réflexion incessante sur les arts et le monde qui nous entoure et dont nous sommes à la fois les acteurs et les spectateurs, les victimes et les bourreaux. Je rappelle enfin que mes études de cinéma ont largement influencé mon travail, mais qu'en musique je reste un autodidacte complet, en marge des circuits officiels que prodiguent une origine bien née ou un cursus scolaire exemplaire. Je gagne néanmoins ma vie depuis près de 40 ans en composant une musique "barjo" sans concession et une œuvre multimédia dont le succès n'aurait par contre pas eu besoin de cette mise au point.
1974 : dans mon premier film important, La nuit du phoque, j'exécute des montages radiophoniques cut que l'on retrouvera plus tard dans Crimes Parfaits (1981), développant le concept de "paysage social" contre celui de "paysage sonore" alors en vigueur. Je découvrirai John Cage peu après. J'avais déjà enregistré ma pièce pour ondes courtes et pompe à vélo en 1965 ! Entre temps, j'aurai l'occasion d'écouter la musique tachiste de Michel Magne, les reportages mixés de Barney Wilen, des passages de Luc Ferrari, les Shadoks de Cohen-Solal, les premières œuvres de Frank Zappa, le Poème électronique de Varèse, qui imprimeront leur marque indélébile sur mes propres recherches.
1975 : Défense de, disque entièrement improvisé, mêle les instruments électroniques joués en temps réel (ARP 2600) à des bandes électro-acoustiques créées dix ans plus tôt, des orgues à tuyaux au piano-jouet, des appeaux aux instruments classiques... La réédition CD de ce vinyle, devenu culte grâce à la liste Nurse With Wound, qu'en fit MIO, rassemble plus de sept heures de musique sur le DVD qui l'accompagne en plus du film La nuit du phoque. De 1975 à 1978, j'enseigne la partition sonore à l'IDHEC.
1976 : désirant faire connaître au public les merveilleuses inventions du cinéma muet, j'ai l'idée de jouer en direct une partition contemporaine entièrement improvisée avec le collectif Un Drame Musical Instantané que je viens de fonder avec Francis Gorgé et Bernard Vitet. Nous rejetons le terme improvisation au profit de composition instantanée en opposition à composition préalable. Dans les années qui suivront nous jouerons la musique de 26 films différents. La pratique des ciné-concerts était éteinte depuis l'avènement du parlant. Nous initierons, entre autres, la programmation du Festival d'Avignon (où nous "improviserons" également en direct sur les Jeux Olympiques de Los Angeles). J'ai un petit faible pour La glace à trois faces et La chute de la Maison Usher de Jean Epstein, découverts en 1972 grâce à Jean-André Fieschi, Le cabinet du Docteur Caligari de Robert Wiene, La Passion de Jeanne d'Arc de Carl T. Dreyer...
1977 : Un Drame Musical Instantané enregistre Trop d'adrénaline nuit. La pièce éponyme intègre dynamiquement la bande-son d'un film français de 1936. Dans Au pied de la lettre je dis un texte inédit de Jean Vigo. À cette époque, il était impossible d'enregistrer les films à la télévision, aussi j'en captais le son dans les salles ou sur le petit écran pour les réutiliser ensuite par bouffées (souvent délirantes et toujours sensiques) dans nos œuvres. J'imagine le concept de musique à propos.
1980 : pour le disque Rideau !, je compose Rien ne sert d'espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer (le titre est emprunté à Guillaume d'Orange par Bernard Vitet) en nous superposant à un orchestre classique qui s'accorde. Je découvrirai beaucoup plus tard Tuning d'Edgard Varèse, comme un adoubement ! M'enfin est quant à lui basé sur un enregistrement réalisé dans le café kabyle en face de chez moi.
1981 : création du grand orchestre d'Un D.M.I. mêlant mes synthétiseurs aux cordes, cuivres et percussion. Francis Gorgé y joue de la guitare électrique. Bernard Vitet fabrique depuis les années 60 de nombreux instruments originaux, lutherie souvent copiée (clavier de poëlles à frire, de pots de fleurs, de limes ; contrebasse à tension variable ; trompes et flûtes chromatiques en PVC, trompette à anche, trompette plongée dans l'eau, cor multiphonique, etc.). À Musica à Strasbourg en 1983 nous créons la musique de L'homme à la caméra de Dziga Vertov pour cet ensemble.
1984 : La Bourse et la vie est une œuvre pour le trio (synthétiseur PPG, guitare électrique, trompette à effets) avec le Nouvel Orchestre Philharmonique de Radio France. En plein théâtre musical, nous risquons une grève (inscrite dans la partition !), mais le chef, Yves Prin, arrange le coup. Sur l'album Carnage, il y a également une pièce où nous remplaçons les instruments et les bruitages par des voix.
1985 : nous renouons avec la tradition des textes accompagnés en musique. Le K sera nommé aux Victoires de la Musique en 1992.
1987 : L'hallali est l'un des premiers CD à sortir en France, certainement le premier en musique nouvelle. Nous utilisons toutes les ressources de ce nouveau support (large plage dynamique, silence). Dans l'opéra-bouffe éponyme, j'utilise le vocodeur pour répondre à la soprano et à la basse qui interprètent les rôles principaux. La même année, je zappe en direct les chaînes de télévision sur satellite pour écrire un scénario à la volée que l'orchestre improvise illico.
1988 : l'album Qui vive ? intègre une radiophonie TV dans Des haricots la fin.
1992 : je participe à la création de la collection de disques Zéro de Conduite produite par André Ricros pour offrir aux enfants des œuvres de qualité conçues spécialement pour eux.
1993 : mon court-métrage Le sniper est la première fiction tournée à Sarajevo pendant le siège.
1994 : l'exposition-spectacle de la Grande Halle de la Villette Il était une fois la fête foraine scénographiée par Raymond Sarti est sonorisée par 70 sources indépendantes et des centaines de haut-parleurs.
1997 : Carton est le premier CD-Rom d'auteur à sortir en France. Je dois ce saut dans le multimédia au Puppet Motel de Laurie Anderson et à la confiance de Pierre Lavoie (Hyptique). Précédemment, avec Au cirque avec Seurat je pose les bases du design sonore dans les œuvres multimédia (humanisation de la machine, évolution de la partition en fonction du temps, notions de palette sonore, etc.). Mon site drame.org date de la même année.
1998 : le CD-Rom Machiavel est une œuvre comportementale réagissant au plaisir et à l'ennui, réalisée avec Antoine Schmitt.
1999 : le CD-Rom Alphabet est jugé par certains comme l'apogée de l'art interactif sur ce support. 15 prix internationaux.
2004 : La Pâte à Son, conçue avec Frédéric Durieu, anticipe le futur FluxTune, des machines à composer la musique sur un modèle radicalement différent du séquenceur.
2005 : Participation à la création du lapin Nabaztag, premier objet communicant grand public. J'invente pour lui tout ce qui passe par le conduit auditif.
En marge de ces créations, je suis fier d'avoir participé à la reconnaissance du statut d'improvisateur à la Sacem, ainsi qu'au dépôt sur support matériel plutôt que sur papier et à la signature collective, des réformes indispensables suite aux nouvelles pratiques. Je regrette que mes conseils n'aient pas été suivis en ce qui concerne la création sur les nouveaux médias et la mutation d'Internet. En ce domaine, mes interventions à la Sacem, à la Sacd et à la Scam semblent avoir été vains.
Toute cette autosatisfaction n'exclut pas que d'autres aient creusé leur sillon avant les miens. En réalité, personne n'invente jamais rien, il n'y a pas de création spontanée. Ce rappel permettra seulement de réintégrer mes différents apports à la chronologie.

vendredi 4 septembre 2009

Frank Zappa & The Mothers in the 1960's


En 2004 Frédéric Goaty me commande un article pour Jazz Magazine sur ma relation personnelle avec Frank Zappa que j'intitule Les M.O.I., l'émoi et moi. J'ai souvent écrit qu'il était le père de mon récit (musical), évitant consciencieusement d'en devenir un spécialiste comme je refusai de le faire pour Robert Wyatt sous prétexte d'une complicité qui risquait de m'enfermer dans une image ne correspondant absolument pas à mon travail de compositeur. Jeune homme j'eus en effet la chance de rencontrer mes idoles et de leur poser les questions qui me préoccupaient. John Cage eut la gentillesse de me recevoir un après-midi au Centre Pompidou pour parler de Trop d'adrénaline nuit, le premier disque du Drame. Le contact avec Jean-Luc Godard fut moins productif (!), mais les rencontres étaient plus simples qu'aujourd'hui. Si j'avais eu la chance de souffler dans le saxophone soprano de Sidney Bechet en sautant sur ses genoux, des évènements abracadabrants de mon adolescence m'offrirent de jouer de l'harmonium avec le Beatle George Harrison chez Maxim's à Paris pour accompagner les Dévôts de Krishna ou de faire le bœuf à la flûte avec Eric Clapton à la guitare sèche dans la villa de Giorgio Gomelsky, le manager des Rolling Stones. Lorsque l'on me demande comment j'ai réussi à me trouver là, je raconte que j'ai appelé John Lennon qui m'a donné le numéro de Harrison, j'ai enjambé une barrière et me suis planté devant Zappa la première fois à Amougies, j'ai été embarqué chez Pink Floyd parce que je balayais quand Gomelsky, énervé, a fichu tout le monde à la porte, de passage à la Fondation Maeght ma petite sœur Agnès et moi étions devenus des mascottes pour le Sun Ra Arkestra, Philippe Arthuys me confia le volant d'une Alpine Renault parce qu'il n'avait pas d'autre chauffeur, etc. Faire le light-show de groupes pop m'ouvrit aussi quelques portes. Plus tard, assister Jean-André Fieschi me permit de côtoyer tous les gens de cinéma dont je rêvais et bien d'autres ; travailler avec Bernard Vitet eut le même effet dans les cercles musicaux... Années de formation excitantes, faciles, évidentes.
Retrouver les débuts de Zappa sur un DVD publié récemment (sans l'autorisation du Cerbère familial) est une bonne surprise. Frank Zappa & The Mothers in the 1960's est le meilleur documentaire sur le sujet qu'il m'ait été donné de voir. En général je préfère les documents aux entretiens, mais les commentaires suivant la chronologie discographique sont ici passionnants et les extraits intelligemment choisis pour illustrer les propos de Jimmy Carl Black, Bunk Gardner, Don Preston et Art Tripp. Les années 60 coïncident avec la période la plus inventive de Zappa : Freak Out! (1966), Absolutely Free, We're Only In It for the Money, Lumpy Gravy (1967), Cruising With Ruben & the Jets (1968) et Uncle Meat (1969)... Il en va souvent ainsi des premiers pas des créateurs. C'est le moment où les rêves deviennent réalité. Le langage est posé. La suite est généralement une relecture, un approfondissement, une recherche de précision, mais la jeunesse possède une fougue et une fraîcheur qu'aucun travail acharné ne pourra jamais égaler. L'excellence est une autre histoire. L'acrobatie consiste à retrouver sans cesse l'état de création dans lequel nous étions lorsque n'existait encore aucun autre enjeu que de savoir ce que nous voulions.
Savoir ce que l'on veut est la clef d'une vie bien remplie. Les moyens d'y accéder découlent ensuite d'eux-mêmes, à condition de les encadrer d'une conscience morale à toute épreuve !

vendredi 31 juillet 2009

Don Chéri


Une nuit, sous le chapiteau du Festival d'Amougies qui nous servait de tente, j'ai eu le sentiment que mes goûts allaient changer de couleur. Avec sa trompinette Don Cherry sculptait les rythmes d'Ed Blackwell. Mu, first part et second part, à l'origine chez Byg réédité en CD sur le label Charly, remplit tout l'espace sonore, l'espace du rêve. Inutile de convoquer un dispositif important pour que les arbres se mettent à marcher, les immeubles à s'envoler. La musique de Don Cherry, emprunte de traditions et de modernité, dessine des courbes complexes que l'on suit avec une facilité déconcertante, comme si l'on pouvait voir les méandres de la pensée et se laisser voguer sur le flux. Plus tard j'achèterai une trompette de poche comme la sienne, pas comme celle que Bernard (Vitet) lui vendit, incrustée de fausses pierres précieuses, ayant appartenu à Josephine Baker, non, mais une trompette de poche tout de même, dont je continue à jouer de temps en temps. Don Cherry est à la trompette ce qu'Albert Ayler est au sax, un incendiaire, entendre par là un pompier volontaire, fasciné par le feu et l'eau.
Je regarde rarement les concerts filmés dans le noir, sur grand écran. Un téléviseur ou un ordinateur raccordé à la chaîne hi-fi me permet de continuer à travailler, en suivant l'image d'un œil distrait. Je suis justement tombé par hasard sur un concert au Studio 104 filmé en avril 1971 par Marc Pavaux et présenté par André Francis du temps de l'ORTF. Don Cherry s'est transformé en poly-instrumentiste, chantant, psalmodiant, jouant du piano, de la flûte, de la conque et évidemment de la trompette dans laquelle il souffle en gonflant les joues comme deux pommes trop rondes. Il est accompagné par le Sud-Africain Johnny Dyani à la contrebasse, aux percussions et qui chante aussi, et par le Turc Okay Temiz à la batterie et aux percussions. Pour cette suite Sound on Vision, Don Cherry s'inspire d'une Afrique multicolore, claquement des langues et grands espaces, incantations rituelles et ouverture vers le nouveau monde où est né le jazzman. Si tout ce qu'il touche est de l'or, le sorcier transforme le cuivre et l'acier en métal précieux. Je ne me lasserai jamais des intermèdes oniriques qu'il me procure. Loin de la syntaxe mélodique de mon acolyte du Drame, il incarne ce vers quoi j'aimerais tendre lorsque je souffle dans le moindre instrument, une énergie brute, faite de silences et de tensions, la rugosité des villes associée au sable et au vent, un je ne sais quoi qui me fait chercher mes mots.

P.S. : puisque j'étais dans la télé en musique, j'aurais dû signaler Nighting Eighties, 15 tubes des années 80 arrangés avec invention par Albin de la Simone et Sarah Murcia (respectivement au clavier et à la basse), interprétés par Élise Caron (trois chansons dont un formidable People are People de Depeche Mode), Brad Scott (Billie Jean épatant), Mark Tompkins (Purple Rain), Dave inattendu (Sweet Dreams), Krysle Warren, accompagnés avec beaucoup de zèle par le guitariste Gilles Coronado, le percussionniste Franck Vaillant, la violoniste Catherine Debroucker, le "trompettiste" Julien Rousseau... Le tout avait un lien de parenté évident avec le Robert Wyatt de l'ONJ, fantaisie délicate pleine de ferveur. Très bonne tenue générale, belle réalisation de Paul Ouazan. C'était hier soir jeudi sur Arte, mais l'émission peut se retrouver pendant les 7 jours qui viennent sur le site de la chaîne...

samedi 18 juillet 2009

Quand ta case brûle, rien ne sert de battre le tam-tam


En photographiant un rescapé de l'incendie qui a ravagé l'appartement de Jonathan à New York, un titre me vient immédiatement à l'esprit. Il faisait partie de Sic Tui (Sept Improvisations Courtes sur Thèmes fixes pour Un Instrument), enregistré entre le 24 décembre 1974 et le 13 octobre 1975. Quand ta case brûle, rien ne sert de battre le tam-tam, pour flûte seule, date donc du 1er mars 1975. Les autres pièces, pour orgue à bouche, piano, percussion, sons électroniques, saxophone alto et synthétiseur s'intitulaient respectivement À l'usage des jeunes générations / Jusqu'à penser devoir t'effacer (critique) / Par l'insurrection armée, s'il le faut ; par le terrorisme si c'est nécessaire / Jusqu'à l'effacement (autocritique) / Merde, dit-il, je viens de marcher sur le visage de Dieu ! / De le traquer avec des gobelets, de le traquer avec soin. Une huitième pièce, Hic Tui, devait réunir l'ensemble des instruments, mais je crois ne l'avoir jamais enregistrée.
J'ai toujours adoré trouver des titres, pour mon propre usage ou pour les camarades, et le blog m'offre le plaisir de m'y adonner quotidiennement. Selon les jours, il illustre ou apporte un contrepoint à l'image ou au texte qu'il introduit. Ces trois éléments forment une dialectique dont je ne peux d'ailleurs me passer pour aucun de mes actes, recherchant systématiquement l'antithèse ou le complément avant de tirer le moindre début de conclusion.
Un court-circuit aurait donc mis le feu à ce qui tenait lieu d'appartement à Jonathan dans l'East Village, deux petites pièces où s'amoncellent les livres sur le cinéma et les notes de recherche. Le soir, par un astucieux système de poulies, notre ami faisait descendre son lit au-dessus de son bureau, à quelques centimètres de l'écran de l'ordinateur. Les pompiers ont tout jeté par la fenêtre. Jonathan dût réordonner chaque page après les avoir fait sécher, car on oublie que l'extinction par noyade est souvent plus ravageuse que l'incendie lui-même, du moins s'il est circonscrit. Une société spécialisée a même pu récupérer le contenu de son disque dur après un vol plané de six étages. L'ami américain a trouvé refuge chez des amis de Brooklyn et cet été, comme chaque année, nous l'hébergeons et profitons de son passage à Paris, où il continue son étude sur l'exception culturelle française dans le cinéma comparée aux Etats-Unis, pour filer à l'anglaise, quelques jours de vacances au bord de l'eau, tout feu tout flammes.

vendredi 29 mai 2009

Préparation et improvisation


On appelle souvent nos séances de travail des répétitions, mais dans les faits nous ne répétons pas vraiment. Disons qu'on se fait la main, qu'on fourbit nos armes, qu'on expérimente de nouveaux alliages, qu'on précise la conduite... Nicolas Clauss prépare ses modules pour lui permettre d'improviser facilement selon l'humeur du moment et la musique que nous jouons. C'est un peu la director's cut d'une œuvre interactive dont il connaît mieux que personne les possibilités. La programmation des séquences musicales oblige Sacha Gattino à préparer beaucoup plus ses interventions. Les interfaces des ordinateurs n'ont pas la souplesse des machines dédiées. Son goût pour le travail d'orfèvre le pousse à des exigences que je n'ai pas quant à mes propres interventions. Je déteste figer mon discours. Je prépare ce qui est de l'ordre de la contrainte en me laissant la plus grande latitude d'interprétation. Si le choix des instruments, les émotions à produire et la structure des pièces sont fixés, j'évite de reproduire quoi que ce soit dans le détail pour laisser la place à l'inspiration du moment. Tenter de reproduire le même tour n'a pas la force de la surprise que je me fais à moi-même. Rien ne me satisfait autant que l'improvisation. Que j'ai beaucoup ou pas préparé ce que j'ai à jouer, je compte toujours sur l'état de grâce, le miracle. Nous savons tous qu'une répétition réussie met en danger la représentation, aussi devons-nous toujours sous-jouer, à moins d'être en enregistrement. La machine se substitue alors au public, elle délaie simplement le moment de la divulgation. Travailler avec Sacha est très confortable, car c'est lui qui se colle aux rythmiques électroniques qui me sont habituellement dévolues. Ce trio m'offre de jouer d'instruments acoustiques avec une liberté que mes responsabilités de chef d'orchestre ne me permettent pas souvent, multiples guimbardes, flûtes, trompette à anche, harmonica, violon vietnamien, cithare africaine qui me rappellent mes débuts. Sacha joue de toute une batterie d'appeaux et d'un tambour à cordes. Nicolas diffuse des sons que je retraite parfois avec mes machines puisque je me sers aussi de mon clavier, du Tenori-on et de l'Eventide... Séance après séance les anciens Somnambules apprennent à se croiser au bord du toit sans trébucher. Pour ne pas entretenir plus avant la confusion avec les douze tableaux de 2003 et les expériences passées, nous imaginons un nouveau nom pour notre spectacle, "Le bruit des ombres" ?

lundi 25 mai 2009

Chronique pop


Juste quelques mots écrits sous le soleil dominical après une belle soirée à la Maison des Cultures du Monde où l'Orchestre National de Jazz (photo recadrée d'après élément-s) créait son spectacle "Around Robert Wyatt" en deux représentations coup sur coup. Il semble que la première ait servi de tremplin à la seconde comme c'était à prévoir, aussi avais-je préféré tabler sur la séance de 21h30 plutôt que sur la précédente. Au troisième morceau, l'orchestre était sur ses rails, dès que Ève Risser eut décidé de martyriser le piano en lui infligeant de brillants clusters volontaires qui permit à l'ensemble des musiciens de se laisser un peu aller. Le projet qui donne à entendre les chanteurs en play-forward, c'est-à-dire préenregistrés tandis que l'accompagnement se fait en direct, n'est évidemment pas des plus sexys. Le clic du métronome dans une oreille, les arrangements précis de Vincent Artaud et la réduction des choruses au strict minimum ne permettent guère de folies ou de surprises de dernière minute. Heureusement les images d'Éric Vernhes palliaient à l'absence de mise en scène tant le vidéaste qui remplaçait un Carlier parti péter les plombs en Nouvelle Zélande à une semaine de la première sait improviser en triturant le réel par des effets à propos et adaptés à chaque chanson. La critique se vérifiait dès qu'un soliste pouvait tirer la couverture à lui que ce soit l'invité d'honneur Erik Truffaz à la trompette électrique ou Joce Mienniel à la flûte et éructations électroniques diverses. Daniel Yvinec, directeur artistique de l'orchestre, savait bien qu'il était d'abord question de cerner son timbre général, remettant à la prochaine création les excentricités que ses jeunes musiciens ne manqueront pas de développer, à savoir le 26 juin à l'Opéra Comique pour accompagner Carmen, film muet de Jacques Feyder ! Le magnifique duo improvisé entre l'Ève future au piano préparé et Truffaz toutes pédales d'effets activées montrait que le délire est apporté demain dès qu'on laisse le chant libre. Idem pour Sea Song, hélas absent du disque par la cruelle défection d'Alain Bashung, en somptueuse envolée lyrique. Pour le reste, les fantômes de Robert Wyatt, Rokia Traoré, Daniel Darc, Yael Naïm, Arno, Camille et Irene Jacob ne pouvaient nous décevoir si ce n'est dans l'espoir impossible de les voir un jour se matérialiser sur scène. Détail de la distribution, Julien Omé et Jean-Baptiste Réault, respectivement à la guitare et au banjo, et au sax, se tiraient parfaitement de leurs rôles de remplaçants en l'absence de Perchaud et Metzger. Coda : le public était heureux, il faisait chaud, on avait envie de connaître la suite, alors on reviendra.

mardi 7 avril 2009

Un duo de susus tourne au drame


Sacha Gattino m'avait fait saliver avec ses instruments rigolos achetés chez Dan Moi. Ma dernière commande comprenait un rhombe en arc vrombissant, un racleur d'escargots, un kokoriko en noix de coco, une flûte à coulisse en bambou, un appeau de petite chouette, un xaphoon en ut et des susus. Sacha m'en ayant fait la démonstration en collant son susu entre sa langue et le palais, nous décidons de réaliser un duo humoristique avec ce petit instrument composé d'une lame vibrante en plastique et de deux petits morceaux de bambou. Une marque indique dans quel sens souffler, mais je découvre qu'alterner souffle et aspiration peut produire des effets différents des voix muettes, rires, chants, etc. Je mets en garde Sacha contre le danger d'ingurgiter le susu (prononcer souzou) et suggère de concourir pour celui qui l'avalera le premier. À peine ai-je prononcé ces mots que, glops, mon camarade ingère son instrument de musique ! À cette heure, Sacha a peut-être produit un nouveau son de susu, inouï et difficilement reproductible sans danger...

samedi 28 mars 2009

Ânonnements de la haine anonyme


Au risque de susciter de nouvelles insultes dans les jours prochains, je continue de m'interroger sur les gerbes anonymes qui fleurissent sur le Net comme une acné juvénile. J'ai pu le constater sur presque tous les blogs des amis qui ont, pour certains, dû fermer les commentaires, tant les incontinents volent au ras des pâquerettes. C'est de saison, me dis-je, soulagé depuis qu'ils s'effacent au fur et à mesure qu'ils s'inscrivent. Je ne perds pas grand chose, seul le phénomène de société faisant sens à mes yeux.
Pour comprendre de quoi il retourne, je n'ai d'autre solution que d'essayer de me glisser dans la peau des malades comme je le fis dans le passé avec les obsédés du téléphone. Dans les années 70, deux de mes amies, Brigitte et Marianne, furent en butte à des coups de téléphones répétés, souvent nocturnes, où leurs interlocuteurs restaient désespérément muets à l'autre bout du fil. Le répondeur automatique n'était pas encore développé. Je me proposai de les en débarrasser en décrochant à leur place. Le principe consistait à réfléchir ces personnes qui exprimaient leur impuissance par leur mutisme. Au lieu du ton inquiet auquel ils ou elles s'attendaient, j'alternais longs silences et confessions hésitantes en me mettant à leur place. Je monologuais dans un silence pesant dont j'avais à mon tour pris le contrôle jusqu'à ce qu'ils craquent, eux, et raccrochent de guerre lasse, confrontés au miroir de leur misère. "L'arroseur arrosé" est un thème récurrent qui m'a toujours beaucoup plu. En 1985, Un Drame Musical Instantané enregistra d'ailleurs une pièce où Bernard récite le texte que j'avais improvisé à l'origine in situ et qui met en ondes le principe de mon scénario, basique, mais efficace. Carnage, l'album vinyle dont il est issu, étant épuisé depuis vingt ans, voici donc 7'15" exhumées, numérisées, compressées et (forcément fadement) reproduites en mp3 :


Le téléphone muet avec Bernard Vitet (récitant, trompette), Jean-Jacques Birgé (synthétiseur PPG, piano, percussion), Francis Gorgé (direction, percussion), Jean Querlier (hautbois, cor anglais, flûte, sax soprano), Youenn Le Berre (flûte, flûte basse, basson), Michèle Buirette (accordéon, la victime), Geneviève Cabannes (contrebasse). À signaler que le logo en haut d'article est détourné de son but initial, même s'il n'est pas déplacé.

Les commentateurs haineux d'Internet ne seraient-ils que les enfants des obsédés du téléphone d'antan ? Si les propos obscènes des premiers remplacent le mutisme de leurs prédécesseurs, ils ont en commun l'anonymat et la vacuité, exprimant leur impuissance à travers une forme de violence, ne fut-elle que verbale. Devenu cette fois, à mon tour, la cible des attaques répétées, je suis bien mal placé pour y répondre. Je me suis aperçu que sur Internet, lors des échanges agressifs entre deux individus, seule une troisième personne pouvait mettre fin au duel stérile. Depuis que les commentaires haineux s'effacent automatiquement, il n'est évidemment plus possible d'y répondre, mais j'aurai mis un peu de temps avant de trouver une solution satisfaisante.

mardi 24 février 2009

Somnambules et sonotopies


Pas beaucoup le temps d'écrire ces jours-ci. Commence tôt, finis tard. Après une semaine d'expérimentations avec Sacha Gattino, Nicolas Clauss nous a rejoints pour une répétition finale, la première en trio. Hier matin, j'enchaînai avec une semaine de workshop sur le son à Autograf sous la houlette de Stéphane Benoît, graphiste et activiste tous azimuts multimèdes, qui fait travailler ses étudiants sur des "sonotopies", cartographie du quartier Saint-Blaise, en suscitant leur imagination. Superviser dix-sept projets n'est pas une mince affaire et je rentre à genoux à la maison sur mon deux roues.
Retour à la veille. Le trio Somnambules a donc élaboré un nouveau programme de réjouissance qui comprend huit morceaux dont quatre inédits. Sacha Gattino alternant drônes dramatiques et rythmiques ludiques, je me concentre sur un jeu plus gestuel avec moultes guimbardes, flûtes, appeaux, hou-kin (violon vietnamien), cithare inanga et trompette à anche, ce qui ne m'empêche pas de jouer les apprentis-sorciers de l'électronique ni de me concentrer sur mon triple piano synthétique préparé en hommage à John Cage. Mon camarade me pousse vers une musique de transe assez pop me rappelant mes amours de jeunesse lorsque j'écoutais Terry Riley et le premier White Noise. De son côté, il me fait découvrir des dizaines de musiciens qui me sont inconnus, mais dont je reconnais l'inspiration et que je ne manquerai pas de partager avec vous dès que j'aurai le temps de me poser. Sa propre musique, à la fois minimale et riche en timbres iconoclastes, insuffle bonne humeur et effets humoristiques à mes sombres évocations et aux images noires de Nicolas Clauss. Nous nous retrouverons dans quelques semaines pour finaliser l'entreprise, mais les premiers enregistrements sont dores et déjà pleins de promesses. Sacha emporte les pistes séparées pour pouvoir essayer d'autres alliages avec les sonorités que je produis ou celles que Nicolas distille depuis son ordinateur. Je transforme en temps réel les sons synchrones des éléments projetés. À son tour, Sacha triture mon Tenori-on pendant que je le programme. Il lui reste à trouver quels petits jouets ajouter à nos élucubrations et à optimiser la mécanique infernale de son instrumentarium. Nicolas doit, quant à lui, développer Swira, Doll God, Money, Side Effects en s'inspirant de nos séances. Du printemps en perspective.

mardi 17 février 2009

Le design sonore de dal:dal en lumière


Je devrais m'arracher les cheveux, mais ils sont beaucoup trop courts pour pouvoir les attraper. La société Violet m'a demandé de fabriquer de nouveaux jingles pour dal:dal, une boule de cristal qui fait de la lumière et produit des sons comme Nabaztag, mais qui ne parle pas. J'avais déjà livré il y a plusieurs mois des sons midi à intégrer dans la puce interne, les douze heures de l'horloge avec variation de timbres pour chacune d'elles et des chimes pour ses humeurs. Le casse-tête réside dans la nécessité de rendre explicites les services en préservant l'identité du nouvel objet communicant et sans paroles. Par exemple, la météo doit exprimer le temps qu'il fera ; on peut toujours imaginer quoi faire pour le soleil, la pluie et l'orage, mais comment rendre la neige, les nuages ou le brouillard ? Pire, je dois suggérer la température ! Un autre exemple, le trafic sur le périphérique : la densité de la circulation doit pouvoir se comprendre, mais je dois aussi respecter le côté "cool" de dal:dal, donc pas question de faire des bruits d'embouteillage ! De toute manière, mon idée n'est pas d'être réaliste, mais d'imaginer une transposition poétique, en sons, des services programmables par l'utilisateur. Et me voilà donc à chercher une logique globale, une palette sonore, qui colle à l'objet et ses fonctions, que ce soit la qualité de l'air ou les cours de la Bourse...
J'obtempère pour une transposition musicale avec des instruments plutôt "new age", enfin avec moi c'est une façon de parler, en misant sur l'apprentissage progressif des codes, un peu comme les jeux de lumière avec lesquels Antoine jongle de son côté. Cela ne m'empêche nullement d'essayer d'évoquer toutes les nuances qu'énumère le cahier des charges. La flûte collera bien à la météo, les arpèges de harpe à la Bourse, le trombone et le cor d'harmonie pour le trafic, un hautbois pour la qualité de l'air, des claviers de percussion pour le réveil et des sons de percu sans hauteur déterminée pour le reste, envois et réception d'emails, de contenu, Twitter et tutti quanti. Ensuite il faut que je trouve les effets particuliers à chaque instrument pour rendre le plus explicite possible les réponses de dal:dal aux interrogations de l'utilisateur, du glacial à la canicule, de l'arrêt complet au fluide, etc. J'embrasse dans le même élan la vue d'ensemble et le traitement de chaque signal. C'est tout un équilibre.
Au fur et à mesure que j'enregistre, les sons s'articulent les uns avec les autres, l'ensemble trouve sa logique, et les premiers tests commencent à me rassurer. Cet exercice périlleux exigera encore que mon travail plaise à mon interlocuteur. Je mise sur le fait qu'Olivier Mével est un chef d'entreprise visionnaire ayant su insuffler de la poésie à ses créations technologiques. Je dois chaque fois assimiler toutes les données du cahier des charges, les tacites et celles que l'on a oublié de me fournir mais que je me targue de subodorer ! Chaque objet, comme chaque projet, obéit à sa propre logique. Il n'est pas question de le laisser ressembler à un autre, car c'est dans sa spécificité que résident les enjeux et les solutions.
Pour le son de bienvenue qui ne joue qu'une seule fois à la première utilisation de l'appareil, je choisis de rappeler la musique que j'ai composée pour les clips vidéo de Nabaztag et Mir:ror (pas encore en ligne), histoire de donner un air de famille à tous les objets Violet. Simplement j'ajoute un effet de sparkling stick aux arpèges du glockenspiel, en d'autres termes j'essaie de faire pétiller les lames du métalophone en mixant une piste suraigüe désynchronisée à la mélodie principale, me rapprochant ainsi de l'idée initiale.
Il ne suffit pas d'imaginer, il faut trouver la solution pour faire basculer les rêves du côté de la réalité, ou du moins les rendre crédibles.

mercredi 11 février 2009

Arve Henriksen survole la Norvège


Quitte à écouter de la musique planante autant qu’elle nous fasse voyager ! Cartography survole des paysages glacés où nulle trace humaine ne se voit du ciel. Pas d’histoire, juste de la géographie. Est-ce la saison ou le moment de la journée, comme entre chien et loup, qui donnent à ce disque l’impression d’éternité ? La carte est une partition. Pour préparer son vol, le trompettiste norvégien Arve Henriksen s’est entouré d’un équipage d’électroniciens qui savent traiter les instruments acoustiques comme des nuages imaginaires. Jan Bang échantillonne, Erik Honoré synthétise. La trompette d’Arve Henriksen vient s’accrocher comme une lune argentée, sonorité feutrée, soufflée, rappelant le son de Jon Hassell ou de Bernard Vitet lorsqu’il jouait sans embouchure. On croit entendre un shakuhachi, la flûte japonaise qui nous promène d’île en île, un archipel de morceaux où les voix brumeuses des sirènes attirent les voyageurs, mais aucun ne s’échoue. Sur deux d’entre eux, David Sylvian récite ses textes sans poser ses bagages. Il campe. L’album a beau avoir été enregistré en studio, toutes les scènes sont d’extérieur. Le plan devient le territoire. Pour une fois, l’abstraction floue de la pochette ECM colle au sujet comme une écume nordique, la mousse indiquant le nord. Il ne manque que les moustiques !

dimanche 25 janvier 2009

L'ONJ et ses fantômes


Vendredi soir, le nouvel ONJ faisait sa première apparition sous la forme d'une répétition publique du projet Around Robert Wyatt à la Dynamo de Banlieues Bleues à Pantin. Son directeur artistique, Daniel Yvinec, avait pris soin de faire distribuer un petit texte en fixant les termes : "Si certains musiciens vous tournent le dos, ne vous formalisez pas, c'est pour mieux communiquer avec leurs semblables, indirectement vous devriez en bénéficier... Il est possible par ailleurs qu'il soit nécessaire de faire quelques mises au point au cours d'un morceau qui de fait ne sera pas donné dans son intégralité. (...) N'hésitez pas à déambuler dans ce lieu pour trouver un emplacement qui vous convient, à vous promener pour mieux voir ou mieux entendre. Vous pouvez même, si le cœur vous en dit, vous frayer un chemin, entrer dans la forêt des pupitres pour vivre quelques instants au cœur de l'orchestre..." L'enregistrement du disque qui sortira le 23 avril commence d'ailleurs aujourd'hui dimanche. Peu de spectateurs osèrent céder à l'invitation si ce n'est les photographes s'en donnant à cœur joie.
Jazz Magazine m'ayant commandé cinq épisodes sur les préparatifs de ce nouvel ONJ dont le dernier reste à paraître, je rappellerai néanmoins les enjeux de ce premier projet en citant encore Yvinec : "Bien souvent, on enregistre des disques en posant dans un premier temps les bases instrumentales. On y ajoute ensuite la voix. Il m'a toujours semblé étrange de faire entrer le personnage principal à la fin du film. Around Robert Wyatt inverse le processus en utilisant les voix a capella comme point de départ." Étrange impression onirique de voir les dix jeunes musiciens s'exécuter sous les limbes vocales de Wyatt, Daniel Darc, Yaël Naïm ou Rokia Traore. De tous ces bienveillants fantômes ne manquaient que Camille et Irène Jacob parmi les invités annoncés. On se plaît à rêver à ce qu'en ferait un Bashung... Les arrangements de Vincent Artaud (sur la photo à droite d'Yvinec, avec le guitariste Pierre Perchaud) offrent l'avantage d'ignorer les originaux en ne se référant qu'aux voix, proposant des chansons une interprétation qui évite soigneusement le clonage forcément décevant.


Jazz, tout en restant fidèle à la couleur "classique" européenne de l'arrangeur et en lorgnant vers une pop où tel crescendo me fait irrésistiblement penser à la fin de A Day In The Life, l'École de Canterbury sachant parfaitement ce qu'elle doit aux quatre gars de Liverpool, la musique joue des effets d'ensemble plus que de chorus inutiles tant la voix est le soliste de ces évocations. À la pâte des cuivres s'ajoutent parfois les timbres étranges de Joce Mienniel transformant sa voix dans le logiciel Usine ou de la pianiste Ève Risser penchée sur les cordes de son instrument lorsque l'une et l'autre n'assurent pas leurs parties de flûtes. Sur la photo, on découvrira Sylvain Daniel au cor d'harmonie, Antonin Tri Hoang, Rémi Dumoulin et Matthieu Metzger aux anches, Guillaume Poncelet à la trompette. Le claviériste Vincent Lafont a finalement rejoint la petite bande en remplacement de Paul Brousseau tandis que la batteur Yoann Serra dirige ce passage rythmique.
Écouter ainsi les chansons de Robert Wyatt ou celles de ses amis John Greaves et Elvis Costello produit une impression de voyage, un déplacement étrange que les voix désincarnées mais extrêmement présentes renforcent en émotion. Connaître véritablement de quel bois se chauffera l'ONJ exige d'entendre l'ensemble des trois projets 2009. De quelle liberté jouiront sur scène les interprètes ici plus musiciens de pupitres que personnalités engagées ? Les arrangements très écrits d'Alban Darche pour le second programme en hommage à Billie Holiday, Broadway in Satin, créé le 7 mars à Saint-Ouen, leur laisseront-ils une plus grande d'initiative ? Faudra-t-il attendre le film muet Carmen à l'Opéra Comique dont les musiciens écriront eux-mêmes la partition sous les traitements électro-acoustiques du pianiste Benoît Delbecq pour découvrir toutes les ressources de ces jeunes gens pour la plupart encore inconnus du public ? Vous le saurez lors du énième épisode de cette excitante aventure !

dimanche 18 janvier 2009

Le grand orchestre d'Un D.M.I. répète L'homme à la caméra (1986)


L'archéologie domestique révèle des traces insoupçonnées. Je creuse, époussette, feuillette. Apparaissent sans cesse des bribes de mémoire enfouies sous les piles accumulées au fil du temps, classées, brouillées par les déménagements, images, sons, programmes, articles de presse, partitions, lettres... Voici donc aujourd'hui un petit montage rapide du seul témoignage vidéographique du grand orchestre d'Un Drame Musical Instantané. La scène se passe début 1986 à Paris. Nous répétons la reprise de L'homme à la caméra que nous avions créé trois ans plus tôt, le 5 octobre 1983, au festival Musica à Strasbourg. On reconnaîtra Francis Gorgé (guitare), Bernard Vitet (cigarettes), Youenn Le Berre (flûte), Hélène Sage (clarinette basse), Philippe Legris (tuba), Bruno Girard (violon), Marie-Noëlle Sabatelli (violoncelle), Geneviève Cabannes (contrebasse), Lê Quan Ninh et Benoît Moerlen (percussion) et moi-même (fauteuil)... Impossible de me souvenir du nom de l'altiste qui remplaçait Nathalie Baudoin, ni de celui du corniste, Patrice Petitdidier étant absent.
Nous avions imaginé la musique du film muet de Dziga Vertov en nous inspirant de ses écrits sur le "laboratoire de l'ouïe". C'est aussi la première fois que nous composions des chansons qu'interprétaient Geneviève, Didier et Bernard. Nous avons enregistré un 33 tours du spectacle lorsque nous sommes passés au Théâtre Déjazet à Paris. C'est une des plus belles partitions du grand orchestre, mais le disque n'a pas eu beaucoup de succès. Nous avions mal pensé la pochette qui pouvait laisser croire qu'il manquait les images de Vertov, or l'enregistrement avait été pensé hors contexte. Il aurait probablement été mieux reçu si nous ne nous étions pas référés au ciné-concert.
Pour la petite histoire, Youenn Le Berre est un des fondateurs du groupe celtique Gwendal, Bruno Girard du groupe d'influence d'Europe de l'Est Bratsch, Geneviève Cabannes du trio féminin Pied de Poule avant de rejoindre Castafiore Bazooka, Hélène Sage a composé de nombreuses musiques pour la danse, Lê Quan Ninh a intégré le quatuor de percussion contemporaine Hêlios sans négliger la libre improvisation, Philippe Legris est toujours sur la brêche (il a même enregistré une pièce du Drame pour tuba solo !), Didier Petit a fondé le label de disques in situ avant de se consacrer exclusivement à son instrument et à l'improvisation... Depuis, il m'est arrivé de jouer avec Hélène et Didier pour divers projets de création. Quant à mes deux camarades du trio historique du Drame, une recherche sur ce blog vous donnera plus d'informations que vous pourrez en assimiler en une seule fois !

dimanche 28 décembre 2008

Un Drame Musical Instantané joue Mingus (3/3)


À l'occasion du trentième anniversaire de la disparition du compositeur et contrebassiste, voici la troisième et dernière livraison des inédits du Drame interprétant en trio l'album orchestral de Charlie Mingus Let My Children Hear Music. Après Adagio Ma Non Troppo et Don't Be Afraid, The Clown's Afraid Too, après The Chill of Death et The I of Hurricane Sue, voici d'abord Mingus contre Tizol où je tiens à la fois le piano, la basse et la batterie pour accompagner mon récit tiré du roman de Mingus tandis que Bernard Vitet à la trompette et Francis Gorgé à la guitare viennent m'épauler dans cette aventure au son de Take the "A" Train :

Bon d'accord, il y a des à peu près, mais le recours à des textes littéraires lus en musique fonctionne très bien en scène. Je rappelle que tout ce qu'il reste de cette création, jouée une seule fois avant l'éclatement du trio fondateur d'Un Drame Musical Instantané, est une répétition enregistrée en studio quelques jours plus tôt. J'ai toujours fait très attention de sous-jouer pendant les répétitions pour laisser l'émotion du concert intacte et y jouer des effets de surprise. Une répète réussie est un danger mortel. La frustration est plus productive que la sécurité.
Pour la deuxième pièce du programme dont seul le texte est de Mingus, Bernard lit ensuite Pourquoi je serais mieux traité en privé par mon propre psychlologue (ou La belle vie de Bellevue), un autre chapitre de Moins qu'un chien et joue de la trompette à anche, Francis est à la guitare midi, j'utilise mon synthétiseur et des effets vocaux :

Pour terminer, Hobo Ho présente Bernard à la trompette, Francis à la basse et aux percussions et moi-même à la flûte, au trombone et aux percussions :

Ce billet fait suite à l'évocation de Charles Mingus pour l'album d'hommage dû à Hal Willner et à la diffusion de deux autres billets présentant le reste de la répétition du 17 mars 1992 : 1 et 2.

lundi 22 décembre 2008

Un Drame Musical Instantané joue Mingus (1/3)


Crapahutant une fois de plus dans les archives, je mets la main sur une répétition du 17 mars 1992 enregistrée au Studio GRRR, boulevard de Ménilmontant. Le Drame préparait une création commandée par Michel Pintenet pour le Passage du Nord-Ouest à Paris avec pour thème Charles Mingus. Comme nous aimons relever les paris impossibles, le trio décide d'adapter Let My Children Hear Music, un disque en grand orchestre du compositeur américain, écrit vingt ans plus tôt et produit par Teo Macero. Les morceaux originaux étaient transcrits, arrangés ou orchestrés par Hub Miller, Alan Ralph, Sy Johnson, Hub Miller et Mingus lui-même. Nous choisissons d'interpréter Adagio Ma Non Troppo, Don't Be Afraid The Clown's Afraid Too, The I of Hurricane Sue, Chill of Death et Hobo Ho, ajoutant deux pièces de notre composition sur des textes de Mingus extraits de son roman autobiographique Moins qu'un chien (Beneath The Underdog) que nous intitulons Charlie Mingus contre Juan Tizol et Pourquoi je serais mieux traité en privé par mon propre psychlologue. C'est la seule fois, à part une pièce de John Cage et une chanson d'Henri Duparc, que le Drame interpréta la musique d'un autre compositeur. Nous ne jouerons d'ailleurs qu'une seule fois ce répertoire. Peu après la représentation, Francis Gorgé ayant quitté le groupe, nous ne l'enregistrerons jamais pour le disque. Il joue ici de la guitare Midi et diffuse les séquences qu'il a préparées. Bernard Vitet est à la trompette et au bugle. Il joue de la trompette à anche sur Pourquoi je serais mieux traité... en plus de dire le texte. Quant à moi, je joue du synthétiseur et je trafique ma voix pour maints effets de bruitage. Je crois que l'on entend aussi un peu de trombone et de flûte sur Hobo Ho. Je slame en français le combat contre Tizol et je transpose ma voix dans le grave pour interpréter en anglais The Chill of Death avec Bernard au piano. Tout ce qu'il nous reste est une copie cassette d'une répétition quelques jours avant la création qui ne fut jamais reprise...
En cette période de fêtes et pour le trentième anniversaire de la mort de Charles Mingus, la maison ne reculant devant aucun sacrifice vous gratifie aujourd'hui des deux premiers morceaux, d'abord Adagio Ma Non Troppo :

suivi de Don't Be Afraid, The Clown's Afraid Too :

soit 26 minutes totalement indédites...

mardi 16 décembre 2008

Instruments de musique virtuels et interfaces de voyage


Après l'Electric Toy Museum, j'ai installé les instruments solo de l'Ircam qui tournent également sur l'application UVI Workstation ou l'échantillonneur virtuel MOTU MachFive II, en local ou depuis son séquenceur. Rappelons que l'UVI est un puissant instrument multitimbral MAC/PC aux pistes illimitées avec effets intégrés dont des réverbérations à convolution, des modulateurs en anneau, distorsions, filtres, etc., permettant le jeu en temps réel, et qu'en plus il est en libre téléchargement ! Les Ircam Solo Instruments ont été enregistrés par les meilleurs solistes qui ont ajouté maints effets de musique contemporaine au jeu classique. Les échantillons sont tous exceptionnels : violon, alto, violoncelle, flûte en ut, hautbois, clarinette, basson, trompette en ut, trombone, tuba, sax alto, cor, accordéon, guitare et harpe ! Ne vous étonnez pas qu'il en manque, ce volume 1 de 15GB sera complété ultérieurement par le reste de l'orchestre. Magnifique travail d'échantillonnage qui ravira les adeptes de la musique acoustique !
Une autre application tout à fait intéressante est proposée gratuitement par les Allemands de Hobnox. AudioTool offre tout un attirail d'instruments électroniques en ligne développé sous Flash ! Il suffit de câbler les clones des boîtes à rythmes Roland TR808 et TR909, de synthétiseur Boss TB303, du Kobolt, de mélangeur et splitter, plus une dizaine de pédales d'effets et de programmer tout cela pour produire des musiques cette fois totalement électro. Comme on peut enregistrer un morceau de seulement cinq minutes, j'imagine que cette version préfigure une autre, plus compète et payante...


Côté hardware, trois petits outils très attendus sont sortis chez Korg (photo en haut). Pour 50 euros chaque, pourquoi se priver d'un petit clavier midi comme le NanoKEY permettant enfin d'emporter avec soi de quoi composer voire enregistrer ou jouer pour peu que l'on supporte de le faire avec le bout des doigts ? Tout aussi légers, d'à peine 32cm, soit la largeur d'un portable 15 pouces, le NanoKONTROL ou le NanoPAD raviront les mixeurs qui supportent mal de manipuler un seul bouton ou curseur à la fois, ou d'être obligés de se passer de leur interface de percussion lorsqu'ils partent en vacances, car évidemment ces petits outils ne remplacent pas les grands, mais ils rendront bien des services, sans se casser le dos ni renoncer à la musique sous prétexte d'encombrement et de surcharge.
Chaque fois que je rends visite à Univers-Sons près de la République, je pose à Marie la même question : "Avez-vous reçu quoi que ce soit de barjo ces derniers temps ?" Car ces enregistrements d'instruments contemporains et ces interfaces nomades sont plus utiles que loufoques. Les instruments qui sortent de l'ordinaire se font rares et ne résistent pas très longtemps aux lois du marché. Mes dernières acquisitions dans le domaine du bizarre avaient été le VS-Synth, l'AirFX et l'AirSynth devenus déjà des collectors, le Kaossilator et le Tenori-on dont on parle beaucoup dans la presse dans la rubrique des innovations technologiques mais qui coûte relativement cher !

mercredi 22 octobre 2008

Pré-ONJ


Hier soir à La Balance avait lieu la soirée de présentation du nouvel Orchestre National de Jazz dont la direction artistique a été confiée à Daniel Yvinec. J'y allais sans penser au troisième épisode que je dois rédiger pour Jazz Magazine d'ici la fin du mois, puisque Franck Bergerot, son rédacteur en chef, avait envoyé un jeune journaliste et un photographe pour couvrir l'évènement en marge de mes chroniques. Yvinec avait demandé à ses musiciens de présenter de courtes pièces, souvent improvisées, en petites formations, histoire d'apprendre à se connaître, puisque certains ne s'étaient encore jamais rencontrés. Ce n'était donc pas un ONJ, mais les prémisses de quelque chose dont personne n'a encore l'idée, pas même ses protagonistes. Dire que le spectacle fut prometteur serait insultant tant l'alliage fut somptueux et les alliances merveilleuses par la variété et la richesse des émotions prodiguées. Ce fut un des plus agréables moments de musique que j'ai passé depuis longtemps. En face de chaque séquence, j'ai griffonné un mot dans l'obscurité écarlate de la salle qui se prêtait parfaitement à la musique de chambre.
Ève Risser (relève la tête ou je n'arriverai jamais à te prendre en photo !) ouvre le bal au piano et au synthétiseur : invention.
Antonin Tri Hoang la rejoint au sax alto : frénésie.
Ça commence bien, puisque c'est grâce à ces deux-là que je me suis intéressé au projet d'Yvinec...
Guillaume Poncelet à la trompette et au piano joue avec le guitariste Pierre Perchaud : tendresse.
À peine remis d'un accident de scooter il y a trois jours, Paul Brousseau pose sa béquille pour rejoindre claviers et batterie face au saxophoniste Matthieu Metzger : liberté.
Absent, Joce Mienniel a enregistré une vidéo projetée sur le mur, passant de la flûte aux effets vocaux didgeridesques, à la guimbarde avec retour à la flûte basse tandis que Yoann Serra l'accompagne en différé sur ses fûts : démesure.
Le batteur est rejoint par le bassiste Sylvain Daniel et le guitariste Pierre Perchaud, puis par Rémi Dumoulin au soprano : j'allais écrire funky, j'opte pour puissance.
Surprise en forme de coda, la chanteuse Karen Lanaud est accompagnée par Sylvain Daniel et Antonin Tri Hoang : sensualité.
Si l'ONJ arrive à préserver ces états de grâce où souffle un vent de jeunesse salutaire, l'addition risque d'être joyeuse !

samedi 18 octobre 2008

Mon portrait sonore par Émilie Mousset


J'avais rencontré Émilie Mousset alors qu'elle était l'assistante de Anne-Laure Liégeois sur la pièce de théâtre Médée dont j'avais composé la partition sonore. Quelques temps plus tard, attirée par le son, Émilie est venue me rendre visite au studio pour réaliser un petit portrait sonore de ma pomme. Elle a ainsi ponctué notre entretien avec les instruments de musique dont j'ai joué pour elle. On entendra mon VFX (c'est un synthétiseur), des guimbardes, la trompette de poche, une varinette, des percussions, mes téléphones, une flûte, des petits jouets, un carillon de pots de fleurs, le piano qu'elle a mélangé pour en faire une bouillabesse à la fois chronologique, didactique et loufoque. Je ne sais pas si elle fait exprès de laisser du silence à la fin de l'extrait qu'elle m'envoie, mais sa référence indirecte à Mozart et Cage me plaît beaucoup !

Durée : un peu moins ou un peu plus de 7 minutes selon son goût pour le silence en question...

mardi 14 octobre 2008

Tant que les heures passent


"Tant que les heures passent", bouillonnements, crépitements, piaillements forment les éléments d'une pâte organique qui ouvre sa porte à la matière humaine, à sa mécanique des fluides, dévorant la nature au fur et à mesure qu'elle la découvre et la traverse. Les corps sonores sont donnés pour ce qu'ils sont. Aucun anthropomorphisme ne vient pervertir ni leur rythme ferroviaire ni les timbres reconnaissables pour celle ou celui qui pratique l'art des bruits. Car si Bérangère Maximin choisit des sonorités communes à nombreuses œuvres électro-acoustiques elle sait les faire raisonner (la faute est de bon ton) en les agençant à sa façon.
Cela ne fait que commencer. "Boudmo" suinte jusqu'à transformer la baignoire en grotte humide et l'émail en puits sans fond. La main fait grincer les insectes de métal. L'alchimie devient sensuelle.
La voix parlée fait son entrée dans ""Ce corps vil", à la fois ingénue et vicieuse. Part One : échappée de son île, elle plonge dans un aquarium. On voit tout. Part Two : les murs se rapprochent, asphyxie. Qu'est-ce qui fait qu'une musique électro-acoustique se mette à vivre, à swinguer, quand tant d'autres nous endorment ? L'urgence, quelques hésitations, éviter le contrôle à tout prix, c'est dans les failles que la personnalité se dévoile. Enfermée à double tour, la compositrice devenue auteure s'échappe par les fentes du bois, par des trous de serrures mal obstrués, par de fausses lianes incarnées par le geste.
Le geste instrumental, c'est là le secret !
Les pièces sont très différentes les unes des autres. Avec gumbri, karkabas, violons tziganes et flûte océanique, le rapide intermède "Voyages morphologiques" épingle le pittoresque comme un papillon. Cruel ! Cruelle ?
"Si ce n'est toi (If It's Not You)" rappelle les archets pointus, introduit les cuivres glissants, pour finalement créer le malaise auquel on ne croyait plus, trop habitués aux convenances de l'institution. Ça dégouline, ça gerbe dans le trop plein, ça déborde. Comme on se sent mieux, après ! Après l'alerte, même si ça tourne encore...
Last but not least des surprises que recèlent l'album "Tant que les heures passent" paru chez Tzadik (dist. Orkhêstra), le magma électro-acoustique se transforme en solo de batterie, free jazz, rituel sauvage de nos jungles urbaines où le corps rejoint la machine pour des noces tant attendues qu'on n'en avait oublié l'heure qu'il est.

samedi 11 octobre 2008

Ping Pong pour deux somnambules


Durée de chaque film :
Jumeau Bar 4'08 - Modified 6'07 - L'ardoise 5'33 - Les dormeurs 3'17

Voilà, nous avons ajouté une page à notre collaboration pour qu'elle se poursuive ici et ailleurs. Depuis que je joue en duo avec Nicolas Clauss, je suis aux anges lorsque nous nous produisons en spectacle. Sous le nom de Somnambules, nous avions adoré jouer avec d'autres musiciens tels Pascale Labbé, Didier Petit, Étienne Brunet, Éric Échampard, mais j'étais trop préoccupé par l'orchestre pour me fondre totalement aux tableaux interactifs de Nicolas.
Bien que je sois capable de produire autant de bruit qu'un grand orchestre, je n'ai jamais apprécié le solo, pas tant pour la musique que pour le plaisir du ping pong. Les images que mon camarade anime en direct me renvoient une critique, des propositions, un univers qui me stimulent et me permettent d'improviser librement. D'un spectacle à l'autre, nos interprétations à tous deux peuvent différer radicalement, nous créons de nouvelles œuvres, nous en donnant à cœur-joie. Ce billet n'apporte aucune analyse, les films parlent d'eux-mêmes, aujourd'hui mes notes livrent seulement quelques informations "techniques"...
Ainsi, nous commençons souvent avec Jumeau Bar dont je transforme les sons avec mon Eventide H3000, une sorte de synthétiseur d'effets que j'ai programmé pour passer les sons à la moulinette. Nicolas construit également ses boucles en proposant sa propre version du module interactif original. Si vous allez sur FlyingPuppet, vous pourrez jouer vous-même avec la vidéo... Pervertir le travail que j'ai réalisé il y a quelques années est une opération très amusante. Je tire le scénario vers l'humour, en trafiquant les sons synchronisés, en exagérant les nuances par des effets appropriés à chaque plan.


J'ai placé les quatre films sur DailyMotion et YouTube, mais je préfère en général le premier qui n'incruste pas son nom dans l'image comme on marque les troupeaux. Modified est le dernier tableau de Nicolas Clauss, pas encore en ligne, le plasticien hésitant à l'heure actuelle entre exposer ses tableaux animés sur le Net ou off line dans des espaces réels. La rareté produirait-elle plus de désir ? Le plus souvent, ses œuvres rendent mieux leur jus lorsqu'elles sont projetées sur de grands écrans, les ordinateurs ne rendant pas la beauté du détail, l'émotion de l'immersion...
En modifiant électroniquement ma voix, une cythare inanga (rapportée de Stockholm en 1972), un violon hou-kin (achetée deux ans plus tard rue Xavier Privas) et une flûte roumaine (je ne me souviens plus d'où elle vient, mais ses sons stridents passent au-dessus de n'importe quel ensemble ou magma électro-acoustique), je suis la logique du tableau interactif joué en direct par Nicolas, un Organisme Programmatiquement Modifiable...


Avec deux petits instruments électroniques, un Tenori-on et un Kaossilator, j'accompagne les divagations dessinées d'une bande de gamins avec qui Nicolas a élaboré l'installation interactive de L'ardoise. J'ai réussi à m'approprier le Tenori-on depuis que j'y ai glissé mes propres sons. Il n'y a hélas que trois banques personnelles pour 125 timbres d'usine. J'utilise ici des échantillons de mon VFX. Le Kaossilator me sert de joker. Lorsqu'on improvise, il est toujours utile d'avoir plus de matériel que ce dont on a besoin. Au dernier moment, j'ai décidé d'ajouter une radiophonie réalisée en 1976, premier mouvement de mon inédite Elfe's Symphonie que je diffuse avec un cassettophone pourri. Depuis, je l'ai numérisée pour pouvoir la traiter électro-acoustiquement avec l'AirFx, un autre effet qui permet, par exemple, de scratcher n'importe quelle source sonore comme un DJ sur sa platine, mais sans y toucher, en jouant avec un rayon infra-rouge en 3D !


Le dernier film qu'a tourné Françoise à La Comète 347 montre Les dormeurs, une pièce de Nicolas de 2002 que j'aime beaucoup et que j'accompagne à la trompette à anche. Comme Jumeau Bar, vous pouvez jouer vous-même avec en allant sur le site après avoir téléchargé le plug-in Shockwave.

samedi 20 septembre 2008

Soirée D'autres cordes à 20h30 à La Comète 347


Ce soir, je serai avec Nicolas Clauss à La Comète 347 (45 rue du Faubourg du Temple à Paris, Métro Goncourt ou République, entrée 6 euros) pour notre duo musico-graphique sur grand écran. Nous avons choisi de créer une pièce inédite, encore toute fraîche (façon de parler au vu de la noirceur du sujet !) intitulée Modified (photo ci-dessus), en plus de Jumeau Bar, L'ardoise et Les dormeurs que nous avions interprétés à L'échangeur en mars dernier (extrait vidéo). Je retravaille en direct les sons des tableaux interactifs de Nicolas, je fais passer tout cela à la moulinette de mes effets électroniques, jouant aussi de la flûte et de la trompette à anche, du Tenori-on et du Kaossilator, deux petits synthétiseurs sans clavier qui tiennent presque dans la poche. C'est aujourd'hui ma version préférée de notre spectacle Somnambules. En duo, je suis plus concentré sur les images que mon camarade projette que lorsque je dois diriger un petit ensemble de musiciens. La musique, plus sobre, n'écrase pas les projections. Une partie de plaisir !
Il y a d'autres raisons de vous déplacer ce samedi jusqu'à cette ancienne usine. D'abord, l'endroit a quelque chose d'envoûtant, squat biscornu où les musiciens jouent souvent dans une fosse sous les gradins abrupts. L'ambiance y est plus sympathique que dans de nombreuses salles subventionnées. Mais surtout, nous ne serons pas seuls. La soirée, programmée par le guitariste Franck Vigroux qui dirige le label de disques D'autres cordes, verra nous précéder Antonin Rayon à l'orgue Hammond B3 et au piano Rhodes, le duo formé par "Supersonic Riverside Blues", dernier pseudonyme de Vigroux qui jouera de ses machines électroniques avec le vidéaste Éric Vernhes, et Philippe Nahon qui interprétera Silence must be, pièce pour chef d'orchestre seul de Thierry de Mey. Ouverture des portes à 20h30. Alors, à tout à l'heure ?


P.S.: en "montant sur scène" ce soir, j'aurai une pensée émue pour Maurizio Kagel qui vient de mourir à l'âge de 76 ans. Son art de ressusciter les classiques au vitriol m'a encore plus impressionné que ses perversions instrumentales. Il personnifiait à lui seul le théâtre musical contemporain. Dès le début des années 70, je l'ai souvent vu en scène tandis qu'il accompagnait ou dirigeait ses œuvres. Ses enregistrements préservent la magie et l'humour de ses élucubrations virtuoses. Espérons que ses films, aussi passionnants que sa musique, seront un jour édités en DVD. C'est l'un des derniers grands compositeurs du XXe siècle qui vient de s'éteindre.
Avec Ligeti et Berio il formait à mes yeux un triumvirat qui rattachait la musique contemporaine aux racines de la tradition occidentale tout en développant un langage personnel loin des Écoles et des tics du milieu. Tous trois avaient su s'affranchir de l'influence étouffante du dodécaphonisme schönbergien et des tics varésiens de nombre de leurs pairs, sans parler du néoclacissisme qui sévit encore. Ailleurs, les iconoclastes Cage ou Ferrari, l'exilé Nancarrow, les répétitifs inspirés par l'Orient Riley ou Reich, les jazzmen libres et les rockers inventifs creusaient d'autres chemins... Maurizio Kagel n'en ignorait aucun.

vendredi 12 septembre 2008

L'harmoniseur vocal plein gaz


On connaissait l'effet de l'hélium inhalé qui transforme la voix en Donald Duck. L'hexaflorure de soufre, cinq fois plus lourd que l'air, produit l'effet inverse en modifiant la voix en basse profonde, effet de ralenti obtenu artificiellement en ralentissant la vitesse de défilement d'une bande sur un magnétophone. La vélocité du son dans SF6 est 0,44 fois plus lente que dans l'air. Dans l'hélium, la vitesse est trois fois supérieure. La fréquence fondamentale de la cavité buccale étant proportionnelle à la vitesse du son dans le gaz, ces manipulations respiratoires attaquent les formants et produisent ces étonnantes transformations. Attention, ces produits peuvent être dangereux : l'expérience doit rester courte et exceptionnelle. Depuis l'apparition des harmoniseurs sur le marché des effets sonores électroniques, on peut transformer sa voix en temps réel sans aucun risque, mais c'est évidemment moins drôle qu'émis acoustiquement par sa propre bouche.
Pratiquement lors de tous mes concerts j'utilise un vieil Eventide H3000, dit harmoniseur intelligent, qui me permet d'intervenir sur de nombreux paramètres, effets de glissés, découpages mélodiques par sauts de fréquences, infra-sons, etc. J'ai également conservé un Korg DVP1, l'un des premiers harmoniseurs polyphoniques contrôlables au clavier, utilisable aussi en vocodeur. Pour le concert du 20 septembre avec Nicolas Clauss à La Comète 347 (45 rue du Faubourg du Temple à Paris), je transformerai tous les sons du module interactif Jumeau Bar avec mon Eventide, ainsi que ma voix et une flûte sur White Rituals... Mes autres instruments seront une trompette à anche et des synthétiseurs récents, légers et ludiques, sans clavier ! La soirée organisée par le label D'autres Cordes commencera avec Supersonic Riverside Blues + Scorpéne Horrible suivis de Philippe Nahon qui interprètera une pièce pour chef d’orchestre seul de Thierry de Mey intitulée Silence Must Be. J'apprends par la bande qu'il y aura aussi un solo d'Antonin Rayon à l'orgue B3 et au clavier. Réservez votre samedi soir, l'endroit est étonnant, ancienne usine transformée en squat, et les spectacles rarement montrés en région parisienne...

mercredi 27 août 2008

Un Drame Musical Instantané sur Antène 1 en 1983


Tout arrive ! Le film avec Un Drame Musical Instantané, tourné le 10 avril 1983 par Emmanuelle K pour la chaîne de télévision libre Antène 1, est enfin en ligne sur DailyMotion. Nous étions tous réunis dans la cave de mon loyer de 48 qui nous servait de studio et dans laquelle on pénétrait par une trappe au milieu de la cuisine rouge, noir et or (les canisses !), très chinoise. Les soupiraux du 7 rue de l'Espérance, qui donnaient directement sur la Place de la Butte aux Cailles, étaient fermés par des clapets équipés d'aimants pour pouvoir aérer lorsque je souhaitais rendre son statut de salon à notre antre. Nous y "répétions" tous les jours. Je devrais écrire "jouions" puisqu'il s'agissait le plus souvent de compositions instantanées que nous enregistrions soigneusement, formant un corpus étonnant sur cette époque. Bernard Vitet joue ici du cor de poste, de la trompette à anche et de l'accordéon, Francis Gorgé de la guitare et du frein, une contrebasse à tension variable construite par Bernard, je commandais mes synthétiseurs (ARP 2600 et PPG) et l'on me voit à la trompette de poche et à la flûte basse, encore un instrument de la lutherie Vitet comme les autres flûtes et les trois trompes en PVC terminées par un entonnoir.


À l'origine, Emmanuelle K, aujourd'hui passée à la poésie, nous avait demandé d'interpréter une partition de John Cage, mais nous avions réfuté sa paternité en nous insurgeant "contre les partitions littéraires de Stockhausen qui signait les improvisations (vraiment peu) dirigées, que des musiciens de jazz ou assimilés interprétaient, ou plutôt créaient sur un prétexte très vague". Le film était tourné à deux caméras, dont une paluche, prototype fabriqué par Jean-Pierre Beauviala d'Aäton, que Gonzalo Arijon tenait au bout des doigts comme un micro, l'ancêtre de bien des petites cams. Je ferai la connaissance de Gonzalo des années plus tard lorsque je réalisai Idir et Johnny Clegg a capella et participai à l'aventure Chaque jour pour Sarajevo à Point du Jour. En 1975, j'avais moi-même joué avec celle que Jean-André Fieschi m'avait prêtée pour mes essais expérimentaux intitulés Remember My Forgotten Man, on en reparle bientôt...
Le film dure 21 minutes 35 secondes. Il est présenté ici en deux parties, car DailyMotion n'a pas encore validé mon statut de MotionMaker que j'ai sollicité la semaine dernière. En juin, il fut diffusé en boucle lors de la seconde édition du festival Filmer la musique au Point Ephémère. C'est l'un des rares témoignages vidéographiques de la période "instantanée" du Drame.

vendredi 15 août 2008

L’ONJ, une pépinière explosive


Comme promis la semaine dernière, voici la première partie d'un long entretien avec le nouveau directeur artistique de l'Orchestre National de Jazz, Daniel Yvinec. La seconde partie abordera le répertoire de l'ensemble pour 2009.

Entretien avec DANIEL YVINEC

Jean-Jacques Birgé : J’ai choisi de te rencontrer, lorsque j’ai compris que tu n’avais pas essayé d’agrandir ton groupe, mais que tu proposais quelque chose de radicalement nouveau pour l’Orchestre National de Jazz.

Daniel Yvinec : J’en avais le potentiel, puisque je venais de monter un projet où l’on était sept, il suffisait d’ajouter trois musiciens. Je n’ai jamais eu de big band, je ne suis pas un arrangeur patenté. Là, j’ai une fonction de directeur artistique, chapeautant des projets, passant des commandes à d’autres compositeurs, écrivant moi-même de temps en temps, sans que cela soit mon activité principale… Alors pourquoi ne pas monter un truc de toutes pièces avec des gens que je ne connais pas ? J’ai mené une enquête sur plein de jeunes musiciens, en les repérant sur Internet, ensuite dans des clubs, je suis allé écouter tous les Prix du CNSM de cette année dont j’ai contacté tous les profs. Ils m’ont parlé parfois de manières très différentes de leurs élèves. J’ai pris contact aussi avec le réseau de la FNEJMA à qui j’ai tendu la perche pour qu’ils me suggèrent des musiciens. J'ai entendu chaque musicien dans un contexte de son choix, et j'ai fait, parmi les "accompagnateurs", d'autres rencontres.

JJB : Comme d’habitude tu as fait le curieux !

DY : Exactement, comme lorsque j’écris sur la musique ou que j’essaie de faire découvrir des trucs aux gens. J’ai souvent monté des projets, même discographiques, en mettant ensemble des musiciens qui ne se connaissaient pas. C’est souvent casse-gueule, mais c’est ça qui m’intéresse, avec aussi un certain sens du casting. Alors ensuite j’ai fait passer des auditions, de façon un peu non officielle sinon c’aurait été trop compliqué à gérer, entendant plus de 150 musiciens. J’y ai passé un bon mois et j’ai choisi des gens qui avaient des profils un peu singuliers. Essentiellement des polyinstrumentistes pour avoir à disposition une grande palette de couleurs. Ce sont rarement des gens de pupitre, même s’ils savent le faire et que je respecte ce genre de parcours.

JJB : Lorsque j’ai appris que tu avais engagé Antonin Tri Hoang, qui n’a que 19 ans et que je connais depuis qu’il est né, et Ève Risser qui est un remarquable mouton noir avec qui j’ai eu le plaisir de jouer cette année, je me suis demandé si tous tes musiciens étaient aussi atypiques et aussi jeunes. Comme c’est une façon de leur mettre le pied à l’étrier, j’ai eu envie de te demander qui ils étaient et pourquoi tu avais choisi chacune et chacun d’eux.

DY : On va commencer par les filles. Il n’y en a qu’une d’ailleurs. J’avais entendu parler d’ÈVE RISSER (piano préparé / flûtes en sol, alto et basse / électrophone / instruments jouets) par plusieurs personnes et de son fameux Prix où elle avait venir des chanteurs. Elle est venue le soir après l’avoir fêté, avec ses brosses, ses moteurs, ses aimants… Ève avait préféré venir seule plutôt qu’avec d’autres musiciens comme je lui avais proposé. Après quatre notes au piano préparé, Mohamed Gastli qui est le coordinateur artistique du projet et moi, on s’est regardés et on a su que c’était ce qu’il nous fallait. Elle a un Prix de flûte et un Prix de piano, ce qui peut être pratique pour jouer différents compositeurs. Je cherchais à la fois des gens compétents et des trublions. Je n’ai pas non plus besoin d’avoir dix musiciens qui aient une connaissance parfaite des standards de jazz. Toute son instrumentation m’intéresse et elle a un univers poétique hyper fort, un sens du son…
ANTONIN TRI HOANG (saxophone alto, clarinette, clarinette basse / piano) est le dernier que j’ai choisi. J’ai hésité très longtemps entre un dernier soufflant ou un mec qui jouait des synthés. Cela prouve que mon casting était plus sur les personnes que sur l’instrumentation. Par exemple, il n’y a pas de trombone. Ce n’était pas indispensable, sauf si j’avais trouvé un tromboniste qui joue d’autre chose… Et puis rien ne m'empêche de faire appel à d'autres instruments pour un projet qui en aurait besoin, ce noyau dur de dix musiciens est extensible. J’avais entendu Antonin plusieurs fois, il était venu faire une audition avec un très bon contrebassiste, Simon Tailleu. J’ai tout de suite été extrêmement touché par sa musicalité. Je l’avais entendu dans un Prix au CNSM où il a fait un solo très court, absolument somptueux de poésie… Pour son audition il a joué deux standards, complètement détaché des conditions, sans même me demander pourquoi c’était. Il est très jeune, il a encore beaucoup de chemin à faire pour s’épanouir, mais je me suis dit que c’était vraiment un grand mec. Chaque fois que je lui parlais de quelqu’un il connaissait, Robert Wyatt, Benoît Delbecq, Lee Konitz, il adore, il est très ouvert, il est fan de ce que fait Ève… Il a engrangé toute la culture jazz avec beaucoup de sérieux, et en même temps il commence à tirer dans les coins, très poétique et organique…
J’étais allé regarder les gars qui avaient joué dans Le sens de la marche, un projet super intéressant de Marc Ducret, où il y avait Paul Brousseau et MATTHIEU METZGER (saxophones alto, soprano, ténor / traitement électro-acoustique / programmation électronique). Plein de gens m’avaient parlé de lui aussi. Ils sont venus ensemble, Paul pour l’accompagner. PAUL BROUSSEAU (clavier / guitare / percussions / basse & basse électronique / batterie / effets électroniques) est le plus polyinstrumentiste de tous. Autodidacte, il s’était fait connaître avec Voices Project, un travail d’harmonisation de voix parlées, de répondeurs téléphoniques, de météo marine, comme l’avaient fait des gens de musique contemporaine ou Hermeto Pascoal, il a joué dans le Napoli de Sclavis. Il est le plus aguerri, mais finalement assez méconnu. Je ne lui avais pas proposé, pensant qu’il était trop pris, mais il m’a envoyé un mail et s'est spontanément manifesté… Quant à Matthieu, en plus de ses instruments, il crée des logiciels de traitement musicaux en temps réel depuis qu’il 12 ans ! Il est ingénieur du son, mais souvent avec des solutions rocambolesques. À l’audition, il a joué Summertime, simultanément à l’alto et au soprano. Je peux détester cela quand c’est plus de la pose que de la musique, mais il harmonisait à l’alto ce qu’il faisait au soprano et c’était magnifique. Après ils ont joué en duo et c’était époustouflant, j’aurais pu enregistrer un disque ! C’est bien qu’il y ait des musiciens qui aient déjà des points de repères comme ce binôme, des gens qui s’admirent les uns les autres…
J’avais entendu RÉMI DUMOULIN (saxophones soprano, alto et baryton / clarinette & clarinette basse) avec Ricardo Del Fra. Non seulement il joue magnifiquement du soprano, mais il a le sens du groupe. Je voulais des fortes personnalités, mais qui aient aussi envie de fabriquer de la musique en groupe. Je ne cherchais pas des saxophone heroes. Ils se seraient ennuyés.

JJB : Tu cherchais à monter un orchestre comme on constitue un quatuor à cordes. Un quatuor, ce n’est pas quatre musiciens, c’est un quatuor.

DY : Exactement ! Lorsque je fais des master classes, je leur dis : « quand vous allez écouter un quatuor ou Radiohead, vous ne sortez pas en disant que le bassiste joue monstrueux ou que le deuxième violon est incroyable ; si vous dites cela, c’est qu’il y a un problème et que le quatuor ne fonctionne pas. » Il y a aussi JOCELYN MIENNEL (flûtes en sol, alto et basse / saxophones soprano, alto, soprano, ténor et baryton / clavier / traitements électroniques) qui a été DJ, il a une culture rock et pop, c’est un ambianceur, il est capable de fabriquer de la matière pour mettre en valeur les autres. Ça a été oui tout de suite.
On m’avait aussi beaucoup parlé de GUILLAUME PONCELET (trompette / piano et Rhodes / synthétiseur, effets électroniques) qui a participé à Such, une boîte qui fait de l’electro-jazz, accompagnant Michel Jonasz au piano alors qu’il est trompettiste, il a joué dans NoJazz. À l’audition, il a joué You Don’t Know What Love Is seul à la trompette, sans esbroufe. Ensuite il a improvisé au piano un truc éthéré magnifique genre Debussy, alors qu’il est connu pour son groove. Un musicien incroyable. Comme Antonin, sans tenter de me séduire…

JJB : Tu as cette sensibilité peut-être parce que tu es bassiste…

DY : Si je suis producteur et réalisateur, c’est probablement aussi parce que je suis bassiste. Tu distribues les ballons, mais personne ne s’en rend vraiment compte. Tu sais que si tu joues telle note un peu moins fort, cela va générer autre chose, si tu économises ton discours, si tu t’arrêtes… Le rôle de pivot est super jouissif. C’est ce que j’ai envie de faire au sein de l’orchestre.
Je me suis rendu compte que l’on était dans un pays avec une pépinière de musiciens extraordinaire, de gens dont personne ne parle, pour le moment en tous cas, des gens déjà engagés dans des projets personnels hyperpointus, parce qu'ils ont mille idées mais aussi sans doute parce que le téléphone ne sonne pas. Quand j’avais leur âge, j’ai fait le « sideman » parce qu’on m’appelait. J’avais besoin de me prouver que je pouvais tout jouer, de la musique africaine, du funk, du bop. Lorsque je vivais à New York, je pouvais vivre ça sans que personne ne me regarde de travers.
J’avais joué deux fois avec le batteur YOANN SERRA qui joue tout extrêmement bien. La question de la couleur est peu abordée pour la batterie. Yoann a un très beau son et il sait driver un orchestre. J’ai vu un DVD qui a achevé de me convaincre, il y joue une réduction en nonette du Sacre du Printemps arrangé par le vibraphoniste Benoît Alziary. On y a l’impression que rien n’est écrit. Pour la basse, j’hésite encore entre trois…
J’avais aussi joué avec PIERRE PERCHAUD (guitares acoustique et électrique / banjo / dobro). Je cherchais un guitariste qui ne s’inspire pas seulement d’autres guitaristes, capable de s’évader de l’instrument. Pierre est assez jeune, c’est une éponge. Il vient du classique, il joue aussi bien de l’acoustique que de l’électrique. Il serait capable de relever un solo d’Ornette Coleman ou de retrouver le son dans dix disques de Tom Waits et Elvis Costello avec Marc Ribot, pas pour faire la même chose, mais pour voir quelles sont les options. Si je lui demande d’apporter une guitare pourrie, il ne va pas m’envoyer promener.
Voilà ça fait dix. Moi, j’ai besoin d’avoir une distance. Si je veux réussir cette mission de directeur artistique, il ne faut pas que j’ai en permanence une basse entre les mains, je jouerai lors de certains concerts, pour certains des projets, mais je ne veux pas y être obligé, j'aurai trop à faire... Et puis, cela permettra de continuer à aller jouer en France ou à l’étranger quand l’orchestre volera de ses propres ailes. Ce ne sera pas un orchestre polyvalent. En revanche, on pourrait intéresser des artistes et des compositeurs différents…

vendredi 8 août 2008

L'ONJ, une nouvelle jeunesse


L'engagement du jeune Antonin Tri Hoang, 19 ans, encore au CNSM, et de l'empêcheuse de tourner en rond Ève Risser, qui vient d'obtenir brillamment son prix, m'a mis la puce à l'oreille. Le contrebassiste-arrangeur Daniel Yvinec, qui prendra la direction artistique de l'Orchestre National de Jazz à partir de septembre, révolutionne-t-il l'institution en formant un orchestre de jeunes musiciens plutôt qu'en réunissant ses potes ou des pointures éprouvées du monde du jazz comme le firent ses prédécesseurs ? Ni une ni deux, je lui propose une rencontre avant mon départ de La Ciotat puisqu'il partage son temps entre Paris et Toulon.
Je connaissais Daniel pour la variété de ses œuvres et son intérêt pour toutes les musiques sans exception, un boulimique passionné, blogueur et chroniqueur dans les mêmes canards où j'opère moi-même de temps en temps, Jazz magazine et Muziq. Je ne suis pas déçu, la curiosité et la générosité de celui qui se fait aussi appeler Yvinek lorsqu'il s'électrifie guident ses choix, tant pour la constitution et l'organisation de l'ensemble de dix musiciens que pour le répertoire à créer. De mèche avec Mohamed Gastli qui assure la coordination artistique, Daniel fait passer cent cinquante auditions, plus ou moins informelles, il arpente les conservatoires, lance des sondes téléphoniques, apprend comment fonctionne la machine ONJ, et accouche d'une distribution étonnante, puisqu'elle réunit essentiellement de jeunes musiciens pour la plupart encore inconnus, des personnalités fortes, poly-instrumentistes de préférence, curieuses de toutes les musiques, aptes à travailler collectivement, des gentils comme j'aime les appeler. L'orchestre n'a rien d'un big band ou d'un ensemble équilibré dans les normes de la convention, pas de tromboniste (parce qu'aucun n'était assez poly-instrumentiste), pas de vibraphoniste, mais pas mal de jeunes gens doués pour les instruments électroniques et l'informatique.
En marge de l'entretien de deux heures que je dois encore décrypter, je vous livre donc d'abord la composition de ce tentet qui met l'eau à la bouche.

Ève Risser piano préparé / flûtes en sol, alto et basse / électrophone / instruments jouets
Paul Brousseau clavier / guitare / percussions / basse & basse électronique / batterie / effets électroniques
Pierre Perchaud guitares acoustique et électrique / banjo / dobro
Jocelyn Miennel flûtes en sol, alto et basse / saxophones soprano, alto, soprano, ténor et baryton / clavier / traitements électroniques
Rémi Dumoulin saxophones soprano, alto et baryton / clarinette & clarinette basse
Matthieu Metzger saxophones alto, soprano, ténor / traitement électro-acoustique / programmation éléctronique
Antonin Tri Hoang saxophone alto, clarinette, clarinette basse / piano
Guillaume Poncelet trompette / piano et Rhodes / synthétiseur, effets électroniques
Yoann Serra batterie
et un bassiste dont le nom n'est pas encore définitif au moment où je tape ces lignes, d'autant que Daniel ne jouera pas dans l'orchestre, préférant garder le recul sur la musique en jouant à fond son rôle de directeur artistique.

Dès les premières présentations publiques, les musiciens auront le loisir de présenter des petites formes pour apprendre à se connaître et à se faire connaître. La programmation 2009 sera constituée de trois projets :
Around Robert Wyatt, où l'icône pop (ou unpop, comme il préfère lui-même se présenter) aura enregistré sa voix au préalable, l'orchestre l'accompagnant en direct avec des vidéos réalisées par Antoine Carlier.
Broadway in Satin, autour des chansons de Billie Holiday et cette fois avec des chanteurs sur scène.
Carmen, le film muet de Cecil B.DeMille (1915), sera présenté à l'Opéra Comique avec une partition originale et le duo Ambitronix (Benoît Delbecq et Steve Argüelles) en invités libres.
Voilà, c'est un petit aperçu du prochain ONJ, mais je vous retrouve, ici ou ailleurs, dès que j'aurai retranscrit l'entretien avec son nouveau chef, un musicien épris d'aventures, qui ne craint pas de prendre des risques pour imaginer de nouvelles couleurs orchestrales, timbres inouïs qui devront coller chaque fois au projet rêvé. Ce défi de faire voler les enclumes me fait trépigner d'impatience !

mercredi 4 juin 2008

Filmer la musique, 2ème édition


À l'occasion de la seconde édition du festival Filmer la musique du 3 au 8 juin au Point Ephémère et au MK2 Quai de Seine, mélange de projections, de concerts et de performances majoritairement rock, est programmé le film sur Un Drame Musical Instantané qu'Emmanuelle K tourna en 1983 pour la chaîne de télé pirate Antène 1. Filmé à deux caméras dont une paluche, la caméra expérimentale construite par Aäton, la séance se déroulait dans ma cave du 7 rue de l'Espérance. Nous enregistrions quotidiennement dans cette pièce dont l'escalier débouchait sur la cuisine de la petite maison en surface corrigée que je louais sur la Butte aux Cailles. C'est un des rares témoignages vidéographiques de la période "instantanée" du Drame. Bernard y joue d'un cor de poste, Francis est à la guitare sèche et au frein, une contrebasse à tension variable inventée par Bernard. Nous jouons tous des trompes qu'il a fabriquées avec des tuyaux en PVC et des entonnoirs ! Je programme mon ARP2600 et souffle dans une trompette à anche et une flûte basse, toutes deux conçues par Bernard. Le film dure 21'35", il fait donc partie d'une boucle de deux heures diffusée sur huit casques dans une pièce noire à laquelle on accède par une passerelle, installation immersive au Point FMR qui sied mieux au film que les grands écrans en milieu ouvert des autres salles. Il y avait évidemment peu de films sur la musique à cette époque, car la vidéo domestique portable n'était pas encore développée, ce qui lui confère d'autant plus de valeur.
Petit clin d'œil aux copains :
Programmé, comme le film sur Un Drame Musical Instantané, dans la Noise Box, vous pourrez voir Genetic Sea - The Siratori Affair de Franck Vigroux et Mariano Equizzi (2007, 10').
Dimanche 8 à 14h salle XXO, retrouvez le Don Cherry de Jean-Noël Delamarre, Nathalie Perrey, Philippe Gras et Horace (1967, 20'). Le même jour au Mirror Ball, ont été également sélectionnés Mouvement Marche : (E) (F) (D) + Contradiction de Vincent Epplay (2008) et Frédéric Blondy et Lê Quan Ninh de Benoît Géhanne (2008, 18').
Enfin, ou plutôt, pour commencer, aujourd'hui à 16h salle XXO, découvrez en avant-première Ensauvager la vie de Mathilde Morières (2008, 70') sur la tournée européenne du groupe Illegal Process dans lequel joue son frère Antoine.

vendredi 4 avril 2008

L'argent


Carlotta édite une copie superbe de celui que Noel Burch nomma "le plus moderne de tous les films muets". Pour cette extraordinaire adaptation du roman d'Émile Zola dont le sujet reste d'une brûlante actualité, Marcel L'Herbier, en 1928, investit la Bourse entière, engage 1500 figurants, 18 opérateurs, filme les scènes de nuit sur la Place de l'Opéra, rend sa caméra acrobate pour des plans vertigineux... Avec dans les rôles principaux Brigitte Helm, Pierre Alcover, Mary Glory, Alfred Abel, Henry Victor, mais aussi Jules Berry, Antonin Artaud, Yvette Guilbert... Le double dvd inclut un des plus époustouflants "making of" de l'histoire du cinéma, peut-être le premier, Autour de L'argent, que Jean Dréville tourna avec une petite caméra à condition de ne jamais se faire remarquer par celui qui dirigeait cette saga en blouse et gants blancs, l'envers d'un décor inouï, un second chef d'œuvre, témoignage inestimable sonorisé en 1971. D'autres bonus les accompagnent, essais des acteurs, documentaire sur le réalisateur, etc.
Avec L'argent j'avais un thème qui m'accrochait complètement. Je l'ai déjà dit : pour s'accrocher à un film, il faut un héros, qu'on l'aime ou qu'on le déteste, c'est au fond la même chose : Gance a eu Napoléon, il adorait Napoléon, il s'identifiait à lui, moi je devais trouver quelque chose du même genre, or je ne trouvais rien à adorer, mais par contre il y avait une chose que je détestais entre toutes, c'était l'argent ; d'abord parce que j'étais en faillite, ensuite parce que j'avais vu autour de moi tant d'exemples où l'argent avait joué un rôle néfaste. C'était ça, le personnage, qui me stimulait prodigieusement. C'était déjà le sens du roman de Zola, bien sûr, mais avec pas mal d'adjonctions de ma part... Le combat de l'art contre l'argent... Le combat de la vie contre l'argent. L'argent, dit Zola, c'est le fumier sur lequel pousse la vie. (Marcel L'Herbier)
La musique improvisée au piano par Jean-François Zygel est d'une très grande tenue, imagée et imaginative, à l'écoute du moindre soubresaut de l'action, mais, comme on pouvait s'y attendre, plus illustrative que complémentaire. Aussi comment ne pourrais-je regretter la version orchestrale que nous composâmes avec Un Drame Musical Instantané en 1987 pour le Centenaire de Marcel L'Herbier, avec l'accord de sa fille, Marie-Ange, et que nous créâmes début 88 au Théâtre Déjazet, puis à la Maison de la Culture du Havre... J'en possède deux enregistrements et il m'a été rapporté que le film avec notre musique circulerait sur Internet, mais nous avons encore loupé le coche : aucune de nos compositions n'a jamais été gravée, hormis le LP de L'homme à la caméra et quelques extraits aux USA, en Allemagne ou au Japon. Pour tenir en haleine les spectateurs pendant 3h20mn (la version présentée ici n'annonce bizarrement que 164 minutes !?), nous avons rivalisé d'inventions musicales, augmentant notre palette de timbres, allant enregistré dans la corbeille du Palais Brongniart aussi bien qu'au Casino de Deauville, constituant un pont entre les différentes époques et réactualisant tant le roman que le film avec un montage des actualités télévisées lors du krach de 1987. C'est avec cette radiophonie que nous abordions le générique, avant les premières images. Francis avait composé une valse merveilleuse qui résonne encore à mes oreilles comme notre trio de percussion. L'avion qui se confond avec le soleil... Le vol, si tout marche bien, doit durer 40 heures, 40 heures d'angoisse mortelle pour Line. 40 heures de manœuvres et de spéculations pour Saccard. J'espère sortir notre musique un de ces jours à défaut de la "voir", pourquoi pas, accompagner le déchainement époustouflant des extravagantes séquences de L'Herbier.


Nous étions trois derrière l'écran. Bernard Vitet jouait de la trompette et du piano, Francis Gorgé de la guitare électrique et d'une batterie de machines, je bouclais le trio aux synthétiseurs et à la flûte, sans parler des bruitages que j'ajoutais à l'ensemble. Nous avions renommé les séquences pour affirmer la modernité du film : La propriété c'est le vol, Pacotille, Yuppie Club, Jeune chair et vieux poisson, Mouvements erratiques, Les gros s'en sortent toujours, Retournement de tendance ou nouveau vertige, À bout de nerfs, Une nuit à l'Opéra, Le déclin de l'empire... Jean-Jacques Henry, qui s'occupait de nous à l'époque, nous photographia à la sortie des Archives du Film à Bois d'Arcy. Ce matin-là, France Soir titrait "New York, la baisse la plus dure", Libération "Le spectre de 1929 hante Wall Street", Le Matin "Le séisme". Le soir de la première, au milieu du spectacle, nous entendîmes hurler depuis l'orchestre : "Y a-t-il un docteur dans la salle ?" Trois heures vingt minutes représentaient un marathon, pour le public, emporté par cette symphonie lyrique, et pour nous qui en sortions épuisés. L'argent est le dernier grand film que nous ayons mis en musique, notre apothéose.
Que cette évocation ne vous fasse pas manquer cette mine d'or cinématographique, une cathédrale de pépites ! C'est aussi une démonstration exemplaire de l'arnaque boursière et du maëlström des passions qu'elle suscite.

mardi 18 mars 2008

Retour sur mon duo avec Nicolas Clauss


Donc, le lendemain, pour mon duo avec Nicolas Clauss à L'Échangeur, je n'emporterai pas de clavier. Mon instrument principal devient mon micro devant lequel je chante, joue de la flûte et de la trompette à anche. Je transforme tous les sons en temps réel, les miens comme ceux que Nicolas produit en jouant de ses modules interactifs, avec mon Eventide (une sorte de synthétiseur d'effets que j'ai programmés) et mon AirFX que je module sans le toucher en faisant au dessus de lui des passes "magnétiques" (en fait, optiques, puisqu'il s'agit d'un rayon avec un système de repères en 3D). Jamais nous ne sommes parvenus à faire aussi bien ressortir l'humour grinçant de Jumeau Bar, les effets amplifiant les intentions critiques que véhicule ce petit bar de campagne. Après un White Rituals des plus SM, voix et flûte aidant, j'accompagne L'ardoise avec mon Tenori-on dont je joue ce soir pour la première fois. J'oscille entre le côté kawaï (mignon) des dessins d'enfants et les sujets graves qu'ils évoquent. Lorsque je n'installe pas le cadre, décor qui permettra tous les possibles et parfois même l'impossible, je cherche surtout la complémentarité avec les images projetées par Nicolas. Nous terminons notre petite prestation par de délicats et lugubres Dormeurs qui s'écroulent au combat comme des quilles s'affalant sous leur propre poids et font sonner leur marche ralentie au son d'une martiale trompette à anche. Rebelote. Nicolas et moi sommes aux anges, impatients de recommencer l'expérience du duo, et heureux d'avoir participé à une si belle soirée. Françoise Romand a réagencé quelques extraits de notre prestation pour le petit film qu'elle a réalisé.
Mirtha Pozzi et Pablo Cueco avaient ouvert le bal par leur duo de percussion, avec Étienne Bultingaire aux manettes. Grosse surprise du remarquable jeu théâtral de Didier Petit qui partage la scène avec son violoncelle et le chorégraphe Mic Guillaumes. Final avec Jean-François Pauvros transformant son instrument en vielle et revenant progressivement vers ce qu'elle est, une guitare électrique vrombissante.
Le surlendemain, je vais écouter Pascal Contet maltraitant délicatement son accordéon devant l'installation végétale de Johnny Lebigot, Lucia Recio donnant la réplique aux sculptures en bois que José Lepiez caresse astucieusement, et les WormHoles dirigés de main de maître à l'archet par l'ami Didier Petit, grand organisateur de ce somptueux et malin mini-festival, hôte parfait, qui sait mieux que personne ce que signifie la générosité... Lucia passe d'un registre à l'autre, tantôt grave et bruitiste, tantôt rock et coupant ; Camel Zekri à la guitare en demi-teintes et Edward Perraud au jeu inventif et grinçant, Bultingaire aux effets métropolitains complètent ce quintet original dont la clarinettiste Carol Robinson est l'invitée et que je n'avais pas revue depuis l'enregistrement de Sarajevo (Suite). À l'entrée (et à la sortie !), Théo Jarrier et Hervé Péjaudier tiennent la boutique de disques installée sur des tréteaux de fortune et ça marche. Lors du concert au Triton, les vinyles du Drame étaient partis comme des petits pains, les plus jeunes étant friands de 33 tours. Même succès pour le nouveau Journal des Allumés que je suis allé chercher à l'imprimerie de Montreuil, livré en primeur à L'Échangeur... (à suivre)

lundi 17 mars 2008

Retour sur le concert avec Donkey Monkey


J'attendais que Françoise Romand ait monté cet extrait de notre concert pour revenir sur ma rencontre musicale avec Donkey Monkey, le duo formé par la pianiste alsacienne Ève Risser et la percussionniste japonaise Yuko Oshima. Le résultat fut à la hauteur de nos espérances. La complicité humainement partagée s'est laissée transposer naturellement sur la scène du Triton. La première partie, s'appuyant sur des morceaux du duo, était plus popisante tandis que la seconde, basée sur mes programmations virtuelles, était plus explosée. Comme chaque fois, il en faut pour tous les goûts et nous avons entendu assez de commentaires pour saisir que les uns ou les autres préfèrent tel ou tel morceau. C'est toujours ainsi. Si l'on écoute les avis des spectateurs, il faut en récolter suffisamment pour que tous les passages trouvent leurs admirateurs ou leurs détracteurs. Tout entendre, mais n'en faire qu'à sa tête, en l'occurrence un être tricéphale dont les méninges carburent au-delà de la vitesse autorisée. Après cette première rencontre sans véritable répétition, nous nous sommes découverts dans l'action. Je perçois ce que je pourrais améliorer à mon niveau : soigner les codas et développer les complicités avec chaque musicienne indépendamment de leur duo, dramatiser mon apport par des ambiances de reportage et des évènements narratifs, étoffer mon instrumentation acoustique lorsque les morceaux durent plus que prévu, par exemple j'emporterais bien le trombone et le violon vietnamien, mais je supprimerais les projections sur écran difficilement compréhensibles pour le public en les remplaçant par des compositions où l'improvisation libre se construit autour de modèles dramatiques.
J'en saurai plus après avoir écouté l'enregistrement de la radio. Nous avions en effet commencé la soirée par un petit entretien avec Anne Montaron puisque France Musique diffusera la soirée le 23 avril à 22h30 dans le cadre de son émission "À l'improviste".
Les filles ont lancé le mouvement, je les ai rejointes en commençant à jouer depuis les coulisses avec un petit instrument improbable que j'ai acheté dans un magasin de farces et attrapes il y a près de 40 ans ! C'est une sorte d'appeau dans lequel je dois souffler comme un malade pour en sortir de puissants sons de sax suraigus. Sur le dessus de cet instrument tricolore affublé d'une petite percussion en métal sur bois, je bouche le trou unique pour rythmer mes phrases. J'accompagne mon solo de déhanchements suggestifs tandis que je rencontre l'objectif d'Agnès Varda venue filmer notre performance en vue de son prochain film provisoirement intitulé Les plages d'Agnès. Mes guimbardes tiennent alternativement le rôle de basse et de contrepoint rythmique au duo excité du piano et de la batterie. Le second morceau est plein d'humour, Ève et Yuko chantant en japonais un blues nippon que j'accompagne avec des effets vocaux qui vont de l'électroacoustique déglinguée à des imitations yakuzesques de comédiens nô. La première partie se clôt sur un longue pièce de pluie où les sons tournent des unes à l'autre sans que l'on ne sache plus à qui sont les gouttes qui éclatent ici et là. Ève a préparé le piano avec des tas de petits objets étranges tandis que Yuko est passée au sampleur... Après l'entr'acte, les filles s'amusent à suivre ou contrarier de nouvelles gouttes, cette fois sorties tout droit du diagramme de FluxTunes projeté sur l'écran derrière nous, ping-pong qui nous oblige à rattraper les notes comme si c'était des balles. Les trois garnements étalent ensuite leurs jouets pour trois petits solos et une coda en trio (carillon, toy-piano, jeu de cloches, synthétiseurs et Theremin à deux balles) suivi d'un duo de pianos où Ève doit sans cesse rebondir face à mes quarts de ton renversés. Nous terminons par un zapping de ouf où je joue du module Big Bang face aux deux filles qui usent, abusent et rusent irrévérencieusement avec leur répertoire pour me couper systématiquement et alternativement la chique. Le petit rappel est on ne peut plus tendre, Ève s'étant saisie de sa flûte traversière, Yuko nous enchantant de sa langue maternelle et ma pomme terminant dans le grave de ma trompette à anche. Nous espérons maintenant pouvoir remettre ça un de ces soirs, ça, une véritable partie de plaisir !
Sauf les rares jam-sessions où je ne jouais que du Theremin, c'est la première fois que je jouais aussi peu de clavier. Mes touches noires et blanches et mes programmes construits au fil des années incarnent une sécurité dont je souhaite me débarrasser. Aussi, le lendemain, pour mon duo avec Nicolas Clauss à L'Échangeur, je n'en emporterai carrément pas... (à suivre)

mercredi 12 mars 2008

Répétition avec Donkey Monkey


Françoise filme les répétitions qui ont lieu au Studio GRRR. Il y a du vent, dans le jardin les clochettes tintent avec véhémence, et de la fenêtre on voit le forsythia et le cognassier du Japon, branches constellées de petites fleurs jaune ou rouge. Yuko Oshima joue de la batterie Gretsch, que nous a prêtée Le Triton (où nous jouons demain jeudi), et d'un échantillonneur virtuel qu'elle transforme avec des effets analogiques. Tandis qu'elle chante en japonais, je fais le yakuza en prenant une voix grave et rauque, on s'y croirait. Je me suis entraîné avant et pendant mon voyage au Japon en 1996 lorsque nous avons monté les expositions sur la fête foraine à Kumamoto et Osaka avec Raymond Sarti et Zeev Gourarier. Ève Risser est obligée de "préparer" mon grand Yamaha droit, un U3, mais elle aura heureusement un piano à queue pour le concert. Elle chante aussi en japonais et joue de la flûte traversière. Ni l'une ni l'autre, nous n'emporterons nos Theremin comme nous l'avions annoncé, nous avons suffisamment de matériel à trimbaler comme ça. J'utilise beaucoup ma voix que je transforme avec le H3000, je joue de petits instruments à anche et des guimbardes, j'ai mon sempiternel synthétiseur VFX et les machines virtuelles, développées avec Frédéric Durieu, que je projetterai sur un écran au-dessus de moi et dont je transforme les sons avec un effet dont l'interface est un rayon infra-rouge en 3D. Nous nous entendons bien, c'est un régal. J'apprécie beaucoup notre façon de procéder, en évitant de trop répéter, mais en mettant en place la suite des morceaux, choisissant les timbres, évoquant nos intentions, soignant les transitions. La première partie est constituée de pièces du répertoire de Donkey Monkey sur lesquelles je me greffe et que les filles adaptent à la situation. Je donne le ton de la seconde, cette fois c'est à Ève et Yuko de rentrer dans mon monde. Il y a encore des zones de flou que nous devons mettre au clair aujourd'hui. C'est drôle comme j'ai passé une bonne journée à les écouter et à m'égosiller devant le micro, mais je suis ratatiné, comme elles d'ailleurs. Nous devons encore prendre le temps de nous reposer et de préparer le matériel. C'est la partie que j'aime le moins de ce travail, je risque chaque fois de me coincer le dos, alors je rêve d'une salle de spectacle où tout serait installé et où je n'aurais plus qu'à jouer...

mardi 26 février 2008

Large Virage de Jean Morières


J'avais trouvé rébarbatives les précédentes couvertures des compact-discs de Jean Morières, peu représentatives de sa finesse musicale. Dans le "blog papier" du prochain Muziq qui sortira en avril, j'ai écrit quelques mots sur son nouvel album, mais je crains que cette fois la taille de sa pochette ne corresponde pas au format de la revue et l'empêche encore d'être reproduite en illustration de l'article. Pourtant, pour Large Virage Jean a mis les bouchées doubles. D'abord il s'est inscrit en faux par rapport au marché du disque en produisant un vinyle, vous savez cette chose noire qui tourne sur son axe à trente-trois tours par minute, avec une dynamique hors pair et des petits bruits de surface. Je ne sais pas si le son est vraiment meilleur en analogique qu'en numérique, c'est un disque de flûte solo, mais il est certain que c'est vraiment plus agréable à tenir entre ses doigts. Ensuite il en a fait presser seulement trois cents exemplaires, mais là où il a passé la vitesse supérieure, c'est en demandant à l'artiste-peintre Marie Warscotte de réaliser cinquante ?uvres originales, numérotées et signées, sur les deux faces de la pochette intérieure. On avait coutume d'appeler cela une pochette qui s'ouvre. C'est rudement beau ! On dirait du fusain et du crayon qu'elle a méticuleusement recouverts de ruban adhésif, brillant sur mat du meilleur effet. Le disque tout blanc coûte 15 euros, ça les vaut puisque la musique est originale, raffinée, variée, intelligente et tendre à la fois. Les cinquante exemplaires ornés d'une création originale de Marie Warscotte coûtent 300 euros, c'est cher pour un disque, rien de scandaleux pour une ?uvre picturale de cette taille (60x30cm). La vie des musiciens n'est pas facile, mais que dire de celle des plasticiens ? La reproduction que vous pouvez admirer est le numéro 17, l'année d'une révolution, naissance de mon papa. C'est une bonne idée pour lutter contre toutes sortes de monstres marins : le piratage, la mocheté des boîtiers en plastoc riquiquis, la stupide notion de progrès, le cloisonnement des genres, les rapports sclérosés des sons et des images, que sais-je ? On peut écouter ou regarder l'un sans l'autre, ou se faire la totale, commencer par la page blanche du recto, lire les notes de pochette au dos et se laisser porter par le dessin tout en se laissant bercer par la zavrila, cette flûte unique que Jean s'est construite sur mesures.

dimanche 24 février 2008

Chinatown (16)


Retour à la case départ, un mois plus tard. Sur ce Monopoly, dépenser 20000 bats s'avèrera heureusement impossible. Nous nous faisons un week-end shopping de folie en nous enfonçant à nouveau dans Chinatown, puis dans les shopping centers où s'exposent les jeunes créateurs. Vente en gros, trois robes très Courrège vendues dix euros les trois, des pantalons à trois euros, douze slips de garçon aux couleurs vives (introuvables où que ce soit ! J'avais fini par croire que c'était impossible) pour quatre euros le paquet, une valise orange qui se remarquera aisément sur le tapis roulant, etc. Nous la bourrons avec nos achats à concurrence de vingt kilos, jusqu'à ce que je me torde le poignet en la descendant du taxi en arrivant à l'aéroport de Suvarnabhumi, superbe réalisation dûe à l'architecte allemand Helmut Jahn. Des petits os ont bougé et je passe la nuit à me tenir le bras tant la douleur me fait souffrir.
Et puis, nous montons et descendons le fleuve, nous arrêtant à l'Hôtel Oriental. Sa navette vient nous chercher et nous ramène, mais je me sens toujours un peu mal lors de ces incrustes sauvages. Le sentiment d'usurpation ne me quitte pas. Comme dans une église, j'ai l'impression d'y être démasquable, alors que j'ai passé ma vie à noyer le poisson en battant les cartes. C'est le fardeau de tous les autodidactes qui ont réussi malgré tout. Françoise, elle, s'y meut comme un poisson dans l'eau.


Époustouflante mêlée des poissons-chats le soir le long de la Chao Phraya tandis que les enfants leur jettent du pain. Nous n'avons jamais vu autant d'animaux se ruant sur la nourriture avec cette voracité. Les bestioles sont énormes. Est-ce une façon de les engraisser avant de les pêcher ? Je filme le grouillement terrifiant avec mon appareil-photo...


Le matin de notre départ, tandis que nous descendons très tôt dans les soys de Chinatown pour acheter des chaussures, nous nous retrouvons face soit à un cortège célébrant la mort de la sœur du roi, soit à une répétition du nouvel an chinois qui se profile, soit à une autre fête que nos connaissances en chinois ne nous permettent pas d'identifier. Les enfants se coiffent des attributs du dragon, figures monstrueuses, corps ondulant ; les musiciens font sonner cuivres, flûtes, cordes et surtout percussions brillantes composées de cymbales crash, de gongs puissants, de métal éclatant...


Nous n'arriverons jamais à acheter les petites chaussures qu'a repérées Françoise, car les boutiques ne vendent qu'en gros ou demi-gros et les tractations avec les Chinois sont extrêmement difficiles. On a l'impression que cela les ennuie énormément de vendre à des étrangers. "T'achète ou pas, moi je m'en fiche !" est le leitmotiv de la matinée. Bon, bien alors, on s'en passera. Et nous repartons nous empifrer de quelque spécialité gastronomique dans une cantine populaire... Dommage que les règlements d'hygiène soient si contraignants sous nos latitudes ! Ces petites échoppes vont terriblement nous manquer. Au retour, nous apprendrons comment l'industrie agro-alimentaire a mis la main sur la restauration en imposant des lois absurdes. Ainsi, comme il est interdit d'utiliser des œufs frais, les restaurateurs doivent se fournir chez Metro pour acheter d'un côté les blancs, de l'autre les jaunes, sous vide ! Ce n'est qu'un exemple, mais seuls les restaurants gastronomiques ont l'autorisation de se servir de produits frais à condition de tout jeter chaque soir. Les fonds de sauce maison sont d'une autre époque, à moins de prendre le risque d'une très forte amende...


Retour à Bangkok, à sa fourmilière, à ses désirs de revenez-y. La suite se jouera chez Paris-Store, chez Tang ou dans les petites épiceries de Belleville... Le voyage est terminé, dernier épisode de la saison un.

jeudi 31 janvier 2008

Touristes en Thaïlande (2)


Lorsque l'on a goûté à Changmai on se demande si l'on aura envie de repasser par Bangkok. Même si nous n'échappons pas aux embouteillages et à la foule, nous sommes dans une ville de province. Les marchés y sont encore plus incroyables, débordant de légumes qui ne ressemblent souvent que vaguement aux nôtres, de fruits exotiques, de poissons qui frétillent dans des bassines en plastique, tant d'anguilles qu'on dirait la chevelure de la Gorgone, de calamars, de tortues, de plats amoureusement cuisinés comme à la maison, parfums enchanteurs qui nous donnent envie de tout goûter à s'en faire péter la sous-ventrière. Heureusement, nous faisons attention de ne pas en arriver à ces extrémités. Sauf pour le piment dont je me gave comme les enfants abusent des sucreries.
Le premier soir, je trouve même une gargote où l'on nous apporte un plat d'insectes frits, grandes sauterelles, grosses fourmis ailées et chenilles croustillantes. J'en rêvais. Je suis servi. Les grenouilles au curry ressemblent plutôt à des crapauds dont la chair est succulente. Françoise préfère de loin les plats où la noix de coco participe à la recette. Je dévore de petits raviolis aux cacahuètes et au lait de coco de couleur bleue, verte ou blanche.


Changmai semble plus touristique que Bangkok, essentiellement parce que les guesthouses se trouvent toutes dans le même quartier. Je convaincs Françoise de céder au charme de la campagne et aux paradoxes du tourisme organisé. Ce sera l'unique fois du voyage. Les ballades à dos d'éléphant ou en char à bœufs nous séduisent moins que la descente de la rivière en radeau de bambou ou la ferme des orchidées. Tout est paisible. Nous terminons nos journées dans les écoles et les salons de massage. Pourtant, que ce soit pour les pieds (1 heure à 3 euros) ou tout à l'huile (1h30 à 6 euros) dans un institut d'aveugles où le fou-rire est maître, il s'agit plus de massages de confort que de soins réparateurs. On y passe un moment de détente, mais on est loin des doigts magiques de Liu Yang.


Après avoir marché, marché et encore marché, nous nous habituons à la simplicité des tuk-tuks, ces petits scooters-taxis à 1 euro qui se faufilent partout. Après avoir passé trois jours à Bangkok et trois à Changmai, nous rallions Changrai, dans le Triangle d'Or où se cultive l'opium, pour rejoindre ensuite le Laos. Nous passons la soirée dans le night market où je trouve de nouveaux insectes grillés, énormes criquets et vers de bambou... Le jus de gingembre nous tord les boyaux et la fondue en marmite de terre nous les réchauffent.


Au milieu des stands de colifichets, bijoux fantaisie, vêtements, un luthier vend des saxophones en bois de rose qui sonnent magnifiquement. Il fabrique également de petites flûtes et des sax en PVC qui me rappellent ceux qu'avait l'habitude de confectionner Bernard.


Nous passons la frontière à bord d'une pirogue à moteur qui traverse le Mékong. Le Laos est notre choix initial, mais, quitte à passer par Bangkok, il était plaisant de s'y arrêter enfin. Nous y reviendrons certainement, pour jouir de la mer, de la plongée sous-marine et du farniente, ou pour y faire nos courses. On en reparlera, mais, pour l'instant, nous accostons à Houeisai d'où commencera la véritable aventure...

vendredi 12 octobre 2007

Radar


Je devrais me réjouir d'être submergé de travail, mais je déteste me retrouver sous pression. Je me passerais volontiers de certains aspects de la pré- ou post-production. Impossible de composer les jours où l'administration m'envahit. J'arrive à écrire, mais un billet me prenant vingt minutes minimum (c'est plus proche de deux ou trois heures), je n'ai actuellement pas le temps de rédiger les articles que je souhaiterais sérieusement aborder. D'autant que je termine des chroniques pour le futur Muziq et prépare déjà le n°21 des Allumés. En outre, un arbre s'étant abattu dans le jardin, j'ai dû passer une matinée à débiter des mètres cube de branchages au lieu d'avancer sur ce que j'avais à faire.
Du côté de Nabaztag, les enregistrements reprennent avec l'anglais et l'allemand d'un nouveau service, le gourou, déjà bouclé dans les autres langues avant l'été : vous lui posez une question et il répond ! J'ai composé de nouveaux jingles pour un autre service tout neuf à base de RFID, à l'intention des enfants, mais chut, c'est une surprise. J'adore les surprises. Celle-ci est de taille puisqu'il les emmènera dans des contrées interactives. Le protocole midi me pose plein de problèmes, car les timbres sont reproduits de façon variée selon les synthétiseurs qui les jouent, et je n'ai pas encore de simulateur instrumental pour celui qui est abrité dans l'estomac du lapin. Le midi permet d'envoyer les notes (hauteur, rythme, durée, volume), mais l'instrument peut être très approximatif, surtout pour les percussions (programme polytimbral du canal 10) qui collent bien à ce projet. J'abandonne provisoirement les sons cristallins du glockenspiel pour une flûte très mélodique.
Avant de filer (je fais attention de ne pas dépasser la vitesse limite et de garder les yeux grands ouverts), je vous livre trois adresses, la première est celle du site Arrêt sur images qui fait suite à l'émission déprogrammée sur France 3. L'équipe de Daniel Schneidermann, hébergée par Riff, est sur tous les fronts de l'actualité étouffée par les médias dominants. Vous pouvez également vous connecter à Rue89, site réalisé par trois anciens de Libé, fonctionnant avec l'aide des internautes qui envoient articles, photos, vidéos, etc.
Pour terminer, un peu de distraction avec Neon Bible, un clip interactif réalisé par Vincent Morisset pour le groupe Arcade Fire (site sympa), signalé par Étienne Mineur dont je suis le blog avec la plus grande assiduité.
Bientôt dans cette colonne, l'homme du trentième siècle et six cents points noirs !

vendredi 7 septembre 2007

Dix mille intruments dans un tube de verre


Depuis que je suis tout petit, je rêve de me laisser enfermer dans la caverne d'Ali Baba. Hier mon vœu s'est exaucé grâce à la gentillesse de l'ethnomusicologue Madeleine Leclair, responsable de l'unité patrimoniale des collections d'instruments de musique du Musée du quai Branly, que j'avais rencontrée il y a quelques mois pour fêter nos prix du Fiamp. Sur les six étages d'un gigantesque tube de verre dessiné par l'architecte Jean Nouvel comme le reste du bâtiment, sont exposés dix mille instruments de musique d'Asie, d'Océanie, d'Afrique et des Amériques. Complétant admirablement celle du Musée de la Musique de La Villette, c'est la plus grande collection d'instruments ethniques en Europe. Les caillebotis métalliques ajourés permettent à un seul système de régler la température et l'hygrométrie, stabilisées à 20°C et 50% d'humidité, de cet espace obscur, pas plus de 30 lux, meublé d'étagères noires et de tiroirs coulissants silencieux conçus par Madeleine.
Dans cette Tour de Babel musicale, les instruments sont classés par continents et par types, percussions à peau, tambours de bois, hochets, sistres, sonnailles, gongs, cloches, balafons, senzas, guimbardes, arcs, flûtes, trompes, conques, harpes, guitares, kotos, violons, etc. Je n'emploie pas les termes muséographiques affichés, mais ceux que j'utilise lorsque je joue dans mon studio avec tous ceux que j'ai recueillis lors de mes voyages. Les rhombes, qui se réfèrent à des rituels sacrés auxquels aucune femme ne doit assister, ne sont pas exposés pour ne pas choquer d'éventuels visiteurs des villages d'où ils ont été rapportés. Je suis étonné du nombre de flûtes nasales et de la sophistication de certains systèmes d'émission. Une flûte qui se porte à l'épaule se joue en la remplissant d'eau et en marchant, l'eau poussant l'air vers le biseau. Des cocons d'araignées remplis de leurs œufs séchés sont agités. Des tibias humains finement ciselés sonnent la cérémonie. Des tambours de bois sont creusés de plusieurs lames pour former un ensemble accordé. Des carapaces de tortues sont frottées à la manière des tambours parlants. Mon ivresse monte à mesure que nous descendons dans l'immense éprouvette qui laisse apercevoir tous ces trésors. Le site du Musée offre une recherche exceptionnelle dans le catalogue des objets. Nous terminons la visite par la magnifique salle de concert aux formes variables (rideau d'Issey Miyaké) et à son pendant extérieur, sorte de théâtre antique qui mange le sublime jardin sauvage de Gilles Clément, et par la médiathèque sur le toit couronné par une rivière-fontaine qui fait le tour du bâtiment. On peut y écouter des centaines de musiques, à moins que l'on ne préfère les grandes boîtes à musique audiovisuelles du Musée qui offrent une immersion totale dans le son. Les gardiens de la médiathèque nous font signe de nous taire, le silence reprend ses droits.
Pour remercier ma guide, je souhaiterais retrouver la musique des stalagmites de la Baie d'Halong, inoubliables orgues à percussion magiques que j'enregistrai il y a une douzaine d'années. En attendant, j'essuie la poussière qui s'est accumulée sur une bande magnétique confiée à Brigitte vingt ans plus tôt par Leroy-Gourhan pour lui en envoyer copie. Il s'agit d'un enregistrement russe de percussion sur os de mammouth.

lundi 27 août 2007

C'est le fond qui manque le moins


Du haut de l'ancien chais, on devine en contrebas, tout au fond à gauche, après une enfilade de pièces, la fenêtre d'une chambre reculée où Jean, assis en tailleur, travaille sa flûte zavrila, lorsqu'il ne joue pas les maçons ou les serruriers. Je le surprends dans la cuisine avec Pascale, un étrange complexe plombier à la main. Ils rêvent et transforment les grands espaces intérieurs. En perpétuelle mutation, les volumes se contruisent et se meublent, dessinant doucement leur destination définitive. Dans l'immense cave voûtée de la petite maison, Jean défonce un mur à la recherche d'un trésor comme s'il était le héros d'une fable de La Fontaine... Le soir, pour changer, nous refaisons le monde.

mercredi 22 août 2007

Répit


Même couleurs pour Françoise en plissé d'Issey Miyake et Pascale en gentille woman fermière servant leur petit déjeuner à Dada, Flika et Pilgrim tandis que Bambou et Médor, hors champ, gambadent allègrement dans la prairie attenante. Toute une faune gardoise, moustiques nocturnes et matous matois inclus, volettent et se frottent à nous aux heures des siestes du Midi. Jean travaille sa flûte zavrila dans une chambre du fond pendant que Mathilde roule vers Nîmes où Björk, ce soir, envahira les arènes. Je ne fais rien.

samedi 2 juin 2007

Musique de chambre au zavrila


Jean Morières fait de plus en plus de concerts en appartements avec sa flûte zavrila. Il l'a conçue, fabriquée et en joue dans un recueillement qu'il fait partager à son auditoire. La proximité oblige le public à la même concentration que le musicien. On apprend à respirer. Si la première pièce était inspirée du shakuachi, la suite était plus contemporaine. Une spectatrice fut d'ailleurs prise d'éclats exclamatifs à chacune des percussions de l'air tout le long du tuyau en buis. Comme si Jean la chatouillait sans prévenir. Après l'entr'acte où l'on pouvait se distraire autour d'un punch et d'un agréable buffet, le saxophoniste Stéphane Payen le rejoint pour un duo délicat qui fait ressortir ce pourquoi la musique de chambre n'a besoin d'aucune amplification. Elle se retrouve enfin dans son élément.

vendredi 1 juin 2007

N'ayez plus honte lorsque sonnera votre portable


En 2004, Antoine Schmitt et Adrian Johnson créent sonic()bject, site de téléchargement de sonneries de téléphones portables commandées à 17 compositeurs contemporains. Très investi dans le projet, j'ai moi-même les honneurs de Capital sur M6 ! Malheureusement, il ne suffit pas de faire, il faut avoir les reins assez solides pour promouvoir : les résultats financiers ne furent pas à la hauteur de l'intelligence, de la qualité et de l'éthique défendues par les fondateurs avec le soutien des créateurs associés.
Fin 2005, Roland Cahen suggère de "faire passer Sonic Object du monde commercial au monde merveilleux du Creative Commons (opensource, libre, etc..)." Dixit Antoine qui vient de réaliser les modifications techniques et éditoriales sur le site pour réaliser ce passage. Depuis hier les sonneries du site Sonic Object sont donc en licence Creative Commons by-nc-nd. Elles sont gratuites, copiables, distribuables librement mais sous certaines conditions : les auteurs doivent être toujours mentionnés, l'utilisation commerciale est interdite ainsi que la modification de la sonnerie...
Vous pourrez faire sonner gratuitement votre téléphone portable aux sons de Dominique Besson, Roland Cahen, Brian Clevinger (le créateur du logiciel Absynth), Vincent Epplay, Alexandre Gherban, Pascale Labbé (voix), Luc Martinez, Joachim Montessuis, papadad (Adrian Johnson), Didier Petit (violoncelle), Hélène Sage (dont la série des synonymes a enchanté maintes copines qui les ont adoptés), Antoine Schmitt (son fax en a perturbé plus d'un !), servovalve (également auteur du graphisme du site), Bernard Vitet (série animalière à la trompette), Wild Shores, Hervé Zénouda et moi-même.

J'avais composé trois séries. Les Flûtes évoquent un monde zen où la sonnerie n'implique pas obligatoirement le stress, c'est celles que j'utilise sur mon propre téléphone. Les Hours coïncident chacune à l'heure d'un repas pour éviter la monotonie de la répétition. Le timbre de la guimbarde (Jawharps) fonctionne merveilleusement avec ces petites machines au haut-parleur ridicule.
Chaque sonnerie peut être écoutée avant téléchargement, mais c'est en boucle qu'elles prennent tout leur sens lorsqu'elles retentissent dans votre poche ou votre sac. Un court texte de présentation de chaque compositeur accompagne sa collection... Les biographies n'ont pas été mises à jour, mais elles donnent une petite idée de la personnalité de chacune et chacun.

mercredi 16 mai 2007

Their Satanic Majesties Influence


Je résume vite fait. En décembre 1967, les Rolling Stones sortent Their Satanic Majesties Request, 33 tours psychédélique en réponse au Sergent Pepper's Lonely Hearts Club Band des Beatles paru en juin, lui-même inspiré par le Pet Sounds des Beach Boys. Le seul album expérimental des Stones (conçu sous l'emprise du LSD) eut peu de succès, la presse le descendit, Mick Jagger et Keith Richards dirent qu'ils avaient enregistré "n'importe quoi", sous la pression d'un procès pour détention de stupéfiants et dans l'euphorie des diverses substances qu'ils ingurgitaient pour de vrai. Pourtant, pour les nombreux amateurs de trucs brintzingues et d'inventions musicales, c'est le meilleur disque des Stones, aussi incontournable que le chef d'œuvre des Beatles.
Six mois après sa sortie et le joli mois de mai (n'en déplaise à tous les renégats en costume rayé), je découvre le We're only in it for the money des Mothers of Invention qui va me faire entrer en musique. Autre référence au Sergent Pepper's, la pochette de Zappa est un pastiche inversé de celle des Beatles, insert compris. J'ai déjà raconté l'influence déterminante que Frank Zappa eut sur mes jeunes années. Mais en réécoutant hier le disque ébouriffant des Stones, je m'aperçois avec stupeur qu'il m'a certainement beaucoup plus influencé dans ma démarche de compositeur que par le génial barbichu... Aurais-je été inconsciemment préparé par les Beatles et les Stones à découvrir les Mothers ?
Il est probable que la disparition de Brian Jones en 1969, noyé dans sa piscine de la maison construite pour le créateur de ''Winnie l'Ourson'', orienta définitivement le groupe vers le hard-rock. Les arrangements de Their Satanic Majesties..., étonnants de modernité pour l'époque, le restent aujourd'hui. Le clavecin de Nick Hopkins, le mellotron de Brian Jones, ses improvisations débridées à la flûte, ses cuivres déments font sortir les Stones de leur popitude encore trop sage. Ils durciront le ton avec Street Fighting Man et Sympathy for the Devil, entamant leur période la plus fertile... Brian Jones se révèle ici un multi-instrumentiste arrangeur de génie, intégrant toutes les trouvailles du free jazz, de la musique psychédélique et des formules répétitives qui allaient influencer des groupes comme Soft Machine. Les recherches de timbres pullulent, en particulier sur les voix, le mixage dramatique, au sens où on l'entend à la radio pour les émissions de création.
Sur la pochette est collée une photo en relief des Stones. Des volutes de fumée sur fond bleu font office de papier peint, fond rouge pour la pochette intérieure où l'on glisse le vinyle. Tapisserie au verso et, à l'ouverture, collage réalisé avec le photographe Michael Cooper qui a conçu tout le packaging. Je comprends les fans du vinyle. Une chaleur se dégage de l'objet. Je regarde tourner la galette, l'aiguille passe sur le sillon, c'est mesuré, cadré par le bras qui se lève en fin de face. Juste le temps qu'il faut. Se lever pour retourner le disque. Un peu plus tôt, j'admirais la pochette que Warhol avait faite pour l'Academy in Peril de John Cale...


Je me retrouve dans les longues improvisations de Sing This All Together et de sa longue reprise en fin de face A, (See What Happens), où John Lennon et Paul McCartney prêtent leurs voix et jouent des percussions. Depuis le réveil en 1975 (Birgé Gorgé Shiroc, Défense de, GRRR 1001, réédition cd+dvd MIO 026-027) jusqu'à mon récent concert avec Somnambules, je me reconnais dans ces tourneries qui évoluent sans cesse, couches successives inattendues, travail sur la multiplicité de timbres inouïs (réclamés à l'origine par Jagger pour rivaliser avec les Beatles !). Que je joue de mes synthés, de la flûte, des cuivres, des claviers ou de petites percussions, je comprends soudain à quel point ce disque me marqua. J'avais quinze ans, l'âge du passage à l'acte.
Le son du piano d'Hopkins ou les cordes de John Paul Jones sur She's a Rainbow me frappent si je les compare aux orchestrations que nous imaginons avec Bernard. Tout à coup ça dérape. Les cordes grincent. Un truc inimaginable aujourd'hui, sauf peut-être encore chez quelques Radiohead ou Amon Tobin, et chez tous les chercheurs marginaux style Zorn ou Vigroux qui continuent à ramer en avant-garde de plus aucun mouvement ! Reprise des délires hallucinogènes avec Gomper, tablas, flûte, sitar, fouet des rameaux de baguettes, boucles des guitares, harmonica déjanté, origines indiscernables, je retrouve encore ce que j'ai cherché à reproduire malgré moi. Le pompon va à 2000 Light Years from Home que j'ai revu live un jour à la télé en 89, fabuleux, et j'avais oublié le synthétiseur de Bill Wyman (Lire la suite). Tout l'album est truffé de fugitives petites phrases parlées, de filtrages sur les voix, d'instruments étranges qui flirtent quelques secondes avec l'orchestre. Ici et là, je reconnais mon instrumentarium plus que sur aucun autre enregistrement, sauf peut-être certains vieux Art Ensemble of Chicago. Le dernier morceau du disque me rappelle celui d'Absolutely Free des Mothers, fin de soirée éthylique, ici On with the Show, chez Zappa America Drinks & Goes Home dont je fis la bande-son de mon second court-métrage (Idhec 72, un nouveau scandale financier).
Brian Jones ?!, vous avez dit Brian Jones ?

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lundi 14 mai 2007

Lors Jouin joue le barde


On continue dans la détente. Et on s'amuse, et on rigole... " Rikita rozenn gaer a Java, Deus da zansal ha deus da voucha, Da vouezh zo flour pa ganez da sonenn, Da zaoulagad evel diou steredenn... " Ainsi commence le refrain de Rikita (jolie fleur de Java) en version bretonne par le barde Lors Jouin dans l'album fraîchement paru chez Keltia Musique, Chansons de la Bretagne éternelle d'hier et de toujours pour maintenant par rapport à demain (cd + dvd de 26 minutes !). C'est sans aucun doute le disque le plus ringard de l'année, le plus kitsch et le plus authentique. Les Bretons s'y reconnaîtront sans mal, à en pisser dans leurs braies. Les autres auront peut-être besoin de quelque explication pour savoir si c'est de l'andouillette ou du cochon. Les deux certainement.
Lors Jouin joue le jeu sans aucun compromis en collectant ces chansons qui marquent l'histoire de la Bretagne, mais en les interprétant avec la plus grande honnêteté, collant à une réalité souvent complexe, quitte à prendre tous les accents du terroir, à chanter volontairement faux ou désynchronisé pour les clips vidéo, avec un orchestre de synthés et un remarquable accordéoniste. Plus vrai que nature !

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samedi 12 mai 2007

Ma tante touche du bois


Arlette Martin expose peintures et marqueteries jusqu'au 19 mai à la Mairie du XXe arrondissement à Paris. Elle est passée des pinceaux au travail du bois en 1958 sur la suggestion de mon oncle Gilbert. Arlette est la sœur aînée de ma maman. Lorsque j'étais enfant, les murs de notre appartement étaient recouverts de ses tableaux abstraits parce qu'elle ne savait pas où les accrocher dans leur mansarde de la rue Rosa Bonheur. La question de l'abstraction s'est donc très tôt posée à moi. On me répondait que cela ne représentait rien, qu'il ne fallait pas essayer d'y voir des ressemblances avec quoi que ce soit comme on fait avec les nuages lorsque l'on découvre parfois avec surprise des analogies avec des formes existantes. J'ai déjà évoqué le déséquilibre intentionnel, inspiré par cet unique lien avec l'art dans mes jeunes années. Je me souviens parfaitement de certains de ces tableaux peints au début des années 50. Arlette a continué en travaillant le bois, c'était une des rares marquetistes à ne pas faire dans le ringard, ni figurative ni géométrique. Abstraite !
D'elle je possède ainsi une table basse, un tableau et une aquarelle, mais la pièce dont je suis le plus fier est la porte qu'elle m'offrit pour le studio de musique à mon installation à Bagnolet. Arlette est étonnante de vitalité et cela se retrouve dans ses œuvres. Elle accumule les responsabilités à la Maison des Artistes (trésorière non solidaire des délires sarkozistes de son président !), au Syndicat National des Sculpteurs et Plasticiens (secrétaire générale honoraire), à la SAD (présidente en 1986-87 au Grand Palais) et jusqu'à l'année dernière, à 80 ans passés, elle était encore bénévole aux Restos du Cœur... Dans ses tableaux où les essences de bois remplacent la palette de couleurs en tubes, la matière continue à vivre. Il lui arrive de mélanger les deux techniques et j'aime particulièrement ceux où le rouge contraste avec les veines des bois exotiques. Les sinuosités du bois obligent à les suivre, à dessiner avec l'aléatoire. Arlette a réalisé des pièces monumentales, des meubles, mais Place Gambetta ce sont des tableaux ou des objets plus modestes comme de grands éventails dont l'accrochage fait bien ressortir tant l'homogénéité de l'œuvre que la variété de tons. En écrivant, je me rends compte que toutes ses toiles comme ses marqueteries sont des coupes transversales. L'aubier sous l'écorce.


Gros plan sur la poignée racine de la porte coulissante qui mène au studio. Ma sœur a également plusieurs meubles et un grand paravent marqueté et turquoise. Sa fille Estelle, ma nièce, a réalisé la maquette de l'élégant catalogue. Toute la famille est décorée par ses cadeaux uniques et attentionnés. Seule Françoise est venue au vernissage avec un original, puisqu'elle porte le magnifique pull over orange, blanc, rouge et noir qu'Arlette a tricoté pour elle l'an passé ! Sur le livre d'or, je gribouille : "L'abstraction fondatrice. La rémanence. Du bois dont je ne ferai pas de flûte..."

mercredi 2 mai 2007

Sacrées bobines


Le flyer parle de lui-même. Le programme du festival Sacrées Bobines est en ligne sur le site du Théâtre Mouffetard (pas cher du tout). Ce sont des dramatiques historiques, pleines d'intelligence et avec des risques que la télé ne prend plus aujourd'hui. Marcel Bluwal, Stellio Lorenzi, Claude Santelli... ont fait la télévision de mon enfance, ils frôlaient nos utopies. Le film de Jacques Rozier, Adieu Philippine (1960), montre le tournage de Montserrat de Lorenzi. J'avais rencontré Santelli peu de temps avant qu'il ne se fasse renverser par un éléphant en répétant une adaptation circassienne de La flûte enchantée. C'était très émouvant, il était toujours le même conteur enthousiaste. La caméra explore le temps comme Le Théâtre de la Jeunesse mettent en scène des comédiens exceptionnels (Cassel, Brasseur, Fresnay, Marielle, Piccoli, Piéplu, Poiret et Serrault, Maillan, Blier, Girardot, Hirsch, Topart, Belmondo, Denner, Villeret, Dussollier...) autour de grands textes adaptés magistralement pour le petit écran. À ces pièces du répertoire projetées au Mouffetard, retour à la case départ et prenez-en plein les mirettes et les esgourdes, et bien que ce ne soit pas du théâtre, j'ajouterais quelques Raisins verts de Jean-Christophe Averty, quelques audaces de Raoul Sangla, et le bonheur serait complet !

Pour la gravité et les effusions romantiques, se coltiner les commentaires du billet d'hier.

vendredi 27 avril 2007

Remontée mécanique


J'ai été très sensible aux messages de sympathie envoyés en commentaires du billet d'hier ou par mail. Le soleil a également produit l'effet escompté et, après le Conseil d'administration des Allumés où nous avons préparé la soirée du 29 mai (billets allumés des 31 mars et 16 avril), j'ai pédalé jusqu'à la Maison de la Radio pour enregistrer en différé une émission de David Jisse et Yvan Amar qui sera diffusée le 1er mai à 15h sur France Culture, deux jours avant notre spectacle. En introduction j'ai joué un petit morceau électronique sur le synthé-jouet made in China que Françoise avait dégotté chez Tati le Noël précédent et, en coda, j'ai effectué un petit zapping flûte-guimbarde-Steinway. Mon adaptation minimaliste de l'Internationale, premier mai oblige, dépassait la durée de l'émission et vous ne l'entendrez pas, mais les morceaux improvisés comme la sélection des extraits musicaux m'ont plu (Michel Houellebecq - Elsa à 9 ans chantant Cause I've got time only for love - la trompette de Bernard dans Trop d'adrénaline nuit). L'entretien est très vivant, mais les séquelles des jours précédents se devinent au travers de mes bégaiements inhabituels. L'émission Un Poco Agitato porte bien son titre ! Un poco piu.
En roulant vers le studio, je croise Pierre à qui son déménagement à Marseille semble avoir magnifiquement réussi. Il a bonne mine et ne se dépare pas d'un sourire que les tracasseries parisiennes avaient depuis longtemps effacé. Cela fait plaisir à voir. En repensant à sa mine hilare rosie par le sud, je tente une décalcomanie en sprintant rue de Rivoli. Sur le chemin du retour devant le Cirque d'Hiver, je manque d'écraser Otar Iosseliani dont j'apprécie pourtant la fantaisie ethnographique (coffret vivement recommandé chez blaq out, d'où il sort probablement). En gravissant la rue des Panoyaux, je m'arrête à la librairie-galerie Le Monte-en-l'air, spécialisée dans la bande dessinée de qualité, pour acheter le pavé Tous coupables ! dont j'ai annoncé la parution, mais qui ne sort réellement qu'aujourd'hui. Petite déception, le bouquin est en noir et blanc, pour les couleurs on se réfèrera donc aux sites signalés dans mon billet, mais le pavé est très agréable à tenir entre les mains et pour 16 euros vous ferez un acte civique en vous faisant radicalement plaisir.
Arrivé en haut de la côte, le numéro de mai de Jazz mag m'attendait dans la boîte aux lettres. Spécial Archie Shepp, il me plaît d'autant que Guy Darol, dont j'apprécie particulièrement le style et l'idée dans ses chroniques ici et dans Muziq, a pondu un article élogieux et circonstancié sur mon duo avec Houellebecq (voir aussi mes billets du 28 janvier, 1er et 3 février). Quelques pages plus loin, je suis interviewé par Émilie Quentin au sujet des Allumés du Jazz. Mon "autoportrait dans les toilettes du TGV" est pataphysiquement attribué par Goaty à un certain Robert Ouayate.
Le soir s'achève sur un savoureux poulpe grillé que je n'aurai pas volé. Tikka oseille-curry-yaourt-ail. Les mésaventures de disque dur (déjà remplacé, mais vierge !) m'avaient totalement coupé l'appétit. Je passe en cuisine avec une pensée émue pour Françoise qui doit être arrivée à Sao Paulo où elle est avec Anny, chez leur tante Mathilde, 97 ans. Interrogatoire au menu brésilien pour une enquête familiale qui n'en est pas à son dernier rebondissement !
Retour en arrière. Je m'aperçois avec stupeur que les dernières illustrations de chaque billet annoncent la journée du lendemain ! Ce n'est pas la première fois que cela arrive. Après une entrée en fanfare, l'arbre coupé précède la faucheuse et le disque terrien qui lui même anticipe la mort du disque dur, la route bitumée annonce celle sur laquelle Belmondo est étendu... La photo couleur de mon instrumentarium enraye la loi des séries.

mardi 24 avril 2007

Venez nous voir et nous entendre jeudi 3 mai au Triton !


Jeudi 3 mai 2007, 21h au Triton, 11bis rue du Coq Français, 93260 Les Lilas,
à 50 mètres du Métro Mairie des Lilas
Ouverture des portes : 20h30 - Réservations 01 49 72 83 13

SOMNAMBULES, spectacle multimédia (création)
Jean-Jacques Birgé – claviers, trompette à anche
Étienne Brunet - sax alto, cornemuse
Éric Échampard - batterie
Nicolas Clauss - images interactives sur grand écran

En 1ère Partie :
ÉLECTROFICATION, un atelier que j'ai dirigé avec neuf élèves des Conservatoires de Musique de Romainville, Pavillon-sous-Bois et des Lilas, dans le cadre de Jazz 93. Les stagiaires ont programmé des modules musicaux interactifs projetés sur l'écran, composé eux-mêmes la musique et ils jouent dessus en direct.
Avec Hamel (flûte), Laurent (sax), Tony (trompette), Théophile (trombone), Daniel et Laurent (guitare), Clément (basse), Jean-François (percussion), Baptiste (batterie).

En ce qui concerne Somnambules, je n'ai joué qu'une seule fois avec Étienne Brunet. C'était un concert pour casques au Placard où il manipulait des sons électroniques, son fils Léo jouait de sa Game Boy et j'étais au Theremin ! Étienne organise chacun de ses albums avec un concept différent : B/Free/Bifteck, Les épîtres selon synthétique, Postcommunism Atmosphere, La légende du franc rock 'n roll, etc. Son dernier cd vient de paraître chez Saravah, il s'intitule Love Try. Comme moi, il lui arrive d'écrire des articles dans la presse musicale.
J'ai rencontré Eric Echampard pour la musique que j'avais composée pour le film 1+1, une histoire naturelle du sexe. J'ai tout de suite été séduit par le timbre de ses fûts, j'en oubliai que c'était de la batterie ! Nous avons ensuite improvisé plus de trois heures pour la soirée de clôture des Rencontres d'Arles de la Photographie il y a trois ans. J'en oubliai qu'il était percussionniste. Un musicien hors pair que j'ai admiré avec Marc Ducret, Kimmo Pohjonen et bien d'autres...
Quant au plasticien Nicolas Clauss, j'ai réalisé avec lui de nombreuses créations interactives (somnambules.net, Les Portes, flyingpuppet.com). Il programme et manipule les images et les sons. C'est la deuxième version de Somnambules que nous présentons ensemble. Toutes les pièces sont nouvelles.
Le quartet, se jouant du modernisme comme des archaïsmes, propose cinq pièces aussi variées qu'inattendues : Jumeau Bar (un zinc franchouillard en boucle), White Rituals (du SM dans un univers immaculé), Heritage (avec Bush Père et fils), Les marcheurs (un bol d'air frais) et L'ardoise (montage politique de dessins d’enfants).

Ne manquez pas ce concert exceptionnel,
c’est rare de pouvoir nous entendre sur scène !

En cliquant sur les liens des modules, vous pouvez jouer sur votre ordinateur avec les versions interactives de Nicolas Clauss (à condition d'avoir installé le plug-in Shockwave). Pour le spectacle du 3 mai, nous supprimons les musiques existantes en ligne, mais nous conservons les voix d'Heritage (Bush père et fils, amen) et L'ardoise (où celles des enfants donnent un éclairage politique à toute cette affaire).

dimanche 15 avril 2007

Donkey Monkey, blue rondo à l'alsa sauce nippone


Le cd d'Eve Risser et Yuko Oshima sort sur le petit label suédois Umlaut dirigé par le contrebassiste Joel Grip, ça ne facilite pas vraiment les choses (pour l'instant, on peut commander sur le site), mais si c'est si chouette qu'il devrait trouver sa place illico sur toutes vos étagères. La pochette kawaï ressemble à de la pop japonaise. La musique de Donkey Monkey est un truc inclassable, hyper pêchu, qui mêle rock, jazz, pop, free, contempo et qui emballe le public chaque fois que les deux filles délicieusement rigolotes jouent quelque part. Lorsqu'elles entament Phoolan Devi qui ouvre l'album, elles savent qu'elles emporteront le morceau ; c'est une sorte de Blue Rondo à l'alsa sauce nippone, un machin hyper structuré qui laisse une place à l'impro et qui donne le tournis, entre Conlon Nancarrow et Jerry Lee Lewis pour la pianiste alsacienne, beat métal pour la native de Nagoya, euphorie garantie pour le public.


Jeudi soir, au Lavoir Moderne Parisien, elles ont préféré changé l'ordre des morceaux, pour voir, expérimenter toujours. Moins déjantées que lorsque je les ai entendues la première fois chez Anh-Van, elles étaient peut-être un peu intimidées par le parquet de musiciens dans la salle dont la mâchoire pendait en les regardant. Axant tout sur la musique, elles ne se sont pas laissées démontées pour autant, traversant le paysage comme un bolide improbable qui tient de la Gaffomobile et de l'avion à réactions. Leur autre tube, Ouature, qui donne son nom à l'album, est encore un objet hybride, sorte de pop jap avec pot-pourri années 60 et vagabondages sur les fûts. Elles hurlent le "couplet" en japonais, tandis que le public reprend le refrain "Ouature Ouature Ouature" en chœur dévot. À leur interprétation de Wrong Key Donkey de Carla Bley, free jazz explosé et tendre, succède un Rain satisque qui se fraye un chemin parmi les gouttes. Après les samples de Yuko Oshima dans Cé Lui Ké Parti, les mélodicas tuyautés de Sphère Kid #1 ponctuent le piano préparé d'Ève Risser. J'adore les préparations de la pianiste, au demeurant flûtiste (pas de flûte néanmoins au répertoire de Donkey Monkey ; je serais pourtant curieux de l'entendre souffler/siffler). Fan du piano préparé depuis les Sonates et Interludes de Cage et le 33 tours de François Tusques au Chant du Monde en 76, j'ai programmé mon VFX pour retrouver quelque chose de cette variation de timbres gamelanesque en superposant trois pianos sur le même clavier, un "normal", un modal et un en quarts de tons renversés (merci Mr Charles Ives). Le disque se termine avec un tendre Cours melon qui laisse un goût de revenez-y. Alors, en attendant la prochaine apparition sur scène de "ces merveilleuses folles jouant de leurs drôles de machines", on peut toujours se le passer en boucle...


Le 12 avril, la seconde partie du concert programmé par Denis Charolles dans le cadre du festival La Belle Ouïe était tout aussi épatante. Marc Ducret présentait (pour l'avant-dernière "mondiale" ?... Et pour la première fois à Paris depuis la formation de l'orchestre il y a quatre ans !) Le sens de la marche, onze musiciens dévoués à la cause du guitariste compositeur. Entre Frank Zappa et Bill Frisell, la délicatesse des arrangements, la maîtrise du timbre, l'énergie dégagée devraient enthousiasmer les programmateurs dont le peu d'imagination et la frilosité est désespérante. Aucun festival n'a jamais engagé ce magnifique projet qui risque de s'arrêter prochainement. Le sens de la marche, pas de disque non plus, est pourtant le plus beau travail d'ensemble qu'il m'ait été donné d'entendre live depuis longtemps, instrumentation originale (5 cuivres, 3 claviers, plus le trio de base ici en photo, Ducret Chevillon Echampard), verve des solistes et compositions savantes (quand donc donnera-t-on à Ducret les moyens de son imagination et de ses talents de compositeur ?) pour une musique tout aussi enthousiasmante que la délicieuse prestation de notre duo d'élection !

mercredi 21 mars 2007

L'habit ne fait pas le moine


Pour son cinquantième anniversaire lundi soir, Jean-Pierre Vivante m'avait demandé de présenter la soirée qui réunissait au Triton nombreux de ses amis musiciens. Je crois m'être sorti honorablement de l'exercice de style en jouant la sobriété et en misant sur le rythme des enchaînements. Pourtant je reste perplexe devant mes prestations publiques de médiateur, craignant qu'elles n'occultent mon travail artistique. Le matin même je présentais un projet des Allumés à la Fédération des Scènes de Jazz, même impression... Mon investissement bénévole dans le milieu associatif gomme le reste. Si mon blog ou mes conférences se comprennent comme l'expression de la nécessité de transmettre, mon travail éditorial pour le Journal des Allumés ou d'autres organes de presse oblitère mon ?uvre que les nouveaux venus semblent ignorer. La mémoire s'efface. C'est pourtant sa fonction de se diluer dans le temps. Jean me faisait remarquer ce matin qu'il avait entendu hier un orateur parler de nos musiques comme si elles étaient nées il y a 25 ans. 25 ans, cela coïncide avec l'arrivée de la gauche au pouvoir. Mais le jazz et les musiques improvisées datent de bien avant ! Il est indispensable d'identifier ses racines si l'on veut produire de beaux fruits ! Ces constatations sur la méconnaissance de mon travail artistique n'ont heureusement trait qu'au petit milieu du jazz où je ne me suis jamais senti très à l'aise et pour cause. J'ai toujours été trop indiscipliné face aux différentes chapelles qui le composent. Le Drame m'a heureusement permis d'y exercer mon art sans vraiment le fréquenter, car, avec Francis et Bernard, nous partagions les mêmes critiques à son égard : superficialité, apolitisme, machisme mâtiné d'homosexualité refoulée (ça mériterait qu'on s'y attarde, j'y reviendrai), un univers ras-des-pâquerettes qui tranchait avec nos préoccupations quotidiennes. Il s'agit de trouver les collaborateurs avec qui partager les lubies. Lendemain de fête un peu douloureux. La fragilité est notre terreau. Je reste un rêveur qui compose des illusions.


Comme pour me contredire, à la fin de la soirée du Triton, la scène déclarée "ouverte" généra une jam-session des plus juvéniles avec une distribution des plus enviables. La section rythmique soudée composée de Sophia Domancich au piano, Hugh Hopper à la basse et Simon Goubert à la batterie contribua grandement à la qualité de l'improvisation. Trois chanteuses se complétaient admirablement dans leur diversité, sans négliger des instants de grande complicité : Élise Caron (aérienne), Pascale Labbé (quasi punky) et Marianne James (slam & soul). Le violoncelliste Vincent Courtois, le claviériste Benoît Delbecq, le guitariste Patrice Meyer, le trombone Yves Robert alternaient chorus et effets de masse. En voyant Médéric Collignon délirer au centre de la scène, je l'ai rejoint sans aucun de mes instruments habituels. Plus on est de fous plus on rit. Après que Thomas de Pourquery ait jeté l'éponge, je me lance dans une suite d'interventions bizarres qui m'asséchent la bouche, passant de la guimbarde à la flûte de nez (varinette) sans oublier un petit instrument sans nom, jouet d'enfant ou appeau pour noces et banquets qui sonne comme un saxophone fuzzy. Je vois avec amusement les mines interrogatives de chacun chercher d'où peut bien venir ce son hystérique. Personne ne semble se rendre compte que cette jam-session est le vrai miracle de la soirée (en dehors d'un duplex avec Anahi en Uruguay dont personne ne croit la réalité) alors qu'il n'y a presque plus personne dans la salle (dernier métro oblige). Tous et toutes viennent de jouer avec un plaisir sans mélange, car détachés de toute image à défendre, se laissant aller au plaisir d'être ensemble, au risque du pire et du meilleur.
J'ai oublié de préciser que j'avais poussé la fantaisie jusqu'à me vêtir de mon célèbre kilt et d'une tunique où le mot "suicide" est imprimé noir sur blanc. Tout va bien. La prochaine manche se jouera au Triton le 3 mai avec le nonet composé des étudiants de trois conservatoires et, en seconde partie, Somnambules qui réunira Nicolas Clauss, Etienne Brunet, Eric Echampard et moi-même. En avant, la musique !

La première photo est de Françoise Romand, les deux autres, dont celle avec Médéric, de Madi qui en propose 218 sur son propre site ©Marie-Emmanuelle Brétel.

dimanche 11 mars 2007

Jean Epstein, le lyrosophe


De tous les films muets que nous avons mis en musique avec Un Drame Musical Instantané depuis 1976, ceux de Jean Epstein sont certainement parmi mes favoris. Nous les avons d'abord interprétés en trio, puis nous avons recréé La glace à trois faces à Corbeil en 1983 avec notre orchestre de 15 musiciens. Denis Colin à la clarinette basse remplaçait Youenn Le Berre qui jouait habituellement de la flûte, du sax et du basson. J'avais découvert ce film lorsque j'étais étudiant à l'Idhec avec Jean-André Fieschi qui avait réalisé un Cinéastes de notre temps sur la Première Vague en collaboration avec Noël Burch. Si Germaine Dulac, Louis Delluc et Marcel L'Herbier (dont nous avons "accompagné" L'argent, 3h10, certainement l'une de nos plus belles réussites) m'avaient intéressé, j'ai tout de suite été séduit par l'adéquation du fond et de la forme chez Epstein. Son Bonjour Cinéma est une petite merveille tant graphique que littéraire éditée en 1921 par la Sirène dirigée par Blaise Cendrars. Je me suis plongé dans ses Écrits avec la même passion, fasciné par ses théories sur le son qui corroboraient ce que je définirai moi-même dans mon travail. Le gros plan sonore par ralentissement du son est resté pour moi une référence. Je me réfère ici à ses films plus récents comme Le tempestaire ou Finis Terrae, mais ce qui m'occupe cette fois sont ses films muets. Baissez le son des films en lien sur Google Video et laissez-vous porter par la magie des images. Si le silence vous pèse, mettez sur votre platine n'importe quel disque de Debussy, cela fera très bien l'affaire !


1927. La glace à trois faces. Le portrait d’un homme à travers trois femmes. Les fragments de plusieurs années viennent s’implanter dans un seul aujourd’hui. L’avenir éclate parmi les souvenirs... Le découpage est simple. Nous accompagnions "la bourgeoise" dans un style impressionniste, à la fois superficiel et élégant. Nous passions au jazz, assez free, pour "la bohème" et dans un registre plus tendre avec "l'ouvrière", un peu techno dans les dernières interprétations. Car si les principes narratifs et critiques étaient souvent les mêmes, chaque traitement variait d'un concert à l'autre, et particulièrement au fil des années puisque nous avons continué jusqu'en 1992. Absolument pas iconoclastes, mais résolument inventifs, nous essayions de nous hisser à la hauteur des inventions de l'image et du montage, nous agissions tout simplement comme si le réalisateur nous commandait la partition aujourd'hui. Les films muets sont souvent beaucoup plus créatifs que ceux qui ont suivi. Ils posent la grammaire du cinéma, sa syntaxe en se permettant toutes les outrances sans être contraints par ce qui se fait ou ne se fait pas. Le muet est l'âge d'or du cinématographe en tant qu'art, le septième du nom dit-on. Après les flonflons de la fête du village, nous terminions La glace à trois faces par le drame proprement dit, avec la course effrénée arrêtée par une hirondelle, le bec meurtrier frappant l'homme en plein front.


1928. La chute de la maison Usher. Le ralenti, les surimpressions, les travellings de ce cinéaste poète donnent déjà à Edgar Poe l’inquiétante musique qu’il mérite. C'est à cette occasion que Francis et Bernard adaptèrent pour la première fois L'invitation au voyage de Baudelaire et Duparc. Notre travail était beaucoup plus contemporain, nul besoin de repères historiques. Si La glace est très "modern style", Usher est intemporel et de nulle part, juste dans le rêve et l'inconscient. Nous voulions transposer Edgar Poe en musique, j'utilisais d'ailleurs une thématique empruntée à la version inachevée de Claude Debussy (rendant visite à Peter Scarlet dans son appartement de Ann Street, la plus petite rue de New York, célébrée par la plus courte chanson de Charles Ives, nous remarquons la plaque rappelant que Poe y écrivit Le corbeau...). Les deux films convenaient parfaitement au style d'Un Drame Musical Instantané. J'ai été très triste lorsque Marie Epstein, qui nous avait soutenus pendant des années, choisit une autre bande-son que la nôtre pour sortir La glace en salles. Elle nous confia que notre interprétation était la plus créative, mais elle préférait une musique qui ne fasse pas d'ombre au film de son frère. Nous avons souvent été confrontés à cette pensée absurde, reléguant le son à une pâle illustration...
Nous avons donc toujours tenté d'être aussi inventifs que les réalisateurs du passé, recréant, par exemple, le laboratoire de l'ouïe imaginé par Vertov lorsque nous montâmes L'homme à la caméra en janvier 1984 avec le grand orchestre à Déjazet. Aujourd'hui, le ciné-concert est devenu une mode, un genre. On a oublié que le Drame inaugura le retour à cette forme dès 1976. Nous avons fait le tour du monde avec les films d'Epstein, Caligari ou la Jeanne d'Arc de Dreyer, inscrivant vint-deux films à notre répertoire dont l'intégrale Fantômas de Feuillade pour le Centenaire du cinéma en Afrique du Sud ou des raretés de Pathé et Christensen au Festival d'Avignon... Nous n'acceptions jamais de composer une nouvelle musique si d'autres s'en étaient déjà chargés. Il y a tant de trésors de l'époque du muet. Nous voulions faire découvrir ces merveilles. C'est dire que nous fûmes les premiers à nous coltiner ceux que nous avions choisis. Lorsque les programmateurs que nous avions initiés sentirent le filon, ils nous écartèrent savamment pour en tirer le prestige. Le temps d'Orsay et des grandes commémorations était venu. Notre paranoïa nous poussa un peu bêtement à l'esquive. Nous avions peut-être aussi envie de sortir de la fosse d'orchestre ou de derrière l'écran. On y reviendra.

P.S.: j'avais préparé ce billet à l'avance sachant que je serais exténué à la sortie de l'extraordinaire soirée de Françoise à Barbès. Je tenterai de relater le Ciné-Romand demain quand j'aurai développé les photos et que nous serons rentrés à la maison. Je mets en ligne depuis les lieux de l'installation avant de rentrer...

mercredi 21 février 2007

Perles de culture


Franck Vigroux me recommande 5 disques formidables. Le premier est le Coptic Light de Morton Feldman, couplé avec Violin and Orchestra. Je reconnais chez Feldman la filiation directe de Charles Ives, en particulier les influences flagrantes de The Unanswered Question et Central Park in the Dark (compilation Ives idéale avec la Holidays Symphony, dir. Tilson Thomas). Un éventail d'ambiances délicates comme murmurées, jouées en sourdine, feulements, frottements et rencontres inattendues.
Viennent ensuite deux cd de Scott Walker (ex-Walker Brothers), Tilt (1997) et The Drift (2006), sombres paysages cinématographiques de rocker intello. Superbe. La diction me rappelle Jack Bruce chez Michael Mantler. L'orchestration est hyper-moderne, industrielle et animale, minimale et symphonique. J'adore tout ce que fait Mantler, la monotonie apparente, l'inexorabilité, le timbre des voix (Bruce, Wyatt, Faithfull...). Écouter Scott Walker me donne cette impression léthargique d'énergie contenue, son chant rappelle Elvis dans un opéra contemporain. Quelques petites extravagances soniques me font préférer The Drift, une merveille, ça finira par se savoir. Les sons métalliques font grincer les neurones, les grosses caisses cognent à la porte, les bruitages narratifs n'enlèvent rien à l'abstraction... Les références se nomment Pasolini ou Brecht, les évocations de Mussolini ou Milosevic rappellent la noirceur de Triste Lilas de Vigroux, atmosphères de fin du monde, l'enfer comme si vous y étiez...


J'ai gardé le meilleur pour la fin. Hervé Zénouda m'en avait parlé il y a un an et demi, Franck Vigroux me fait passer à l'acte, et à la caisse. Professor Bad Trip et An Index of Metals (Cypress Records) de Fausto Romitelli, compositeur contemporain autant inspiré par le free que le rock, par l'école spectrale que par l'électro-acoustique, sont d'authentiques chefs d'?uvre. Même s'il touche à une probable et relative immortalité, son prénom ne l'aura hélas pas empêché d'être emporté par un cancer en 2004, à l'âge de 41 ans. La musique est d'une puissance incroyable, la richesse du matériau sonore inépuisable, l'architecture une cathédrale. Donnez à un adepte psychédélique d'Henri Michaux, un fanatique de l'impureté, un enfant de "l'artificiel, du distordu et du filtré", les moyens proprets de l'institution contemporaine, et vous pourriez réussir le cocktail alchimique explosif qui a cramé ma galette argentée. L'ensemble belge Ictus le suit dans ses expérimentations démentes. Avec ou sans électronique ajoutée, la musique sonne inouïe. Dans le premier disque, à côté des pièces d'ensemble, il y a un solo de flûte à bec contrebasse qui sonne comme de grandes orgues et Trash TV Trance, un solo de guitare électrique dont pourraient s'inspirer à leur tour les expérimentateurs les plus aventureux.


Le second album de Romitelli est un double, version audio et version dvd en vidéo-opéra cosigné avec Paolo Pachini. La musique est encore plus corrosive que dans les ?uvres précédentes. Utilisation de tous les bruits parasites, grattements de vinyle, friture numérique, clics, infrabasses, dans un univers varèsien adapté au nouveau siècle... On passe d'un monde à l'autre sans ne jamais quitter l'univers. La guitare électrique se même parfaitement à l'orchestre. Qu'écoutait donc Romitelli pour se détendre lorsqu'il rentrait chez lui ? A-t-il jamais fait de la scène lorsqu'il était adolescent ? Qu'y a-t-il vu et entendu ? Tant de questions sans réponse me brûlent les lèvres tandis que je suis assailli par les sons qui m'entourent et "ignorant des choses qui le concerne". Deux versions image, un ou trois écrans. Deux versions son, stéréo ou 5.1. Le travail vidéographique est décent, mais la "modernité" (comprendre "qui suit la mode") affadit le propos musical beaucoup plus ouvert et généreux. Le texte lui-même propose des hallucinations autrement plus originales (Drowninggirl, Risinggirl, Earpiercingbells). J'imagine une interprétation à la Godard dans son Histoire(s) du cinéma plutôt que ces textures cliniques, fussent-elles empruntées au réel (exercice de style que de fabriquer des images de synthèse sans aucun artifice ; je choisis ici mes moments préférés comme illustrations). Mais quel bonheur de découvrir un nouveau compositeur que l'on ignorait encore la veille ! Romitelli s'est éteint à Milan le 27 juin 2004. An Index of Metals est son requiem.
Ces cinq albums sont sous-tendus par des dramaturgies de matière qui racontent une histoire, poèmes tremblés parfaitement maîtrisés. Ils mènent inexorablement au travail de Vigroux. Je me reconnais dans le drame (entendre théâtre et plus précisément théâtre musical radiophonique) comme dans le Drame (comprendre Un Drame Musical Instantané). Lorsque j'entends ou que je vois des choses qui me plaisent, je n'ai plus à les réaliser moi-même, ça me fait des vacances. Quel soulagement !

mardi 20 février 2007

Epimanondas, 36 ans après notre premier concert


Retrouver Edgard trente-cinq ans après nos débuts sur scène est extrêmement émouvant. Chacun se souvient d'un petit bout de l'histoire et le puzzle se reconstitue avec, malgré tout, de grands vides communs à tous les trois. Edgard a pourtant une mémoire phénoménale. Des faits ignorés de Francis et moi expliquent un peu ce que nous avons traversés alors. Des personnages prennent tout leur sens. Certains naissent, d'autres meurent. Nous sommes heureux de nous retrouver là, tous les trois, au coin du feu, à écouter aussi avec stupeur ce que nous avions créé...
Le mercredi 3 février 1971, nous organisions le premier concert de rock au Lycée Claude Bernard où nous étions en Terminale. La seconde partie était constituée d'un orchestre bicéphale, "Le Grand Berthoulet et ses péquenots flippants" réunissant Red Noise, le groupe de Patrick Vian (fils de Boris Vian) et Planétarium. Le samedi, Dagon, groupe des frères Lentin, Jean-Pierre à la basse et Dominique à la batterie, avec le guitariste Daniel Hoffman et le flûtiste Fabien Poutignat (dit Loupignat, fondateur des broches lumineuses Loupi !), venus de Buffon, remplaçait Berthoulet. J'ai eu la chance de jouer avec les uns et les autres ; avec Patrick Vian, Pierre Clémenti, Jean-Pierre Kalfon et Jacques Higelin à la Mutualité pour un concert de soutien au Secours Rouge, avec Dagon à la Fac Dauphine dans un costume avec des plumes multicolores collées à mon arrière-train (je manipulais des publicités radiophoniques...). Si H Lights, le groupe de light-show que j'avais fondé avec Antoine Guerreiro (liquides bouillants), Michel Polizzi (idem), Jean-Pierre Laplanche (manipulations) et Thierry Dehesdin (photos), projetait ses images psychédéliques sur la scène, le clou du spectacle était pour nous Epimanondas, notre propre orchestre. Le jeune Luc Barnier, entré dans le groupe après le départ de Michel pour les USA et devenu depuis monteur cinéma (Assayas, Bagdadi, etc.), nous donna un coup de main. Epimanondas réunissait Francis Gorgé à la guitare, Edgard Vincensini à la basse, Pierre Binsard à la batterie. Francis écrivait la musique et moi les paroles. Je chantais (en anglais !), manipulais des bandes magnétiques, jouais du sax alto et de la flûte, des percussions, de la guimbarde et d'un instrument électronique fabriqué à partir d'un amplificateur de téléphone. Cet appareil m'accompagnera, entre autres, au vernissage de l'expo Warhol au Musée d'Art Moderne.

Edgard est devenu avocat pénaliste, un cœur d'or sous un déluge de paroles, c'est toujours le même. Il tirait la langue lorsqu'il jouait de la basse. Francis le taquinait "Edgard, joue !" comme on me répétait enfant "Jean-Jacques, mange !". Je me suis bien rattrapé. Edgard est toujours le même. Il plaidera avant, pendant et après le dîner. Présent dans presque toutes les grandes affaires (les écoutes de l'Élysée, Elf, etc.), il raconte la vie politique de la cité, ce qui ne fait que conforter ce que je pressentais. La démocratie est un vain mot. Révolté contre l'iniquité de la justice et la faillite de la liberté dans notre pays, il dresse un portrait sans aménité de ceux qui nous gouvernent ou en rêvent (évidemment sans rien dévoiler de ce qui est couvert par le secret professionnel). Nous passons une soirée fabuleuse entre évocation des anciens potes et résumé de nos vies tumultueuses... Hélas, Pierre, qui avait fait de l'import-export à Hawaï et travaillait dans l'industrie de luxe, s'est fracassé le crâne l'année dernière en accrochant un tableau dans la chambre de sa fille. De notre côté, Francis et moi avons continué à jouer ensemble jusqu'en 1992 où il a quitté Un Drame Musical Instantané pour devenir le spécialiste QuickTime en France. Ni lui ni moi n'avions eu de nouvelles de nos anciens camarades de jeu jusqu'à ce que la fille d'Edgard et la nièce de Pierre retrouvent ma trace sur ce blog (voir commentaires du blog du 20 août 2005).
J'ai remis à chacun une copie numérisée de notre concert inaugural du 3 février, ainsi que celle d'une répétition l'année suivante pour un nouveau répertoire avec Guy (Edgard se souvient de son sobriquet, "Tom Pouce"!) remplaçant Pierre et le flûtiste Antoine Duvernet qui rejoindra plus tard Urban Sax, l'orchestre dirigé par Gilbert Artman, fondateur de Lard Free. Je fis d'ailleurs partie de ce groupe pendant quelques mois vers 1974, en trio avec Richard Pinhas (Heldon) à la guitare tandis que j'étais aux commandes de mon ARP2600 (concerts au Gibus et au Bus Paladium !). Edgard se souvient que le troisième concert d'Epimanondas, le 12 mars à la Maison des Mines, était retransmis à la radio et que nous étions tous en blanc (sauf moi en noir !) pour nous fondre aux projections lumineuses du light-show. Nous nous sommes quittés très tard après nous être promis de ne pas attendre trente-cinq ans pour nous revoir.

dimanche 4 février 2007

Les ailes d'Elsa


Elsa, qui vient de mettre son site en ligne, est de retour au Cabaret Sauvage à Paris le 23 février avec La Caravane Passe et La Clique de Plèchti pour un nouveau Vrai-Faux Mariage avec vrais danseurs, faux mariés (Yann-Yvon Pennec dans le rôle de Sača et Môh Aroussi dans celui de Mona), clowns, acrobates, magicien et vodka ! Plus le bal de DJ Tagagda en after. C'est à 20h45 et il est prudent de réserver ses places à la Fnac ou sur digitick.com car le spectacle se joue régulièrement à guichets fermés.
À New York nous avions été surpris du nombre de gens qui s'étaient mis au trapèze depuis que la série Sex and the City avait montré la Trapeze School avec le personnage de Carrie comme adepte. Enfant, pendant les grandes vacances sur la plage de La Baule, j'adorais grimper sur celui du Gymnic Club, mais je n'aurais jamais imaginer avoir une fille trapéziste. Au cirque, c'était l'attraction qui m'intéressait le moins, je trouvais que c'était pour les filles et préférais les clowns. Je me souviens très bien d'Albert Fratellini, mon préféré, j'avais cinq ans. J'ai retrouvé une photo avec le Drame où je joue de la flûte contrebasse la tête en bas les pieds en l'air. Elsa ignorait tout cela lorsqu'elle est entrée à l'École du Cirque un peu avant d'avoir huit ans. Elle parle merveilleusement du travail social réalisé par Annie Fratellini avec les jeunes en difficulté. Elsa a fui les prouesses acrobatiques du cirque pour un numéro tout en émotion. Je suis curieux de savoir vers quels prochains cieux elle se tournera.

© Photo d'Elsa Birgé : L. Alexandre

mercredi 17 janvier 2007

Baco, le rasta du zangoma


Il y a deux ans, Nicolas Oppenot m'a proposé d'assurer la direction artistique du nouvel album du chanteur mahorais Baco. J'y étais particulièrement sensible parce que Baco voulait partir des rythmes ancestraux de son île des Comores et en montrer la modernité sans sombrer dans la world ambiante. Malheureusement, les critiques du "métier" ont provoqué le doute chez mes camarades qui ont fini par se laisser bercer par les sirènes chimériques du bizness. Après un passage par Brooklyn où ils avaient choisi de mixer avec Earl Blaize, le mixeur d'Hanifah Walidah (Shä-Key), ils ont tout repris une énième fois avec David F° en noyant l'ensemble dans la réverbe et en banalisant le travail magnifique de Baco par crainte (légitime) de son originalité. Je me retirai du projet avec regret lorsque je constatai leur manque de confiance en eux-mêmes, ce qui se répercutait obligatoirement sur les conseils que je prodiguais. Baco est un travailleur acharné qui peut passer quinze heures par jour à remettre sans cesse l'ouvrage sur le métier. Je le quittais le soir à minuit, satisfait des solutions choisies ensemble, et retrouvais exactement le contraire le lendemain midi. Étant un adepte de la Méthode, j'étais incapable de suivre alors que j'étais censé précéder ! Un sentiment d'impuissance finit par m'envahir. Tout cela n'enlève aucunement le talent, la vigueur et le charisme de Baco, artiste polymorphe, auteur, compositeur, chanteur, guitariste, ingénieur du son, producteur, etc.

J'avais d'abord refusé le projet doutant de mes capacités à me glisser dans la musique traditionnelle de Mayotte, même si j'avais déjà travaillé épisodiquement pour le label Silex en son temps. Je constate alors que Baco est l'auteur de Bwana, le "tube" que je me suis passé en boucle l'automne précédent, le premier index de la compilation Network Island Blues. Je rappelle Nicolas aussitôt, rencontre Baco et flashe sur sa gentillesse et son lyrisme. Je lui présente le trompettiste Bernard Vitet qui assurera l'écriture des cordes et des cuivres. Tous deux ont heureusement continué à collaborer. Jean Morières vient jouer de sa flûte zavrila. J'assure moi-même quelques parties de guimbardes et de flûte, mais surtout j'apporte des ambiances qui replacent la musique dans son contexte géographique et poétique. Tout cela sera conservé, je l'ai entendu avec joie dans le playback diffusé hier soir pendant le très beau concert du Satellit Café où Baco avait réuni tous ses amis, une quinzaine de musiciens parmi lesquels le bassiste Abou Bass (Robert Nguimbous) et les choristes Valérie et Marie-Paule Tribord, Tifa, le rappeur Séverin... Les percussions jouent des rythmes inédits propres à Mayotte et Baco chante à gorge déployée, même si je préfère lorsqu'il y mêle sa voix de tête et son timbre de basse inouï. Ce fut une belle soirée, car la musique de Baco prend toute sa dimension dans le live. Il vient d'ailleurs de sortir un très beau CD intitulé Hadisi, distribué exclusivement en Océanie ! À vouloir trop "produire", il risque de se perdre, en confiant aux "professionnels de la profession" le soin de le sortir du lot de tous les chanteurs africains. Baco possède une originalité que j'aurais souhaité mettre en avant, avec ses percussions qui racontent la forêt où il courut pieds nus jusqu'à l'âge de 11 ans armé d'un arc et de flèches, avec sa voix exceptionnellement étendue, ses idées de modernité et son reggae qui lui sauva la vie plus d'une fois.

Sur Zangoma, le disque fantôme qui sortira un jour (mais sous quel mixage ?), il réussit à faire venir un vieux percussionniste mahorais et son disciple, le nigérian Keziah Jones, la slameuse new-yorkaise Hanifah Walidah, la tibétaine Yungchen Lhamo et bien d'autres. En attendant, on peut tenter de trouver Hadisi (chez Hiriz, la maison de production de Baco !) ou réécouter le très bel album Questions (Cobalt). Baco est un grand artiste, mais il est soumis aux risques de tous les musiciens du monde de devoir céder à l'uniformisation qu'impose la mondialisation de la culture. Le syndrome RealWorld guette tous les artistes qui souhaitent étendre leur audience au détriment de la richesse de leurs racines et de leur propre invention.

jeudi 30 novembre 2006

Hommage à la guimbarde


J'ai longtemps rêvé que l'on me propose de tenir un pupitre de guimbarde dans un orchestre. Ce n'est jamais arrivé. L'ostracisme dont souffre l'instrument est au moins aussi fort que celui qui faisait rejeter le synthétiseur à mes longs et durables débuts. La guimbarde fut, avec une flûte sicilienne à six trous, mon premier instrument. Par provocation, je raconte souvent que j'en suis un virtuose. Il faut bien l'être de quelque chose. Je ne sais pas vraiment comment cela est compris. J'ai toujours adoré en jouer. C'est un instrument léger que l'on peut emporter partout dans sa poche. Les vibrations ressenties dans les os crâniens sont, pour moi, de l'ordre de la pure jouissance. J'ai développé, en particulier, un mouvement de l'index, en aller et retour, qui rappelle le trémolo d'une mandoline ou la manière de jouer de certains rockers des années 50 comme Dick Dale (son interprétation de Miserlou pour le générique de Pulp Fiction l'a remis au goût du jour). Mes guimbardes italiennes plates me permettent également de chanter en même temps ou d'en jouer seulement en aspirant et en soufflant, sans attaquer la lame avec le doigt. L'oxygénisation du cerveau donne le vertige. Il m'arrive aussi d'être emporté par mes mouvements rapides quasi tex-averyens jusqu'à me coincer la lèvre inférieure entre le cadre et la lame. Les filets de sang qui coulent alors aux commissures sont extrêmement impressionnantes, mais ça cautérise presque instantanément.
J'ai très souvent joué de la guimbarde sur scène avec Un Drame Musical Instantané et enregistré de nombreux disques depuis le premier, Défense de avec Birgé Gorgé Shiroc en 1975, jusqu'aux plus récents. J'aime particulièrement l'usage que j'en fais dans Les clans sur le disque Science-Fiction paru chez Auvidis en 1995. Francis Gorgé et moi avions signé sous pseudonymes un triptyque avec les CD Policier et Western. Ce sont les disques qu'Irvin Kershner, le réalisateur de L'empire contre-attaque (le second de la saga, mais intitulé Épisode V de La guerre des étoiles) me demanda d'écouter, récemment de passage à Paris et visitant mon studio d'enregistrement à la maison. C'était comique de lui présenter ces pièces quasi caricaturales, inspirées, entre autres, de Star Wars. En 1976, j'ai même enregistré (anonymement) de la guimbarde typiquement corse pour Forti sarenu si saremu uniti, un 33 tours des Fédérations de la Corse du Parti Communiste Français, réalisé par Jean-André Fieschi avec la participation de Charlotte Latigrat !
Si j'ai eu l'idée d'évoquer mes prouesses guimbardières ce matin, ce n'est pas en hommage à Charles Ives et son pupitre de 40 guimbardes de sa Holidays Symphony, mais parce qu'avant-hier soir, au New Morning, Philippe Krumm m'a présenté Wang Li, un jeune prodige chinois de l'instrument. Wang Li en a récolté des centaines de ses voyages en Orient, de Bali, du Japon, des Philippines, d'Inde, du Népal, etc. J'en ai moi-même rapporté du nord du Vietnam, j'en possède en bambou, en bois d'un seul tenant ou que l'on fait vibrer en tirant sur une ficelle, d'énormes sub-basses, des petites siciliennes nerveuses, des pakistanaises, mais celles de Wang Li sont exceptionnelles par leur diversité et leurs qualités musicales. Sur son site, et dans ses disques, il en présente même certaines à plusieurs lames et d'autres, expérimentales, avec des contrepoids vibrants... Les images (photo ci-dessus), les sons qu'elles produisent me font rêver, anticipant la visite que je compte lui rendre demain à son atelier. Allez jeter un coup d'œil, c'est magique. La magie n'est pas étrangère au monde de la guimbarde, rituels shamaniques ou jeu délicat à l'oreille des jeunes filles courtisées... Parmi les plus anciens instruments du monde et présents sous toutes les latitudes, ce petit machin recèle des possibilités musicales insoupçonnées tant rythmiques qu'harmoniques, se rapprochant souvent du miracle des voix diphoniques !

samedi 25 novembre 2006

Dans la famille Morières, la fille !


Juste avant de partir en tournée avec le groupe Illegal Process dans lequel son frère Antoine joue de la batterie, Mathilde Morières signale la mise en ligne de son site, Tilde.M, qui réunit un blog intitulé La pépinière de mes sentiments et toute une série de haïkus vidéos, petites miniatures sensibles où elle se livre à des expérimentations cinématographiques que l'on découvre grâce à un petit papillon qui vole de feuille en feuille.
La voilà donc partie filmer le groupe de hard montpelliérain de Venise à Paris en passant par Ljubljana, Salzburg, Prague, Berlin, Liège, Bruxelles et Londres, avant de s'envoler pour le canal de Panama pour un film de Pierre Henry Salfati avec qui elle a déjà collaboré, entre autres, au Yemen.
Illegal Process a décroché cette tournée miraculeuse grâce à MySpace, nouvelle success story comme celle de l'un de mes voisins, le slameur Souleymane Diamanka, qui vient de signer chez Barclay.
Mathilde, qui laisse de temps en temps des petits commentaires sur le mien blog et vient d'entamer le sien, est la fille aînée de mes amis, la chanteuse Pascale Labbé et le souffleur Jean Morières, du label Nûba. J'avais écrit un article dans Jazz magazine sur Les lèvres nues, travail fantastique de Pascale et disque hors normes, c'est le cas de le dire puisque il est le fruit de la collaboration d'improvisateurs et de handicapés. Comme si l'un pouvait exister sans l'autre ! En duo avec Jean qui joue de la flûte zavrila, un instrument de sa fabrication, ils ont récemment enregistré Un bon snob nu, double CD palyndromique pour Signatures, le label de Radio-France. Pascale chantait déjà dans notre installation Les Portes après avoir participé à Somnambules, Sarajevo Suite et Fin et maints enregistrements comme la musique que je composai pour l'antichambre des Robots au Futuroscope.
Une drôle de famille comme on en voit peu, où l'esprit et la générosité se conjuguent avec les parfums de la garrigue.

vendredi 15 septembre 2006

Hélène Sage, femme orchestre et luthière iconoclaste

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Hélène Sage a composé la musique du ballet de Heddy Maalem, Un champ de forces, vidéo de Samuel Dravet, actuellement en tournée en Italie, et bientôt en France (Limoges les 30 septembre et 1er octobre, et en 2007 à Paris et région parisienne, en Avignon...).
Hélène tourne également son nouveau spectacle, Le monde à l'envers, en duo avec Anne-Marie Charles, sur des textes du juge Eva Joly (l'affaire Elf !) et de Louisa Paulin (Villeurbanne le 22 septembre, etc.).
Les photos sont respectivement de Patrick Fabre et de Philippe Dujardin.
...
J'ai rencontré Hélène en 1981, juste avant qu'Un Drame Musical Instantané ne monte son orchestre de 15 musiciennes et musiciens. J'ai tout de suite été séduit par cette grande fille qui passait son temps couchée sous sa Mercedes à la réparer. Le reste du temps, elle essayait d'écraser la danseuse et chorégraphe Lulla Card, devenue depuis Lulla Chourlin, en chantant dans un mégaphone accroché sur le toit. Hélène est polyinstrumentiste, chantant et jouant de la contrebasse, de toutes les flûtes, du sax, de la clarinette basse, des claviers et de mille autres objets bizarres qu'elle a inventés comme sa bouilloire à anche qu'elle fait tourner au-dessus de sa tête, ses tabourets à archet, ses percussions d'eau, et bien d'autres instruments ressemblant à des sculptures de Marcel Duchamp. N'empêche que ça sonne bien !
Hélène Sage a le goût des timbres originaux comme des modes de jeux les plus hirsutes, se concentrant sur l'acoustique plus que sur l'électronique. C'est une improvisatrice hors pair et une compositrice qui marche les pieds au plafond. Elle vit à Toulouse où elle a repris ses activités après quelques années de pause. Hélène a longtemps composé pour le ballet (Karine Saporta, Mark Tomkins, Jean Gaudin, Josef Nadj, Graziella Martinez, Charlotte Delaporte...). Elle fut certainement la musicienne la plus proche du Drame, se joignant au trio d'origine pour former un quartet, remplaçant l'un ou l'autre absent, participant au grand orchestre, etc. Notre dernière collaboration en duo est Techno-bazar, mais avant cela, nous avons pas mal joué ensemble, comme par exemple pour ses deux remarquables CD, Comme une image et Les araignées, tous deux parus chez GRRR.

mardi 27 juin 2006

Couleurs du Maghreb 1910-1931


Hier soir était inaugurée l'exposition Couleurs du Maghreb au Musée Albert Kahn à Boulogne-Billancourt. Elle rassemble une centaine d'autochromes pris entre 1910 et 1931 en Algérie, au Maroc et en Tunisie, reflets d'un Maghreb traditionnel et de la colonisation. Le film Le Maréchal, le Missionnaire et le Banquier, réalisé par Jocelyne Leclercq, monté par Robert Weiss et dont j'ai composé la musique, est projeté dans une salle du premier étage. J'ai également fourni une bonne partie des bruitages de ce moyen-métrage de 42 minutes. Les musiques sont très variées, arabe (d'influence plutôt récente), ethnique (flûte, percussions africaines), moderne (l'Exposition Coloniale), militaire (défilés), classique (piano pour Lyautey, orchestre pour le reste), mais, mixées assez bas en face du commentaire, elles restent discrètes. L'enjeu est de réussir à raconter une histoire avec l'ensemble des rushes, et chaque fois (j'ai composé la musique de nombreux films des collections Kahn), Jocelyne et Robert font des miracles. Cela faisait onze ans que nous n'avions pas pu jouir de cette liberté. J'avais déjà enregistré trois films sur le Japon (Showa Tenno, Bunraku, fantômes de la mémoire et Deux fêtes au pays des Kami), un sur le Voyage à Pékin de Kahn et un sur la Révolution chinoise nationaliste, un autre sur Paris, toujours la même période : 1909-1931, dates auxquelles le mécène envoya des opérateurs Lumière aux quatre coins du monde pour rassembler Les Archives de la Planète, et enfin Sur l'air de Sambre et Meuse, et le dernier avec l'accordéoniste Michèle Buirette, La bataille de la Ruhr.
L'ancienne conservatrice avait l'habitude de m'appeler l'héritier, car nous faisions partie de la même famille, originaires de la communauté juive d'Alsace, précisément de Marmoutier, dans le Bas-Rhin, comme le marchand de canons Marcel Dassault, Bloch de son vrai nom comme ma mère (Dassault était son peudonyme dans la Résistance). Kahn et Dassault étaient donc des cousins (je fais hélas partie de la branche pauvre de cette famille de marchands de grains et d'étoffes ! Le père de Kahn était quant à lui marchands de bestiaux). Le Krach de 1929 ruina le philantrope banquier, et sa propriété fut rachetée par la préfecture de la Seine en 1936-39, puis par le département des Hauts-de-Seine en 1964.
À côté des 72 000 photographies en couleur et de 180 000 mètres de film rapportés des quatre coins du monde, Albert Kahn laissa de magnifiques jardins à Boulogne-Billancourt qu'il faut absolument visiter. Cette petite merveille est composée d'un sublime jardin japonais redessiné en 1990 par le paysagiste Fumiaki Takano (avec les pavillons originaux rapportés en 1898), une forêt vosgienne, une forêt bleue (cèdres de l'Atlas et épicéas du Colorado), un jardin français, un palmarium, un verger-roseraie, un jardin anglais... La visite est absolument indispensable, c'est totalement magique. Lycéens à Claude Bernard, Porte de St Cloud, nous avions l'habitude d'y aller rêvasser lorsque nous étions un peu partis ou pour épater nos petites amies...

Photogrammes du film. Le premier est la seule image existante d'Albert Kahn.

lundi 22 mai 2006

Il reste quelques places dans le chœur des lapins !


Silence radio sur le show lapins, mais ça se présente très bien... Les oreilles frémissent, les lumières clignotent... Faites participer votre Nabaztag à cette soirée exceptionnelle au Centre Pompidou samedi prochain. Des places ont été réservées pour vous par le Web Flash Festival pour que vous puissiez aller l'admirer sur la scène de Beaubourg et témoigner qu'il a effectivement chanté dans le premier opéra pour lapins communicants !
Sorti du terrier, j'ai travaillé sans relâche sur la musique du film sur la colonisation du Maghreb. J'ai ressorti mes instruments traditionnels : flûte, percussions, piano à pouces (senzas), cythare inanga. J'ai également dû composer de la musique militaire (cuivres et percussion), de la musique religieuse (orgue) et des pièces pour piano rappelant le début du siècle dernier. J'ai adoré remonter ma trompette à anche pour un morceau. Il me reste encore à diriger mon orchestre virtuel pour des passages plus solennels, je ne sais pas encore par quel bout le prendre. Je me rends compte qu'une musique trop complexe ne convient pas à ce genre de film, je suis obligé d'épurer, de simplifier au maximum, et surtout je joue à l'image ou je teste juste après avoir enregistré une prise, en diffusant le film sur un second écran...
Pendant que la musique militaire joue à tue-tête, je reçois un coup de fil d'Espagne de Michel Houellebecq. Je n'entendais rien, j'étais gêné, j'ai fini par couper le son. Cela faisait bien sept ans que nous ne nous étions pas parlés de vive voix, depuis la soirée de lancement de Machiavel au Glaz'Art. Ses hésitations vocales, son débit verbal, ses silences me rendent toujours très calme ! Michel répondait à ma demande de publier en CD notre duo Établissement d'un ciel d'alternance, deux prises formidables d'environ trente minutes chacune, enregistrées en novembre 1996. Je ne sais pas si je devrais le produire moi-même chez GRRR ou le donner en licence à une boîte plus importante. J'hésite. Nous n'avons jamais été très satisfaits par le disque sorti chez Radio France. Le spectacle que nous avions créé quelques mois plus tard pour le Xième anniversaire des Inrocks à la Fondation Cartier avait suscité un important travail de réécriture suivi de deux séances de répétitions que j'avais enregistrées live sur un DAT deux pistes. Le son est excellent, la balance parfaite et l'ensemble me fait halluciner, sérieusement ! Je m'allonge sur le divan et je plane. Tant sa poésie que sa manière de dire ses textes y est épatante, habitée, et d'une simplicité étonnante, évidente. Nous devons nous voir bientôt pour discuter également d'un nouveau projet...

jeudi 20 avril 2006

Kirk Kirk Kirk !


Exclamation lumineuse du souffleur aveugle afro-américain Roland Rahsaan Kirk jouant de trois saxophones à la fois, tel une véritable section de cuivres (Freaks for the Festival). Sur l'extrait de la télévision italienne filmé à Bologne le 9 novembre 1973, on peut le voir également chanter et jouer de la flûte avec le nez (Fly Town Nose Blues), soufflant en même temps par les deux orifices. Sur Three for the Festival, il joue ensemble flûte traversière et flûte à bec, et un petit coup de sifflet-sirène pour conclure... L'extrait se termine sur Volonteered Slavery. Kirk est un homme-orchestre, parce qu'il pense en orchestre, en termes d'orchestre, tout son jeu est orchestral et dans le même instant il est là, seul comme un seul homme. S'il y a jamais eu un seul homme-orchestre, il est devant nous, rejouant toute l'histoire du jazz avec une perspective des plus contemporaines. Lyrique, enthousiaste, swing, documentaire et fictionnel, Roland Kirk est voyant. C'est mon saxophoniste et flûtiste de prédilection. J'aime son timbre, fuzz naturel, j'aime ses mélodies et ses citations, j'aime sa danse et sa liberté. À la fin de sa vie (1936-1977), il continuera les concerts malgré une hémiplégie qui ne lui laisse que la moitié de son corps mobile. Roland Rahsaan Kirk se bat pour la vie. C'est la vie.

lundi 17 avril 2006

Dolphy, Zorn et Sonic Youth


Voir jouer les musiciens que l'on ne connaît qu'à l'écoute est toujours très émouvant.

Je regarde jouer Eric Dolphy au sein du sextet de Charlie Mingus à Stockholm le 13 avril 1964. Trois mois avant sa mort, à 36 ans, diabète, crise cardiaque. La veille, il montrait à Bernard comment jouer de la trompette de la main gauche et lui racontait que la seule chose grave, c'était de mourir. On le voit passer ici avec désinvolture de la flûte à la clarinette basse, au sax alto. Dolphy est une énigme. Aucun poncif jazz. Juste le cadre. Jazz. Swing des îles, timbre de nulle part. Le jeu de Dolphy est celui d'un compositeur, comme les œuvres de Mingus, le compositeur afro-américain qui m'emballe le plus. J'adore sautiller avec Cab Calloway, être ému par Kirk, rire avec l'Art Ensemble, me saouler de Miles, me plonger dans le passé avec Shepp, m'énerver avec Hendrix, mais c'est Mingus qui incarne pour moi le compositeur de jazz. Comme ailleurs Varèse ou Ives. La structure du discours de Dolphy s'oppose aux arabesques monotones. So Long Eric, Meditations...

Hier soir, je découvrais un film de Charles Atlas, Put the Blood into Music, sur la scène avant-gardiste new-yorkaise de 1989. Deux sujets : John Zorn, époque Spy vs. Spy, à la Knitting Factory et chez lui devant son imposante discothèque, et Sonic South dans différents lieux et discutant avec John Cale. Plus, entretiens flash avec Glenn Branca, Ikue Mori, Christian Marclay, Vernon Reid... Je partage avec Zorn les mêmes héros (Ives, Partch, Varèse, Stalling, sans compter les Beatles et Zappa), mais plus difficilement ses engagements communautaires (depuis les années 60, je suis devenu trop critique avec la dérive de la politique israélienne qui sonne dramatiquement le glas de ma culture). Si je reconnais les mêmes influences qui ont abouti à des démarches cousines (j'ai pratiqué le zapping dès 1969... et son côté touche-à-tout me va comme un gant), je n'ai jamais réussi à établir un contact sérieux, mis à part quelques échanges de fax... Quant à Sonic Youth dont je connais assez mal le travail, j'ai été touché d'apprendre qu'il y a quelques d'années, la première question que Thurston Moore a posée aux journalistes, en sortant de la scène de l'Olympia, fut : "est-ce que Un Drame Musical Instantané ça existe toujours ?". Surpris, ils m'ont tous appelé chacun à leur tour le lendemain pour me raconter cette anecdote flatteuse. Je sais aussi que Thurston a tanné Philippe Robert pendant des années jusqu'à ce que celui-ci accepte de lui vendre sa copie de notre 33 tours Défense de. En 1999, Thurston a enregistré un remix étonnant et drôlement lucide d'Un D.M.I. intitulé 7/11, un titre très new-yorkais pour un traitement bolide. J'espère que nous aurons l'occasion de le publier un jour avec les autres remix réalisés par Nem, Le Tone, Aki Onda, Yoshihiro Hanno et quelques autres... Le plus important de tout, c'est que ce reportage, vieux de plus de quinze ans, m'a redonné envie de jouer... Ça tombe bien, j'ai commencé à travailler sur un DVD 5.1 qui jouera des effets audio-visuels, soit de la relation son-images qui n'a jamais cessé de me fasciner.

Tous les films musicaux cités ici, comme nombreux déjà signalés dans d'autres billets de ce blog, ont été téléchargés sur l'excellent site dimeadozen.org qui se fait un honneur de ne référencer que des musiques et des vidéos musicales non commercialisées, incitant les internautes à acheter, avant tout, les disques et dvd disponibles.