Éteint, Gerridae ressemble à un four encastré au design élégant. Il est assorti à mon réfrigérateur noir mat et au cadre d'Un son qu'Éric Vernhes m'avait offert il y a exactement dix ans. Allumé, un collectionneur avancerait qu'il se marie bien avec mes Gayffier, mes Yip, mon Séméniako, mon Clauss ou mon Rothko. Sauf que je n'ai pas de Rothko. Alors personne ne dira rien. On écoutera le son des pattes d'araignée qui irrite Elsa, mais qui me rappelle les percussions varésiennes de mes nuits sarajéviennes quand les flammes sortaient des canons. Je m'endormais aussitôt, doucement, comme on compte les moutons. C'est léger, délicat. On ne peut qu'admirer les formes et les couleurs qui bougent sans cesse jusqu'à ce qu'apparaissent des lettres, puis des mots, enfin des phrases.


Effleurer la ligne de métal. Et la machine d'Éric distille son poème. Chaque fois un nouveau : "le destin joue avec les mots et les images / un voile dans ton ciel / le dément chasse en trois saisons / et ose poser la question directement / leur narration n'avance pas." Tout s'efface aussitôt qu'on l'a lu. Et les lignes de texte de s'entrechoquer encore et encore. De temps en temps je baisse le son pour varier la bande son. Une voiture passe dans la rue. Le chat miaule pour sortir. Le téléphone sonne. Des voix. De la musique. Pas celle de l'écran. Une autre, que j'aurais choisie, par exemple. Là un solo de guitare de Tatiana Paris extrait de son album Gibbon. Par hasard ? Cela m'étonnerait. Un coup de dés...


La contemplation des ronds dans l'eau est fascinante. Les caractères s'entrechoquent. Les lignes sont faussement solidaires. Les ricochets cinétiques font exploser les bulles légères. À cette étape les phrases ne tiennent pas. Il faut attendre qu'elles se stabilisent. Je pique du nez. Trois à cinq heures de sommeil ne suffisent pas. Voilà plus d'un mois que ça dure ! Je vais manger un fruit.


Depuis deux jours je recopiais quatre terras de sons sur un minuscule disque SSD externe pour accélérer les temps de chargement lorsque je joue. Ouf, c'est réussi. Regarder la jauge qui se remplit, comme du temps où les ordinateurs étaient beaucoup plus lents, n'est pas palpitant. Je préfère me laisser hypnotiser par le psychédélisme cinétique de l'œuvre d'Éric. Et la musique. Ma musique. Celle dont j'ai une vague idée dans la tête et qui devient réelle dès que mes doigts se posent sur le clavier. En fait je n'y comprends rien. Je n'y ai jamais rien compris, même après l'avoir analysée, quasiment autopsiée puisqu'à ce moment-là elle ne peut qu'avoir été. Or chaque fois que j'y plonge elle me dépasse, comme si mes mains étaient celles d'Orlac, comme si un autre m'animait, que j'étais une marionnette. Même sensation lorsque je compose. Un autre pense à ma place. J'exécute. La création artistique serait-elle une forme de schizophrénie ? En tout cas, c'est une échappatoire, un moyen de supporter le réel, si toutefois il existe. C'est peut-être pour cela que j'aime Gerridae. Comme toutes les œuvres qui bougent, elle entre en résonance avec mon ciboulot. En perpétuel mouvement, elle livre ses oracles. N'est-ce pas ce que j'attends de toute création de l'esprit, qu'elle oriente mes choix ?