mardi 18 décembre 2018
Le son sur l'image (14) - Casting 2.6
Par Jean-Jacques Birgé,
mardi 18 décembre 2018 à 00:39 :: Le son sur l'image
Casting
J’ai néanmoins un regret sur Seurat. Pour le dialogue entre l’adulte et l’enfant qui tient lieu de commentaire du CD-Rom, nous ne pûmes engager une vraie petite fille pleine de toupet. Faute d’avoir prévu en temps et en heure de demander l’autorisation à la DASS, Hyptique engagea une comédienne spécialisée dans ce genre de rôle. C’est pour moi une faute grave, car nous avions besoin de tempérer le ton pontifiant de l’adulte en lui opposant un ton frais et insolent. Nous ne fîmes pas la même erreur avec Domicile d’Ange Heureux où un petit garçon donne toute sa crédibilité au titre en donnant la réplique aux acteurs qui tiennent le rôle de ses parents, Daniel Laloux et Dominique Fonfrède.
Le critique André Bazin suggérait de faire l’expérience de fermer les yeux pendant Citizen Kane ou La Splendeur des Amberson d’Orson Welles pour « apprécier la coloration des voix qui se répondent et l’individualité de chaque son. Le son qui n’est habituellement à l’écran que le support du dialogue ou le complément logique de l’image, fait ici partie intégrante de la mise en scène. » Le casting est d’une importance cruciale. S’il est rare que le designer sonore puisse avoir dessus son mot à dire, le timbre d’une voix, l’âge, le sexe, peuvent pourtant être déterminants dans le mixage final. Le plus couramment, le casting est réalisé par le studio d’enregistrement loué, à partir d’une liste de comédiens spécialisés. Un bon acteur coûte le même prix qu’un mauvais, et si on sait présenter un projet on peut convaincre les meilleurs de se risquer au jeu. Hélas, aucune école de multimédia n’apprend la direction d’acteurs. C’est pourtant décisif. Au cinéma, c’est la tâche principale du metteur en scène. Admirons l’exquis travail des voix dans le film de Marguerite Duras, India Song, conçu à l’origine pour la radio, où se mêlent les voix de Delphine Seyrig, Michael Lonsdale et de tant d’autres avec la musique de Carlos d’Alessio. Dans le multimédia, les chefs de projet devraient être formés à la direction d’acteurs, et il n’est pas de meilleure école que de se prêter soi-même à l’exercice. Il est souvent pénible d’entendre sa propre voix, et sa révélation sur un enregistrement est parfois difficile à accepter, car le son que l’on entend à l’intérieur du crâne ne ressemble pas à celui qui est entendu par des tiers.
Lorsque le texte des dialogues est imposé, il reste encore la manière de les dire pour sauver, détourner, améliorer le projet. J’eus ainsi à superviser un catéchisme interactif, Le Grand Jeu, annoncé comme une sorte de You don’t know Jack, un Trivial Poursuit doublé d’un jeu de plateau, dont le ton décalé (c’est sur ce terme que j’avais accepté ce travail) glissait doucement mais sûrement vers une démagogie somme toute prévisible. Ne pouvant intervenir sur les dialogues eux-mêmes, je confiai le texte à trois acteurs critiques qui les jouèrent en leur donnant des intentions particulières. L’objet mériterait de devenir culte ! Il fallait être humoristiques, nous le fûmes. Pour le site Numer, j’enregistrai des bribes de dialogue parfois à peine compréhensibles pour donner un effet nébuleux, déconstruction moderne de notre univers quadrillé.
Tandis que je cherchais la voix de Nabaztag, objet communicant relié à Internet en wi-fi et ressemblant fortement à un lapin, je remarquai les essais de Maÿlis Puyfaucher qui avait écrit les dialogues. Pour moi c’était déjà évident que le lapin devait être une lapine : tant les filles que les garçons le préfèreraient (de nombreux admirateurs mâles de Nabaztag réclamèrent d’avoir le choix entre une voix masculine ou féminine pour le lapin ! C’est étrange, je doute que l’inverse eut été demandé. Nous avons tant l’habitude que les héros soient des hommes. Les rares héroïnes, lorsqu’elles n’obéissent pas à la normalité féminine, sont sacrifiées sur le bûcher, passées par les armes, livrées aux lions, vilipendées…). C’est marrant, dans les dessins animés, les lapins sont presque toujours des mâles avec un petit défaut de prononciation, écoutez Bugs Bunny, le lapin d’Alice ou Roger Rabbit ! Peut-être à cause des dents ? Je cherchais une voix qui ne soit ni caricaturale, ni trop réaliste. Suivant ses propres dialogues absurdes à la lettre, Maÿlis avait les parfaites intonations. Il suffit que je la convainque de se prêter au jeu, au jeu d’actrice, pour que Nabaztag prenne corps. Et ce fut, comme avec Le Grand Jeu, une grande partie de rigolade ! Parce que l’on n'est jamais aussi efficace que dans la détente et la liberté d’inventer. Tant de talents s’ignorent…
Il n’y a rien de plus agréable que de travailler avec de bons comédiens. Je me souviens d’André Dussollier que j’accompagnai pour l’inauguration du Mois de la Francophonie. Après nous avoir honnêtement avertis qu’il n’avait pas préparé son texte, André demanda à s’isoler deux heures dans sa loge. Lorsqu’il fut prêt, nous filâmes le texte. J’étais aux anges. Quelle intelligence, quelle finesse ! André se retourna vers nous pour nous demander de tout reprendre, s’excusant de n’avoir pas assez écouté la musique lors de ce premier essai. Le résultat fut à la hauteur de nos espérances. Chaque fois que je pus collaborer avec André Dussollier, le miracle se produisit, mais il est certain qu’un comédien doit savoir son texte pour l’interpréter correctement.
Jean Renoir a réalisé un court-métrage passionnant où il dirige la réalisatrice Gisèle Braunberger qui se prête au jeu (La direction d’acteurs par Jean Renoir, réalisé par Gisèle Braunberger. Présenté dans un coffret DVD où figurent La chienne, On purge Bébé, Tire au flanc…). Renoir dit utiliser la méthode à l’italienne, comme Molière et Jouvet. Il fait lire le texte comme si c’était l’annuaire du téléphone (Quel pouvait bien être son équivalent du temps de Molière ?), sans aucune intention dramatique, de la manière la plus neutre possible. Toute intention préalable ne produirait que poncifs et banalités. Donner le ton à la première lecture, c’est à coup sûr aboutir à un cliché. À force de répéter le texte, le ton vient tout seul, petit à petit, malgré soi, petits inflexions, gestes imperceptibles, c’est ainsi que naît un rôle… Évidemment, c’est un peu plus complexe, Renoir fait croire à ses acteurs que les idées émanent d’eux-mêmes alors qu’il les leur suggère très discrètement ! Il y a bien d’autres façons de travailler un texte. Gisèle Braunberger aurait souhaité faire le même travail avec Robert Bresson, dommage ! Stanislawski conseillait de ne pas jouer en pensant « je suis tel personnage… » mais en imaginant « si j’étais tel personnage… ». Les acteurs américains qui ont suivi les cours de l’Actor’s Studio s’investissent corps et âme. Certains réalisateurs miment tous les rôles, d’autres dirigent les acteurs pendant les prises avec des oreillettes camouflées ! Il existe mille manières de diriger des comédiens, cela dépend des directeurs comme des acteurs…
Précédents articles :
Fruits de saison : La liberté de l’autodidacte / Déjà un siècle / Transmettre
I. Une histoire de l’audiovisuel : Hémiplégie / Avant le cinématographe / Invention du muet / Régression du parlant / La partition sonore
II. Design sonore : La technique pour pouvoir l’oublier / Discours de la méthode / La charte sonore / Expositions-spectacles / Au cirque avec Seurat