28. Nouvelle Orléans
Par Jean-Jacques Birgé, mardi 6 mars 2012 à 00:05 :: Roman-feuilleton :: #2255 :: rss
(Dimanche, pour orchestre de jazz)
Il y a dix ans Agnès dansait avec Mattye Peters sur la scène du Théâtre de l'Étoile et Sidney Bechet les accompagnait en jouant tout seul Petite Fleur. Pendant les répétitions de l'opérette de Jean Suberville et Pascal Bastia, Nouvelle Orléans, je me cachais dans la loge juste avant que Jacques Higelin, qui n'avait alors que seize ans, fasse son entrée en hurlant, déguisé en chef Sioux avec peintures de guerre et une superbe coiffe de plumes. C'était son premier rôle important, il me terrorisait. Heureusement, Pasquali, qui avait signé la mise en scène, me faisait rigoler lorsqu'il chantait "j'ai un trou dans mon chapeau, ça vaut mieux qu'un trou dans la peau...". Sarah Rubine, Béatrice Arnac, Rosine Bredy, Simone Sylmia et Roger Lacoste figuraient également à la distribution. Un soir, Sidney fit annuler la représentation et rembourser une salle pleine sous prétexte qu'il n'avait plus de voix. Mes parents sont allés noyer leur chagrin à côté, salle Wagram qui programmait de la boxe. Au premier rang, ils furent estomaqués de voir Sidney qui s'époumonait en beuglant "Tue le, mais tue-le !", il ne voulait juste pas rater le match !
Il est dix heures du matin et il fait beau lorsque nous débarquons à La-Nouvelle-Orléans qui n'a pas tant changé depuis sa construction. Le Vieux Carré, ou quartier français, est très joli avec ses petits balcons en fer forgé. Nous y déjeunons avec sept autres Français et nous nous reposons dans un parc. Ici on a le droit de marcher sur les pelouses qui sont délicieusement dodues. Nous allons boire un petit café, chose inhabituelle pour des buveurs de thé comme nous. Nos parents ont l'habitude d'en prendre un après le déjeuner, mais "serré, à l'italienne". Sinon, le matin, le thé est de rigueur. Depuis que j'ai huit ans, c'est souvent Agnès ou moi qui le préparons avant de partir en classe alors qu'ils sont encore couchés. On leur laisse dans une théière Salam qui conserve la chaleur. En fait je n'aime pas trop le goût du café, à la rigueur pour y tremper un canard, mais c'est le sucre qui m'excite. Nous ne savons pas vraiment quoi faire dans cette ville trop calme et nous n'avons aucun contact qui nous permette d'y séjourner. Sur le chemin de la gare, nous avons la chance de croiser un enterrement en musique. Il n'y a pas beaucoup de monde, mais tout de même trompette, trombone, saxophone, grosse caisse et cymbales. Je prends surtout des photos des vieux immeubles.
Normalement notre abonnement se termine bientôt, mais Agnès, excellente faussaire, a trafiqué nos billets et rajouté un mois en changeant le 8 du mois d'août en 9 de septembre. Un petit coup de gomme et nous pourrons ainsi voyager jusqu'au terme de notre voyage, dans onze jours maintenant ! Nous quittons New Orleans à six heures et quart pour Washington, la ville dont le suffixe D.C., prononcé à l'anglaise "d'ici", est le diminutif pour District of Columbia, à ne pas confondre avec l'état de Washington à l'extrême nord-ouest du pays. Les bosses de la route me font trembler tandis que j'écris une grande carte postale à nos parents dans laquelle je leur souhaite de "passer de bonnes vacances (bien que courtes) je ne sais où ! Nous serons demain soir à Washington vers 21h. Nous ne savons pas qui nous y trouverons. J'espère que vous avez reçu la carte 'télégraphique' que je vous ai envoyée d'El Paso... J'en suis déjà à la sixième pellicule de trente-six pictures. Nous serons à Hartford le matin du 3. La nuit dernière, je n'ai dormi que vingt minutes. Agnès s'est déjà endormie et je vais en faire autant. Nous avons aussi beaucoup marché. Il est 18h17 et je m'endors..." Le chemin est long, fatigant et ennuyeux. C'est la nuit. Nous sommes le 31 août. Remonter vers le nord a un petit parfum de retour. Je suis partagé entre l'envie de continuer et celle de rentrer.
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