jeudi 28 mai 2020
Compositeur, forgeur de sons, visionnaire [archives]
Par Jean-Jacques Birgé,
jeudi 28 mai 2020 à 05:27 :: Musique
Articles des 12 mai et 10 novembre 2006, 29 juin et 30 octobre 2007, 29 mars 2013 et 1er novembre 2018
C'est le titre de l'exposition Edgard Varèse (P.S. : qui se tint au Musée Tinguely en 2006). L'édition anglaise du catalogue est publiée par Boydell & Brewer (Melton, Suffolk), 500 pages réunissant de nombreux témoignages, photos, manuscrits, etc. Les découvertes se succèdent : une fugue à quatre voix en Mib majeur sur un sujet d'Ambroise Thomas, des pages d'Œdipe et le Sphynx annotées par Hugo von Hofmannstahl, une liste manuscrite des œuvres de jeunesse perdues (Trois poèmes des brumes / La rapsodie romane / Mehr Licht / Gargantua / Prélude à la fin d'un jour / Les cycles de la Mer du Nord /...), la recopie de Varèse d'un passage de Salomé de Richard Strauss qu'on retrouvera "cité" dans Amériques, une lettre de Debussy, une dédicace de Luigi Russolo sur une page de garde de L'art des bruits, des tableaux peints par le compositeur, les conditions d'adhésion à son Laboratoire de Musique Nouvelle, ses gongs et sirène, des ondes Martenot, un Theremin et un violoncelle Theremin, le livre d'Asturias annoté pour la composition d'Ecuatorial, ses projets multimédia pour L'Astronome et Espace, des photos avec Antonin Artaud tandis qu'ils travaillaient à Il n'y a plus de firmament, une page de Tuning Up (œuvre découverte pour la première fois dans la remarquable "intégrale" de Riccardo Chailly, double album Decca 460 208-2, dans laquelle figure aussi Un grand sommeil noir et Dance for Burgess), des bouts de conférences dont une sur Schönberg, des études sur le poème d'Henri Michaux Dans la nuit, tout cela réuni grâce à la Fondation Paul Sacher.
Le chef d'orchestre Peter Eötvos raconte que Frank Zappa enregistra Hyperprism, Octandre, Intégrales, Density 21.5, Ionisation, Déserts et une version remastrerisée du Poème Électronique (ainsi que les Interpolations de Déserts) avec l'Ensemble Modern qu'il dirigeait. "Le premier ionisateur", Nicolas Slonimsky, qui avait près de cent ans à cette époque, dirigea à son tour une version de Ionisation, puis ce fut au tour de Zappa. Ces enregistrements de l'automne 1992 n'ont jamais été publiés.
J'ai découvert Varèse en 1968 grâce au premier album de Zappa, Freak Out. Sur les notes de la double pochette étaient retranscrits en anglais la phrase d'un français : "The present-day composer refuses to die" ("le compositeur d'aujourd'hui refuse de mourir", sentence que l'on retrouvera ensuite sur tous les disques de Zappa). Rentré en France, j'achetai les deux seuls 33 tours disponibles du Bourguignon émigré à New York, dirigés par Robert Craft. Le choc fut aussi phénoménal et déterminant que venait de l'être celui des Mothers of Invention. Toute organisation de sons pouvait être considérée comme de la musique ! Je réécoutais sans cesse Déserts et Arcana. Ces masses orchestrales produisirent sur moi un effet que je n'ai eu de cesse de rechercher depuis, d'abord avec mes synthétiseurs, puis avec le grand orchestre du Drame ou le Nouvel Orchestre Philharmonique, mais je ne fus heureux du résultat qu'avec la création du module interactif Big Bang réalisé avec l'aide de Frédéric Durieu. Entre temps, je lus et relus avec ahurissement les Entretiens avec Georges Charbonnier (ed. Pierre Belfond), chaque pensée de Varèse est visionnaire, il rêve de ce qui est devenu aujourd'hui possible grâce aux nouvelles technologies (synthèse, échantillonnage, opéra multimédia, musiciens issus du jazz, etc.). Je pense souvent à lui en regrettant qu'il n'ait pas connu les avancées techniques qui lui auraient permis de mettre en action ses idées prémonitoires. Je trouvai quelques autres ouvrages parmi lesquels ses Écrits ou le livre de Fernand Ouelette, mais les plus belles surprises furent l'acquisition d'un 33 tours où figuraient la première de Ionisation dirigé par Slonimsky en 1934 (avec le premier enregistrement de Barn Dance et In the Night de Charles Ives, ainsi que Lilacs de Carl Ruggles), la réédition du fameux disque original EMS 401 supervisé par Varèse lui-même et commenté par Zappa (Idol of my youth) ou les pièces dirigées par Maurice Abravanel. L'interprétation de Chailly m'a d'autre part convaincu plus que celles de Pierre Boulez ou Kent Nagano...
J'en ai déjà parlé, mais Edgard Varèse m'a même semblé apparaître comme l'initiateur du free jazz ! En 1957, il dirige des jam sessions dont il utilisera des extraits dans le Poème électronique. Y participent Art Farmer (tp), Teo Macero (t sax - futur producteur de Miles Davis), Hal McKusick (cl, a sax), Hall Overton (p), Frank Rehak (tb), Ed Shaughnessy (dms), ainsi que Eddie Bert (tb), Don Butterfield (tuba) et Charles Mingus (cb) lui-même, à qui la paternité du free jazz est habituellement attribuée. On sait aussi que Charlie Parker avait exprimé le désir de prendre quelques leçons avec Varèse en 1954 sans que cela puisse se concrétiser (lire From Bebop to Poo-wip..., le passionnant article d'Olivia Mattis dans le catalogue)... Il y a quelques années, Robert Wyatt me confia une copie de ces enregistrements, cassette que lui avait remise le réalisateur Mark Kidel. L'écoute de cette bande est en effet plus que troublante.
Comme j'ai appris à intégrer des vidéos dans mon blog et que j'ai plusieurs fois parlé d'Edgard Varèse et de Le Corbusier (billets des 25, 26 et 27 août, et 11 septembre), je ne peux résister à mettre en ligne le célèbre Poème électronique présenté à Bruxelles en 1958 dans le Pavillon Philips de l'Exposition Universelle.
La musique de Varèse était retransmise par 425 haut-parleurs et vingt groupes d'amplificateurs devant 500 spectateurs qui pouvaient admirer les images projetées par Le Corbusier et filmées par Philippe Agostini. Le jeune compositeur-architecte Iannis Xenakis (son Concret PH de deux minutes alternait d'ailleurs avec le Poème qui en dure huit) réalisa le bâtiment conçu par Le Corbusier et dont la forme ressemblait de l'extérieur à une tente de cirque à trois sommets, tout en courbes hyperboliques et paraboliques futuristes, et de l'intérieur à un estomac ! Seize séances par jour à raison d'une toutes les demi-heures pendant 134 jours font un total d'un million de visiteurs. Dans cette reconstitution l'impressionnante spatialisation, un des rares rêves de Varèse qu'il put réaliser, manque autant que l'éclatement des images et des lumières colorées et mouvantes...
"La musique était enregistrée sur une bande magnétique à trois pistes qui pouvait varier en intensité et en qualité. Les haut-parleurs étaient échaffaudés par groupes et dans ce qu'on appelle des "routes de sons" pour parvenir à réaliser des effets divers : impression d'une musique qui tourne autour du pavillon, qui jaillit de différentes directions ; phénomène de réverbération..." (E.V., conférence au Sarah Lawrence College en 1959).
Varèse utilisa des voix, des cloches, de l'orgue, un ensemble de free jazz (avec Charlie Mingus, Teo Macero, etc.) qui marque probablement la naissance de ce style musical et des sons électroniques à travers une série de filtres, modulateurs en anneau, distorsions, fondus et diverses manipulations de la bande magnétique telles que mises à l'envers et changements de vitesse. Aucun synchronisme entre sons et images, mais une dialectique du hasard !
Sept séquences : Genèse, Esprit et matière, De l'obscurité à l'aube, L'homme fit les dieux, Comment le temps modèle les civilisations, Harmonie et À l'humanité tout entière. À propos du Poème, Varèse parla de "charge contre l'inquisition sous toutes ses formes". Dans ses indispensables Entretiens, lorsque Georges Charbonnier lui demande quel est son dernier mot, le compositeur répond : imagination.
ET SI VARÈSE AVAIT INVENTÉ LE FREE JAZZ
On reconnaît la voix d'Edgard Varèse, avec son accent bourguignon, qui dirige donc les séances auxquelles participent Art Farmer (trompette), Hal McKusik (clarinette, sax alto), Teo Macero (sax ténor), Eddie Bert (trombone), Frank Rehak (trombone), Don Butterfield (tuba), Hall Overton (piano), Charlie Mingus (contrebasse), Ed Shaughnessy (batterie), probablement aussi John La Porta (sax alto)... Nous ignorons qui est le vibraphoniste...
Cette bande est une petite bombe, car c'est probablement le premier enregistrement de free jazz (totalement inédit) de l'histoire de la musique. Varèse aurait-il influencé les jazzmen ou a-t-il tenté de canaliser leurs premières ébauches dans le domaine du free ? Quelle que soit la réponse, elle est révolutionnaire, car la musique anticipe de trois ans l'émergence du Free Jazz d'Ornette Coleman ! On sait d'autre part que Charlie Parker exprima son désir de prendre des cours avec Varèse à l'automne 1954 alors que le compositeur s'apprêtait à partir en France pour travailler sur Déserts. Lorsqu'il revint à New York en mai 1955, Parker était déjà mort.
Entre mars et août 1957, assistaient à ces jam-sessions dominicales l'arrangeur George Handy, le journaliste Robert Reisner, les compositeurs James Tenney, Earle Brown et John Cage, le chorégraphe Merce Cunningham. Les organisateurs étaient Earle Brown et Teo Macero, futur producteur, entre autres, de Miles Davis. Varèse a utilisé certains extraits pour le montage de son Poème électronique.
Je tiens cette copie (l'original est conservé à la Fondation Paul Sacher) de Robert Wyatt à qui le réalisateur Mark Kidel l'avait lui-même confiée. Kidel m'écrit qu'il a réalisé un film sur Varèse produit par Arte Allemagne avec Teo Macero utilisant la bande avec Mingus, mais je ne l'ai hélas jamais vu. Il est également l'auteur de Free Will and Testament : The Robert Wyatt Story, de films sur Tricky, Alfred Brendel, Ravi Shankar, Joe Zawinul, Bill Viola...
La partition de Varèse représente le diagramme de l'une de ces improvisations jazz.
ENTRETIENS AVEC GEORGES CHARBONNIER
J'ai gardé le meilleur pour la fin, depuis le temps que j'attends l'édition audio des Entretiens avec Edgard Varèse par Georges Charbonnier. Le livre édité en 1970 d'après les enregistrements de 1955 est une de mes bibles. Ses phrases m'ont marqué de manière indélébile, je les cite et les récite. Varèse avait tout rêvé, donc tout inventé. C'est d'une intelligence aussi prodigieuse que Le style et l'idée de Schönberg et les écrits de Glenn Gould ou John Cage. Mais c'est mon chouchou, mon grand-père dans l'histoire du récit puisque je dois ma "vocation" à Frank Zappa. Écoutez la voix du bourguignon, les flèches qu'il décoche, son amertume aussi de ne pas avoir été entendu, et le pire (ou le meilleur) est donné en bonus exceptionnel à la suite des deux heures d'entretien remarquables, le scandale de la création mondiale de Déserts au Théâtre des Champs Élysées le 2 décembre 1954 sous la direction d'Hermann Scherchen. La preuve est là, comme si on exhumait à son tour le scandale du Sacre, la première œuvre hybride pour bande magnétique et orchestre, huée, sifflée, acclamée aussi, la salle coupée en deux, bataille d'Hernani opposant la vieille vulgarité à une jeunesse renversée. On en pleurerait. Déserts est la première pièce que j'entendis de lui, elle révolutionna ma vie. Je n'eus de cesse de mélanger les sons instrumentaux avec les sons de synthèse et les manipulations électroacoustiques. Et puis il y a les Entretiens (INA). C'est terrible comme on peut se reconnaître dans la pensée d'Edgard Varèse et encore plus terrible de savoir qu'il est resté plus de vingt ans sans écrire et que toute son œuvre tient en 2 CD. Edgard Varèse est d'une intelligence prodigieuse, d'une humanité critique exemplaire. Son regard sur l'histoire de la musique est une leçon qui vaut des années de conservatoire. Le comble est qu'il est celui qui s'en est affranchi. Il a inventé la musique contemporaine. C'est un modèle, un modèle dramatique et visionnaire. Pour quiconque, quel que soit son art, espère être de son temps, passer à côté de Varèse est de l'ordre du renoncement.
TOUT POUR LE SON
Sous la tente au-dessus du périphe, au fond du parquet dans la lumière, un trio se livrait à un exercice de musique sommaire, un cran avant le binaire, tension sans détente, change pas de main je sens que ça vient, la montée de sève se faisant attendre en vain, seules nos oreilles saturées suaient des boules, Quies retirées au bar dès les premières mesures. Lorsque je lis les programmes des festivals et que je n'y reconnais personne je me dis qu'il faut bien que j'écoute ce que fabriquent les jeunes musiciens. D'autant que mes anciennes connexions ont la fâcheuse tendance à prendre leur retraite alors que ma soif d'invention n'est pas prête de se tarir.
Heureusement Fanny Lasfargues attaqua sa contrebasse à la mailloche, à l'archet, à la brosse, à la baguette en composant des boucles dont le timbre semblait minéral. En écoutant le son de son solo au Cirque Électrique je pense au film de Mark Kidel que je viens de voir sur Edgard Varèse. Le Bourguigon n'en avait que pour le son. Ceux de Fanny lui auraient plu, basse électroacoustique cinq cordes branchée sur une ribambelle de pédales d'effets avec l'artefact en bandoulière et le cristal au bout des doigts.
À l'entracte le froid de l'hiver qui n'en finit pas malgré la date de péremption nous était tombé sur les jambes. J'ai repensé à Varèse dont on entend dans le film un enregistrement très correct de la session qu'il dirigea en 1957 avec Mingus à la basse, partition graphique préfigurant le free-jazz et générant par là-même un éclairage inédit sur l'histoire de la musique. Bonne nouvelle, la cassette que m'a donnée Robert Wyatt est donc une pâle copie de l'original. Kidel ne se trompe pas d'inspirations en illustrant la musique, là où Bill Viola s'était planté dans les grandes largeurs avec son désert pris à la lettre, grossière erreur.
Les témoignages sont de première main. Je découvre la haine de Varèse pour son père, son amour de la peinture et sa passion pour l'alchimie, une tentative d'explication concernant la disparition des premières œuvres et sa dépression qui lui fit songer un temps au suicide. Quinze ans sans écrire, c'est dur. Évoquant les scandales que les représentations de ses œuvres n'ont pas manqué de provoquer, le compositeur "qui refusait de mourir" précise que pour vomir sa musique il faut d'abord l'avaler ! En inspectant le DVD commandé aux Films d'Ici j'ai la nette impression qu'il est gravé à l'unité. Donnez donc du travail à la petite main qui s'en charge !
P.S.: petite erreur de sous-titre, il s'agit d'Eddy Bert.
ENTRETIEN TÉLÉVISÉ AVEC EDGARD VARÈSE
Je cherchais sur Internet les entretiens radiophoniques d'Edgard Varèse avec Georges Charbonnier. Je les possède en disques (2 cd INA) et en livre (ed. Pierre Belfond), mais je voulais indiquer un lien rapide à une amie qui vit à l'étranger. Il y en a quelques extraits ici et là, mais quelle n'est pas ma surprise de tomber sur un entretien télévisé du 4 octobre 1959 avec le Québécois Jean Vallerand, enregistré dans le jardin de Greenwich Village du compositeur à New York pour l'émission canadienne Premier Plan. J'ai déjà acquis tout ce que je pouvais trouver, ses écrits (ed. Christian Bourgois), les livres de Fernand Ouellette (ed. Seghers), Hilda Jolivet (ed. Hachette), Alejo Carpentier (ed. Le Nouveau Commerce), Odile Vivier (ed. du Seuil), le magnifique catalogue de son exposition au Musée Tinguely à Bâle (ed. Boydel), le film de Luc Ferrari et S.G. Patris, celui de Mark Kidel, etc. En plus de tous mes disques vinyles et numériques, Robert Wyatt m'a donné une copie cassette d'une séance d'improvisation où en 1957 Varèse dirige Art Farmer (trompette), Hal McKusik (clarinette, sax alto), Teo Macero (sax ténor), Eddie Bert (trombone), Frank Rehak (trombone), Don Butterfield (tuba), Hall Overton (piano), Charlie Mingus (contrebasse), Ed Shaughnessy (batterie), probablement aussi John La Porta (sax alto)... inventant le free jazz quelques années avant son émergence ! On peut d'ailleurs deviner quelques extraits de ces jam-sessions dans son Poème électronique...
De même que son œuvre tient sur 2 CD, il n'existe pas tant de documents sur ce génie absolu qui a inventé la musique du XXe siècle, l'extrapolant à l'art sonore et ouvrant la voix à John Cage et beaucoup d'autres. Varèse est longtemps resté pour moi une énigme avant que je comprenne sa filiation avec Hector Berlioz qui lui-même venait de Rameau, filière qui joue plus à saute-moutons que celle qui accouchera de l'École de Darmstadt. Le dodécaphonisme d'Arnold Schönberg n'est rien d'autre que Bach adapté aux douze sons. Je schématise évidemment, et Anton Webern a réussi à s'échapper de ce complexe romantique comme Claude Debussy avait su s'affranchir de son wagnérisme. J'adore l'École de Vienne, mais sa généalogie est explicite alors que la musique du Bourguignon émigré aux États-Unis ressemble à une génération spontanée. Comme ce concept est une figure impossible, j'ai cherché longtemps sans me contenter des explications urbanistiques du compositeur ou son admiration pour les inventeurs Léonin, Pérotin ou Guillaume de Machaut... Varèse souffrit toute sa vie de l'incompréhension de ses contemporains, arrêtant même de composer pendant près de vingt ans, puisqu'on ne compte pas les "cochonneries" alimentaires dont il parle dans cet entretien et qu'il serait probablement intéressant de retrouver !
Suppléments :
La lettre du jeune Zappa à Varèse
Edgard Varèse: The Idol of My Youth par FZ
Les entretiens avec Charbonnier, le workshop avec Mingus etc., les concerts des créations sont aussi sur UbuWeb