Accompagner un chanteur, un récitant, un slameur réclame une humilité des musiciens qui le soutiennent, un sens du rythme du vocaliste pour laisser la place à des respirations instrumentales, un accord musical de tous les protagonistes tel que l'ensemble fasse œuvre. Avec seulement quelques notes les meilleurs solistes savent placer le contrechant entre deux vers et les chanteurs les plus dramatiques, au sens théâtral du terme, jouent du hors-champ que leur apporte le chorus. Le trio Stratégies Obliques formé de D' de Kabal, Benoît Delbecq et Franco Mannara va bien au-delà du genre, emplissant l'espace d'une musique où la voix domine le paysage.


Benoît Delbecq est un pianiste dont la rare finesse le fait trop souvent s'effacer à mon goût devant les musiciens avec qui ils jouent. L'amour délicat qu'il leur porte lui donne des manières de gentleman poète. Électrifié, il tient aussi bien la basse qu'il rythme l'orchestre avec des percussions échantillonnées. Il prépare le piano avec toutes sortes d'objets incongrus jouant le rôle d'un orchestre de gamelan au complet, qu'il se concentre sur l'acoustique ou s'éparpille ambidextre sur de multiples petits claviers pour colorer l'espace et le zébrer d'une gloire transperçant les nuages.


Franco Mannara a l'art de répondre. Qu'il chuchotte, gratte sa guitare ou lance un programme informatique sur son ordinateur, il est toujours dans l'écoute, tissant sa toile nocturne pour attraper les notes dont il se repaît en loup-garou. Il en a le chœur. Le trio devrait user plus souvent de mélodies, osant donner à leurs inventions le public qu'il mérite, comme le rapper haïtien Wyclef Jean le fit avec ses chansons.


Le timbre unique de D' de Kabal, dont la gravité oscille entre énergie musculaire et fragilité robotique, projète les ombres de Platon sur les parois de la caverne. Ses textes arpentent les quartiers, des hontes de l'Histoire aux scandales de la crise. Son approche musicale fond les mots dans l'orchestre. Voilà pourquoi Stratégies Obliques est un groupe et ses réponses sibyllines pourraient représenter la version sonore du jeu de cartes divinatoires de Brian Eno et Peter Schmidt.


Le trio crut jouer 1h15 et dépassa ses prévisions de 30 minutes sans aucune interruption. Si ce n'était mon postérieur qui crie au supplice sur la chaise du Triton, dure comme du bois, j'aurais hurlé "encore !" pour le plaisir d'entendre une miniature en rappel, pour voir.