70 Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mercredi 7 décembre 2022

Fictions documentaires de Lionel Rogosin


[...] Après The Savage Eye la semaine dernière, j'ai l'immense plaisir de revoir un autre film sorti en 1959, l'incontournable Come Back, Africa de Lionel Rogosin dans un coffret avec On The Bowery et Good Times, Wonderful Times [aujourd'hui épuisé]. Comparant ma copie 16mm, que je n'ai pas sortie de sa boîte depuis une éternité [et déposée depuis à la Cinémathèque Robert Lynen], avec ce nouveau master je suis stupéfait par la beauté de l'image. De plus le documentaire qui l'accompagne livre les clefs de ce film unique tourné clandestinement à Johannesburg pendant l'Apartheid. Si Rogosin s'y réclame de Flaherty et De Sica dans son approche du documentaire, sa fiction filmée in situ avec des non-acteurs n'a rien à voir avec le terme de cinéma-vérité si abusivement employé, et c'est tant mieux ! En regardant Come Back, Africa, on constate la distance entre la prétendue vérité défendue par Rouch ou, pire, Lanzmann et l'authenticité analytique de Strick, Rogosin, Cassavetes, Varda ou Romand qui font glisser leurs œuvres vers des formes de réalisme poétique qui ne trichent jamais avec l'illusion cinématographique. Dès qu'il pose un regard sur une scène, que la caméra soit cachée ou visible, dès qu'il cadre, le cinéaste fait des choix et leurs modèles, se sachant filmés, ne se comportent plus de la même façon. Il faut alors inventer autre chose...


Come Back, Africa est un témoignage époustouflant sur l'Afrique du Sud et le racisme, un brûlot politique généreux, une histoire terrible et émouvante, un film de cinéma avec des acteurs formidables. La chanteuse Miriam Makeba sera contrainte à l'exil pendant 31 ans suite à sa prestation merveilleuse. La musique est d'autant plus présente dans le film que Rogosin faisait semblant de faire un documentaire pittoresque pour échapper à la censure et à l'extradition.
On The Bowery, tourné trois ans plus tôt pour se faire la main et apprendre à filmer, utilise déjà le procédé du récit de fiction dans un univers documentaire. Je n'ai jamais supporté les histoires d'ivrognes, j'ignore pourquoi, mais, films ou romans sur le sujet me mettent terriblement mal à l'aise. Le film de Rogosin n'a pas la complaisance de La merditudes des choses (mk2) regardé la semaine dernière et qui m'a complètement déprimé. Les clochards, qui ne vivent que pour l'alcool et en crèvent, préservent une petite part de dignité ; s'ils sont parfaitement conscients de leur déchéance ils ne la portent pas en étendard. Ceux du film ont souvent eu du mal au retour de la guerre en Europe. Un long bonus éclaire l'histoire de la plus ancienne rue new-yorkaise devenue le refuge de tous les marginaux jusqu'à ce que Manhattan soit "nettoyé" au tournant du siècle comme le montre un autre court-métrage. Le regard humaniste que le réalisateur jette sur ses personnages donne leur originalité à ses films.
Good Times, Wonderful Times est un documentaire pacifiste de 1965 proche des idées de Bertrand Russell, pamphlet contre les armes nucléaires en forme de long ciné-tract qui oppose les invités futiles et conformistes d'un cocktail londonien et des images d'archives exceptionnelles sur les ravages de la seconde guerre mondiale. La gloire illusoire des jeunesses hitlériennes s'éteindra sous les décombres de l'Allemagne rasée, dans le froid glacial du Front de l'Est et les camps d'extermination qui sont le déclencheur de l'engagement de Rogosin. Les images d'Hiroshima sont tout autant insoutenables. L'utilisation contrapuntique d'un rock 'n roll souligne le danger de ne pas vouloir croire aux signaux d'alarme tandis que des comparses jouent les "barons" pour révéler l'idéologie des petits bourgeois de la party. Comme dans tous les films de Lionel Rogosin, aucun commentaire ne vient polluer la démonstration, laissant au spectateur la liberté de ses émotions.

Article du 7 avril 2010

mercredi 28 avril 2021

L'Amazone verte, le roman de Françoise d'Eaubonne


Comme l'évoquait Jacques Denis samedi dernier au téléphone, il est terriblement difficile de chroniquer un disque ou un livre dont on a déjà eu le malheur, ou le bonheur, de lire plusieurs articles le concernant. S'il est indispensable de ne rien connaître d'un film avant de le découvrir soi-même, vierge de tous préjugés, il est plus facile de se laisser aller à ses émotions et ses réflexions quand sa perception n'est pas "polluée" par le regard des autres, surtout lorsqu'ils sont pertinents. Ainsi L'Amazone verte, le roman de Françoise d'Eaubonne écrit par Élise Thiébaut, trône sur mon bureau depuis quelques semaines sans que je sache comment m'en approprier la critique. J'aimerais signaler le récit de cette aventurière du XXe siècle, mais répéter ce qui a déjà été dit ne présente que peu d'intérêt à mes yeux, même si vous aimeriez en savoir plus !
L'histoire incroyable de cette femme hors du commun, féministe jusqu'au bout des ongles avec toutes les ambiguïtés que ce terme a véhiculé dans les faits, y est plus présente que son écoféminisme tardif, terme qu'elle a néanmoins inventé en 1974, comme ceux de phallocrate et sexocide. L'année suivante, j'étais assistant de Charles Bitsch pour un disque 33 tours 30 centimètres du Parti Communiste Français dédié à l'Année de la Femme (écoute fortement conseillée) ! Je me souviens de ma colère lorsque le Comité central avait refusé d'inclure une phrase de Friedrich Engels que j'avais découverte, expliquant que la femme est le prolétaire de l'homme. L'argument consistait à prétendre que c'était trop dur à encaisser pour les camarades, quel que soit leur sexe. Cette même année, Françoise d'Eaubonne dépose une bombe sur le chantier de la centrale nucléaire de Fessenheim !... J'avais auparavant croisé des militantes du droit des femmes chez Catherine Clément, comme par exemple Hélène Cixous, et je me souviens aussi avoir bu des coups au Blue Bar à Cannes en 1972 avec Guy Hocquenghem et Jack Lang pour parler du FHAR, le Front Homosexuel d'Action Révolutionnaire, alors que j'étais envoyé au Festival par l'Idhec, mon école de cinéma ! Tout jeune homme et n'étant adepte d'aucune des organisations précitées, je dégustais les informations comme si je lisais l'encyclopédie. C'est ainsi que j'ai dévoré le nouveau livre d'Élise Thiébaut qui avait déjà signé le best-seller Ceci est mon sang, Les fantômes de l'Internationale et Mes ancêtres les Gauloises, ouvrages tous chroniqués dans cette colonne.
En définitive, au lieu de tenter d'analyser les contradictions de l'Amazone verte Françoise d'Eaubonne, me voici à évoquer ma propre traversée du féminisme et de ce qu'on appela la libération sexuelle à une époque où j'étais privé de galipettes si j'accordais mal mes adjectifs et où "on" avait affiché dans ma cuisine "Une femme sans homme, c'est comme un poisson sans bicyclette" ! Les stations de son chemin de croissance et des croix sens m'ont rappelé les bornes kilométriques qui jalonnèrent mon propre périple lorsque je croisai le PCF, le MLF (dont elle fut l'une des fondatrices) et le FHAR (de celui-ci aussi). Ne sachant pas comment résumer l'histoire de celle qui signa le Manifeste des 121 sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie (rédigé par Dionys Mascolo et Maurice Blanchot) et celui des 343 pour le droit à l'avortement (rédigé par Simone de Beauvoir), qui s'engagea avec Michel Foucault pour le droit des prisonniers et contre la peine de mort, qui rapprocha écologie et féminisme face au patriarcat omniprésent, et qui vécut plusieurs vies en une seule, je ne peux que recommander la lecture de cette saga paradoxale qui en raconte autant sur cette femme exceptionnelle que sur l'époque qu'elle traversa, manière habile d'évoquer aussi la nôtre pour essayer de comprendre comment on en est arrivé là...

→ Élise Thiébaut, L'Amazone verte (Le roman de Françoise d'Eaubonne), Ed. Charleston, 18€

mercredi 17 février 2021

Retour sur mon duo avec Nicolas Clauss


Il ne nous reste que des souvenirs, aujourd'hui un autre d'il y a treize ans.
Leur morne absurdité condamne des générations d'artistes, les plus jeunes plus fragiles que tous les autres. Notre création Perspectives du XXIIe siècle est ajournée sine die. Alors nous nous replions sur nos pénates. Notre force de résistance est intacte. Ils ont tout à craindre. Elle explosera. En attendant, dans le mois qui vient j'enregistrerai deux trios, le premier avec Naïssam Jalal et Mathias Lévy, le second avec Élise Caron et Fidel Fourneyron. C'est dire si je ne me laisse pas abattre !

Article du 18 mars 2008

Donc, le lendemain, pour mon duo avec Nicolas Clauss à L'Échangeur, je n'emporterai pas de clavier. Mon instrument principal devient mon micro devant lequel je chante, joue de la flûte et de la trompette à anche. Je transforme tous les sons en temps réel, les miens comme ceux que Nicolas produit en jouant de ses modules interactifs, avec mon Eventide (une sorte de synthétiseur d'effets que j'ai programmés) et mon AirFX que je module sans le toucher en faisant au dessus de lui des passes "magnétiques" (en fait, optiques, puisqu'il s'agit d'un rayon avec un système de repères en 3D). Jamais nous ne sommes parvenus à faire aussi bien ressortir l'humour grinçant de Jumeau Bar, les effets amplifiant les intentions critiques que véhicule ce petit bar de campagne. Après un White Rituals des plus SM, voix et flûte aidant, j'accompagne L'ardoise avec mon Tenori-on dont je joue ce soir pour la première fois. J'oscille entre le côté kawaï (mignon) des dessins d'enfants et les sujets graves qu'ils évoquent. Lorsque je n'installe pas le cadre, décor qui permettra tous les possibles et parfois même l'impossible, je cherche surtout la complémentarité avec les images projetées par Nicolas. Nous terminons notre petite prestation par de délicats et lugubres Dormeurs qui s'écroulent au combat comme des quilles s'affalant sous leur propre poids et font sonner leur marche ralentie au son d'une martiale trompette à anche. Rebelote. Nicolas et moi sommes aux anges, impatients de recommencer l'expérience du duo, et heureux d'avoir participé à une si belle soirée. Françoise Romand a réagencé quelques extraits de notre prestation pour le petit film qu'elle a réalisé.


Mirtha Pozzi et Pablo Cueco avaient ouvert le bal par leur duo de percussion, avec Étienne Bultingaire aux manettes. Grosse surprise du remarquable jeu théâtral de Didier Petit qui partage la scène avec son violoncelle et le chorégraphe Mic Guillaumes. Final avec Jean-François Pauvros transformant son instrument en vielle et revenant progressivement vers ce qu'elle est, une guitare électrique vrombissante.
Le surlendemain, je vais écouter Pascal Contet maltraitant délicatement son accordéon devant l'installation végétale de Johnny Lebigot, Lucia Recio donnant la réplique aux sculptures en bois que José Lepiez caresse astucieusement, et les WormHoles dirigés de main de maître à l'archet par l'ami Didier Petit, grand organisateur de ce somptueux et malin mini-festival, hôte parfait, qui sait mieux que personne ce que signifie la générosité... Lucia passe d'un registre à l'autre, tantôt grave et bruitiste, tantôt rock et coupant ; Camel Zekri à la guitare en demi-teintes et Edward Perraud au jeu inventif et grinçant, Bultingaire aux effets métropolitains complètent ce quintet original dont la clarinettiste Carol Robinson est l'invitée et que je n'avais pas revue depuis l'enregistrement de Sarajevo (Suite). À l'entrée (et à la sortie !), Théo Jarrier et Hervé Péjaudier tiennent la boutique de disques installée sur des tréteaux de fortune et ça marche. Lors du concert au Triton, les vinyles du Drame étaient partis comme des petits pains, les plus jeunes étant friands de 33 tours. [...]

mardi 16 février 2021

Retour sur le concert avec Donkey Monkey


Treize ans ont passé depuis ce concert avec Ève Risser et Yūko Ōshima. L'année précédente j'avais évoqué un concert de leur duo, Donkey Monkey. En 2011 je les avais engagées en Arles alors que j'étais directeur musical des Soirées des Rencontres de la Photographie ; ainsi, au Théâtre Antique, elles accompagnèrent brillamment le Mano a mano entre les agences VII et Tendance Floue. Je ne me souviens pas avoir rejoué avec Yūko dont j'adore le mélange de percussion, voix et électronique. Quant à Ève, en 2014 nous avons enregistré l'album Game Bling, trio avec Jocelyn Mienniel dont une pièce figure sur le récent double CD, Pique-nique au labo. Yūko vit toujours à Strasbourg, travaillant beaucoup pour le théâtre et Ève poursuit ses projets mirobolants... Enfin, évoquer des concerts après bientôt un an de disette, fruit pourri de la gestion désastreuse et criminelle de notre gouvernement, est-ce une si bonne idée ? Y revenir sonnera comme une victoire contre cette période quasi vichyssoise ; Macron parlait de guerre, il faudra bien lui jouer la Libération !

Article du 17 mars 2008

J'attendais que Françoise Romand ait monté cet extrait de notre concert pour revenir sur ma rencontre musicale avec Donkey Monkey, le duo formé par la pianiste alsacienne Ève Risser et la percussionniste japonaise Yūko Ōshima. Le résultat fut à la hauteur de nos espérances. La complicité humainement partagée s'est laissée transposer naturellement sur la scène du Triton. La première partie, s'appuyant sur des morceaux du duo, était plus popisante tandis que la seconde, basée sur mes programmations virtuelles, était plus explosée. Comme chaque fois, il en faut pour tous les goûts et nous avons entendu assez de commentaires pour saisir que les uns ou les autres préfèrent tel ou tel morceau. C'est toujours ainsi. Si l'on écoute les avis des spectateurs, il faut en récolter suffisamment pour que tous les passages trouvent leurs admirateurs ou leurs détracteurs. Tout entendre, mais n'en faire qu'à sa tête, en l'occurrence un être tricéphale dont les méninges carburent au-delà de la vitesse autorisée. Après cette première rencontre sans véritable répétition, nous nous sommes découverts dans l'action. Je perçois ce que je pourrais améliorer à mon niveau : soigner les codas et développer les complicités avec chaque musicienne indépendamment de leur duo, dramatiser mon apport par des ambiances de reportage et des évènements narratifs, étoffer mon instrumentation acoustique lorsque les morceaux durent plus que prévu, par exemple j'emporterais bien le trombone et le violon vietnamien, mais je supprimerais les projections sur écran difficilement compréhensibles pour le public en les remplaçant par des compositions où l'improvisation libre se construit autour de modèles dramatiques.


J'en saurai plus après avoir écouté l'enregistrement de la radio. Nous avions en effet commencé la soirée par un petit entretien avec Anne Montaron puisque France Musique diffusera la soirée [...] dans le cadre de son émission "À l'improviste".
Les filles ont lancé le mouvement, je les ai rejointes en commençant à jouer depuis les coulisses avec un petit instrument improbable que j'ai acheté dans un magasin de farces et attrapes il y a près de 40 ans ! C'est une sorte d'appeau dans lequel je dois souffler comme un malade pour en sortir de puissants sons de sax suraigus. Sur le dessus de cet instrument tricolore affublé d'une petite percussion en métal sur bois, je bouche le trou unique pour rythmer mes phrases. J'accompagne mon solo de déhanchements suggestifs tandis que je rencontre l'objectif d'Agnès Varda venue filmer notre performance en vue de son prochain film intitulé Les plages d'Agnès [P.S.: la séquence n'y figuera pas, Agnès ayant oublié de brancher le son (!), mais j'apparais dans le dernier plan du film pour ses 80 balais !]. Mes guimbardes tiennent alternativement le rôle de basse et de contrepoint rythmique au duo excité du piano et de la batterie. Le second morceau est plein d'humour, Ève et Yūko chantant en japonais un blues nippon que j'accompagne avec des effets vocaux qui vont de l'électroacoustique déglinguée à des imitations yakuzesques de comédiens nô. La première partie se clôt sur un longue pièce de pluie où les sons tournent des unes à l'autre sans que l'on ne sache plus à qui sont les gouttes qui éclatent ici et là. Ève a préparé le piano avec des tas de petits objets étranges tandis que Yūko est passée au sampleur... Après l'entr'acte, les filles s'amusent à suivre ou contrarier de nouvelles gouttes, cette fois sorties tout droit du diagramme de FluxTunes projeté sur l'écran derrière nous, ping-pong qui nous oblige à rattraper les notes comme si c'était des balles. Les trois garnements étalent ensuite leurs jouets pour trois petits solos et une coda en trio (carillon, toy-piano, jeu de cloches, synthétiseurs et Theremin à deux balles) suivi d'un duo de pianos où Ève doit sans cesse rebondir face à mes quarts de ton renversés. Nous terminons par un zapping de ouf où je joue du module Big Bang face aux deux filles qui usent, abusent et rusent irrévérencieusement avec leur répertoire pour me couper systématiquement et alternativement la chique. Le petit rappel est on ne peut plus tendre, Ève s'étant saisie de sa flûte traversière, Yūko nous enchantant de sa langue maternelle et ma pomme terminant dans le grave de ma trompette à anche. Nous espérons maintenant pouvoir remettre ça un de ces soirs, ça, une véritable partie de plaisir !
Sauf les rares jam-sessions où je ne jouais que du Theremin, c'est la première fois que je jouais aussi peu de clavier. Mes touches noires et blanches et mes programmes construits au fil des années incarnent une sécurité dont je souhaite me débarrasser. Aussi, le lendemain, pour mon duo avec Nicolas Clauss à L'Échangeur, je n'en emporterai carrément pas... (à suivre)

samedi 27 juin 2020

Théâtre [archives]


Articles du 14 janvier 2007 et 22 février 2013

UN COMMENCEMENT À TOUT

Il y avait eu Du vent dans les branches de sassafras au Théâtre Gramont avec Michel Simon et Caroline Cellier, Le cimetière de voitures d'Arrabal avec Jean-Claude Drouot, le Living Theater de Julian Beck, mais j'ai découvert l'univers théâtral avec Michel Vinaver en 1980 au Théâtre de Chaillot grâce à Jean-André. Jacques Lassalle montait À la renverse avec, pour peu que je m'en souvienne, Françoise Lebrun et Jean-François Stévenin. Le passe-montagne tourné par le motard qui était accroupi là dans la loge m'avait beaucoup impressionné. Je crois me souvenir qu'il y avait aussi Maurice Garrel qui fit plus tard une petite apparition dans notre opéra-bouffe, L'hallali. Vinaver menait une double vie en tant qu'auteur et PDG des sociétés Gillette et Dupont sous le nom de Grinberg, m'avait confié Jean-André Fieschi, qui plus tard épousera sa fille Barbara, la sœur d'Anouk. Leur fils avait baptisé sa poupée Elsa du nom de ma fille... Vingt quatre ans plus tard, j'ai revu Vinaver en haut des marches d'une remise de prix. Il m'avait rassuré en racontant que c'était la deuxième fois qu'il était primé par la Sacd. Je recevais moi-même ce soir-là le Prix de la création interactive après en avoir déjà été gratifié quatre ans auparavant. J'avais redouté une erreur, du moins que l'on s'aperçoive du doublon, probablement à cause du complexe d'usurpation que ressentent tant d'autodidactes. Somnambules succédait ainsi à Alphabet.
Raymond Sarti a dessiné le décor blanc de la reprise de L'émission de télévision mise en scène par Thierry Roisin à Montreuil. Je suis chaque fois épaté par le travail de mon ami. La scénographie éclaire le texte. Tous les lieux cohabitent sur le plateau. Les comédiens ne le quittent jamais, ils restent en bordure, devenant les musiciens de la partition sonore qui souligne avec simplicité et brio certains gestes importants. Les bruitages font surtout exister le hors-champ alors que leurs interprètes sont à vue, raclant une sonnette, jouant de fourchettes, transvidant une bonbonne d'eau pour faire discrètement couler un bain... L'idée est formidable, sa réalisation parfaite. J'ai d'ailleurs préféré le décor et le son de François Marillier au jeu dramatique dont la direction m'a échappé. Vinaver connaît évidemment si bien le monde de l'entreprise, ici une émission de télé-réalité et une grande surface de bricolage, que les échanges sont aussi jubilatoires qu'effroyables.


J'ai rencontré Raymond Sarti en 1989 aux milieux des tours de Mantes-la-Jolie. Le metteur en scène Ahmed Madani et lui nous avaient été "imposés" par la DRAC, mais nous n'eûmes pas à le regretter ! De notre côté, nous apportions J'accuse, avec Richard Bohringer dans le rôle d'Émile Zola. Un drame musical instantané était secondé par une harmonie de 70 musiciens dirigée par Jean-Luc Fillon et par la chanteuse de Pied de Poule, Dominique Fonfrède. Raymond avait collé un chapiteau gonflable de cinq étages de haut le long de l'une des tours destinée à être détruite. La façade de l'immeuble comme l'ancien parking ainsi recouverts étaient entièrement bleus avec de grosses croix blanches ici et là. Il avait fait creuser une tranchée pour notre trio, monter une colline pour l'orchestre et empiler des sacs de jute au milieu de la scène. Des croisillons plantés dans la terre donnaient au décor des allures de Verdun. Tout avait été repeint, un étrange mélange de Klein, Christo et Kubrick ! Richard arpentait les étages jusqu'aux balcons. Son rôle lui permettait les envolées lyriques qu'il affectionnait. Filmée à plusieurs caméras sans intelligence musicale, la "captation" n'a jamais été diffusée par la télévision. La même année, nous avons repris la partie de l'orchestre sous le titre de Contrefaçons à la Maison de la Radio. Après "J'accuse", nous avons monté Le K toujours avec Bohringer et Sarti. Raymond et moi avons continué à travailler ensemble, pour des expositions comme Il était une fois la fête foraine, pour des affiches, des disques, des théâtres de marionnettes... et nous sommes restés amis tout ce temps-là. En admirant son travail, je saisis chaque fois l'importance d'un décor laissé à la libre imagination d'un véritable scénographe.

J'ACCUSE...


Les archives se suivent, mais ne se ressemblent pas. 1989, c'était le Bicentenaire de la Révolution française. Trois ans avant de monter Le K avec Richard Bohringer qui nous valut une nomination aux Victoires de la Musique, nous avions choisi l'acteur pour incarner Émile Zola dans son célèbre pamphlet J'accuse, modèle du genre et article historique de 1898 sur le racisme et l'antisémitisme publié à l'occasion de l'affaire Dreyfus. L'article était paru sous la forme d'une lettre ouverte au président de la République française, Félix Faure, dans le journal L'Aurore. Un film de notre spectacle avait été tourné, mais personne ne le vit jamais, du moins à ma connaissance.
Ce 18 novembre 1989, Christian Gomila tourna le spectacle à cinq caméras, mais la coupure des instrumentaux au montage me contraria tant que j'oubliai le film dans sa boîte jusqu'à aujourd'hui. Dommage, car la captation donne une bonne image du genre de spectacle que nous montions à cette époque, même si l'orchestre frigorifié jouait complètement faux !
Avec Bernard Vitet et Francis Gorgé nous avions choisi d'accompagner un texte pour changer de nos ciné-concerts qui commençaient à devenir à la mode. Notre trio d'Un Drame Musical Instantané en composa donc la musique. Arnaud de Laubier nous présenta le metteur en scène Ahmed Madani qui apportait dans sa musette le scénographe Raymond Sarti, le créateur lumière Thierry Cabrera et la costumière Malikha Aït Gherbi. De notre côté nous amenions Bohringer alors au plus haut de sa cotte de popularité, la chanteuse Dominique Fonfrède et les 70 musiciens de l'Orchestre Départemental d'Harmonie des Yvelines dirigé par Jean-Luc Fillon !


(...) De même que nous avions choisi une image du Ku Klux Klan pour annoncer le spectacle, nous avions demandé à Dominique de reprendre Der Hass ist der Armen Lohn que je chantais dans l'album Kind Lieder, histoire d'universaliser notre propos. Comme nous jouions au milieu des tours de Mantes, Ahmed Madani avait engagé comme service d'ordre les gars plus méchants de la cité, ce qui n'empêcha pas la femme du vice-président de Louis Vuitton, dont la Fondation pour l'Opéra et la Musique nous aidait, de recevoir un caillou sur la tête ! Cela marqua la fin de notre collaboration ! Trois ans plus tard, Dominique Cabrera tourna Chronique d'une banlieue ordinaire sur les anciens habitants de la tour qui allait être détruite et j'en composai la musique...

lundi 11 novembre 2019

Dans la terrible jungle


Dans la terrible jungle, le film d'Ombline Ley et Caroline Capelle est enfin sorti en DVD, de quoi vous réconcilier avec ce que l'on appelle documentaire, mais qui trop souvent ressemble à un reportage ou à de la radio filmée. Associant leurs talents réciproques, les deux jeunes réalisatrices nous offrent un film positif et foncièrement humain sur un sujet que d'autres auraient rendu larmoyant, explicatif ou condescendant. En cela elles me rappellent les fictions d'Aki Kaurismaki qui lui aussi porte ce rare regard poétique et bienveillant sur ses personnages en soignant ses décors, et puis Jacques Tati pour leur sens de l'observation. Ombline Ley et Caroline Capelle ont passé une semaine par mois pendant un an et demi à l'I.M.E. (Institut Médico-Éducatif) La Pépinière, centre fermé mais qui accueille des résidences d'artistes, où une dizaine d'adolescents handicapés, atteints entre autres de mal-voyance, sont devenus les héros d'un film réalisé "avec" eux et non "sur" eux. Si vous ne l'avez pas vu en salles, courez acheter ce DVD, comédie musicale pleine d'humour et de tendresse ! Il avait été soutenu par l'ACID (Association du Cinéma Indépendant pour sa Diffusion) dont le site propose extraits, teasers, dépliant et qui l'avaient porté au Festival de Cannes l'an passé. C'est d'ailleurs à l'ACID que je dois la "promotion" de mon film Le sniper, tourné à Sarajevo pendant le siège, il y a 25 ans ! Les deux réalisatrices font donc le tour de France avec leur film, tout en préparant la suite qui pourrait bien être une fiction documentaire d'anticipation sur des principes identiques, soit savoir capturer la fantaisie du réel...


Le DVD a l'avantage de présenter une collection de bonus à la hauteur du film. Leur entretien avec leur monteuse Céline Perreard est un petit bijou d'impertinence drôlatique et les teasers vont piocher dans des rushes que j'imagine imposantes. Les 5 épisodes de Duo Kor, avec ses percussions corporelles, révèlent l'humour pince-sans-rire d'Ombline Ley et son sens du rythme tandis que le précédent court métrage de Caroline Capelle, Et puis tout passe, possédait déjà la justesse de ses cadres et un humour délicat où le comique de répétition n'a rien de statique. On peut aussi télécharger un dossier pédagogique que je n'ai pas encore regardé. Je connaissais Caroline lorsqu'elle avait été l'assistante de Françoise Romand, cinéaste que j'admire au plus haut point pour sa manière d'assumer la mise en scène de ses documentaires. Toutes se moquent du cinéma-vérité, sachant que, dès que l'on pose une caméra ou que l'on effectue le moindre montage, la prétendue objectivité s'évanouit aussitôt. Autant assumer ses choix, en choisissant des cadres qui font sens, en travaillant le son avec le même soin que les images, et surtout en cherchant la complicité de celles et ceux qui sont filmés.
Montrer les paysages juste avant que les personnages entrent dans le champ valorise la nature qui entoure ces jeunes expérimentateurs qui semblent bénéficier d'un encadrement totalement à l'écoute de leurs angoisses. La musique constitue un exutoire exceptionnel, que ce soit en montant un groupe de rock épatant ou dans une danse époustouflante. Le texte au dos du boîtier résume parfaitement cette petite merveille aussi belle à regarder qu'à écouter, n'imposant aucune lecture par son absence de commentaire, fut-il même suggéré : "Dans la terrible jungle réunit tous les ingrédients d’un bon blockbuster d’auteur : un super héros, des cascades, un peu de sensualité mais pas trop, un jeune en fauteuil roulant turbo speed, des adolescents en ébullition, une fille populaire, un groupe de rock et quelques lapins pour les amateurs de nature... Normalement tout y est."

→ Ombline Ley et Caroline Capelle, Dans la terrible jungle, DVD ESC, 16,99€

vendredi 15 février 2019

Le son sur l'image (27) - Rien que du cinéma ! 3.6.2


Rien que du cinéma - 2

Depuis mes balbutiements à l’époque du light-show, j’ai toujours été inspiré par les montages photographiques. Je réalisai les partitions sonores de nombreux audiovisuels didactiques de Michel Séméniako et Marie-Jésus Diaz. C’est un plaisir de devoir produire du sens, de faire passer des intentions claires par la musique et les articulations qu’elle compose avec les images. Récemment, responsable des Soirées des Rencontres Internationales de la Photographie en Arles, grâce à Olivier Koechlin j’ai eu la joie de me confronter à nouveau au montage d’images fixes. En plein air, dans le Théâtre Antique ou devant les anciens entrepôts de la SNCF, Olivier projette des images de douze mètres sur douze montées sur ordinateur avec un logiciel de son invention, iSlide, qui permet de caler très facilement les photos sur la musique et réciproquement. Il s’agit alors de donner une unité à l’ensemble des images fixes que l’auteur a conçues individuellement et qu’il n’a jamais imaginées autrement que muettes. Le récit qui n’a jamais existé que dans l’intention ou l’inconscient de l’artiste doit être structuré, ce hors champ psychique doit apparaître comme un nouveau discours critique, le seul but étant de réussir à produire un spectacle qui fascine ou provoque les spectateurs réunis sous les étoiles. En général, j’essaye de ne pas zapper les séquences musicales pour éviter de souligner encore un peu plus le morcellement de ces montages photographiques souvent découpés en courts chapitres. Musiques préexistantes ou originales, je recherche ou compose des pièces qui se transforment et s’articulent sans coupure. Si je peux tout sonoriser avec une seule pièce, je suis aux anges. Parfois, un silence me permet d’en changer. Je recherche toujours l’unité, l’élément commun à toutes les images. Le reste est affaire de rythme. Si je ne réalise pas moi-même certains des montages, je cherche des illustrateurs sonores ou des compositeurs en adéquation avec les photographes, soit dans leur sensibilité partagée, soit dans la critique qu’ils suggèrent. Il m’arrive de construire un dispositif comme ce quiz où les musiques suggéraient le pays d’origine des estivants en maillots de bain de Paolo Verzone et Allessandro Albert. Parfois, je théâtralise, au sens dramatique du terme mes références restant toujours cinématographiques, tel reportage sur Tchernobyl, une assistante sociale chinoise, les inondations d’Arles ou un abri anti-atomique en Suisse… Parfois, je recherche des effets comiques comme pour les autoportraits de Martin Parr, ou un rythme comme pour la mode en Chine. Je me débrouille pour que puisse toujours s’exercer l’alternance tension-détente, pour surprendre quand cela est possible.


Pour la remise des prix, je suggère toujours un orchestre sur scène pour contrecarrer l’aspect guindé de ces festivités autoglorifiantes. J’arrive à l’imposer deux fois. En 2003, la soirée est chamboulée par le mouvement des intermittents auquel nous participons. Bernard est juste devant moi à la trompette et au piano, Didier Petit singe les simagrées du jury avec humour et violoncelle, Éric Échampard me fait oublier qu’il est batteur mais musicien. Nous improvisons sans aucune conduite pendant plus de trois heures. Après chaque intervention musicale, je n’ai que quelques secondes pour aller m’informer de la suite des événements et transmettre le message à mes trois camarades. Un orchestre d’improvisateurs est l’ensemble rêvé pour ponctuer et accompagner ce genre de festivité, capable de réagir au moindre accident ou changement de programme, redonnant vie à ce qui est compassé… Nous recommençons en juillet 2005, cette fois en trio, avec le clarinettiste basse Denis Colin et le guitariste Philippe Deschepper. Accompagnant la comédienne et chanteuse Élise Caron qui fait office de maîtresse de cérémonie, nous improvisons, même si j’ai préparé le déroulant de la soirée, attribuant une ambiance à chaque présentation des photographies des nominés selon leur caractère, affublé d’un thème la montée des marches et organisé des petits ensembles instrumentaux divers et variés.

Il y a peu, j’adorai imaginer la musique du film 1+1, une histoire naturelle du sexe de Pierre Morize . Comme c’est urgent, comme d’habitude, je choisis de travailler en improvisation, en me concentrant sur le sens du film, sur ce qui doit être compris ou suggéré. Je réunis un quatuor d’improvisateurs chevronnés et nous travaillons à l’écran pendant trois jours. Je regrette de n’avoir pu me mêler de la bande-son elle-même, tant le film est sensible et intelligent. Je livre néanmoins suffisamment de sons isolés pour sonoriser la partie dvd-rom de cette édition. C’est étonnant à quel point il est possible de changer le sens d’un film en y adjoignant telle ou telle musique. Pour Profession, femme de… de Françoise Romand, je considère son personnage, une agricultrice volontaire, secrétaire générale de la Confédération Paysanne, comme le héros positif d’un film soviétique des années 30 et compose une musique symphonique à la Prokofiev, dynamique et colorée. Pour son précédent film, sur l’adoption internationale, Si toi aussi tu m’abandonnes, j’improvise de grandes parties sur l’orgue de Sainte Elizabeth pour montrer la puissance de l’église, imite une vallenato colombienne pour rappeler les origines du personnage principal, détourne un module de notre site somnambules.net avec le violoncelle lyrique de Didier Petit ou retravaille les voix synchrones prises en reportage en les mélangeant à des cris d’hyènes pour la scène du cauchemar. Le moment où l’on trouve le traitement exact qui convient à chaque projet est des plus excitants.


En 1993, je suis retourné à la réalisation avec un épisode de la série Vis à Vis produite par Point du Jour. Il s’agit de faire dialoguer, pendant trois jours et en vidéo compressée, deux artistes à deux bouts de la planète (le premier est kabyle dans une Algérie où monte la tension, le second est un anglais, juif de surcroît, adopté par les zoulous dans une Afrique du Sud dont Mandela n’est pas encore président !), deux artistes qui résistent au pouvoir dominant par la culture et par leur art. Au bout de trois quarts d’heure, Idir et Johnny Clegg a capella glisse vers une sorte de film psychanalytique, où les deux chanteurs parlent de leurs mamans, et tandis que Idir joue de la guitare Clegg se met à danser zoulou au milieu de son salon. Surréaliste ! Je n’ai pas osé demander à Clegg de me fabriquer un arc vocal tel celui qu’il confectionna devant la caméra, après être allé cueillir un bambou au fond de son jardin. Je me serais bien vu jouer de son archet en transformant le son avec ma cavité buccale comme je le fais avec ma collection de guimbardes.

Quelques mois plus tard, je me retrouve à diriger une douzaine de courts-métrages de la série Sarajevo, a street under siege, toujours produits par Point du Jour, cette fois en coproduction avec la BBC et Saga. Mille obus par vingt-quatre heures, le plus grand dénuement, une expérience humaine hors du commun où règne une solidarité totale et absolue. Je me lave en crachant dans mes mains, m’endors en comptant les obus comme si c’était des moutons, une partition sublime qui me fait penser à Ionisation de Varèse, je n’ai jamais aussi bien dormi de ma vie. Le réveil est plus brutal, chaque matin vers cinq heures, je suis soulevé de mon lit par une énorme explosion. Revenu transformé, je n’ai plus peur de la mort, mais je mets un an à m’en remettre. Je filme en langue bosniaque sans comprendre immédiatement les réponses à mes questions. Nous sommes neuf réalisateurs à nous relayer toutes les trois semaines et à filmer la vie d’une rue au quotidien. Tournage le matin, montage l’après-midi dans les locaux de Saga, diffusion le soir par satellite après avoir emprunté Sniper Allée tous feux éteints, le pied au plancher, avec des malades qui nous canardent de chaque côté. Vingt millions de téléspectateurs chaque soir. Je filme un chirurgien à l’œuvre, un accordéoniste qui interprète Grana od bora, une famille qui se préoccupe de leurs animaux de compagnie mieux que d’elle-même, un sketch sur la cuisine de la pénurie, un herboriste au marché de Markala, une séance de cinéma où nous montrons nos films aux gens du quartier… Un de mes films est censuré, interdit d’antenne par la production, parce que j’y parle à la première personne : on voit de belles images esthétisantes des bâtiments grêlés par les éclats d’obus sur fond de ciel bleu tandis qu’on entend ma voix lisant une carte postale à ma compagne et à ma fille. J’y emploie des mots qui ne seront acceptables que deux semaines plus tard au Parlement Européen. Le dernier film que je tourne va faire le tour du monde, il s’agit du Sniper, deux minutes comme les cent vingt autres épisodes de la série. On y entend la voix de celui qui est visé et qui pense à voix haute tandis que l’on voit la cible dans la lunette du fusil du tchetnik. C’est un champ-contrechamp audio-visuel. Imaginez le geste de celui qui hésite entre tirer sur un enfant, sur un chien, une vieille femme, un bidon, pour montrer sa puissance, son pouvoir de vie et de mort, tandis que Feodor Atkine dit le texte que j’ai demandé d’écrire à Ademir Kenović, celui qu’il me racontait chaque soir dans la voiture sur Sniper Allée et que je n’ai jamais écouté. Car pour ma part, je rentrais le ventre en essayant de me prendre pour une feuille de papier à cigarette, imaginant donner moins de prises aux balles qui risquaient d’arriver de chaque côté.


« Je décide toujours avec soin comment, quand et où passer : près des bâtiments ou au milieu de la rue ? Je zigzague ? Je traverse vite ou lentement ? Je fais en sorte qu'on me voit le moins possible des collines qui sont beaucoup trop proches de nous et que personne n'aime plus regarder... Parfois en marchant j'essaie d'imaginer ce que c'est que d'être touché par un sniper... Est-ce qu'on peut sentir la balle vous transpercer le corps ? Est-ce que ça fait mal ou chaud ? Je me demande si je tomberai, si j'entendrai le sifflement de la balle avant qu'elle me touche... Ou après...? Quel bruit font les os en craquant ? Le cycliste qui s'est fait décapité par une mitrailleuse antiaérienne, a-t-il été conscient de quoi que ce soit ? Je continue de croire que je serai "juste" blessé, je ne pense jamais que je serai tué. Je me demande si j'aurai le temps de voir voler une partie de mon corps devant moi après avoir été touché ? Est-ce que ça produit une odeur, un goût ? À quoi pense l'homme qui se cache la tête derrière son journal en traversant là où tirent les snipers ? Je pense : ai-je peur ou suis-je seulement curieux parce que je déteste ignorer les choses qui me concernent ? Et puis je me demande pourquoi certains marchent sans rien comprendre, l'air hagard, pourquoi certains en protègent d'autres et pourquoi d'autres encore courent machinalement ? D'autres enfin essaient de vaincre leur peur en marmonnant des explications stupides... Parfois je pense à ceux qui tirent : comment choisissent-ils leurs victimes, homme ou chien, femme ou enfant, quelqu'un de jeune ou de célèbre, ou peut-être que c'est par la couleur de leurs vêtements ? Est-ce que le tireur est heureux quand il fait mouche ? Je pense souvent au mépris profond des habitants de Sarajevo pour ceux qui disent qu'ils ne savent pas qui et d'où l’on tire et pour tous ceux qui font semblant de les croire. Ils regardent simplement les futurs fascistes, autour d'eux, qui tirent sur leurs enfants...»

Après Alger, Johannesburg et Sarajevo, je refuse de m’envoler pour Belfast, et j’écris le scénario d’un long-métrage inspiré par un roman de Ramuz dont le sujet n’enchante personne, la fin du monde ! Je compose même la musique de L’astre avec Bernard Vitet, comme une préparation au tournage. Hanna Schygulla accepte de jouer le rôle de la récitante, je suis fasciné par certaines voix, Delphine Seyrig, Marlene Dietrich, Lauren Bacall, mais aussi Cocteau, Guitry, Godard, Lacan… Celle d’Hanna Schygulla me fait fondre. Phénomène historique, l’avance sur recettes ne m’est ni accordée ni refusée, deux fois de suite. Je perds courage et retourne à mes moutons, naturel pour un birgé !

Précédents chapitres :
Fruits de saison : La liberté de l’autodidacte / Déjà un siècle / Transmettre
I. Une histoire de l’audiovisuel : Hémiplégie / Avant le cinématographe / Invention du muet / Régression du parlant / La partition sonore
II. Design sonore : La technique pour pouvoir l’oublier / Discours de la méthode / La charte sonore / Expositions-spectacles / Au cirque avec Seurat / Casting / Musique originale ou préexistante / Bruitages et un peu de technique 1 / 2 / Le synchronisme accidentel / La musique interactive
III. Un drame musical instantané : Un drame musical instantané / Un collectif / Des films pour les aveugles 1 / 2 / L'image du son / La nouvelle musique du muet / Rien que du cinéma ! 1 / 2
IV. L'auteur multimédia (à suivre)

mardi 27 novembre 2018

Souvenir de La Maison Rouge


En feuilletant l'ouvrage rétrospectif 2004-2018 de La Maison Rouge, j'ai la surprise de trouver notre photo en double page lorsqu'avec Vincent Segal nous avions imaginé une visite commentée en musique de l'exposition Vinyl, disques et pochettes d'artistes, de la collection Guy Schraenen. Il faut dire que la petite bible bleue fait tout de même 880 pages dont 736 illustrées ! Notre intervention du 21 mars 2010 est immortalisée ici devant le disque souple de Salvador Dali dont j'avais moi-même copie et que je fais tourner sur l'électrophone pendant que Vincent l'accompagne au violoncelle.


J'avais raconté ici notre petite aventure et Françoise Romand l'avait filmée de station en station.
La première partie (8'37) tourne autour de Christian Marclay, Helio Oiticica, Philip Glass, Laurie Anderson et je suis au Tenori-on...


Dans la seconde (5'46) je suis au Kaossilator et Martin Fournier nous prête sa voix pour Allen Ginsberg, mais nous continuons également avec Laurie Anderson, William Burroughs, John Giorno, Salvador Dali, Iannis Xenakis, Pierre Boulez...
Pour la troisième (9'00) Vincent joue aussi du tourne-disques et de ses keuss keuss en plus du violoncelle tandis que je passe à la flûte, au tourne-disques, au susu et à la varinette ! Comme le 33 tours d'Hélène Sage et Bernard Vitet, Supposons le problème résolu paru chez GRRR figurait dans le catalogue de l'exposition aux côtés de Rideau ! et À travail égal salaire égal nous nous arrêtons devant ceux d'Un Drame Musical Instantané ainsi que Michael Snow et Maurice Lemaître...


Filmé avec une HandyCam, le court-métrage rend bien l'ambiance de la performance qui dura près de deux heures. Nous avions exclu l'interprétation mémorable de 4'33 de John Cage qui se prêtait mal à une diffusion cinématographique et avions écourté nombre de stations. De même, nous ne nous sommes pas attardés sur les dizaines de pochettes que nous avons commentées en direct, préférant privilégier les séquences musicales. Pour rendre digeste la diffusion sur Internet, nous avions découpé le film de 23'23 en trois parties.

Sur la photo de Pauline Seckel parue sur l'ouvrage rétrospectif 2004-2018, on reconnaît Gary May venu nous écouter...

vendredi 22 juin 2018

CINÉ-ROMAND, happening cinématographique ce soir à Bagnolet


Dix ans après l'évènement qui avait donné lieu à un DVD, Françoise Romand reprend son happening cinématographique, CINÉ-ROMAND, cette fois autour du Cin'Hoche à Bagnolet et dans une dizaine d'appartements où les films de la cinéaste s'enchaînent. Les spectateurs accompagnés d'anges déambulent dans le centre de Bagnolet pour assister subrepticement aux projections des films en situation chez les voisins qui jouent là du théâtre documentaire… C'est un évènement rare, c'est gratuit et c'est plein de fantaisie.

La bande-annonce du DVD :


Jeu de piste avec la complicité des voisins, chez eux, entre fiction et réalité. Le spectateur se perd dans un labyrinthe de ruelles en passant par des appartements aux portes entrouvertes où il surprend des scènes de la vie quotidienne avec la télé diffusant en boucle les films de Françoise Romand. À partir de son travail de réalisatrice, l'artiste génère une création à la croisée du théâtre documentaire et du cinéma. L'ensemble réfléchit la fantaisie et la profondeur de son œuvre avec humour et générosité. Un long métrage de fiction est projeté au Cin'Hoche, un autre dans une maison en face de la médiathèque, des films documentaires, des petits sujets impertinents un peu partout...

La bande-annonce d'un précédent Ciné-Romand :



L'entretien de lundi dernier sur Radio Aligre avec Géraldine Cance

→ Dernières inscriptions sur alibifilms@gmail.com
→ Rendez-vous au Cin'Hoche de Bagnolet ce vendredi 22 juin 2018 à partir de 18h30
Site de Françoise Romand
→ Articles sur les précédents Ciné-Romand :
en 2007 : Façon Gala 1 /Façon Gala 2 (qui reconnaîtrez-vous sur mes photos riquiqui ?)
en 2008 : à la Bellevilloise / Une traversée du miroir / Le film (illustrés des magnifiques photos d'Aldo Sperber comme celle d'en haut)
en 2009 : Le DVD (design graphique de Claire et Étienne Mineur) / Le site (design graphique de Caroline Capelle) / Sur Univers-Ciné

mardi 23 mai 2017

Dramaticules de Dominique Fonfrède et Françoise Toullec


Des borborygmes ? De la Ursonate de Kurt Schwitters au monologue surréaliste de Salvador Dali en passant par les poètes lettristes et le yaourt des rockers français, les langages inventés en réfléchissent l'essence au delà du sens. Pourtant, le passé de comédienne et le talent d'auteur de la chanteuse Dominique Fonfrède confèrent à ses élucubrations vocales une dramaturgie qui les transforme en saynètes tragicomiques proches de Tex Avery ou Samuel Beckett dont elle revendique ses "dramaticules". Les seize pièces du CD, improvisées et hautement préparées avec la pianiste Françoise Toullec, laissent à l'auditeur sa part d'interprétation, autant d'évocations d'une mécanique déréglée qui différencierait l'homme des autres espèces animales. Préparé, le piano l'est aussi, des gommes de Robbe-Grillet à un mikado fragment d'une chronologie du hasard, d'un balai d'apprenti-sorcier aux ficelles du métier qui sont évidemment dans ses cordes. La rencontre est virtuose. Le concert l'avait déjà prouvé. On se laisse prendre par le vertige quand Fonfrède déballe un extrait de l'Épopée de Grabinoulor du pré-surréaliste Pierre Albert-Birot. Pour faire passer leur originalité fondamentale, exercice acrobatique où l'humour permet de prendre ses distances avec le drame de l'existence, les deux musiciennes convoquent Jacques Tati, Francis Ponge, Bobby Lapointe, György Kurtag, Alain Louvier, Georges Simenon et le petit chaperon rouge. Mais ont-elles vraiment besoin d'aucun prétexte pour leur douce folie qui n'est autre que la lucidité des poètes ?

Dominique Fonfrède et Françoise Toullec, Dramaticules, CD Gazul Records, dist. Musea, 14,99€

mardi 8 mars 2016

Apéro Boulot Château


Pour cette Journée Internationale des Femmes, aussi condescendante et machiste que la galanterie, j'ai eu envie de ressortir de ses cartons un court métrage apéritif tourné dans les années 80 par Françoise Romand. Portrait d'une entreprise paternaliste de 1800 salariés, il pointe le rôle des femmes dans la société française comme dans celle fondée par Paul Ricard. Les chaînes dansent autour de la bouteille, réunion de "famille" élargie où le syndicat est maison et où les ouvrières sont estampillées Ricard. Il y est question d'héritage et de classes sociales, des perspectives d'emploi des enfants des uns et des autres, et d'une philosophie de l'entreprise où les salariés parlent à la première personne du pluriel pour évoquer leur employeur. Quel pastis !


Le titre de ce petit film livre évidemment une piste sur l'angle choisi par la réalisatrice pour suggérer la manière dont le patronat tient son personnel. Il est facile d'imaginer ensuite comment les élites gouvernent un pays à grand renfort de communication et de bourrage de crânes. Dans Apéro Boulot Château on retrouve le style de Françoise Romand, mise en scène explicite du documentaire, entretiens face caméra, effets de montage où le décor fait partie des protagonistes... Le thème de l'identité y est aussi présent que dans ses longs métrages Mix-Up, Appelez-moi Madame, Vice Vertu et Vice Versa, Passé Composé, Thème Je ou Baiser d'encre. Quel que soit son sujet Françoise Romand n'abandonne jamais la fantaisie, façon habile de prendre du recul avec des évidences présupposées. Ces petits décalages replacent le réel dans la mise en scène sociale qui exploite quotidiennement la naïveté de ses acteurs transformés en spectateurs de leur propre aliénation. La réalisatrice, ici comme dans ses films plus "sérieux", se sert des codes pour les transgresser avec humour, en jouant de sa complicité avec celles et ceux qu'elle filme. Santé !

→ Six films de Françoise Romand sont déjà sortis en DVD, commandables sur son site.

mercredi 9 décembre 2015

Baiser d'encre en projection et DVD


D'abord l'affiche !
Celle de l'homme-tétons (84x60cm) est offerte avec l'achat du nouveau DVD de Françoise Romand, Baiser d'encre, une fantaisie documentaire sur les artistes Ella & Pitr. C'est un vrai film, un film de cinéma qui met du baume au cœur en cette période bien noire. Ici seule l'encre a cette couleur. Elle coule à flots sur le couple qui affiche leur amour et leurs histoires à dormir debout sur les murs du monde. Génération Y, la vie et l'œuvre intrinsèquement liées, ils puisent leur inspiration dans leur vie quotidienne dont les rêves composent une nouvelle réalité pleine d'humour et de tendresse. Ils sillonnent la planète avec leurs deux jeunes enfants, exposant leurs affiches dans les rues ou en galeries, manière généreuse de coller à tous leurs publics.
Ensuite la musique !
J'ai composé la partition sonore en m'inspirant des images, mais en évitant soigneusement l'illustration. Je préfère la complémentarité, base de la dialectique audiovisuelle. La musique étant plus drôle à jouer à plusieurs, la chanteuse Birgitte Lyregaard, le multi-instrumentiste Sacha Gattino, le saxophoniste Antonin-Tri Hoang, le violoncelliste Vincent Segal, l'ici-contrebassiste Hélène Sage et le batteur Edward Perraud m'ont prêté main forte. J'ai puisé parmi les pièces que nous avions enregistrées ensemble et ajouté des parties au clavier plus quantité de clins d'œil, ambiances immersives et un bestiaire imaginaire inspiré par Ella & Pitr aussi bien que par les bestioles saisies par Françoise. Le son jouant du hors-champ donne à voir des éléments invisibles qui participent à cette poésie du quotidien.
Le film enfin !
Baiser d'encre, projeté demain jeudi au Cin'Hoche à Bagnolet et mardi prochain au Triton aux Lilas en présence de la réalisatrice, sort en DVD avec en bonus Ta mère le loup, court métrage d'animation d'Ella & Pitr que j'accompagne par de sombres accords et une fantômatique mélodie au Novachord !

→ Jeudi 10 décembre 20h30 au Cin'Hoche (grande salle), 6 rue Hoche 93170 Bagnolet, M° Galieni (à côté de la mairie de Bagnolet) - Tarif unique 3€50
→ Mardi 15 décembre 19h30 au Triton (petite salle avec balcon), 11 bis rue du Coq français 93260 Les Lilas, M° Mairie des Lilas (en face de la maternité) - Entrée libre sous réserve des places disponibles
→ Prix de lancement : Baiser d'encre, DVD+affiche+port=18€ (16€ sur place) à commander par mail
→ Les DVD de Mix-Up, Appelez-moi Madame, Ciné-Romand, Gais Gay Games et Thème Je sont également disponibles sur romand.org

mardi 20 janvier 2015

Ella & Pitr à Paris jusqu'au 14 février


Les Papiers Peintres Ella & Pitr réussissent leur nouveau passage en galerie en se jouant des contraintes de la rue du Faubourg Saint-Honoré comme ils ont su le faire en épousant les anfractuosités des murs de la ville lorsqu'ils collent leurs affiches tendres, drôles ou impertinentes. La toile vendue à un collectionneur est un support anecdotiquement plus pérenne que le papier livré aux intempéries de la météo. Ils ont cette fois choisi la feuille d'or pour rehausser leurs fantaisies graphiques, luxe qu'ils ne peuvent se permettre en ville, mais aussi clin d'œil critique envers leur clientèle huppée. Ils ont choisi de tasser leurs portraits animaliers ou enfantins dans les rectangles que les cadres leur imposent. Leurs sujets émettent des sons que l'on ne peut que rêver.


La Galerie Le Feuvre expose donc See You Soon Like The Moon jusqu'au 15 février, 164 rue du Faubourg Saint-Honoré. De l'autre côté de la vitrine des policiers gardent je ne sais quel bâtiment (c'est à deux pas du Palais de l'Élysée !) tandis qu'à l'intérieur, Ella & Pitr ont peint un monstre qui saisit les pandores pour les dévorer. Au sous-sol on marche sur des pierres de lune. Partout les rêves d'enfants envahissent le monde des adultes.


On s'impatiente de la sortie du film Baiser d'encre, une fantaisie documentaire réalisée par Françoise Romand, pour découvrir l'envers du décor. Or ce conte moral révèle le va-et-vient entre le quotidien familial de ces jeunes artistes et leurs élucubrations tantôt projetées gracieusement sur les murs des villes du monde, tantôt s'adaptant aux lois du marché de l'art avec autant de facétie. Plus tard, pour sa publication en DVD, le film sera jumelé au carnet de croquis qui accompagne partout Ella & Pitr lors de leurs voyages interplanétaires. En attendant, la Galerie Le Feuvre a édité un nouveau catalogue, des centaines de photos sont accessibles sur Flickr, et si vous prenez de la hauteur peut-être découvrirez-vous les fresques monumentales qu'ils peignent sur les toits et qui sont visibles de la Lune !

mardi 29 avril 2014

Tel père, tel fils ?


Depuis le succès de Mix-Up ou Méli-Mélo (1985) de Françoise Romand qui précéda La vie est un long fleuve tranquille d'Étienne Chatilliez de trois ans j'exerce une attention particulière pour les films traitant d'un échange de bébés à la naissance. Ici aussi les deux familles mises en scène par Hirokazu Kore-eda dans Tel père, tel fils sont de milieux sociaux radicalement différents, fondement essentiel de chaque scénario. La terrible réalité de ce qui paraissait impensable nous oblige d'une part à imaginer nos propres réactions face à l'annonce de l'échange, d'autre part à exciter notre curiosité envers celles des protagonistes, qu'ils soient réels ou fictionnels.
Nous nous serions bien passé du piano lénifiant, catastrophique leitmotiv, scorie discréditant tant de films contemporains, mais heureusement ailleurs l'absence d'ambiance parasite qui accompagne de nombreuses scènes renvoie à la solitude du père interprété par le chanteur populaire Masaharu Fukuyama, sorte de monstre égoïste représentatif de la société machiste japonaise. Même si les mères finissent par s'exprimer il s'agit avant tout d'un film d'hommes, contrairement à Mix-Up où s'élabore le point de vue des femmes. La question de la reconnaissance nous est toujours moins évidente que pour celles qui ont porté l'enfant dans leur ventre. Le jeu des comédiens tout en retenue nous permet de participer intellectuellement et émotionnellement à l'action. Le réalisateur décrit une filiation qui va évidemment chercher son origine dans le passé : tel père, tel fils ! Être parent exacerbe les contradictions en faisant remonter ce que nous avons subi dans notre enfance. La loi du sang s'oppose à l'éducation et à la culture, et l'identification fait s'entrechoquer le désir des parents, origine de toutes les névroses, et la révolte indispensable des enfants. Dans le film, s'ils n'ont que six ans, les deux petits garçons, plus réservés que ceux qu'avait dirigé Hirokazu Kore-eda dans Nobody Knows, n'en sont pas moins conscients de ce qui se trame en secret. Comme dans Mix-Up la brutalité de la révélation et de ce qu'elle génère chez les parents met en évidence la manière dont chaque classe sociale considère sa progéniture. En interrogeant les motivations fondamentales qui nous poussent à vivre ou à le croire, Tel père, tel fils démasque l'absurdité du pouvoir et nous renvoie une image tendre et optimiste de la famille. (DVD Wild Side)

mardi 22 avril 2014

Musique(s), la revue de toutes les autres


Pour photographier le premier numéro j'ai retourné la nappe, une idée d'Olivia rapportée du Marché Saint-Pierre. D'un épais tissu d'ameublement elle balaie d'un revers la fadeur du quotidien en rehaussant la cuisine des couleurs du monde entier, de toutes les époques. Le choix de Jeff Mills en couverture n'est pas innocent, son Time Tunnel est emblématique de la démarche des rédacteurs en chef Jérémie Szpirglas et Raphaëlle Tchamitchian soutenus par Jean-Marc Adolphe, l'homme de Mouvement. Là où le bookzine Muziq revendique d'aimer les mêmes musiques que vous la revue Musique(s) explore celles dont on ne parle pas assez. Si la première est nostalgique la seconde s'inscrit dans une perspective de recherche visant l'espace de liberté qui amplifiera la vie sensible. Grand format, beau papier, mise en page soignée, on sait d'emblée avoir à faire à des esthètes. Christophe Hamery en assume la création graphique. C'est léché, parfois trop léché, les plumes trempées dans une encre de qualité semblent souvent sorties de la même veine. Comme une réaction érudite au vite torché de tant de torchons dont la critique culinaire escamote les saveurs. Si les sujets sont proprement abordés on peut imaginer que la passion de l'inédit ou l'indignation du méconnu motivent les écrits. Comme si les rédacteurs y allaient mollo pour ne froisser personne alors que leurs revendications sont légitimes et salutaires !

Car tout y est, et ce qui n'y est pas y sera probablement dans les prochains numéros, quatre pour 25 euros, l'offre de lancement vaut le réveil. Il ne manque que la musique tant l'on aimerait accompagner sa lecture des écoutes suscitées. L'équipe imagine probablement que les curieux qui la lisent sont des malins capables de continuer leur enquête sur le Net, les magasins de disques, les programmes de concerts (les dernières pages abritent un agenda) ou les médiathèques. Le tout est de donner le goût. Guillaume de Machaut (épeler) aime assez à chahuter. Le violoniste du Quatuor Béla déchiffre la partition de Black Angels de George Crumb. Le compositeur Philippe Hurel et l'écrivain Tanguy Viel font glisser l'opéra vers le polar. La comédienne Françoise Lebrun offre le monologue de La maman et la putain à Michel Cloup (Diabologum). La Nouvelle-Orléans groove des années 20 de Cocteau ou Jeanson à la série Tremé. Les crayonnages de Morton Feldman rivalise avec ceux de Cabu. Au détour d'un paragraphe on croise le cinéma de Norman McLaren ou Tango de Zbigniew Rybczyński. Gainsbourg pille Dvořák. On voit toutes sortes d'accents dans cette publication en couleurs. La Sahrawi Aziza Brahim et les Touaregs Tinariwen, les rappeurs Invincible et Waajeed, Roms et Inuits, des mécènes, Claudio Abbado et Chakaraka sont abordés par la vingtaine de têtes chercheuses qui se lancent au gré des 144 pages... Can rue dans les brancards. Rameau et Poulenc sont rappelés de justesse. Yusef Lateef renvoie la balle à Roland Kirk. Mais c'est souvent entre les lignes que l'avenir se dessine. Au détour d'une phrase. Par le biais d'une citation. Si cela part dans tous les sens, c'est tant mieux, les petits ruisseaux font les grandes rivières et tous les océans communiquent. Privilège de la musique, au singulier comme au pluriel.

mardi 8 juin 2010

Ciné-Romand sur UniversCiné


À l'initiative d'une cinquantaine de producteurs et distributeurs indépendants français, UniversCiné est un site de vidéo à la demande (VoD) proposant plusieurs centaines de films indépendants tel qu'on puisse y faire maintes découvertes. À côté des classiques, le choix permet de donner une seconde chance aux œuvres dont la sortie en salles fut trop confidentielle. On peut louer pour 48h (3,99€) ou acheter (9,99€), télécharger ou regarder en streaming. L'offre légale est nettement moins chère qu'un DVD, même si certains collectionneurs seront frustrés de ne pas posséder l'objet graphique quand celui-ci le mérite ! Par contre, UniversCiné offre des bonus exclusifs de très grande qualité.
Ainsi l'entretien que Françoise Romand a donné à Laurent Carpentier donne vraiment envie de voir ses films. Les extraits ponctuent intelligemment les propos tenus par la réalisatrice. UniversCiné a donc choisi de diffuser en VoD son dernier long-métrage, Ciné-Romand, tandis qu'elle termine le prochain dans sa salle de montage.
Tourné entre 1999 et 2004, présenté dans des versions provisoires au Festival de Rotterdam en 2002 et au Festival de Femmes de Créteil en 2005, on croyait Thème Je achevé, mais Françoise a décidé de revisionner ses rushes avant de lancer la fabrication de son quatrième DVD dont Claire et Étienne Mineur confectionneront encore une fois la pochette haute en couleurs. À la fois tendre, drôle et provoquant, Thème Je est une auto-fiction où l'imagination vient titiller le réel avec insolence. Il sera complété par son premier film, Rencontres, où dès 1977 on reconnaît son style mêlant documentaire et fiction avec le thème de l'identité servant de fil rouge à toute son œuvre.

mercredi 7 avril 2010

Fictions documentaires de Lionel Rogosin


C'est à se demander si Carlotta ne brigue pas le surnom de "Criterion français" ? L'éditeur américain a la réputation justifiée d'être la Rolls du DVD. Si la qualité des transferts numériques et des bonus des films choisis par Carlotta est exceptionnelle, j'ignore si les épais livrets sont à la hauteur, recevant le plus souvent des tests presse sans étiquette (allez savoir quel est l'endroit ou l'envers en le posant dans le lecteur !) glissés dans une fine pochette transparente. Malgré l'absence de prise de risque sur le cinéma contemporain, leur choix est exceptionnel en ce qui concerne le patrimoine. On leur doit les coffrets Mizoguchi, Oshima ( aussi), Douglas Sirk, Lotte Reiniger, Berlin Alexanderplatz, Antonioni, Fuller, L'argent de L'Herbier, Sa Majesté des Mouches, Les bourreaux meurent aussi, Le temps des Gitans dont j'ai parlé dans cette colonne, et bien d'autres comme les Pasolini ou les Fassbinder. Ils ont également racheté Le Nouveau Latina qui complète leur programmation en salles, riche et variée, forcément plus audacieuse. Appelez-moi Madame de Françoise Romand y avait, par exemple, été programmé.
Après The Savage Eye la semaine dernière, j'ai l'immense plaisir de revoir un autre film sorti en 1959, l'incontournable Come Back, Africa de Lionel Rogosin, dont la sortie est annoncée pour le 21 avril dans un coffret avec On The Bowery et Good Times, Wonderful Times. Comparant ma copie 16mm, que je n'ai pas sortie de sa boîte depuis une éternité, avec ce nouveau master je suis stupéfait par la beauté de l'image. De plus le documentaire qui l'accompagne livre les clefs de ce film unique tourné clandestinement à Johannesburg pendant l'Apartheid. Si Rogosin s'y réclame de Flaherty et De Sica dans son approche du documentaire, sa fiction filmée in situ avec des non-acteurs n'a rien à voir avec le terme de cinéma-vérité si abusivement employé, et c'est tant mieux ! En regardant Come Back, Africa, on constate la distance entre la prétendue vérité défendue par Rouch ou, pire, Lanzmann et l'authenticité analytique de Strick, Rogosin, Cassavetes, Varda ou Romand qui font glisser leurs œuvres vers des formes de réalisme poétique qui ne trichent jamais avec l'illusion cinématographique. Dès qu'il pose un regard sur une scène, que la caméra soit cachée ou visible, dès qu'il cadre, le cinéaste fait des choix et leurs modèles, se sachant filmés, ne se comportent plus de la même façon. Il faut alors inventer autre chose...
Come Back, Africa est un témoignage époustouflant sur l'Afrique du Sud et le racisme, un brûlot politique généreux, une histoire terrible et émouvante, un film de cinéma avec des acteurs formidables. La chanteuse Miriam Makeba sera contrainte à l'exil pendant 31 ans suite à sa prestation merveilleuse. La musique est d'autant plus présente dans le film que Rogosin faisait semblant de faire un documentaire pittoresque pour échapper à la censure et à l'extradition.
On The Bowery, tourné trois ans plus tôt pour se faire la main et apprendre à filmer, utilise déjà le procédé du récit de fiction dans un univers documentaire. Je n'ai jamais supporté les histoires d'ivrognes, j'ignore pourquoi, mais, films ou romans sur le sujet me mettent terriblement mal à l'aise. Le film de Rogosin n'a pas la complaisance de La merditudes des choses (mk2) regardé la semaine dernière et qui m'a complètement déprimé. Les clochards, qui ne vivent que pour l'alcool et en crèvent, préservent une petite part de dignité ; s'ils sont parfaitement conscients de leur déchéance ils ne la portent pas en étendard. Ceux du film ont souvent eu du mal au retour de la guerre en Europe. Un long bonus éclaire l'histoire de la plus ancienne rue new-yorkaise devenue le refuge de tous les marginaux jusqu'à ce que Manhattan soit "nettoyé" au tournant du siècle comme le montre un autre court-métrage. Le regard humaniste que le réalisateur jette sur ses personnages donne leur originalité à ses films.
Good Times, Wonderful Times est un documentaire pacifiste de 1965 proche des idées de Bertrand Russell, pamphlet contre les armes nucléaires en forme de long ciné-tract qui oppose les invités futiles et conformistes d'un cocktail londonien et des images d'archives exceptionnelles sur les ravages de la seconde guerre mondiale. La gloire illusoire des jeunesses hitlériennes s'éteindra sous les décombres de l'Allemagne rasée, dans le froid glacial du Front de l'Est et les camps d'extermination qui sont le déclencheur de l'engagement de Rogosin. Les images d'Hiroshima sont tout autant insoutenables. L'utilisation contrapuntique d'un rock 'n roll souligne le danger de ne pas vouloir croire aux signaux d'alarme tandis que des comparses jouent les "barons" pour révéler l'idéologie des petits bourgeois de la party. Comme dans tous les films de Lionel Rogosin, aucun commentaire ne vient polluer la démonstration, laissant au spectateur la liberté de ses émotions.

dimanche 26 octobre 2008

Happening unique ce soir à La Bellevilloise et alentour


Je recopie servilement le dossier de presse auquel j'ai participé en donnant un coup de main à Françoise pour cette soirée exceptionnelle puisque irreproductible. J'espère pouvoir y assurer mon rôle de joker bien que je me sois cassé le dos vendredi matin et que je ressemble vaguement à la Tour de Pise. Les analgésiques et les anti-inflammatoires me faisant planer, c'est une Tour de Pise en lévitation qui devrait vous accueiller demain...
Entre fiction et réalité…
À l’occasion de la sortie DVD du film Appelez-moi Madame, Alibi productions vous invite au Ciné-Romand de Françoise Romand : un happening en appartements autour de ses films, à La Bellevilloise et avec la complicité des voisins du quartier. Une installation ludique, entre fiction et réalité... À partir de son travail de réalisatrice, l’artiste génère une création à la croisée du théâtre documentaire et du cinématographe. L’ensemble réfléchit la fantaisie et la profondeur de son œuvre avec humour et générosité.
Françoise Romand
Après ses études à l'IDHEC (devenu la FEMIS), Françoise Romand réalise son premier film en 1985 Mix-Up ou Méli-Mélo découvert au Moma à New York et acclamé par la critique américaine. En 1986, Appelez-Moi Madame confirme son style à la frontière du documentaire et de la fiction et la conduira à enseigner le cinéma à Harvard. Son dernier film, Thème Je (2004) est une fiction expérimentale autobiographique (à paraître l'année prochaine).
En 2007, elle explose les frontières entre cinéma, spectacle vivant et Internet avec son premier Ciné-Romand. Aujourd'hui, en association avec La Bellevilloise, elle propose de renouveler l’expérience pour une soirée exceptionnelle…
Plus d’infos sur les sites www.romand.fr et www.cine-romand.com
Des photographies d'Aldo Sperber, mes propres impressions et photos sur ce blog lors du premier Ciné-Romand (1 2 3), la bande annonce sur YouTube...

N.B.: avis aux étourdis (dont je fais partie), nous venons de passer à l'heure d'hiver, donc retardez vos montres d'une heure ! On bégaie...

lundi 17 mars 2008

Retour sur le concert avec Donkey Monkey


J'attendais que Françoise Romand ait monté cet extrait de notre concert pour revenir sur ma rencontre musicale avec Donkey Monkey, le duo formé par la pianiste alsacienne Ève Risser et la percussionniste japonaise Yuko Oshima. Le résultat fut à la hauteur de nos espérances. La complicité humainement partagée s'est laissée transposer naturellement sur la scène du Triton. La première partie, s'appuyant sur des morceaux du duo, était plus popisante tandis que la seconde, basée sur mes programmations virtuelles, était plus explosée. Comme chaque fois, il en faut pour tous les goûts et nous avons entendu assez de commentaires pour saisir que les uns ou les autres préfèrent tel ou tel morceau. C'est toujours ainsi. Si l'on écoute les avis des spectateurs, il faut en récolter suffisamment pour que tous les passages trouvent leurs admirateurs ou leurs détracteurs. Tout entendre, mais n'en faire qu'à sa tête, en l'occurrence un être tricéphale dont les méninges carburent au-delà de la vitesse autorisée. Après cette première rencontre sans véritable répétition, nous nous sommes découverts dans l'action. Je perçois ce que je pourrais améliorer à mon niveau : soigner les codas et développer les complicités avec chaque musicienne indépendamment de leur duo, dramatiser mon apport par des ambiances de reportage et des évènements narratifs, étoffer mon instrumentation acoustique lorsque les morceaux durent plus que prévu, par exemple j'emporterais bien le trombone et le violon vietnamien, mais je supprimerais les projections sur écran difficilement compréhensibles pour le public en les remplaçant par des compositions où l'improvisation libre se construit autour de modèles dramatiques.
J'en saurai plus après avoir écouté l'enregistrement de la radio. Nous avions en effet commencé la soirée par un petit entretien avec Anne Montaron puisque France Musique diffusera la soirée le 23 avril à 22h30 dans le cadre de son émission "À l'improviste".
Les filles ont lancé le mouvement, je les ai rejointes en commençant à jouer depuis les coulisses avec un petit instrument improbable que j'ai acheté dans un magasin de farces et attrapes il y a près de 40 ans ! C'est une sorte d'appeau dans lequel je dois souffler comme un malade pour en sortir de puissants sons de sax suraigus. Sur le dessus de cet instrument tricolore affublé d'une petite percussion en métal sur bois, je bouche le trou unique pour rythmer mes phrases. J'accompagne mon solo de déhanchements suggestifs tandis que je rencontre l'objectif d'Agnès Varda venue filmer notre performance en vue de son prochain film provisoirement intitulé Les plages d'Agnès. Mes guimbardes tiennent alternativement le rôle de basse et de contrepoint rythmique au duo excité du piano et de la batterie. Le second morceau est plein d'humour, Ève et Yuko chantant en japonais un blues nippon que j'accompagne avec des effets vocaux qui vont de l'électroacoustique déglinguée à des imitations yakuzesques de comédiens nô. La première partie se clôt sur un longue pièce de pluie où les sons tournent des unes à l'autre sans que l'on ne sache plus à qui sont les gouttes qui éclatent ici et là. Ève a préparé le piano avec des tas de petits objets étranges tandis que Yuko est passée au sampleur... Après l'entr'acte, les filles s'amusent à suivre ou contrarier de nouvelles gouttes, cette fois sorties tout droit du diagramme de FluxTunes projeté sur l'écran derrière nous, ping-pong qui nous oblige à rattraper les notes comme si c'était des balles. Les trois garnements étalent ensuite leurs jouets pour trois petits solos et une coda en trio (carillon, toy-piano, jeu de cloches, synthétiseurs et Theremin à deux balles) suivi d'un duo de pianos où Ève doit sans cesse rebondir face à mes quarts de ton renversés. Nous terminons par un zapping de ouf où je joue du module Big Bang face aux deux filles qui usent, abusent et rusent irrévérencieusement avec leur répertoire pour me couper systématiquement et alternativement la chique. Le petit rappel est on ne peut plus tendre, Ève s'étant saisie de sa flûte traversière, Yuko nous enchantant de sa langue maternelle et ma pomme terminant dans le grave de ma trompette à anche. Nous espérons maintenant pouvoir remettre ça un de ces soirs, ça, une véritable partie de plaisir !
Sauf les rares jam-sessions où je ne jouais que du Theremin, c'est la première fois que je jouais aussi peu de clavier. Mes touches noires et blanches et mes programmes construits au fil des années incarnent une sécurité dont je souhaite me débarrasser. Aussi, le lendemain, pour mon duo avec Nicolas Clauss à L'Échangeur, je n'en emporterai carrément pas... (à suivre)