70 Cinéma & DVD - février 2014 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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jeudi 27 février 2014

House of Cards, l'original


Comparons la récente série House of Cards créée et écrite par Beau Willimon, commencée et coproduite par David Fincher, et l'originale britannique réalisée par Andrew Davies de 1990 à 1995. Celle de la BBC était composée de 3 saisons de 4 épisodes chacune, House of Cards, To Play The King, The Final Cut, quand chaque saison (dont on ignore le nombre, mais probablement 5 ou 6 !) de son remake américain diffusé par Netfix en comprend 13. C'est dire qu'évidemment la version actuelle en expansion figure quantité de nouveaux personnages et de séquences remis au goût du jour.
L'original et sa copie mettent en scène un dirigeant politique avide de pouvoir, prêt à tout pour le conquérir et le conserver, sa femme l'y poussant sans remord malgré les moyens criminels expéditifs qu'il emploie. La presse tient un rôle décisif, manipulée ou complice de la corruption et du jeu de go in vivo. Que le sexe y soit représenté comme un mobile ou un extra, il est aussi provocateur que les révélations relativement fidèles au monde politique qui nous gouverne. Les commentaires de Mediapart au sujet de mon article sur ce tout-à-l'ego représentent un éventail qui va du "tous pourris" jusqu'à se rassurer que "heureusement c'est exagéré". La comparaison entre les deux adaptations du roman de Michael Dobbs prend alors tout son sens, loin des détails techniques que d'autres s'amuseront à noter scrupuleusement !
Si la version américaine montre un univers où tous les politiciens sont corrompus, prêts à vendre père et mère pour arriver à leurs fins, avec aucun personnage positif puisque même les journalistes indépendants sont prêts à toutes les bassesses pour relater le scoop du siècle, l'anglaise est fondamentalement plus juste, car elle n'évacue pas l'aspect politique quand son remake ne se consacre qu'aux querelles de palais. Entendre que cette version initiale ne se cantonne pas de s'immerger dans le milieu puant du pouvoir, mais qu'elle y oppose au moins la misère de la rue, résultat des magouilles des nantis qui en veulent toujours plus. Que l'Américain d'aujourd'hui Frank Underwood est un démocrate de droite alors que le Britannique d'hier Francis Urquhart était un conservateur montre la différence fondamentale entre les deux pays, le potentiel de révolte étouffé aux USA, la lutte des classes toujours vive en Grande-Bretagne. Le rôle grandissant de la télévision est aussi en grande partie responsable des différences à vingt ans d'écart. Dans la version de 1990-1995 on reconnaît les visions humanistes de certains membres de la Couronne Britannique, rappel que l'aristocratie se devait de faire alliance avec les pauvres face à la bourgeoisie dont l'arrogance est sans limites. Les plans de coupe sur la misère manquent cruellement à la nouvelle adaptation, comme le rat londonien qui revient régulièrement en amorce pour nous signaler qu'un décor a toujours deux faces, fut-il inhumain de part et d'autre, mais pas pour les mêmes motifs !
Dans la version anglaise les a-parte sont beaucoup plus présents que les petits sourires en coin. Urquhart, remarquablement interprété par Ian Richardson, s'adresse régulièrement au spectateur pour exprimer le fond de sa pensée alors qu'Underwood jette plus souvent un coup d'œil de complicité de manière à rendre sympathique son personnage de méchant. La sexualité, si elle est moins exhibitionniste dans la version anglaise, n'en est pas moins perverse. Les références freudiennes y sont plus explicites tandis que le recours à la psychanalyse reste de vitrine dans la nouvelle version, comme si l'évolution des mœurs justifiait les outrances actuelles. Spacey n'en est pas moins shakespearien, mais Richardson renvoie au théâtre grec originel.
Pour en revenir aux commentaires de Mediapart il n'y a hélas aucune exagération dans les portraits des hommes qui nous gouvernent ; j'en veux pour preuves les affaires Ben Barka, Bérégovoy, Boulin, les assassinats politiques, les effacements staliniens, les mensonges des États-Unis sur l'Irak ou l'Afghanistan, etc., et surtout les millions de morts de chaque guerre qui se sont battus pour qui et pour quoi, les sacrifiés du tiers-monde, la famine qui tue 30 000 enfants par jour, on n'a que l'embarras du choix face à ces sacrifiés sur l'autel du profit... La liste de ces crimes est infinie, vertigineuse, comme les grands paranoïaques qui dirigent le monde depuis des siècles. Quant aux "tous pourris", cette exagération ne peut servir que les intérêts de l'extrême-droite. Même si le pouvoir corrompt, il existe des hommes et des femmes de bonne volonté. Il faut absolument changer le système pour en éviter les abus : tirage au hasard, mandat limité dans le temps, responsabilité des actes...
L'auteur du roman étant lui-même un dirigeant du Parti Conservateur, on constatera que l'humour anglais, cynique pince-sans-rire, correspond bien à la phrase récurrente du héros machiavélique : "You might very well think that; I couldn't possibly comment." Alors si vous vous demandez si l'original est meilleure que la copie je répondrai : "Vous pouvez très bien le penser et je ne pourrais le commenter."

mercredi 19 février 2014

House of Cards 2 ou le tout à l'ego


Le succès de la série House of Cards est très ambigu. Si le scénario politique est celui d'un thriller à rebondissements la dénonciation de ce monde sans pitié, peuplé de paranoïaques avides de pouvoir, est à double tranchant. Comme dans le dernier film de Martin Scorsese, Le loup de Wall Street, la fascination pour son héros peut être extrêmement pernicieuse. Dans House of Cards les acteurs incarnant tous des personnages détestables on ne peut s'identifier qu'au gagnant, plus malin que les autres dans l'exercice de manipulation des masses et de leurs dirigeants, élus ou pas. Pire, la dénonciation de ce monde sans foi ni loi, ou plus exactement apte à forger des lois qui assouvissent leurs désirs de puissance, par tous les moyens, banalise la corruption et les pires magouilles politiciennes. On arrive vite au "tous pourris" qui ne servira qu'à démobiliser les citoyens, et en bout de course à favoriser l'extrême-droite.
Passé ces considérations capitales, la saison 2, dont Netflix a mis en ligne les 13 épisodes d'un seul coup et qui sera diffusée par Canal Plus à partir du 13 mars, est encore plus meurtrière que la première, plus tordue aussi. Les clins d'œil que Kevin Spacey jette au spectateur ne font que renforcer la connivence et la sympathie pour son personnage d'intrigant prêt à tout pour arriver au plus haut sommet de l'État. « Plus réussi est le méchant, plus réussi sera le film » clamait Alfred Hitchcock. Nous voilà servis ! Seul le Président semble exempt d'arrières-pensées, marionnette encore plus vulnérable que les pions qui servent les pires desseins des hommes d'affaires et des pouvoirs qu'ils financent en sous-main. On préférera la série danoise Borgen qui avait au moins le mérite de mettre en scène des personnages qui croyaient en leur mission.
Pour m'être récemment impliqué dans les élections municipales de ma ville je me rends compte à quel point House of Cards est proche de la réalité. J'en ai froid dans le dos. Les candidats sont capables de glisser d'un parti à un autre si la place d'adjoint au maire est plus alléchante. On est plus proche d'entretiens d'embauche que de dévouements citoyens... Mon amie Élisabeth appelle ces tractations le tout-à-l'ego ! Le parti qui règne sur tout le département peut financer discrètement des partis d'opposition pour affaiblir la liste la plus gênante, celle qui, historiquement la plus légitime, défend le programme le plus consistant. Diviser pour régner. Si les tractations sont particulièrement aberrantes, pour ne pas dire écœurantes, il existe pourtant des hommes et des femmes qui désirent réellement s'impliquer pour changer le quotidien de tous, en commençant par les plus démunis. Le candidat de la liste que nous soutenons propose d'ailleurs le vote des étrangers aux décisions municipales, la prise en compte des pétitions au conseil municipal dès lors qu'elles représentent au moins 600 signatures, etc. Et surtout de s'appuyer sur les citoyens, qu'ils soient encartés ou pas. Non, tout n'est pas pourri au Royaume de Danemark, et si les méchants imaginés par David Fincher sont légion, nous sommes nombreux et nombreuses à souhaiter que ça change et à retrousser les manches pour que la politique ne soit pas qu'une affaire de spécialistes. Ce serait là véritable démocratie et non la mascarade des urnes qui ressemble plus à une démission qu'à un engagement.

lundi 17 février 2014

Lilith et Mickey One en DVD


Les films Lilith (1964) de Robert Rossen et Mickey One (1965) d’Arthur Penn sont deux chefs d'œuvre absolus où la folie se fond avec la magie du cinéma. Pas encore la star d'Holywood qu'il deviendra à partir de Bonnie and Clyde, Warren Beatty y incarne deux personnages fragiles et attachants. Presque autant que la sublime Jean Seberg dont Lilith est probablement le plus beau rôle. L'éditeur Wild Side sort en même temps en DVD ces deux joyaux méconnus qui ont pour cadre l'un la schizophrénie, l'autre la paranoïa. Tout en nuances, la folie prend le spectateur dans ses filets contrairement à son rôle symbolique de McGuffin chez Alfred Hitchcock ou voyeuriste comme dans Vol au-dessus d'un nid de coucous. Le pouvoir de fascination et d'attraction est tel qu'il interroge chacun d'entre nous sur la ligne étroite qui dans certaines circonstances nous sépare de la folie.


Mickey One est une sorte de polar déjanté où les improvisations du saxophoniste Stan Getz sur les cordes d'Eddie Sauter soulignent le noir et blanc très jazz du film kafkaïen. La séquence où l'artiste muet joué par Kamatari Fujiwara rend hommage à Jean Tinguely, avec la sculpture monumentale Yes qui s'autodétruit, me fait l'effet d'un solo de batterie où les cymbales explosent comme le personnage part en morceaux à force de courir sans savoir pourquoi. Ce troisième film d'Arthur Penn est un échec comme Lilith, le dernier de Robert Rossen, cinéaste communiste blacklisté par le maccarthysme.


Lilith est un film à part, un film de somnambule où la poésie qui s'en dégage nous fait basculer dans une zone que nous ne faisons qu'appréhender, l'inconscient. Jean Seberg n'y est pas qu'une sorcière érotomane, c'est une femme dont la liberté est incompatible avec la société. Son rôle rappelle douloureusement sa propre vie que Mark Rappaport a su magnifiquement mettre en scène dans l'étonnant From the Journals of Jean Seberg, un autre film injustement méconnu. Là où la nature semble apaisante et merveilleuse les êtres humains y évoluent avec difficulté, en proie à des démons que la psychanalyse ne sait qu'effleurer. Les autres acteurs sont fantastiques, Warren Beatty en infirmier influençable, Peter Fonda en pensionnaire de l'institut psychiatrique. La lumière d'Eugen Schüfftan a la magie des contes de fée, noir et blanc diabolique comme celui de Ghislain Cloquet dans Mickey One. Que les deux films soient associés ne tient pas qu'à la présence de Warren Beatty, ils ont été tournés à la même époque, réponse de Penn à la Nouvelle Vague, chant du cygne de Rossen, hommage sublime au cinématographe, un art entièrement basé sur le système d'identification où la fascination reste inexplicable sans s'enfoncer dans les zones sombres de notre psyché.

jeudi 6 février 2014

In a world, la voix off force l'écoute

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Si j'évite voire exècre la voix off omniprésente sur les documentaires cinématographiques, les transformant en banal reportage, j'apprécie la qualité des comédiens qui se prêtent au jeu lorsqu'elle est indispensable. Le rôle du narrateur réclame un casting sévère en fonction de l'émotion ou du sens que l'on souhaite produire. Certaines voix doivent incarner Monsieur Tout-le-monde, d'autres rassurer, convaincre, inquiéter, amuser, etc., et certaines incarnent des personnages identifiés. D'avoir eu la chance de travailler avec des comédiens comme André Dussollier, Claude Piéplu, Michael Lonsdale, Daniel Laloux ou Dominique Fonfrède me rend exigeant lorsqu'il s'agit de distribuer des rôles. Toute création radiophonique réclame un casting rigoureux pour que les images mentales se construisent et fassent exister les corps. Il ne suffit pas de les choisir, il faut aussi savoir les diriger. Trop souvent les acteurs sont livrés à eux-mêmes et s'ennuient.
L'actrice Lake Bell a écrit et réalisé une intéressante comédie sur le monde du voice-over, la voix off qui vient se poser par dessus les bandes-annonces des films. Reste à régler le sort de la musique, ici encore hélas au régime habituel.


In a World... confronte un père machiste, avec une voix de basse comme j'aurais rêvé d'en posséder une, à sa fille qui souhaite quitter ses imitations vocales pour marcher sur les traces paternelles. Avec humour et tendresse Lake Bell réussit son pari et dresse un portrait de l'Amérique en filigranes, puisque les névroses familiales s'étalent sans complexes sur l'écran. Dans un monde dominé par les hommes, des femmes décident de prendre le pouvoir.
Qu'est-ce que le pouvoir si ce n'est être capable ? Les médias, les us et coutumes, les habitudes tendent à nous dissuader de changer le monde. Pourtant tout est possible. Il suffit d'arrêter d'écouter les sornettes et de s'y coller.

mardi 4 février 2014

Raconte-moi des mensonges

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Tell Me Lies de Peter Brook n'avait pas été projeté depuis 1968 ! Il est formidable de découvrir 45 ans plus tard le pamphlet contre la guerre du Viêt Nam que ce célèbre metteur en scène croyait perdu. Le film, pas la guerre ! Encore que toutes les guerres sont perdues du point de vue des morts et même des autres, de tous les autres. Et Peter Brook de suggérer que la remasterisation du film coïncidant avec la boucherie en Syrie lui confère une actualité (que l'on voudrait nous faire croire) éternelle.
Tell Me Lies tente d'ouvrir les yeux de celles et ceux qui ne veulent pas voir. L'image de départ d'un enfant brûlé au napalm justifie que la troupe de théâtre dirigée par Brook à New York monte US. Son adaptation cinématographique tournée dans le Swinging London de 1967 n'en conserve que les chansons qu'il monte en contrepoint d'un mélange vivifiant où les frontières entre documentaire et fiction sont effacées. Les trois jeunes comédiens, parmi lesquels Glenda Jackson, les interprètent face caméra avec un mordant inhabituel sur des paroles satiriques d'Adrian Mitchell qui échappent au message formaté du genre. Leurs improvisations, déjà à l'origine de la pièce américaine, dynamise le propos, à l'instar de cette party organisée par l'équipe où de vrais politiciens sont invités. La musique jazzy très Broadway composée par Richard Peaslee renforce également la critique, absurdité des conflits dont les véritables enjeux ne sont jamais révélés, complicité des masses face aux crimes perpétués en leurs noms. Le style inventif du film le rapproche de ceux de Dziga Vertov, ciné-tracts qui swinguent et réfléchissent la vie mieux que toutes les démonstrations dogmatiques et le côté bien-pensant appelé aujourd'hui "politiquement correct". J'y pense en ce moment où les affiches pour la campagne électorale des municipales à laquelle je participe sont vraiment trop tartignoles.


Le DVD publié par Blaq out propose deux entretiens passionnants, le premier avec le réalisateur, également producteur, dont le style a changé à partir de ce moment, le second avec Séverine Wemaere et Gilles Duval qui ont exhumé ce brûlot indispensable, pépite dont l'éclat devrait guider les jeunes créateurs dans notre époque de démence où la révolte est bien molle et les films trop souvent à son image.