70 Cinéma & DVD - octobre 2020 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mardi 27 octobre 2020

5 Pink films japonais


Ne vous attendez pas à ressentir de troublants émois érotiques à la projection des 5 Pink films japonais (pinku eiga) rassemblés en coffret par Carlotta et jusqu'ici totalement inédits en France. Ces films roses tranchent évidemment avec le porno gonzo (hamedori en japonais !) répandu sur Internet. Comme l'avait annoncé Jean-Luc Godard avec l'avènement du X en 1975 bouleversant leur schéma économique, il y aura désormais des films au-dessus et en dessous de la ceinture. Il signifiait la détérioration de la qualité des films érotiques à venir : plus de scénario soigné, mais de l'abattage de scènes à la répétitivité morbide et réductrice. Or lorsque des réalisateurs professionnels japonais s'emparèrent du genre, tournant en 35mm ces films plus évocateurs que démonstratifs avec de petits budgets, ils en profitèrent pour expérimenter ce qui leur tenait à cœur en dehors de la motivation commerciale.
Le plus expérimental du coffret est Une poupée gonflable dans le désert d’Atsushi Yamatoya (1967), rappelant fortement L'année dernière à Marienbad d'Alain Resnais sur fond de free jazz (composé par Yōsuke Yamashita) tandis que le plus cru, Une famille dévoyée de Masayuki Suo (1984), est un pastiche de Voyage à Tokyo de Yasujirō Ozu ! Prière d’extase de Masao Adachi (1971) se rapproche de certains films politiques de Jean-Luc Godard, le réalisateur ayant rejoint plus tard l'Armée rouge japonaise ; il y filme les interrogations de la jeunesse perdue dans un brouillard très symbolique après les évènements de mai 1968. Deux Femmes dans l’enfer du vice de Kan Mukai (1969) qui emprunte ses couleurs au psychédélisme est aussi glauque que Chanson pour l’enfer d’une femme de Mamoru Watanabe (1970), les femmes dans la société nippone n'ayant pas le meilleur rôle. Les scénarios intègrent évidemment bondage et tatouages.
Ces 5 classiques du genre sont absolument passionnants à découvrir, surtout si l'on sait que Atsushi Yamatoya est le scénariste de La marque du tueur (Branded To Kill) de Seijun Suzuki (et de Chanson pour l'enfer d'une femme) sur lequel a également travaillé Mamoru Watanabe, Masayuki Suo était avec Kiyoshi Kurosawa à ses débuts, Masao Adachi joue dans La Pendaison de Nagisa Ōshima, le chef op' de Prière d'extase est Hideo Ito à qui l'on doit la lumière de L'empire des sens, etc. Sur sa boutique, Carlotta offre un petit livre de Dimitri Ianni, Brève histoire du cinéma érotique japonais en cinq films qui relate 50 ans de cinéma pink et rappelle l'importance de la société de production Kokei et de la productrice Keiko Satô.

→ coffret 5 Pink Films, Carlotta 40€ en Blu-Ray ou DVD avec livret (attention, interdiction aux moins de 16 ans tout de même)

mardi 13 octobre 2020

La revanche de Robert Crumb


Article du 11 août 2007

Comme nous venions de voir le Fritz the Cat de Ralph Bakshi, Lucie nous a prêté le Crumb de Terry Zwigoff qui réalisa ensuite Ghost World et Art School Confidential d'après les bédés de Daniel Clowes. Le dessin animé de Bakshi librement inspiré et sauvagement critiqué par Robert Crumb était amusant.
Le documentaire de Zwigoff révèle la personnalité renversante du célèbre dessinateur américain, avec ses deux frères encore plus atteints que lui par la névrose familiale, vivant reclus l'un chez leur mère et ne quittant jamais sa chambre, l'autre méditant sur une planche à clous et ne fréquentant personne. Leurs deux sœurs ont refusé de figurer dans le documentaire. Quelles révélations pourraient-elles apporter ? L'extrême violence du père, les jalousies internes de la fratrie, les rapports de force qu'elles génèrent et leur obsession sexuelle à tous trois les ont fait se retrancher dans le monde des comics. Robert Crumb est aussi misanthrope et misogyne que ses frères, mais il a su utiliser la bande dessinée pour prendre sa revanche contre un monde qui le rejetait. Son expérience du LSD sera déterminante, ouvrant une brèche graphique qu'il exploitera après être "redescendu". Charles Crumb se réfugiait dans l'écriture et la littérature du XIXème siècle, il se suicidera en 1991, un an après le tournage. Max Crumb fait la manche dans la rue sur sa planche à clous. Bob n'écoute que des 78 tours de musique américaine, s'habille comme l'as de pique et enfile les déclarations provocantes qu'il réussit à faire passer grâce à son génie de la caricature. Il dynamite les conventions familiales, revendique ses déviances, s'entête contre la commercialisation à outrance de son œuvre et déserte les États-Unis pour le sud de la France.
Les bonus du dvd évoquent la place de la musique chez Crumb dont le clip des Primitifs du Futur avec qui il joue de la mandoline et un entretien avec le compositeur Dominique Cravic, plus une présentation d'Antoine Guillot et un entretien du directeur du Festival de BD d'Angoulême, Jean-Pierre Mercier.

jeudi 8 octobre 2020

Juliette ou la clé des songes


C'est bizarre, mais je n'avais jamais vu Juliette ou la clé des songes, film de Marcel Carné de 1950, tourné entre La Marie du Port et Thérèse Raquin. Le cinéaste, qui préférait parler de "fantastique social" plutôt que de "réalisme poétique" pour évoquer les films réalisés en collaboration avec Jacques Prévert, aimait beaucoup cette œuvre particulière qui fut descendue par la critique lors de sa présentation au Festival de Cannes. Les spécialistes n'acceptaient pas que Carné change de ton. On encensa la beauté des images de Henri Alekan et des décors d'Alexandre Trauner, ainsi que la musique de Joseph Kosma, mais ils jugèrent froide et artificielle l'adaptation de sa propre pièce par Georges Neveux. Si la manière de traiter le sentiment amoureux est pourtant proche des surréalistes, le film rappelle certaines œuvres de Jean Cocteau qui en avait d'ailleurs ébauché une première adaptation en 1941 pour Carné. Jean Marais, Micheline Presle, Fernand Ledoux, Alain Cuny devaient en être les protagonistes, mais l'abandon du tournage pour raison économique en décidera autrement. À la place, Carné tournera Les visiteurs du soir, et on peut y reconnaître, entre autres, les thèmes de la fatalité et de l'amour plus fort que la mort. Le livret de 28 pages accompagnant le DVD, rédigé par Philippe Morisson, raconte sa genèse absolument passionnante.


En mettant en scène "l'irréel dans le réel", Marcel Carné rapproche Juliette ou la clé des songes de Kafka et Cocteau. Les décors naturels donnent une impression documentaire du réel et la forêt reconstituée une poésie onirique virevoltante. Le rêve incarnant l'évasion psychique du prisonnier, incarcéré pour trois fois rien, tient de la critique sociale. Si Gérard Philippe est aussi lumineux que d'habitude, Suzanne Cloutier est rayonnante. J'ignorais la trajectoire de cette comédienne québécoise, adulée par Orson Welles (Desdémone dans Othello) et Jean Dasté, qui épousera Peter Ustinov, produira Beckett et la comédie musicale Hair, et travaillera avec Bob Wilson et Peter Brook ! Le sinistre châtelain joué par Jean-Roger Caussimon ne peut être que Barbe-Bleue, et Juliette sa septième proie. Dans ce pays de l'amnésie, Yves Robert est le seul qui se souvient, grâce à son accordéon. La musique a de drôles de pouvoirs ! Mais le merveilleux tourne au cauchemar lorsque se réveille le héros...

→ Marcel Carné, Juliette ou la clé des songes, DVD Doriane, 18€

vendredi 2 octobre 2020

Du tour d'écrou aux Innocents


Article du 21 juillet 2007

Présenté comme un film d'horreur, Les innocents de Jack Clayton est plutôt une adaptation fantastique d'un drame psychanalytique où la sexualité hystérique du personnage de la gouvernante joué par Deborah Kerr est habilement suggérée dans un noir et blanc onirique, animé de courants d'air rappelant La chute de la Maison Usher de Jean Epstein. L'ambiguïté des fantasmes féminins d'Henry James dans Le tour d'écrou, dont c'est l'adaptation cinématographique, est magnifiquement transposée par Clayton dans ce film étrange de 1962.
Ma première approche d'une adaptation du roman qu'Henry James écrivit en 1898 fut l'opéra de chambre de Benjamin Britten. Le compositeur en dirigea la création en 1954 à la Fenice de Venise, avec, dans le rôle chanté du jeune Miles, David Hemmings, futur acteur du Blow Up d'Antonioni. Dans le film, l'interprétation des deux enfants, Flora et Miles, par Pamela Franklin et Martin Stephens, est d'ailleurs suffocante. Leur maturité flanque plus de frissons que les hallucinations de Miss Giddens. Le film à la trouble sexualité respire la souffrance jusqu'à sentir le soufre.
Les passionnants bonus du dvd (Opening) fournissent des pistes indispensables à la compréhension des enjeux du film, et la version historique de l'opéra, une des plus belles œuvres de Britten, existe en cd (London).