70 Cinéma & DVD - novembre 2017 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mardi 28 novembre 2017

Screwball comedies de Preston Sturges


Wild Side publie un coffret de 6 comédies de Preston Sturges, réalisateur aujourd'hui mésestimé alors que les cinéphiles de l'après-guerre le considéraient l'égal d'Orson Welles dans sa propre catégorie. Ces films sont typiques de la screwball comedy, mélange loufoque de slapstick (burlesque) et de dialogues enlevés ayant souvent pour thème les aventures tourmentées d'un couple qui se chamaille pour finir dans les bras l'un de l'autre. Frank Capra, Leo McCarey, Howard Hawks, Billy Wilder, William Wellman, Ernst Lubitsch, entre autres, s'y sont régalés.
Sturges s'appuie chaque fois sur la différence de classes qui oppose riches et pauvres. Dans Christmas in July (Le Gros lot, 1940), un pauvre gars à qui des farceurs ont fait croire qu'il a gagné une somme colossale à un concours distribue généreusement à tout le monde l'argent qu'il n'a pas. Dans Sullivan's Travels (Les voyages de Sullivan, 1941), un réalisateur à succès qui a choisi de vivre la vie des clochards pour comprendre la misère se trouve pris à son propre piège. Dans The Lady Eve (Un cœur pris au piège, 1941) une aventurière sans scrupules se joue du milliardaire dont elle est tombée amoureuse. Dans The Palm Beach Story (Madame est ses flirts, 1942), l'épouse d'un homme fauché décide de divorcer pour lui trouver l'argent dont il a besoin.
Ces films commencent toujours par un prologue sur les chapeaux de roues un peu exogène, montrant d'emblée la qualité de ses inventions scénaristiques. Qu'attendre d'un homme qui est "l’inventeur de l’avion à décollage vertical, du rouge à lèvres qui résiste aux baisers, dandy extravagant, propriétaire du club The Players où se bousculait le tout-Hollywood, flambeur porté sur la bouteille, traducteur de Marcel Pagnol" ?
Je ne suis hélas pas convaincu par Unfaithfully Yours (Infidèlement vôtre, 1948) dont l'humour m'échappe. Rex Harrison, insupportable en colèrique bêtasse du début à la fin, ne possède pas la candeur de Joel McCrea ni de Henry Fonda, et Linda Darnell n'a pas le toupet de Barbara Stanwick ni de Claudette Colbert. Car comme dans les autres films les femmes y ont le beau rôle et les hommes, vraiment naïfs et stupides, se font mener par le bout du nez ! Le seul intérêt du film sont les enregistrements, ici sur vinyles, que Harrison, chef d'orchestre, utilise pour mettre en ondes ses scénarios machiavéliques dictés par sa jalousie, en s'appuyant sur les compositeurs qu'il dirige. Rossini, Wagner et Tchaïkovski en donnent ainsi chaque fois le ton et le rythme. Quant à Hail the Conquering Hero (Héros d'occasion, 1944), sa charge contre les dérives du système démocratique et le provincialisme américain ne suffisent ni à me faire rire ni à me séduire. Les meilleures années de Sturges sont derrière lui.
Malgré le prix du coffret et la redondance des commentaires explicatifs des bonus, l'excellence des 4 premières comédies et la qualité des copies méritent vraiment de découvrir le talent de Preston Sturges.

→ Coffret Preston Sturges, 3 Blu-ray, 6 DVD, un livre de 188 pages, Wild Side, 119,99€, à paraître le 13 décembre 2017

mercredi 22 novembre 2017

Le cadre se rebiffe


Joli titre à l'article de je ne sais quel journaliste lors du passage télé du film de Maurice Failevic, Le franc-tireur, en 1978 ! C'était avant la mainmise du PS sur les "dramatiques" à l'arrivée de Mitterrand à la présidence de la république trois ans plus tard. Jusque là, le pouvoir s'était cantonné aux actualités, sans se rendre compte que les fictions et documentaires avaient un impact considérable sur l'audience. Si le Journal de 20 heures ou les magazines politiques étaient sous haute surveillance, les meilleurs réalisateurs de fiction, communistes pour la plupart comme Stellio Lorenzi ou Marcel Bluwal, pouvaient travailler librement. Les responsables "de gauche" le sachant se sont accaparés aussi ce secteur...
Le franc-tireur est une des rares comédies de Maurice Failevic, réalisateur de films engagés sur le front des luttes sociales. Diffusé un peu après la sortie de L'imprécateur de Jean-Louis Bertucelli, il aborde le stress des cadres dans l'entreprise soumis aux pressions du rendement et à la concurrence interne. Le scénario coécrit avec Jean-Claude Carrière raconte l'histoire de l'un d'eux qui, honteux des pratiques de sa direction, décide de se faire virer afin que ses indemnités de licenciement lui permettent de monter une petite affaire plus sympathique au bord de la mer. Mais se faire renvoyer n'est pas si simple ! Le jeu détendu de Bernard Le Coq est si naturel que l'on a l'impression de regarder un documentaire. Les mécanismes de pression et d'asservissement sont finement analysés et l'on se rend compte que rien n'a changé depuis quarante ans, si ce n'est un recul sévère dans la protection des salariés, merci Macron ! Il est en tout cas certain que l'on ne peut rien obtenir si l'on n'est pas prêt à tout perdre !


En bonus du DVD, la présentation de Roland-Jean Charna éclaire le PAF (Payasage audiovisuel Français) de l'époque. Mais si son documentaire Maurice Failevic, le franc-parleur est trop long, chargé d'anecdotes pas toutes du même intérêt, les témoignages de Carrière, Le Coq et Marcel Trillat apportent encore un peu plus de lumière à une œuvre jusqu'ici négligée par les éditions vidéo. D'autres inédits devraient d'ailleurs suivre dans la collection Ciné-Club TV consacrée aux perles rares de la télévision française des années 70 - 80. J'aimerais bien par exemple revoir les travaux de Raoul Sangla ou Jean-Christophe Averty.

→ Maurice Failevic, Le franc-tireur, DVD Inser & Cut (L'Oeil du témoin) avec le concours de Luna Park Films et de l'INA, à paraître le 5 décembre 2017

lundi 13 novembre 2017

Je ne suis ni votre nègre, ni votre boniche


Jonathan Buchsbaum, marié avec une Américaine d'origine caraïbienne dans une vie antérieure, m'expliquait qu'être noir aux USA ou en France ne signifie pas la même chose (si ce n'est les Antillais ou les Guyanais). Être issu de la colonisation ou de l'esclavage n'implique pas les mêmes séquelles. Car la culture du viol est inscrite dans l'Histoire américaine. Tandis que la polémique désigne des boucs-émissaires aux pratiques violentes de notre système machiste (lire précédent article), je revois le formidable documentaire de Raoul Peck, I Am Not Your Negro (Je ne suis pas votre nègre) qui sort en DVD chez Blaq out.
Ces jours-ci Roman Polanski ou Kevin Spacey sont mis à l'index alors que toute la population noire américaine est le fruit d'un viol massif. Il faut alors beaucoup d'hypocrisie pour se focaliser sur quelques personnes célèbres, un petit juif "polack" (dixit le juge !) et un homosexuel qui fait son "coming out" (il manque un noir à la panoplie), alors que le pays entier s'est fondé sur le génocide des "natives" sans jamais le reconnaître, puis sur ce viol généralisé qui a donné naissance à des centaines de millions d'enfants dont les ancêtres sont très rarement exclusivement noirs ! Face à l'image que la société américaine lui renvoie, le jeune Baldwin ne se rend d'ailleurs compte de la couleur de sa peau et de ce que cela implique que vers l'âge de six ans. J'en connais ici qui ont attendu quatorze ans pour le comprendre !
En France, colonie économique états-unienne, on emboîte le pas vite fait à cette hypocrisie qui consiste à désigner des boucs-émissaires pour camoufler le sexisme généralisé. Que l'on commence par donner des salaires équivalents aux femmes et aux hommes ! Que l'on sélectionne plus d'œuvres de femmes dans les festivals et que les jurys ne soient pas presque exclusivement masculins ! En période de crise économique, entendre d'exploitation maximale de "l'homme" par "l'homme", il est facile d'exacerber la vindicte populaire en se focalisant sur quelques cas pour provoquer un retour au puritanisme et exiger la censure. Pensez-vous sérieusement que condamner quelques violeurs ou acteurs d'harassements sexuels résolve la question de la violence faite aux femmes ? Toutes les religions s'emploient depuis des millénaires à les rabaisser. En 1975, alors que j'étais assistant sur un disque pour célébrer l'Année de la Femme produit par le PCF, le Comité Central censura une phrase d'Engels qu'il trouvait trop dure pour les ouvriers : "la femme est le prolétaire de l'homme". Cela m'est resté en travers de la gorge. Si la question ne génère pas un nouveau puritanisme, elle a le mérite de rappeler la différence abyssale du statut social des hommes et des femmes dans notre civilisation.
Fin 1993 je fus accusé par le responsable de la BBC de n'avoir plus de recul avec les évènements et d'être devenu Sarajévien. Je réalisais alors chaque jour un court métrage dans le cadre de Sarajevo Under Siege. Je répondis que je les emmerdais, car j'étais juif, noir, femme et pédé, choisissant toujours le camp des opprimés. Sans rentrer dans les détails, ma colère me fit accoucher de la première fiction tournée pendant le siège, Le sniper, qui fit le tour du monde. Je souhaitais montrer que l'information objective n'existait pas dès lors que l'on cadrait et montait un film. Le concept de cinéma-vérité est une fumisterie.


Il est dommage que Raoul Peck se soit planté en réalisant Le jeune Karl Marx de manière conventionnelle. Si le sujet est génial, remettant ce "dieu" barbu à hauteur d'homme en suivant la genèse de l'étincelle révolutionnaire, le biopic est banal dans son traitement. Peck est plus inventif dans ses documentaires que dans ses fictions, trop américanisées. S'il met énormément de poésie dans les premiers, le fait de vouloir faire entrer la réalité dans les seconds les formate. Il n'empêche que c'est un cinéaste incontournable, qu'il filme en France L'école du pouvoir ou L'affaire Villemin, au Congo Lumumba ou au Rwanda Quelques jours en avril, aux USA I Am Not Your Negro, en Europe son film sur Marx, et surtout en Haïti, sa patrie, avec Moloch Tropical et bien d'autres. Ministre de la Culture de la République d'Haïti de 1995 à 1997, il est président de la Fémis depuis janvier 2010. Je préfère donc ses documentaires où la poésie critique rivalise avec l'intelligence comme Le profit et rien d'autre qui constitue un modèle pédagogique sur la situation économique planétaire, jouant sur les idées plus que sur les chiffres ou les anecdotes. De même je me souviens avoir préféré le documentaire Lumumba, mort d'un prophète à sa fiction, pour les mêmes raisons qui me font applaudir I Am Not Your Negro.


Raoul Peck crée une œuvre rythmée par les 30 pages de notes que James Baldwin a rédigées sans terminer le livre qu'il avait prévu. Lu par Samuel L. Jackson ou JoeyStarr selon les versions anglaise ou française, le texte est magnifié par les archives des assassinats de Medgar Evers, Malcolm X, Martin Luther King, et la répression policière, voire militaire, des émeutes raciales. Les images contemporaines immergent le récit dans une géographie montrant la rémanence de l'Histoire. Sur le DVD, Peck raconte comment il a découvert le texte inédit de Baldwin autour des trois assassinats, choisi de ne faire entendre aucun autre témoin et comment il a construit son film autour d'une histoire, une histoire vécue, devenue une œuvre audiovisuelle qui interroge l'Histoire. Les autres bonus sont aussi passionnants. En 1971 Baldwin remonte le temps de l'enfance avec sa découverte d'être noir et ce que cela signifierait désormais, d'où son départ pour Paris pour fuir la folie et la mort. Toujours en français, dans le film de Koralnik de 1962 qui s'inspire de sa Chronique d'un pays natal (Notes of a Native Son, 1955), Baldwin raconte ce que lui évoque son voyage en Suisse, du racisme ordinaire et de la xénophobie. Peck comme Baldwin insistent sur une Histoire spécifiquement américaine, et sur la manière dont nos racines orientent notre regard.

→ Raoul Peck, I Am Not Your Negro, DVD Blaq out, incluant un entretien avec Peck, Un Étranger dans le village, documentaire de Pierre Koralnik et James Baldwin à propos de son enfance à Harlem, 18,90€

mercredi 8 novembre 2017

Deux documentaires animés d'Anca Damian


Il faut absolument passer outre le commentaire soporifique de La montagne magique pour profiter de ce magnifique long métrage d'animation de la réalisatrice roumaine Anca Damian. Le travail graphique est un feu d'artifices de couleurs, de formes, de textures, ayant recours à diverses techniques qui s'entremêlent et nous enchantent. Le site qui lui est dédié offre quantité d'informations et les mordus pourront assouvir leur curiosité grâce au storyboard de Theodore Ushev publié par Télérama. La musique d'Alexandre Balanescu accompagne les aventures d'Adam Jacek Winkler, anarchiste polonais anti-communiste qui a rejoint le Commandant Massoud en Afghanistan pour combattre l'armée soviétique...


Si le film est somptueux, s'appuyant sur les photos et les dessins de Winkler, son infantilisme politique narré de manière monolithique par Miossec dans la version française lasse rapidement. Ce ratage est probablement du à la co-auteure du scénario, la propre fille de Winkler qui idéalise son père sans le recul nécessaire, d'autant que ce récit superficiel est à la première personne du singulier, sorte de journal conté par le mercenaire passionné. On n'apprendra donc rien de la lutte des moujahidines contre l'invasion soviétique, puis contre les Talibans. Il faut sérieusement faire abstraction du commentaire chronologique servant de squelette aux épatantes animations incarnées pour profiter du spectacle.


Le DVD publié par Blaq out inclut un autre long métrage d'Ancan Damian, Le voyage de Monsieur Crulic, tourné trois ans plus tôt, en 2012. Là encore un site lui est entièrement dédié. Un tout petit peu moins sophistiqué graphiquement, Crulic obéit au même système d'un texte chronologique à la première personne du singulier illustré par un kaléidoscope d'images inventives animées selon des techniques variées. Mais l'histoire vécue est cette fois plus intime. Une voix anglaise clinique analyse le parcours désastreux du Roumain qui, accusé à tort de vol par les autorités polonaises, préférera se laisser mourir de faim en prison. Des deux documentaires animés, je préfère Crulic pour ses séquences sonores sans paroles où le texte s'efface devant les images, nous permettant de respirer le long de ce récit kafkaïen. Le changement d'angle imposé par la seconde voix, la musique originale de Piotr Dziubek créent une distance qui manquent à La montagne magique. Si l'absurdité de Crulic et des autorités polonaises est clairement croquée, elle est hélas escamotée chez Winkler au profit d'un portrait héroïque qui ne me convainc guère. Dans l'entretien en bonus, Anca Damian explique justement son intérêt pour l'héroïsme dont ces deux films formeront une trilogie avec un autre plus métaphysique. Elle entend qu'au delà de sa propre vie la puissance des idées peut mener à la mort. Les deux personnages qu'elle a choisis sont alors peut-être les meilleurs exemples de son rapport christique à l'héroïsme. C'est bien là que l'absurde se niche !

→ Anca Damian, Le voyage de Monsieur Crulic & La montagne magique, DVD Blaq out, 18,90€

jeudi 2 novembre 2017

The Deuce fait le trottoir


The Deuce est la dernière série TV de David Simon à qui l'on doit déjà les scénarios des excellents The Wire, Generation Kill, Treme et Show Me a Hero. Son travail est caractérisé par une analyse critique quasi vériste de secteurs de la vie américaine peu ou mal traités habituellement. The Wire mettait en scène le marché de la drogue à Baltimore et le travail de la police de proximité malgré la corruption, Generation Kill montrait l'absurdité de la guerre en Irak avec des G.I. désœuvrés, Treme la Nouvelle Orléans en reconstruction après l'ouragan Katrina, Show Me a Hero le refus de la petite bourgeoisie blanche new-yorkaise devant la construction d'immeubles à bas loyer destinés à la population afro-américaine. Cette fois, The Deuce, surnom de la 42e Rue entre la 7e et la 8e Avenue signifiant Le Diable ou une querelle, traite de la prostitution et de sa légalisation avec l'émergence du cinéma porno dans les années 70.


La reconstitution du New York interlope est parfaitement réussie. Les comédiens sont formidables, parmi eux James Franco jouant des frères jumeaux, bistrotiers couvertures de la mafia, mais ce doublé l'oblige à caricaturer les deux faces. Quant à Maggie Gyllenhaal, exceptionnelle dans le rôle d'une prostituée usée se reconvertissant dans la réalisation de pornos, c'est certainement son rôle le plus provoquant depuis Secretary. Hélas, comme Treme les épisodes traînent en longueur et le scénario avance paresseusement comme s'il fallait faire durer le plaisir à défaut de faire du remplissage lucratif. Regarder un épisode chaque semaine est plaisant, mais je crains que ceux qui aiment enchaîner les uns après les autres finissent par s'ennuyer. Les mini-séries récentes comme Top of The Lake de Jane Campion ou Big Little Lies de Jean-Marc Vallée ne jouent pas les prolongations sensées rendre le quotidien le plus réaliste à force de répétitions et de détails somme toute assez convenus. Dans The Deuce comme dans beaucoup de séries TV on finit par sentir le formatage, quel que soit le réalisateur de l'épisode. On comprend les cinéastes qui gardent la main sur l'ensemble tel Soderbergh avec The Knick réalisant tous les épisodes des deux saisons et signant même, sous pseudos, la lumière et le montage ! Dans le genre réaliste, préférez les trois saisons du Bureau des Légendes, probablement la meilleure série française, très appréciée outre-atlantique, une fois n'est pas coutume. Il existe peu de séries qui, dépassant leur sujet et le style afférent attendu, portent la trace d'un auteur comme Alan Ball avec Six Feet Under ou David Lynch pour son délirant Twin Peaks. Les saisons suivantes arriveront-elles à faire décoller la fiction comme dans The Wire où l'utopie débordait le scénario du réel ?