70 Cinéma & DVD - août 2020 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mercredi 26 août 2020

Des chants d'amour de Jean Genet


Article du 25 février 2007

(...) film rare, le seul réalisé par l'écrivain Jean Genet. Lorsque je l'ai découvert à sa sortie en 1975, j'ai été ébloui par sa beauté chorégraphique. Un chant d'amour, tourné en 1950 et interdit jusqu'alors, était fidèlement projeté muet. Deux prisonniers communi(qu)ent à travers le mur qui sépare leurs deux cellules. Chacun danse en imaginant qu'il est dans les bras d'un autre. Un petit trou laisse passer la fumée d'une cigarette grâce à un brin arraché à la paillasse. Les gestes qui pourraient être considérés impudiques suent la pudeur, ils dessinent toute une poétique qui sera reprise ensuite dans maints films gays.


Mais l'émoi dépasse largement les inclinations sexuelles des protagonistes. On aimerait être aimé ainsi, d'une femme ou d'un homme, qu'importe son sexe, même si tous les poncifs homos sont à l'œuvre. La scène du bouquet balancé d'une fenêtre à l'autre au travers des barreaux est comme tout le reste du film, magique, brutale et fleur bleue. Pendant vingt-cinq minutes silencieuses, un des chefs d'œuvre du court métrage (...).

LE CONDAMNÉ À MORT


Article du 26 novembre 2010

Adolescent en pleine révolution, j'avais entendu Le condamné à mort de Jean Genet dit par Mouloudji sur des structures sonores d'André Almuro. Trois ans plus tard, en 1971, la version mise en musique par Hélène Martin et interprétée par Marc Ogeret me sidère comme Un chant d'amour, le seul film, muet, que Genet tourna en 1950. Les mots crus de la chair lacèrent la musique des vers. C'est si beau que je n'arrive pas à être choqué. L'homosexualité pour laquelle je n'ai que peu d'inclination me permettrait-elle de saisir l'érotisme du texte plus qu'aucun autre poème inspiré à un homme par une femme ? Étranger à la problématique de ces garçons sauvages, ne pouvant m'identifier, j'entends chaque mot pour ce qu'il est, un chant d'amour. Jusqu'à ce que je lise le livret de la nouvelle version qui vient de sortir en CD avec Jeanne Moreau et Étienne Daho, j'ignorais que c'était le texte du Condamné à mort qui avait fait sortir son auteur de l'anonymat carcéral et l'avait sauvé du bagne.
En 1942, Jean Cocteau, qui est tombé sur l'un des rares exemplaires du poème que le voleur rédigea dans sa cellule de Fresnes, plaide à la barre de la cour d'assises en l'évoquant comme « le plus grand écrivain de l'époque moderne ». Dans son Journal, le 6 février 1943, il écrit : « Parfois il arrive un miracle. Par exemple "Le condamné à mort" de Jean Genet. Je crois qu'il n'en existe que quatre exemplaires. Il a déchiré le reste. Ce long poème est une splendeur. Jean Genet sort de Fresnes. Poème érotique à la gloire de Maurice Pilorge, assassin de vingt ans, exécuté le 12 mars 1939 à Saint-Brieuc. L'érotisme de Genet ne choque jamais. Son obscénité n'est jamais obscène. Un grand mouvement magnifique domine tout. La prose qui termine est courte, insolente, hautaine. Style parfait. »
La voix magnifique de Jeanne Moreau va au-delà des mots. Elle dit le texte tandis qu'Étienne Daho s'approprie les parties chantées. Même si j'aurais imaginé une interprétation plus moderne, moins affectée, il s'en sort correctement et son essoufflement nous amène à l'échafaud. Le disque tourne en boucle sur la platine tant les mélodies d'Hélène Martin collent aux vers sublimes du poète qui accompagnera plus tard, d'autres chants d'amour, les Black Panthers et les Palestiniens, tous condamnés dont la révolte est nécessaire.

jeudi 20 août 2020

Jean Epstein, le lyrosophe


Article du 11 mars 2007

De tous les films muets que nous avons mis en musique avec Un Drame Musical Instantané depuis 1976, ceux de Jean Epstein sont certainement parmi mes favoris. Nous les avons d'abord interprétés en trio, puis nous avons recréé La glace à trois faces à Corbeil en 1983 avec notre orchestre de 15 musiciens. Denis Colin à la clarinette basse remplaçait Youenn Le Berre qui jouait habituellement de la flûte, du sax et du basson. J'avais découvert ce film lorsque j'étais étudiant à l'Idhec avec Jean-André Fieschi qui avait réalisé un Cinéastes de notre temps sur la Première Vague en collaboration avec Noël Burch. Si Germaine Dulac, Louis Delluc et Marcel L'Herbier (dont nous avons "accompagné" L'argent, 3h10, certainement l'une de nos plus belles réussites) m'avaient intéressé, j'ai tout de suite été séduit par l'adéquation du fond et de la forme chez Epstein. Son Bonjour Cinéma est une petite merveille tant graphique que littéraire éditée en 1921 par la Sirène dirigée par Blaise Cendrars. Je me suis plongé dans ses Écrits avec la même passion, fasciné par ses théories sur le son qui corroboraient ce que je définirai moi-même dans mon travail. Le gros plan sonore par ralentissement du son est resté pour moi une référence. Je me réfère ici à ses films plus récents comme Le tempestaire ou Finis Terrae, mais ce qui m'occupe cette fois sont ses films muets. Baissez le son des films en lien sur Google Video et laissez-vous porter par la magie des images. Si le silence vous pèse, mettez sur votre platine n'importe quel disque de Debussy, cela fera très bien l'affaire !


1927. La glace à trois faces. Le portrait d’un homme à travers trois femmes. Les fragments de plusieurs années viennent s’implanter dans un seul aujourd’hui. L’avenir éclate parmi les souvenirs... Le découpage est simple. Nous accompagnions "la bourgeoise" dans un style impressionniste, à la fois superficiel et élégant. Nous passions au jazz, assez free, pour "la bohème" et dans un registre plus tendre avec "l'ouvrière", un peu techno dans les dernières interprétations. Car si les principes narratifs et critiques étaient souvent les mêmes, chaque traitement variait d'un concert à l'autre, et particulièrement au fil des années puisque nous avons continué jusqu'en 1992. Absolument pas iconoclastes, mais résolument inventifs, nous essayions de nous hisser à la hauteur des inventions de l'image et du montage, nous agissions tout simplement comme si le réalisateur nous commandait la partition aujourd'hui. Les films muets sont souvent beaucoup plus créatifs que ceux qui ont suivi. Ils posent la grammaire du cinéma, sa syntaxe en se permettant toutes les outrances sans être contraints par ce qui se fait ou ne se fait pas. Le muet est l'âge d'or du cinématographe en tant qu'art, le septième du nom dit-on. Après les flonflons de la fête du village, nous terminions La glace à trois faces par le drame proprement dit, avec la course effrénée arrêtée par une hirondelle, le bec meurtrier frappant l'homme en plein front.


1928. La chute de la maison Usher. Le ralenti, les surimpressions, les travellings de ce cinéaste poète donnent déjà à Edgar Poe l’inquiétante musique qu’il mérite. C'est à cette occasion que Francis et Bernard adaptèrent pour la première fois L'invitation au voyage de Baudelaire et Duparc. Notre travail était beaucoup plus contemporain, nul besoin de repères historiques. Si La glace est très "modern style", Usher est intemporel et de nulle part, juste dans le rêve et l'inconscient. Nous voulions transposer Edgar Poe en musique, j'utilisais d'ailleurs une thématique empruntée à la version inachevée de Claude Debussy (rendant visite à Peter Scarlet dans son appartement de Ann Street, la plus petite rue de New York, célébrée par la plus courte chanson de Charles Ives, nous remarquons la plaque rappelant que Poe y écrivit Le corbeau...). Les deux films convenaient parfaitement au style d'Un Drame Musical Instantané. J'ai été très triste lorsque Marie Epstein, qui nous avait soutenus pendant des années, choisit une autre bande-son que la nôtre pour sortir La glace en salles. Elle nous confia que notre interprétation était la plus créative, mais elle préférait une musique qui ne fasse pas d'ombre au film de son frère. Nous avons souvent été confrontés à cette pensée absurde, reléguant le son à une pâle illustration...
Nous avons donc toujours tenté d'être aussi inventifs que les réalisateurs du passé, recréant, par exemple, le laboratoire de l'ouïe imaginé par Vertov lorsque nous montâmes L'homme à la caméra en janvier 1984 avec le grand orchestre à Déjazet. Aujourd'hui, le ciné-concert est devenu une mode, un genre. On a oublié que le Drame inaugura le retour à cette forme dès 1976. Nous avons fait le tour du monde avec les films d'Epstein, Caligari ou la Jeanne d'Arc de Dreyer, inscrivant vint-deux films à notre répertoire dont l'intégrale Fantômas de Feuillade pour le Centenaire du cinéma en Afrique du Sud ou des raretés de Pathé et Christensen au Festival d'Avignon... Nous n'acceptions jamais de composer une nouvelle musique si d'autres s'en étaient déjà chargés. Il y a tant de trésors de l'époque du muet. Nous voulions faire découvrir ces merveilles. C'est dire que nous fûmes les premiers à nous coltiner ceux que nous avions choisis. Lorsque les programmateurs que nous avions initiés sentirent le filon, ils nous écartèrent savamment pour en tirer le prestige. Le temps d'Orsay et des grandes commémorations était venu. Notre paranoïa nous poussa un peu bêtement à l'esquive. Nous avions peut-être aussi envie de sortir de la fosse d'orchestre ou de derrière l'écran. On y reviendra.

JEAN EPSTEIN, BOUJOUR CINÉMA
Article du 6 juin 2014


En apprenant que Potemkine sort un coffret de 8 DVD des films de Jean Eptein je saute au plafond. Après avoir découvert les cinéastes de la Première Vague dans les années 70 grâce à Jean-André Fieschi et Noël Burch je jette mon dévolu sur La glace à trois faces (1927) et La chute de la Maison Usher (1928) d'Epstein, même si les films de Marcel L'Herbier comme L'inhumaine ou L'argent, ceux de Germaine Dulac, Louis Delluc, ainsi qu'Abel Gance que l'on peut rattacher à cette mouvance, nous interrogent également à distance sur l'état du cinéma contemporain au même titre que nombreuses œuvres inventives de l'époque du muet. Epstein est l'égal de Vertov ou d'Eisenstein, de Murnau ou Dreyer, mais nul n'est prophète en son pays. Il possède une sensibilité hors pair, un sens du rythme exceptionnel, une imagination pour traduire en images des scénarios qui, sous son objectif, deviennent bouleversants. Avec lui se révèle L'intelligence d'une machine, titre de l'un de ses Écrits sur le cinéma, littérature que je dévorerai lorsque paraîtront les deux gros volumes en 1974 où le cinéaste aborde ses concepts de lyrosophie, ses idées révolutionnaires sur le son, le montage rapide alterné et les superpositions, le panoramique inversé ou le gros plan. Une réédition est annoncée chez Independencia sous la direction de Nicole Brenez, Joël Daire et Cyril Neyrat, 9 volumes avec de nombreux inédits.

Il y a 40 ans, par chance, sortant de l'Idhec, je dégotte à la librairie du Minotaure un dernier exemplaire de son petit fascicule Bonjour Cinéma, une merveille éditoriale et graphique publiée en 1921 par Blaise Cendrars aux Éditions de La Sirène. Très vite le trio et le grand orchestre d'Un Drame Musical instantané accompagneront La glace et Usher que nous projetterons dans le monde entier. À part ces deux films que je dois à Marie Epstein qui travaillait à la Cinémathèque, la sœur de Jean disparu en 1953, je ne connais alors rien d'autre que Finis Terrae et surtout Le Tempestaire où Epstein met en pratique sa théorie du gros plan sonore en ralentissant la pellicule. Mais ses écrits annoncent "la couleur" comme ceux d'Edgard Varèse pour la musique, l'un et l'autre précurseurs pour avoir agi, mais aussi énormément rêvé.


Les trois premiers DVD rassemblent Le lion des Mogols, Le double amour, Les aventures de Robert Macaire tournés pour les Studios de l'Albatros à Montreuil, siège de l'École russe, après ses débuts chez Pathé. Orientalisme de pacotille et mondanités parisiennes n'empêchent pas Le lion des Mogols de livrer, au milieu d'un scénario abracadabrant, des passages merveilleux comme les scènes automobiles, Montparnasse ou le bal masqué. Les costumes de Paul Poiret et les décors de Pierre Kéfer réalisés par Lazare Meerson font tout le charme du drame du Double amour. Robert Macaire est un feuilleton en cinq épisodes où les escrocs ressemblent à des marionnettes humaines comme les appelait Cocteau.

Deux DVD présentent la période des chefs d'œuvre du muet qui vont ruiner Epstein devenu son propre producteur, La glace à trois faces et La Chute de la Maison Usher, précédés de Mauprat et Six et demi, onze, tous très réussis dans des genres différents. Mauprat est une adaptation du roman de George Sand, film romantique en costumes où l'on reconnaît la force d'Epstein lorsqu'il filme la nature et partout une critique affirmée du machisme. Sa sensibilité exacerbée lui fait prendre le parti des femmes devant des hommes dont l'autorité cache la lâcheté et la faiblesse. L'homosexualité du cinéaste, révélée depuis peu par ses propres textes, est finement suggérée dans la manière de faire jouer ses comédiens, dans leur solitude aussi, face à une société qui en fera longtemps un tabou. Le mélodrame Six et demi, onze où se devine les inclinations d'Epstein, met en valeur décors et costumes d'une époque où la peinture moderne déteignait sur les arts appliqués. Quant aux deux chefs d'œuvre, sujets de fascination absolue, on se reportera à mon article de mars 2007 ou l'on s'y plongera aveuglément en me faisant confiance.


Deux autres DVD sont consacrés à la période bretonne avec Finis Terrae, L'or des mers, Les berceaux, Mor-Vran, Chanson d'Ar-Mor, Le Tempestaire, Les feux de la mer, poèmes documentaires ou fictions immergées dans le réel où le cinéaste ruiné retrouve sa liberté. Ses accélérés et ses ralentis vont influencer tout le cinéma expérimental, voire carrément commercial, jusqu'aux récentes compressions vidéographiques de Jacques Perconte. L'océan et la Bretagne sont devenues terres d'inspiration et d'expérience. Il préserve la langue bretonne et fait tourner des comédiens non professionnels, mais son montage, les images et les sons distillent la poésie des rêveurs. Le concept de partition sonore est directement issue du Tempestaire (1947), son réel retravaillé alors par le compositeur Yves Baudrier.

Jean Epstein, Young Oceans of Cinema de James June Schneider qui occupe le dernier DVD complète intelligemment cette somptueuse édition dont la plupart des films ont été restaurés par la Cinémathèque Française et reteintés selon les scènes comme les monochromes d'origine. Les autres bonus ne sont pas des modèles d'invention cinématographique comme l'avait été le numéro de Cinéastes de notre temps de Burch et Fieschi consacré à la Première Vague, mais tous les entretiens sont extrêmement passionnants et nous en apprennent largement plus que les présentations qui précèdent chaque film, spoilers que je vous déconseille d'écouter avant les projections.


De même, la plupart des illustrations musicales qui accompagnent les films muets sont absolument catastrophiques, scies répétitives au piano dont le formatage attendu et poussiéreux est indigne des inventions de Jean Epstein. On sent bien que les tapeurs n'ont pas lu les Écrits. Sur Usher "Joakim" Bouaziz est le seul à comprendre la variation de timbres et d'atmosphères qu'exige l'adaptation extraordinaire d'Edgar Poe tandis que la version de Gabriel Thibaudeau à la tête de l'Octuor de France développe un classicisme de bon ton ; sur Six et demi, onze Krikor prend le parti électro en jouant une suite de drônes minimalistes passe-partout ; quant au trio Aufgang sur La glace, il répète hélas les mêmes séquences inlassablement comme si le matériau manquait. Pour le reste je préfère couper la chique des pianistes "de style" pour ne pas subir leur logorrhée sonore trépanatrice au lieu de s'inspirer de la musique incroyable que produisent les images et le montage, fruits des théories du lyrosophe. Si les musiques composées dans les années 30 et 40, souvent imposées à Epstein contre son gré, restent très illustratives (les mauvaises habitudes ont la vie dure) on peut rêver de ce que aujourd'hui une véritable réflexion sur le son aurait pu apporter en écoutant les derniers films sonorisés par Epstein, ruptures de ton, son réel retravaillé, jeu sur le temps... Comment le cinéma contemporain a-t-il pu à ce point régresser depuis le muet d'abord, et sur le travail du son ensuite ? Le film de Schneider commandé par la Cinémathèque échappe à ces écueils, seul fidèle à son modèle. Le remarquable livret de 160 pages accompagnant cette édition indispensable se termine par deux facsimilés où la poésie et l'intelligence de Jean Epstein se lisent à chaque ligne.

lundi 17 août 2020

Les essais transformés de Mark Rappaport


Jusqu'au 9 septembre 2020, le Filmmuseum de Münich offre en accès gratuit sur Vimeo une rétrospective du cinéaste Mark Rappaport, commencée le 25 avril ! C'est une occasion inespérée de découvrir des films rares d'un cinéaste hors normes que j'ai plusieurs fois évoqué dans cette colonne. Je ne me lasse jamais de revoir Rock Hudson's Home Movies ou From the Journals of Jean Seberg, mais en découvrir de nouveaux est chaque fois une surprise !



Suivent trois articles que j'avais écrit en 2007 et 2009...


ROCK HUDSON COMING OUT
Article du 26 mars 2007

Avec Rock Hudson's Home Movies Mark Rappaport réussit une des plus originales fictions biographiques et un des plus astucieux coming out de l'histoire du cinéma. C'est seulement à sa mort en 1985 que le monde apprit l'homosexualité de l'acteur et ce qu'était le Sida. Rock Hudson fut en effet la première célébrité à révéler sa maladie. Rappaport recherche des signes de cette homosexualité cachée dans les films où apparaît l'acteur. Hollywood a beau maquiller et lisser la réalité, l'évidence saute aux yeux et aux oreilles. Les plans volés aux films interprétés par Hudson sont exposés ici comme s'ils étaient sa vie même, ses home movies. Le film de Rappoport n'est constitué que de ces plans d'archives et des apparitions d'Eric Farr dans le rôle de Rock Hudson qui commente son passé depuis la tombe ! Ce "point de vue documenté" à la première personne du singulier et en forme de flashback se réapproprie la fiction pour faire éclater la vérité.
La démonstration est époustouflante, et l'on est en droit de se demander si l'exercice étendu à tout le cinéma dans sa globalité ne révèlerait pas un énorme tabou, l'homosexualité refoulée de toute une société, recyclée en violence. Quelles forces en effet sous-tendent les films de guerre, les westerns (à commencer par Rio Bravo, cher Skorecki), les polars (j'ai revu, il y a peu, House of Bamboo de Samuel Fuller qui ne triche pas non plus avec l'amitié virile), sans parler de la façon de traiter les femmes en général et au cinéma en particulier ! En un mot, les films de mecs, et au delà, ce qu'il représente... Le réel. Oui, c'est ainsi que les hommes vivent, Et leurs baisers au loin les suivent...
Rappaport nous montre Hudson comme si l'acteur s'adressait à nous dans chacun de ses plans pour nous souffler, avec un clin d'œil de connivence on ne peut plus appuyé, "ne soyez pas dupes, Hollywood n'est qu'une énorme entreprise de falsification, spécialisée dans l'exportation de la morale puritaine". Rock Hudson's Home Movies (attention dvd Zone 1 sans sous-titres uniquement) est probablement le film gay le plus démonstratif et le plus fin sur la posture et l'imposture.

Après la projection, je réussis à commander sur le Net une copie de From the Journals of Jean Seberg où Rappaport engage une actrice pour jouer le rôle de Jean Seberg comme si elle ne s'était pas suicidée et vivait toujours... Le portrait d'un personnage exceptionnel. On en reparle bientôt.
P.S. : J'avais titré ce billet F for Fag en clin d'œil au F for Fake d'Orson Welles qui joue également des faux-semblants. Maîtrisant moins bien les ambiguïtés en anglais qu'en français, il a semblé préférable de revenir à un titre plus soft !



QU'EST-CE QUE C'EST
Article du 5 avril 2007

Pour From the Journals of Jean Seberg (1995), Mark Rappaport utilise le même système que pour Rock Hudson's Home Movies en choisissant une actrice qui joue le rôle de la disparue commentant sa vie et ses films à la première personne du singulier comme si elle était encore vivante. Eric Farr interprétait Hudson comme si le comédien n'avait pas vieilli, parlant depuis la tombe, éternellement jeune. Mary Beth Hurt joue donc le rôle de Jean Seberg à l'âge qu'elle aurait si elle ne s'était pas suicidée en 1979, elle est en fait née dix ans plus tard, mais dans la même petite ville de l'Iowa. Si les films remportaient un succès populaire, on imagine les énormes problèmes que rencontrerait le réalisateur à la vue du nombre d'extraits empruntés cavalièrement : ils sont le corps même du récit. Son dernier long métrage, The Siver Screen: Color Me Lavender (1997), obéit au même processus comme son dernier court, John Garfield, figurant en bonus sur le même dvd. Le provocateur The Silver Screen débusque l'homosexualité cachée dans les films holywoodiens avec beaucoup d'humour tandis que Garfield révèle la carrière d'un acteur juif black-listé pour ses positions politiques. Tant qu'une œuvre ne rapporte pas grand chose les ayants droit ne se manifestent pas, c'est en général la règle, mais cela peut bloquer l'exploitation des films dans des pays plus tatillons que d'autres. Les cut-ups littéraires, les Histoire(s) du cinéma de Godard (parution encore annoncée en France pour les prochains jours), les œuvres de John Cage, les radiophonies du Drame (Crimes Parfaits dans les albums À travail égal salaire égal et Machiavel, Des haricots la fin dans Qui vive ? ou Le Journal de bord des 38ièmes Rugissants) sont soumis pareillement à ces lois. Avant que le sampling ne devienne un style lucratif (particulièrement en musique, dans le rap et la techno), les œuvres de montage étaient moins sujets à blocage et leur statut de nouvelle création à part entière a pu être reconnu en leur temps.
Jean Seberg ne mâche pas ses mots pour commenter amèrement sa carrière depuis le casting raté de Sainte Jeanne en 1957 où elle joue le rôle de Jeanne d'Arc dirigée par le sadique Otto Preminger jusqu'aux films de son mari, l'écrivain Romain Gary, qui ne la traite guère mieux, la faisant jouer dans des rôles bien tordus. Elle doit sa gloire au premier long métrage de Jean-Luc Godard, À bout de souffle, et à un diamant noir, Lilith de Robert Rossen où elle interprète une nymphomane dans une clinique psychiatrique, séduisant un infirmier débutant joué par Warren Beatty. Le film, bouleversant, est à découvrir toutes affaires cessantes. Rappaport lui fait comparer sa carrière et ses engagements politiques à ceux de Jane Fonda et Vanessa Redgrave. Seberg, engagée aux côtés du Black Panther Party, subit les attaques de Hoover et va jusqu'à exhiber son bébé mort-né dans un cercueil de verre pour prouver que le père n'était pas l'un d'eux. Rappaport ne se fixe pas uniquement sur elle, en profitant pour écorner l'image holywoodienne de maint personnage. Les séquences de la comédie musicale western Paint Your Wagon avec Lee Marvin et surtout Clint Eastwood ne sont pas piqués des hannetons. Le portrait est donc corrosif pour le monde qui l'entoure et terriblement déprimant en ce qui la concerne. Tout aussi éloquentes, les scènes qui, outre l'original, tournent autour de l'effet Koulechov, sont savoureuses ! Les films de Rappaport possèdent tous la même originalité avec leurs arrêts sur image où le réel reprend ses droits sur la fiction comme si les deux procédaient de la même histoire.



LE SPECTATEUR QUI EN SAVAIT TROP
Article du 1er janvier 2009

Le livre de Mark Rappoport (P.O.L.) ressemble à ses propres films où un acteur joue le rôle de son héros défunt comme dans ''Rock Hudson's Home Movies'' ou ''From the Journals of Jean Seberg''. Dans Le spectateur qui en savait trop, l'auteur rêve de personnages ayant existé en les incarnant à la première personne du singulier. En faisant basculer l'analyse du côté de la fiction, il devient le fils de Madeleine dans Vertigo, celui de Vera Miles et du dernier Tarzan, il est Rita Hayworth aussi bien que l'acteur affublé du costume de la créature du lac noir ou la fille en maillot de bain du film, il est cet acteur de S.M.Eisenstein ou le cinéaste lui-même révélant l'objet de son désir, il permet à Marcel Proust et Alain Resnais de se rencontrer sur le plateau de Marienbad, il évoque magiquement Robert Bresson, Catherine Deneuve ou Silvana Mangano...
Ses contrechamps littéraires nous emportent sur le tapis volant des illusions cinématographiques pour révéler l'envers du décor. Rappaport invente à son tour ces petites histoires qui font la grande, comme toutes celles qui sont données pour véridiques, mais qui resteront à jamais invérifiables, fruits de confessions impudiques dont se repaissent cinéphiles et autres midinets. En nous identifiant au narrateur, nous devenons nous-mêmes le héros de chacune de ces nouvelles transformées en autant de courts-métrages, remix intellident, sensible et provocateur de "ce dont sont faits les rêves" de cinéma.

Illustration : extrait d'un photo-montage de Mark Rappaport.

vendredi 14 août 2020

Retour de Pelechian, héritier de Vertov et Eisenstein


Grande nouvelle, la Fondation Cartier pour l’art contemporain annonce une exposition consacrée au cinéaste arménien Artavazd Pelechian du 24 octobre 2020 au 7 mars 2021, avec présentation en première mondiale de La Nature, son nouveau film, fruit d’une commande passée en 2005 par la Fondation Cartier et le ZKM Filminstitut. Ce film est l’aboutissement de quinze années de travail. L’exposition proposera un dialogue inédit entre La Nature (1h02 mn), son premier film depuis 27 ans, et son chef d'œuvre, Les Saisons (29 mn), ode au monde paysan réalisée en 1975.
Communiqué de presse ici.


Article du 4 mars 2007
Vers 1994 j'ai la chance de découvrir par hasard à la télévision les films d'Artavazd Pelechian et de les enregistrer en vhs : je peux ainsi revoir sept de la douzaine de films réalisés par le cinéaste arménien : Les habitants (1970, musique V. Ouslimenkov, voir au-dessus), Nous (1969), Les saisons (1972), Notre siècle (1982), Fin (1992) et Vie (1993). [Récemment] j'ai trouvé les copies de deux autres plus anciens, dont La patrouille de montagne (Lernayin parek) que Pelechian montre rarement parce qu'il le considère comme un travail d'école, du temps où il était au VGIK à Moscou avec son condisciple d'Andréï Tarkowski. [Pendant longtemps on ne trouvait qu'un DVD portugais, mais il y a maintenant une édition française avec ses sept films les plus connus].


[En 2018, pour illustrer mon article, je finis par trouver sur le net] Les saisons (Tarva Yeghanaknere ou Vremena goda), son chef d'œuvre internationalement célèbre, chant absolument sublime sur la moisson, la fenaison et surtout la transhumance. Mais rien ne vaut sa projection sur grand écran ! Le passage du gué des moutons par les bergers à cheval et les descentes des meules de foin en courant sur des pentes à 45% sont parmi les moments les plus intenses de toute l'histoire du cinéma. Comme dans nombreux de ses autres films défile l'histoire du peuple arménien, mais Artavazd Pelechian transpose toujours son sujet de façon lyrique, sans aucune parole, rythmé alors sur les musiques de Vivaldi et V. Kharlamenko.


Au Début (Nacalo ou Skisb, 1967) est dédié au 50ème anniversaire de la Révolution d'Octobre. La musique est de Sviridov.
À tout commentaire, j'ai toujours préféré les témoignages. Voici quelques extraits du livre de Pelechian, Mon Cinéma (traduction Barbar Balmer-Stutz), trouvés sur le précieux site qui lui est consacré :
" [Dans mes films], il n'y a pas de travail d'acteur, et [ils] ne présentent pas de destins individuels. C'est là le résultat d'une option dramaturgique et de mise en scène consciente. Le film repose pour sa structure compositionnelle sur un principe précis, sur le montage audiovisuel sans aucun commentaire verbal. (…) L'une des principales difficultés de mon travail fut le montage de l'image et du son. Je me suis efforcé de trouver un équilibre organique permettant l'expression unifiée simultanément de la forme, de l'idée, et de la charge émotionnelle par le son et par l'image. Il fallait que le son soit indissociable de l'image, et l'image indissociable du son. Je me fondais, et me fonde encore sur le fait que, dans mes films, le son se justifie uniquement par son rôle au niveau de l'idée et de l'image. Même les bruits les plus élémentaires doivent être porteurs d'une expressivité maximale et, dans ce but, il est nécessaire de transformer leur registre. C'est pour cette raison que, pour l'instant, il n'y a pas de son synchrone ni de commentaire dans mes films."


Après La Terre des hommes (Zemlja ljudej, 1966), je cite encore Mon cinéma :
"L'une des affirmations de base d'Eisenstein nous est connue depuis longtemps : un plan, confronté au cours du montage aux autres plans, est générateur de sens, d'appréciation, de conclusion. Les théories du montage des années 20 portent toute leur attention sur la relation réciproque des scènes juxtaposées, qu'Eisenstein appelait le " point de jonction du montage " (montznj styk) et Vertov un " intervalle ". (…) C'est lors de mon travail sur le film Nous que j'ai acquis la certitude que mon intérêt était attiré ailleurs, que l'essence même et l'accent principal du montage résidait pour moi moins dans l'assemblage des scènes que dans la possibilité de les disjoindre, non dans leur juxtaposition mais dans leur séparation. Il m'apparut clairement que ce qui m'intéressait avant tout ce n'était pas de réunir deux éléments de montage, mais bien plutôt de les séparer en insérant entre eux un troisième, cinquième, voire dixième élément. (…) En présence de deux plans importants, porteurs de sens, je m'efforce, non pas de les rapprocher, ni de les confronter, mais plutôt de créer une distance entre eux. Ce n'est pas par la juxtaposition de deux plans mais bien par leur interaction par l'intermédiaire de nombreux maillons que je parviens à exprimer l'idée de façon optimale. L'expression du sens acquiert alors une portée bien plus forte et plus profonde que par collage direct. L'expressivité devient alors plus intense et la capacité informative du film prend des proportions colossales. C'est ce type de montage que je nomme montage à contrepoint."

Découvert en France par Jean-Luc Godard et Serge Daney, Pelechian n'avait pas terminé de film depuis 1993. On avait pu voir Les saisons à la Fondation Cartier dans l'exposition Ce qui arrive concoctée par Paul Virilio, mais aucune nouvelle trace jusqu'ici de quelque édition dvd. Né en 1938, on pouvait espérer qu'il trouverait les moyens de continuer à réaliser des documentaires aussi exceptionnels par leur lyrisme et leur rythme, leur sens critique et leur humanisme (entendre au sens noble du terme, soit celui qui réconciliera enfin l'homme avec la nature !).

P.S.: C'est ce que j'avais écrit en 2007, et le nouveau film s'appellera La nature !

jeudi 13 août 2020

Athée grâce à Dieu [archive]



Article du 24 mars 2007


Les films de Luis Buñuel ont longtemps représenté le modèle de ce que je rêvais de faire. Le journal d'une femme de chambre d'après Mirbeau m'avait impressionné par son humour, son sens critique, la crudité des rapports, l'ambiguïté des personnages, la lumière, le montage... "Je suis pour l'amour moi, Célestine, pour l'amour fou..." (Piccoli à Muni) Les deux films avec Catherine Deneuve, Belle de Jour (qu'y a-t-il à l'intérieur de la boîte du Coréen ?!) et Tristana (érotisme brutal des derniers plans avec le son des cloches à l'envers) conservaient le mystère d'une œuvre où le sacré était découpé comme sur un étal de boucherie. Mon préféré était La voie lactée parce que j'avais l'impression d'apprendre quelque chose sur la religion tout en jubilant des dissections abyssales que Buñuel lui faisait subir. N'ai-je pas toujours été un hérétique ! Mais je n'ai jamais eu de crise mystique, mon père ayant réglé définitivement la question lorsque j'étais très jeune en me répondant par une phrase de son ami Georges Arnaud : "Si Dieu existait, ce serait un tel salaud qu'il ferait mieux de ne pas s'en vanter." Exit. Pas d'intermédiaire. Je devais négocier directement avec la mort.


Je les ai tous aimés, d'abord les derniers, Le charme discret de la bourgeoisie ("le lieutenant a un rêve très sympathique à vous raconter" fait Piéplu), Le fantôme de la liberté (la colique du miserere), Cet obscur objet du désir (les attentats terroristes ponctuent le film de façon bizarrement prémonitoire). J'appréciais les titres longs. J'aimerais revoir La mort en ce jardin. Jean-André Fieschi me fit connaître la période mexicaine, Don Quintin, La vie criminelle d'Archibald de la Cruz, Los Olvidados, El (j'adore la scène où l'aiguille à tricoter transperce le trou de serrure), L'ange exterminateur, il y en a trop, en fait jamais trop, je me répète les dialogues et jubile toujours autant devant n'importe lequel de ses films, comme s'il stimulait chez moi quelque partie du cerveau dédiée spécialement à son œuvre ! À la sortie de l'Idhec, j'aurais aimé être son assistant ou celui de Godard. Cela ne s'est pas fait, alors je n'ai pas continué la voie de l'assistanat. Sur le tournage, Don Luis allait se faire acheter des chemisettes à manches courtes ou du camembert. Il saoulait ses interlocuteurs. Il connaissait les grands textes, Marx, Freud, la Bible... Il tournait juste ce dont il avait besoin, montait en quatre jours.


J'ai glissé trois films dans le billet. Le premier est le premier, Un chien andalou, cosigné avec Salvador Dali, le traître. Il y avait trois amis, Buñuel, Dali et Lorca. Federico Garcia Lorca a été assassiné par Franco, Dali adopta sa cause, Buñuel s'exila... C'est lui qui sonorisa le film avec un tango et Tristan et Iseult. Le second est L'âge d'or, financé par le Vicomte et la Vicomtesse de Noailles en même temps que Le sang d'un poète de Jean Cocteau, est aussi le second. Je me souviens de mon exaltation lorsque je le découvris sur l'écran de la Cinémathèque au Trocadéro. Il n'existe aucun cinéaste qui me procure autant de jubilation. Le troisième est le Cinéastes de notre temps tourné par Robert Valey, le premier, celui qui inaugura la série d'André Labarthe et Janine Bazin.

Photo : Antonio Galvez

lundi 10 août 2020

Lèvres de sang [archive]


Article du 2 mars 2007

En sortant de l'Idhec, je trouvai illico un poste de second assistant réalisateur sur un film de Jean Rollin, Lèvres de sang. Je ne me souviens pas comment, mais peut-être était-ce grâce à l'École ou à Louis Daquin qui la dirigeait alors. Robert Bozzi était le premier et Nathalie Perrey assurait la régie en plus de jouer le rôle de la mère du héros. Comme c'était une petite équipe, je les assistais tous les deux ! Et me voilà accompagner les jumelles chez le prothésiste pour leurs dents de vampires, nourrir les chauve-souris qui embaumaient la bière sur le siège arrière de ma voiture lorsqu'elles avaient mangé de la banane, convaincre l'actrice principale en pleurs de regagner sa chambre d'hôtel après qu'elle l'ait totalement dévastée et tandis qu'elle faisait du stop sous la pluie sur l'autoroute avec son slip pour seul vêtement, réchauffer (moralement et alcooliquement) les comédiennes qui grelottaient dans le vent glacial qui soufflait sur les ruines du Chateau-Gaillard aux Andelys, lancer la machinerie des fontaines du Trocadéro au milieu de la nuit, et cetera et cætera.


J'ai une tendresse particulière pour ce film puisqu'il marqua mon entrée dans le métier et que j'y tiens un petit rôle, très chaste, le temps de deux plans. Je joue celui d'un vendeur de cartes postales aveugle, cheveux longs et pantalon pattes d'eph. Je n'ai que vingt-deux ans et encore toutes mes illusions lorsque je m'assois sur un canapé pendant la répétition et que j'entends une des comédiennes raconter son week-end avec un berger allemand. Les bras m'en tombent et j'ai les jambes coupées. Il faut préciser que si ce film (culte) est aujourd'hui présenté comme un film fantastique ; nous en parlions alors comme d'un porno-vampire et Rollin en était le pape ! Cela explique probablement pourquoi il sort en collector 3 dvd, avec moult boni et luxueux livret de 64 pages. Son aspect pornographique est soigneusement évité par toute l'équipe, sauf Cathy Tricot, une des deux petites jumelles. Dans le générique, je relève le nom de Claudine Beccarie devenue célèbre avec Exhibition de Jean-François Davy.
Faisons donc un saut de quelques années en avant jusqu'en 1979. Nous sommes dans un couloir de l'Idhec alors que je suis devenu responsable des études pour la première année. Un de mes élèves m'arrête pour me demander si c'est bien moi qui joue dans Suce-moi, vampire. Comme je suis surpris, il précise que c'est la version hard de Lèvres de sang (Rollin a pris le pseudo de Michel Gand). Cet étudiant passionné par les séries Z s'appelle Christophe Gans, il réalisera plus tard Crying Freeman, Le pacte des loups, etc. Il y a donc deux versions du film, une soft et une hard, mais les 3 dvd évitent soigneusement de parler de l'autre version. Il est pourtant difficile de ne pas se souvenir des scènes qui ont disparu de la version éditée !


Les motivations du "jeune" premier étaient plus ambigües que son passage au film de genre, d'autant qu'il en était co-auteur. Il jouera d'ailleurs la même année dans un autre classique, Le sexe qui parle. Jean-Loup Philippe avait remporté un succès phénoménal au théâtre dans Thé et sympathie aux côtés d'Ingrid Bergman, puis de Micheline Presle. Enfant, il avait côtoyé Supervielle, Michaux, Cendrars et fondera le Domaine Poétique en 1962 où il mettra en scène Robert Filliou, Brion Gysin, William Burroughs, François Dufrêne avec projections lumineuses. Il inventera le café théâtre en 1965 à La Vieille Grille, deviendra directeur artistique au Théâtre de l'American Center, écrira des livres, de la poésie, des pièces, des évocations radiophoniques. Les noms de Bernard Heidsieck, Henri Chopin, Emmet Williams, Alain Kremski, Jean-Yves Bosseur, Riopelle, Jean Tardieu jalonnent son œuvre. Il n'empêche qu'ici, il enfile un chapelet de nanas dans les scènes coupées de la version soft ! Ce n'était pas un pro du X pour autant. Dans une scène où l'actrice lui déplaisait profondément, il exige trente grenouilles autour d'eux pendant qu'ils officient. Hélas, en novembre, les batraciens hibernent. Je sauve la production, arrêtée, en rapportant deux crapauds africains trouvés sur les quais. Dans une autre scène, ses moyens lui faisant défaut, le producteur prend la place du réalisateur, fait sortir presque toute l'équipe et éteindre les projecteurs. Lorsque notre héros sent que ça vient, le producteur (que j'ai fait pleurer le premier jour de tournage au cimetière de Montmartre en réclamant mon dû !) lance un Lumière ! suivi de Moteur ! C'est la débandade. Il finira par se faire doubler par un pro.


En regardant les 3 dvd de l'édition anglophone hollandaise (attention, la bande-annonce est nulle), nous sommes surpris par le naturel des interviewés. Les bonus ne nous ont pas habitués à tant de sincérité (X occulté mis à part !). Si les producteurs étaient infects, l'équipe était marrante et sympa. Les entretiens montrent des personnages étonnants. Je me demande ce qu'est devenu le compositeur, Didier William Lepauw, dont la musique est intelligente et inventive. Était-ce un pseudonyme ? Très belle lumière également, ce genre de film offrant à Jean-François Robin le soin de réaliser un travail original et particulièrement soigné. Les scènes tournées à Paris sont très émouvantes, elles montrent des quartiers détruits comme l'immense chantier de Belleville ou le vieil Aquarium du Trocadéro. Jean Rollin incarne tout un pan souvent ignoré du cinématographe, amateur de rêves, de jolies filles et de beaux décors. C'est à leurs yeux une transposition de la poésie à l'écran.
Ayant été louveteau de 8 à 11 ans (mon côté couteau suisse) et n'ayant aucune envie de devenir psy, je passai de l'assistanat à la réalisation au montage. Après onze jours sur La baby-sitter de René Clément où je supervise l'enregistrement de la musique de Francis Lai dirigée par Christian Gaubert et suis payé au tarif de stagiaire tandis que je totalise 40 heures supplémentaires en une semaine, mes revendications n'aboutissent qu'à mon départ précipité. Je suis remplacé par Tony Meyer qui sera enfin correctement rémunéré ! Avec mon travail d'assistant sur un documentaire sur la Sonacotra de Coline Serreau, voilà donc l'intégralité de ma carrière de technicien du film. La composition musicale et la création de partitions sonores me donnent, à vingt-trois ans, un statut social plus enviable et épanouissant !

jeudi 6 août 2020

Les films d'Henri Cartier-Bresson [archive]


Article du 21 Novembre 2006

Dans tous ses entretiens, HCB rappelle qu'il fut l'assistant de Jean Renoir sur La vie est à nous en 1936. Sur la Partie de campagne, ils étaient trois assistants, Jacques Becker était le premier, il était le second, Luchino Visconti était plus là en observateur. Il le sera encore sur La règle du jeu. En 1937, Henri Cartier réalise son premier documentaire, Victoire de la vie, sur l'entraide médicale au service de l'Espagne républicaine assaillie par les troupes du général Franco. La musique est de Charles Koechlin. L'année suivante, il signe un second film sur la guerre d'Espagne, cette fois pour le compte du Secours Populaire, L'Espagne vivra. Les deux films sont passionnants, témoignages accablants pour cette Europe de l'Entente Cordiale qui se fait la complice du fascisme solidaire. Mussolini et Hitler envoient des hommes, des tanks, des avions, mais la France et la Grande-Bretagne refusent de soutenir la république espagnole. Le troisième documentaire, Le retour, tourné en 1945, est terriblement émouvant, retour des camps de millions d'hommes sur les routes allemandes. Certaines images, comme dans Nuit et brouillard ou La mémoire meurtrie, sont insoutenables, les retrouvailles à la gare émeuvent monstrueusement.
1970. Les deux derniers documentaires sont des commandes de la chaîne de télévision CBS News. Ils sont tournés en couleurs, son direct et sans commentaire. Le premier, Impressions de Californie, porte un regard tendre sur l'époque, tandis que le second, Southern Exposures, est plus politique, critique d'une société en pleine mutation : décadence des grands propriétaires terriens, affranchissement des noirs, main mise de la religion... Le pacifisme et le combat contre le racisme se renvoient la balle d'un film à l'autre. Les films réalisés par HCB montrent l'engagement de HCB au-delà de l'instant décisif. JR me raconte, qu'interrogé aux actualités par la télévision française alors qu'il est déjà très âgé, comme l'interviewer lui demande s'il a quelque chose à ajouter, le photographe lance seulement "Vive Bakounine !". HCB affirme son regard libertaire.
L'homme savait aussi être un séducteur élégant. Je me souviens l'avoir croisé un an avant sa mort pendant les Rencontres d'Arles de la Photographie, s'appuyant sur une canne, entouré d'une nuée de petites jeunes filles. Il s'est éteint en Provence à l'âge de 95 ans. Le superbe coffret DVD contient un livret de 90 pages et un second disque avec, cette fois, des films sur lui : Biographie d'un regard de Heinz Bütler (2003), L'aventure moderne de Roger Kahane (1975), Contacts de Robert Delpire (1994) - magnifique collection initiée par William Klein que l'on peut trouver en 3 volumes DVD avec la complicité des plus grands photographes commentant leurs planches-contacts (Arte), Flagrants délits du même Delpire (1967) que HCB salue souvent comme l'un de ses deux grands metteurs en pages avec Tériade, Une journée dans l'atelier d'Henri Cartier-Bresson de Caroline Thiénot Barbey (2005) qui le montre en train de dessiner et peindre, formation que le photographe revendiquera toujours comme clef de son regard, et Écrire contre l'oubli : lettre à Mamadou Bâ de Martine Franck et lui-même, trois minutes commandées par Amnesty International en 1991. La photographe Martine Franck, sa dernière compagne, préside la Fondation Henri Cartier-Bresson.
Le coffret édité par mk2 est une mine sur laquelle on sautera sans hésiter et sans aucun dommage si ce n'est celui de voir le monde avec un autre œil. Bien qu'il ne semble y avoir aucun rapport, je le rangerais pourtant à côté de Jacques Tati pour cette manière révolutionnaire de nous apprendre à regarder. C'est rare.