70 Cinéma & DVD - mars 2024 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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vendredi 29 mars 2024

Fulgurance d'Elio Petri


J'ai commencé ce marathon en découvrant L'Assassin (L'Assassino) que Carlotta [a ressorti] au cinéma. J'avais déjà chroniqué ici Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon, aussi L'assassin m'a-t-il donné envie d'approfondir ma connaissance d'Elio Petri, cinéaste majeur injustement oublié et mésestimé. Provocateur, jusquauboutiste, éminemment politique, communiste ayant quitté le Parti en 1956 après l'écrasement de l'Insurrection de Budapest, Petri ose transposer ses colères en art cinématographique avec une maîtrise de la direction d'acteurs, de l'image, du montage... En un mot, il cinema !

Les Jours comptés (I Giorni contati) sont ceux, hypothétiques, restant à vivre au personnage joué par Salvo Randone qui rappelle le père du réalisateur, ouvrier dont la conscience de classe marquera toute son œuvre. La mort qui hante ce film de 1962 n'a pas la force de l'aliénation qui règne en maître sur le monde des vivants. La révolte est déjà là, annonçant les mouvements de la fin des années 60. C'est néanmoins certainement le plus tendre de toute la filmographie et le plus documentaire. Au travers de multiples rencontres l'ouvrier plombier cherche un sens à sa vie, même s'il retourne finalement à son travail.

La science-fiction de La 10e victime (La Decima vittima) anticipe la télé-réalité avec un humour ravageur. Dans ce genre difficile, le film de 1965 avec Marcello Mastroianni et Ursula Andress n'a pas pris une ride. Étonnamment, contrairement à de nombreux films où le design des années 60 a laissé son empreinte, il n'est ni daté ni ringard. La beauté des cadrages et la virtuosité du montage y sont pour beaucoup.


À chacun son dû (A ciascuno il suo) est un portrait de la Sicile de 1967 sous la forme d'un thriller cynique. Un naïf professeur découvre le crime et la corruption qui tiennent toute la région sous leur coupe. En soignant les détails, Petri laisse entrevoir les mœurs implicites du pays.

Sa liberté d'invention explose dans Un coin tranquille à la campagne (Un Tranquillo posto di campagna), film expérimental de 1969. La paranoïa du peintre est accompagnée par un groupe de musique improvisée dirigé par Ennio Morricone qui collaborera ensuite à tous ses films. Le coach de Franco Nero, alors en couple sur l'écran comme à la ville avec Vanessa Redgrave, n'est autre qu'un jeune peintre du nom de Jim Dine ! C'est le monde de l'art qui est cette fois mis à l'index.

Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon est le seul film véritablement connu de cet auteur dont Tonino Guerra cosigna quelques films majeurs. Premier film italien à mettre en cause la police, il subit les attaques de la Démocratie Chrétienne au pouvoir.

La classe ouvrière va au paradis de 1971, également avec Gian Maria Volontè, mériterait d'être projeté à la télé aujourd'hui, histoire d'y mettre un peu de réalité, maintenant qu'elle ne transmet plus que des illusions. Comme le précédent qui a recueilli un Oscar à Holywood et le Prix spécial du Jury à Cannes, celui-ci reçoit la Palme d'or, mais le film ne plaît évidemment pas aux syndicats dont Petri montre la collusion avec le pouvoir, du moins leur frilosité à revendiquer efficacement la fin de l'aliénation. L'exploitation et la pression subies par les héros de Petri les pousse régulièrement à la folie ou à la mort.


Le suivant est un échec encore plus cuisant. On a du mal aujourd'hui à saisir comment la presse a pu passer à côté, mais le réalisateur dérange. L'Italie semble avoir souhaité effacer son œuvre de l'Histoire du cinéma. La haine de l'argent est remarquablement décrite dans La Propriété, c'est plus le vol (La Proprietà non è più un furto) de 1973. Jamais Elio Petri n'aura été si caustique. Il a l'humour de Mocky, la fantaisie de Fellini, la modernité d'Antonioni, la critique de Pasolini, la colère de Rosi, la folie de Ferreri… Ce mariage de la politique, de la beauté plastique et de l'humour se retrouve peut-être aujourd'hui chez Paolo Sorrentino [...].

Un cran encore au-dessus dans le délire, Todo modo, troisième adaptation de Petri d'un roman de Leonardo Sciascia, est une charge terrible contre la Démocratie Chrétienne qui s'entredéchirait en Italie. Aldo Moro en fera les frais l'année suivante, et l'on ne pardonnera pas à Petri de l'avoir annoncée, d'autant qu'aux côtés de Mastroianni le jeu hallucinant de Gian Maria Volontè rappelle explicitement Moro. Buñuelien et prophétique, ce film de 1977 qui tient de L'ange exterminateur et des Dix petits nègres prit le pays à rebrousse-poil et restera totalement incompris. Comme souvent dans ses films, Petri fait rimer le pouvoir avec les rites du sadomasochisme, qui n'est pas sans rappeler ceux du Christianisme !

Deux ans plus tard, son dernier film, Le Buone notizie (Les bonnes nouvelles), est une comédie grotesque dont les personnages jouent la libération sexuelle alors que la société, violente et archimédiatisée, les inhibent jusqu'à les rendre fous. Les mots ne veulent plus rien dire. Seule la mort a raison de l'absurde. La présence d'Angela Molina et les attentats à répétition rappellent irrémédiablement Cet obscur objet du désir, le dernier film... de Luis Buñuel.

Pour terminer ce rapide survol, il existe un documentaire réalisé en 2005 par Federico Bacci, Nicola Guarneri et Stefano Leone qui apporte quelques informations. Si la plupart des films comportent des sous-titres anglais, je n'ai hélas pas trouvé de copie sous-titrée de Il Maestro di Vigevano (Le professeur de Vigevano), ni pu voir d'autres courts métrages que Tre ipotesi sulla morte di Pinelli (Trois hypothèses sur la mort de Pinelli), ni son adaptation pour la télévision des Mains sales de Sartre, titre qui résume très bien la cible qu'a visée toute sa vie Elio Petri, mort à 53 ans d'un cancer, conséquence probable de son désespoir devant la schizophrénie contemporaine évoquée par Jean Antoine Gili, spécialiste du cinéma italien.

L'assassin d'Elio Petri


1961. On savait faire du cinéma. Entendre que les réalisateurs utilisaient encore les ressources de la lumière, du décor, du montage, autrement que pour rendre fluide la narration, sans la formater dans une pseudo réalité qui va du réalisme le plus plat aux effets spéciaux les plus bluffants. L'élégance des flashbacks contrastent avec les gros sabots employés aujourd'hui dans la majorité des productions. La musique n'appuyait pas forcément les émotions de façon redondante, des fois que l'on ne comprenne pas dans quelle ambiance on se trouve. Il existe encore de vieux dinosaures pour défendre ce cinéma de l'intelligence et quelques jeunots et jeunettes se battent heureusement pour que perdure le septième art laminé par l'industrie du divertissement. [...]


L'assassin est un guet-apens psychologique dans lequel tombe un bel antiquaire cynique, attiré par le luxe et l'argent, à la fois coincé par la bureaucratie kafkaïenne et le pouvoir policier de l'époque, et par son propre sentiment de culpabilité. Le séducteur est accusé du meurtre de sa "vieille" maîtresse, remarquablement interprétés par Marcello Mastroianni et Micheline Presle. Mais c'est l'Italie d'alors qui est sur la sellette. L'humour n'exclue pas le travail documentaire ni la beauté plastique de l'architecture la critique politique. Le film se hisse facilement à la hauteur des chefs d'œuvre d'Antonioni et des meilleurs de la nouvelle vague, avec en plus un sens aigu de la lutte des classes.

Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon


Le film d'Elio Petri m'avait marqué à sa sortie en 1970, mais je n'en gardais aucun souvenir si ce n'est la figure de Gian Maria Volontè, un acteur politiquement engagé à une époque où le cinéma italien était particulièrement productif. Le scénario ne réserve aucune surprise puisque tout est posé dès la première scène, un crime gratuit qui vaudrait démonstration à son auteur, chef de la brigade criminelle promis au poste de directeur de la section politique qui considère droits communs et révolutionnaires de la même engeance. Son crime tendrait à prouver que personne n'aura l'audace de le démasquer même après avoir laissé sciemment une multitude d'indices qui l'accusent formellement. Sa fonction sociale serait au-dessus des lois et sa hiérarchie n'aurait aucun intérêt à le voir condamné alors que l'Italie traverse une période troublée par une recrudescence d'attentats. Le pouvoir peut mener à tous les abus comme à la folie. L'Histoire en fit souvent la démonstration. Le sado-masochisme du commissaire serait une soupape de sécurité à son omnipotence si elle ne se bloquait, le pouvoir ne guérissant pas l'impuissance. C'est sur ce terrain que sa maîtresse le blesse, l'acculant à passer à l'acte. Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon révèle la mécanique fascisante de l'État lorsqu'il se croit au-dessus des lois, comme nos "démocraties" avec des chefs d'état dont les décisions et les largesses arrogantes n'ont d'égal que leur sentiment d'impunité.


[...] Édition DVD quasi définitive, copie remasterisée et bonus exceptionnels dont un entretien passionnant avec Ennio Morricone qui raconte dans le détail comment il a composé la musique sans ne voir aucune image, des témoignages de première main et un long documentaire sur le réalisateur.

Articles des 15 et 26 juin 2012, et 28 juin 2010

mercredi 27 mars 2024

Le problème a plus de trois corps


La première question est réglée, je n'ai pas lu Le Problème à trois corps, le roman à succès de Liu Cixin. Des amis que j'interroge l'ont adoré. Par contre, je suis écartelé entre la série Netflix et la bande dessinée supervisée par l'auteur. La première est produite par David Benioff et D. B. Weiss à qui l'on doit Game of Thrones, et Alexander Woo qui avait travaillé entre autres sur True Blood. J'aurais aimer jeter un œil à la précédente adaptation en série d'une équipe chinoise, trente épisodes dirigés par Yáng Lěi et Vincent Yang, mais elle semble inaccessible. Du côté américain sont prévues trois saisons, et le premier tome de la bande dessinée sera suivi par quatre autres.


Si les deux récits peuvent paraître éloignés l'un de l'autre, c'est le mérite des adaptations personnalisées, l'impression générale est la même. L'approche est laborieuse, le scénario plutôt rébarbatif. Caché sous une narration alambiquée, des personnages aux émotions individualisées tels que les films catastrophe hollywoodiens ont l'habitude de les présenter, cela peut se résumer simplement à la guerre des mondes ou à celle des étoiles. Le seul élément un peu original réside dans la secte mystique des traitres à l'humanité qui pense que les aliens seront forcément meilleurs qu'eux, voire aptes à régler le chaos qui règne sur notre planète. Agrémenté d'un graphisme seyant, la bande dessinée diffuse un parfum ésotérique qui disparaît au gré des épisodes de la première saison télévisée. J'avais commencé par le roman graphique, je pense y revenir après avoir regardé la série, même si je m'y perds.
Quitte à me coltiner une série je préfère le très réussi D'argent et de sang de Xavier Giannoli sur l'arnaque à la taxe carbone avec Vincent Lindon, Tout va bien qui n'a rien de sinistre, bien au contraire, malgré le sujet, le satirique The Regime dirigé par Stephen Frears caricaturant Ceauşescu, Ioulia Tymochenko et Poutine avec Kate Winslet, Matthias Schoenaerts et Guillaume Gallienne, ou encore Tokyo Vice qui explique comment fonctionne la société japonaise au travers d'une histoire de yakuzas, la fantaisie brutale de The Gentlemen de Guy Ritchie, la critique du racisme social anti-anglais en Australie dans Ten Pound Poms, ou Shōgun qui a le mérite de faire parler les comédiens dans les langues idoines. J'évoque évidemment les plus récentes, du moins celles dont je me souviens là, avant de prendre le train pour Nantes !

vendredi 15 mars 2024

The Host de Bong Joon-ho


N'étant pas un fan de films d'épouvante, il aura fallu l'humour et la dimension politique pour que The Host m'emballe à sa sortie en 2006. D'une part je suis une petite nature qui ferme les yeux lorsqu'une seringue est montrée à l'écran, d'autre part le film du Coréen Bong Joon-ho ne fait pas vraiment peur. Quant aux films d'épouvante, ils véhiculent souvent une métaphore politique comme chez John Carpenter, et je me souviens des séances de minuit au Napoléon, emmené par mon père, où les spectateurs se rassuraient en fichant un sacré foutoir par leurs quolibets incessants, histoire de camoufler la peur sous une franche et bruyante rigolade. Pour vous flanquer des frissons, il vaut mieux un bon Hitchcock, avec le suspense entretenu lorsqu'on sait avant les protagonistes qui est l'assassin. Si Bong Joon-ho montre très tôt le monstre, il réussit tout de même à vous coller la frousse tant la bête est hideuse. En choisissant une famille de losers très pauvre pour lutter contre elle, il introduit forcément un humour ravageur.


La charge anti-américaine est évidemment déterminante dans ce chef d'œuvre qui n'a rien du genre : de l'agent orange, pesticide utilisé pendant les guerres du Vietnam et Corée, à l'Incident McFarland où un officier américain ordonna de jeter des déchets toxiques dans une rivière parce que les bouteilles s’entassaient, couvertes de poussières, en passant par les prétendues armes de destruction massives irakiennes suggérées par l'absence de virus, sans oublier la critique de l'État coréen qu'incarne probablement le monstre. Même si j'aime beaucoup Snowpiercer (Le Transperceneige), c'est mon film préféré de l'auteur de Memories of Murder, Mother, Okja et Parasite. J'ai fini par craquer pour l'édition limitée avec le storyboard complet traduit en français et anglais de 334 pages, tout cela dans un superbe coffret illustré par Madison Coby. Parmi les innombrables bonus figure la masterclass de Bong Joon Ho au Grand Rex en février 2023...

→ Bong Joon-ho, The Host, Édition Collector 4K et Blu-Ray + Bonus Blu-ray The Jokers, 69,99€