70 Cinéma & DVD - octobre 2014 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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vendredi 31 octobre 2014

Too Late Blues


Pete Kelly's Blues m'a donné envie de revoir le second film de John Cassavetes, Too Late Blues, réalisé deux ans après Shadows, un chef d'œuvre où l'improvisation doit beaucoup au jazz, d'autant que la musique est signée Charles Mingus avec les solos de sax de Shafi Hadi. Il y a longtemps que je n'avais pas regardé de Cassavetes. J'avais oublié l'homosexualité latente qui se cache derrière l'amitié virile et un machisme assez ringard. Les filles jouent sublimement. Le rythme est épatant, mais je ressens un malaise devant les poncifs qui circulent de film en film. Les gars sont des losers. Too Late Blues. Y aurait-il une culpabilité chez les blancs à jouer du jazz ? On ne filme que ce que l'on aime. Cassavetes avait le swing, mais ses personnages sont pitoyables. Je n'ai jamais supporté l'odeur mâle des loges dans les boîtes de jazz avec leurs plaisanteries potaches de copains de régiment. Pour avoir un temps fréquenté les jazzmen afro-américains, je ne me souviens pas de cette ambiance glauque. J'étais si jeune avec Sidney et encore trop avec l'Arkestra de Sun Ra ; quant aux rushes que j'avais tournés avec l'Art Ensemble of Chicago j'ignore ce qu'ils sont devenus. Il suffit de la présence d'une seule fille pour que l'ambiance soit plus digne (je n'y avais jamais pensé, mais ces fois-là il y avait toujours une Agnès dans le champ). Quant à Too Late Blues, ce n'est pas le meilleur de son auteur, mais il a le mérite de représenter la tentative infidèle de Cassavetes de frayer avec Hollywood, ici la Paramount. À la fin du film, le héros joué par Bobby Darin, lâche et paumé, revient vers ses copains. Il ne lui reste plus qu'à s'excuser, à commencer par la fille, formidable Stella Stevens.

mercredi 29 octobre 2014

Pete Kelly's Blues


Il faut une loupe pour découvrir la distribution de ce film de jazz méconnu. Ella Fitgerald y interprète deux chansons dans un bouge au fin fond de la campagne du Kansas, Peggy Lee très peu vue à l'écran (la chanson de Johnny Guitar, c'est elle) est une chanteuse alcoolique qui finira à l'asile, Janet Leigh est plus séduisante que jamais, Jayne Mansfield a un petit rôle de vendeuse de cigarettes, Lee Marvin est le clarinettiste... Et l'homme de radio Jack Webb qui l'a réalisé s'est attribué le rôle titre, celui d'un cornettiste devant faire vivre son septet en 1927 au temps de la prohibition, coincé entre le syndicat des musiciens et les pressions brutales de la mafia locale.


Je n'aurais pas remarqué Pete Kelly's Blues sans l'article de Jonathan Rosenbaum, grand critique de cinéma et amateur de jazz. Il raconte que John Cassavetes s'en est inspiré pour son Too Late Blues que je vais revoir bientôt. Le personnage de Pete Kelly joué par Jack Webb à la Bogart est tendu comme un élastique qui ne claque jamais, on imagine un passé sévère qui ne sera jamais révélé : seule la musique arrondit ses angles cassants. Il ne fait pas partie des losers typiques des poncifs du jazz, quitte à ce que ses décisions demeurent ambiguës. Le passage à l'acte est l'ultime recours. La musique l'a habitué à chercher des compromis, mais pas dans sa vie. On n'est jamais seul dans l'improvisation, le moindre solo a besoin de l'orchestre. Pour l'instant le film, sorti en 1955 sous les titres Le gang du blues ou La peau d'un autre, n'existe en DVD qu'aux USA, mais il mériterait qu'un éditeur français s'en soucie...


N.B.: désolé pour l'anamorphose de la première bande-annonce, mais je n'arrive pas à corriger le film tel qu'il est publié sur YouTube... J'en ai ajouté une autre ci-dessus, plus courte, avec des différences notoires, mais dont le format est correct...

vendredi 17 octobre 2014

Misère du réel et fantaisie visionnaire


Pour vouloir obéir à ce que la morale officielle leur dicte les fictions cinématographiques diffusent le plus souvent des scénarios éculés où les effets de surprise sont rares. Luis Buñuel déjà avait inventé une grille où il pouvait deviner la chute d'après le caractère des principaux personnages. Les blockbusters américains, conçus pour des ados attardés, mettent en scène des super-héros assumant les rêves douteux des populations démissionnaires. Quant au cinéma français il se complaît dans un misérabilisme de bonne conscience où les personnages réfléchissent le quotidien banal de tout un chacun, hélas sans point de vue ni changement d'angle, dans des états stationnaires où la psychologie remplace l'action. Rares sont d'ailleurs les œuvres qui marient ces deux composantes.
Les documentaires obéissent à des règles équivalentes. Effets spéciaux outre-atlantique, misère du réel de notre côté. Les films joyeux semblent réservés au grand public consommateur de fast-food culturel. Les comédies intelligentes sont rares et l'on comprend le choc que procure P'tit Quinquin de Bruno Dumont et les perspectives qu'il ouvre si le succès se vérifie en salles.
Les préjugés sont encore pires du côté des documentaires. La fantaisie est stupidement taxée de légèreté. Il faut qu'un documentaire soit lugubre pour justifier de son statut de réel. De même que la fin du capitalisme semble une utopie à la plupart, le refus du misérabilisme ambiant est considéré comme une vue de bobos (comme si les autres réalisateurs étaient issus du monde ouvrier !). Le rôle prétendument pédagogique des documentaires les enferme dans un classicisme de la forme. La plupart sont des reportages sur des sujets sociaux, mais manquent au statut d'œuvre cinématographique, à savoir une vision d'auteur, à la fois politique et esthétique. La forme et le fond étant indissociables pour parvenir à l'excellence ou à l'originalité du propos, rares sont les films réputés du réel à effleurer cette forme ni ancienne, ni nouvelle, mais que Brecht appelait appropriée.
De même que l'utilisation générale de la musique formate les longs métrages actuels, celle du commentaire écrase les sujets. Les questions que devrait se poser tout réalisateur semblent hélas réglées une fois pour toutes dès lors que la caméra se met en marche. Idem au montage où l'absence flagrante d'imagination donne à la plupart des allures de magazine télé, ce qui est abusivement péjoratif pour les magazines de télévision où pouvaient œuvrer des cinéastes avant que les producteurs ne soient remplacés par des décideurs. Les premiers venaient du cinéma, les seconds ont été formés dans des écoles de commerce. On saisira la nuance et le marasme que cette déviance engendre.
D'autre part le documentaire devenant synonyme du réel, le concept de cinéma-vérité, qui se rapproche aujourd'hui de plus en plus de la télé-réalité, n'autorise pas la liberté d'interprétation du réalisateur, ses partis-pris. Il impose le plus souvent une prétendue objectivité, ou du moins la nécessité d'embrasser tous les points de vue au détriment d'une véritable vision, un point de vue documentaire (voire documenteur, comme le suggérait Agnès Varda !). Or dès lors que la présence d'une caméra est détectée les individus se mettent à jouer devant son objectif, pensant que c'est ce qui est attendu d'eux. Certains cinéastes résistent à cette mouvance fade en revendiquant l'héritage de Flaherty qui mettait en scène ses personnages. Ainsi, de même que je n'allume plus jamais la télé, je ne peux et ne veux plus regarder de documentaires dont le classicisme de la forme écrase le propos, où la morale s'efface devant les usages. Comme Cocteau disait qu'une œuvre est une morale, les films qui ne peuvent prétendre au statut d'œuvre ne peuvent se targuer de quelque morale que ce soit. Ils ne sont que des produits culturels voire promotionnels, quelle que soit l'idéologie ou les intentions qu'ils sous-tendent et qui les ont engendrés.

Capture-écran : DigDeep de Sonia Cruchon

mercredi 15 octobre 2014

Cybèle ou Les Dimanches de Ville d'Avray


Fabuleuse surprise de découvrir Cybèle ou Les dimanches de Ville d'Avray plus de cinquante ans après sa sortie. J'en avais un vague souvenir ; peut-être parce qu'un extrait était passé un dimanche à l'émission La séquence du spectateur ? Je n'avais que dix ans et j'ai toujours cru que c'était un mélo pour faire pleurer dans les chaumières. Erreur, fatale erreur. Le premier long métrage de Serge Bourguignon est une merveille d'intelligence et de poésie. La profondeur de l'âme y est sondée avec les yeux de l'enfance et la révolte contre notre société pleine de préjugés est plus actuelle que jamais.
La transparence du verre, l'épaisseur de l'air, les jeux de miroirs nous plongent dans un conte magique et cruel comme les fées savent les inventer. Rejeté par les cinéastes de la Nouvelle Vague le film se rapproche pourtant des premiers d'Alain Resnais, images embrumées de Henri Decaë, décors envoûtants de Bernard Evein (condisciple à l'Idhec et partenaire éternel de Jacques Demy), évocations subtiles de l'inconscient, jeu moderne des acteurs. La petite Patricia Gozzi, abandonnée par sa famille à une institution catholique, endosse un rôle d'une maturité incroyable pour ses douze ans tandis que Hardy Krüger, pilote amnésique rescapé de l'enfer indochinois, retrouve une innocence difficile à préserver. Leur amour ne peut être que suspect, sauf à ceux qui savent que l'art et l'amour ne peuvent appartenir au monde formaté des adultes. Daniel Ivernel et Nicole Courcel incarnent cette tendresse bienveillante et attentive qui s'oppose à l'esprit mal tourné des puritains. Avec Bernard Eschasseriaux qui adapta son roman sans tenter de le reproduire, Serge Bourguignon recomposa les images, les sons, les dialogues pour faire œuvre de cinéma.
Les dimanches de Ville d'Avray (1962) ressort augmenté d'un magnifique prénom qui ne se dira qu'en échange d'une folie. Il se perdra aussitôt, lorsque les lèvres ne pourront plus le prononcer. Oscar du meilleur film étranger en 1963, le film reçut un immense accueil aux États-Unis. En France il fut étonnamment oublié. Bourguignon, qui avait déjà été primé à Cannes avec la Palme d'Or pour son court-métrage Le sourire, présent en bonus sur le DVD publié par Wild Side à côté d'un passionnant entretien, ne retrouva jamais un tel succès, mais je suis curieux de découvrir ses autres longs métrages de fiction. Son western contemporain La Récompense (The Reward) tourné aux USA (1965) étant introuvable et la Warner lui ayant retiré le final cut de The Picasso Summer (1969) écrit par Ray Bradbury, je regarde À cœur joie (1967) avec Brigitte Bardot, Laurent Terzieff et Jean Rochefort. Le film est tendre, mais il ne distille pas le vertige de Cybèle.

N.B. : sortie DVD/Blu-Ray restauré en HD (2K) le 22 octobre.

vendredi 10 octobre 2014

Bande de filles


Après La naissance des pieuvres et Tomboy, Céline Sciamma réussit encore son troisième long métrage en filmant les jeunes filles noires des quartiers en proie au machisme. Si la réalisatrice choisit des sujets rarement montrés au cinéma elle n'en a pas moins une vision ouverte laissant les spectateurs libres d'imaginer leur propre interprétation, même si elles collent hélas toutes à la réalité du terrain. Quelles perspectives ont ces jeunes filles entre devenir femme de ménage, mère de famille obéissante, pute ou dealeuse ? La réponse à cette douloureuse question diffère selon l'humeur et l'expérience de chacun ou chacune.


Les actrices et acteurs de Bande de filles sont épatants, dirigés avec le tact qui sied à ce genre d'immersion dans une communauté fragile et parfois brutale. La complicité des quatre héroïnes rappelle la tendresse d'un Cassavetes, les portraits de tous les protagonistes proposant un éventail des possibles un peu plus ambigu que les poncifs en vigueur, même si les dialogues restent trop superficiels. Les silences sont aussi éloquents et productifs que dans les précédents films de Sciamma. La musique répétitive fortement inspirée de Steve Reich joue d'un habile crescendo, passant progressivement de la mono au 5.1. Les cartons noirs de plusieurs secondes qui ponctuent le montage sont à la fois des ellipses, des temps de réflexion, qui rappellent le découpage des séries télé articulant l'action en scènes parfaitement identifiables. Cette référence se remarque dès l'ouverture où deux équipes féminines de football américain s'affrontent, presque toutes des filles noires, sans que cette scène ait directement à voir avec le reste du film si ce n'est métaphoriquement. Et le film de se refermer sur une question comme si la suite appartenait à une nouvelle saison, celle de la maturité.
Sortie en salles le 22 octobre.