70 Cinéma & DVD - octobre 2021 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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vendredi 29 octobre 2021

La maîtresse des ombres


Le coffret DVD de Lotte Reiniger [édité par Carlotta en 2008, hélas aujourd'hui disponible seulement en édition simple] fait partie des indispensables de l'animation avec les films de Émile Cohl, Windsor McKay, Len Lye, Oskar Fischinger, Ladislas Starévitch, Walt Disney, Alexandre Alexeïeff, Norman McLaren, Jiri Trnka, Youri Norstein, Paul Grimault, Hayao Miyazaki, Isao Takahata, Jan Svankmajer, Nick Park, Tim Burton et quelques autres... Si les objets dérivés qui les [accompagnaient branchaient] exclusivement les petits (flipbook, poster, cartes postales, album à colorier et crayons de couleur), les deux DVD sont une mine d'or pour quiconque a gardé ses yeux d'enfant et le goût pour l'émerveillement.
Les aventures du Prince Ahmed, premier long métrage d'animation de l'histoire du cinéma (1923-1926, onze ans avant le Blanche-Neige de Disney), est un film en papier découpé, animation de silhouettes due à la magicienne Lotte Reiniger, qui influença grandement Michel Ocelot des décennies plus tard. C'est de la dentelle, du rêve à l'état pur, les mille et une nuits garanties sur facture, soit 34,99€ pour le film plus 18 courts métrages, 2 documentaires exceptionnels, l'un allemand, l'autre anglais, bonus passionnants qui éclairent l'art de la dame. On est saisi par le travail d'orfèvre, la sensualité des mouvements, l'atmosphère créée par les flous, la profondeur des paysages, l'évocation magique des formes découpées. Lotte Reiniger travaillait avec son mari le réalisateur Carl Koch à la prise de vue, l'architecte français Bertold Batosch, auteur de L'idée, aux animations, et, pour les arrière-plans manipulés séparément, Walter Ruttmann l'auteur du célèbre film expérimental Berlin, symphonie d'une grande ville, l'équivalent allemand de L'homme à la caméra de Vertov. Le couple Reiniger-Koch était ami de Jean Renoir, pour lequel ils réalisèrent le théâtre d'ombres de La Marseillaise et qui l'appelait "la maîtresse des ombres", et de Bertolt Brecht. Ils s'exilèrent à Londres à la montée du nazisme.


Les aventures du Prince Ahmed est présenté dans une version remasterisée absolument magnifique, avec la musique originale d'époque de Wolfgang Zeller et, dans la version française, Hanna Schygulla lisant les cartons de sa voix sensuelle et envoûtante. Les courts-métrages renvoient à l'univers des contes (Perrault, les frères Grimm, Andersen, 1001 nuits...) et à la musique (Carmen, Papageno...).

Article du 4 décembre 2008

jeudi 28 octobre 2021

Bonjour Philippine !


Dans ma famille, on y joue depuis tout petits. Si une amande contient deux graines, chacun en mange une et, le lendemain matin, le premier qui dit à l'autre "Bonjour Philippine !" reçoit un cadeau. Dans le premier long métrage de Jacques Rozier, les deux filles qui se disputent les faveurs d'un garçon le crient en même temps à leur réveil, ce qui n'aidera pas Michel à faire son choix.


Comme je suis un admirateur inconditionnel de ce cinéaste longtemps maudit, j'ai joué avec moi-même en mangeant les deux graines et... J'ai perdu. J'avais annoncé il y a quelques mois la publication du coffret DVD de Jacques Rozier (ed. Potemkine), mais il n'est arrivé qu'hier matin [novembre 2008]. Ou bien j'ai gagné, parce que je vais pouvoir me gaver des quatre films enfin édités, accompagnés des courts Rentrée des classes et Blue Jeans, ainsi que d'entretiens avec Jean-François Stévenin, Jacques Villeret, Bernard Ménez... Si cela avait été une intégrale, auraient également figuré les courts-métrages Une épine dans le pied, Dans le vent, Le parti des choses, Roméos et Jupettes et quelques autres. Je possède heureusement Paparazzi (présent sur le DVD Zone 1 Criterion du Mépris de Jean-Luc Godard), son Cinéastes de notre temps sur Jean Vigo (coffret), la filiation est claire, et en VHS Comment devenir cinéaste sans se prendre la tête, Nono et Nénesse et Molina. C'est avec l'intégrale Jacques Demy la meilleure préfiguration des fêtes de fin d'année.


Depuis que Jean-André Fieschi me l'a fait découvrir lorsque j'étais étudiant à l'Idhec (comme Rozier le fut également), je me suis repassé tant de fois Adieu Philippine que je le connais par cœur. Je me récite les dialogues, je les cite, en fredonne la musique, me remémore le faux plan séquence sur les boulevards et jamais ne m'en lasse. Jubilatoire, le montage, la musique... Comme deux autres de mes films fétiches, Les parapluies de Cherbourg de Demy et Muriel de Resnais, c'est un des rares qui osa suggérer la guerre d'Algérie en toile de fond, sujet tabou dans le cinéma de l'époque. Nous sommes en 1960. Si Adieu Philippine est une comédie, comme tous les films de Rozier, il sait aussi être grave à nous coller la chair de poule. Rupture de rythme quand Dédé revient de 27 mois et demi en Algérie et qu'il dit qu'il n'a rien à raconter, ou que Michel se retourne vers Juliette et Liliane qui se marrent alors qu'il y part et que c'est sérieux... Le regard tendre sur les filles, les doutes de son héros, la drôlerie de Pachala interprété par le sublime Vittorio Caprioli, la valeur documentaire de ses fictions (le plateau d'une émission de variétés de Jean-Christophe Averty avec Maxim Saury, les studios de l'ORTF pendant Montserrat de Stellio Lorenzi, le Club Méditerranée...), l'inventivité des plans et de leur assemblage font de son premier long-métrage un chef d'œuvre de la nouvelle vague, son emblème. Lorsque Georges de Beauregard qui vient de produire A bout de souffle demande à Godard s'il connaît d'autres petits génies dans son genre, celui-ci lui indique illico Rozier qui sera à la limite de ruiner le producteur. Le cinéaste acquerra la douloureuse réputation de dépasser chaque fois le planning au montage et verra toutes ses œuvres devenir des supplices et des films-cultes. Entre le début du tournage et sa reprise des mois plus tard, les jeunes comédiens ont grandi, ce qui produit de drôles d'effets de décalage.



Je vais revoir avec joie Du côté d'Orouët qui a révélé Bernard Ménez (musique Daevid Allen Gong !), Les naufragés de l'île de la Tortue avec Villeret et Pierre Richard, et le sublimissime Maine Océan dont nous ressassons les dialogues depuis vingt ans, et "Chtonk le billet !". Menez, Luis Rego et le trop méconnu Yves Afonso sont les dignes héritiers de Michel Simon, Carette, Jouvet ou Le Vigan. Indémodables, les films de Rozier dessinent chaque fois une époque et ses mœurs, ils donnent une pêche d'enfer et du baume au cœur. Avec ce coffret magique, on espère que Rozier va enfin se défaire de sa réputation imbécile de cinéaste maudit (chaque fois que Adieu Philippine est sorti, ce fut le bide malgré les critiques dithyrambiques) et lui donner les moyens de terminer Fifi Martingale (présenté en 2001 dans une version inachevée) et Le perroquet bleu (à moitié tourné). Après avoir attendu si longtemps cette édition, j'en piétine à nouveau d'impatience.

Article du 29 novembre 2008

mercredi 27 octobre 2021

Le retour du ballon rouge


Mes souvenirs m'appartiennent-ils en propre ou sont-ils la reconstitution d'une mémoire induite par les traces graphiques ? Rue Vivienne dans les années 50. Je marche seul sur les trottoirs. L'été je porte une culotte courte, l'hiver un pantalon. Pour traverser, j'attends que le feu passe au rouge. Parfois j'attrape la main d'un monsieur et je reprends mon indépendance de l'autre côté de la voie. J'ai cinq ans lorsque nous quittons le 2ème arrondissement pour le 15ème.
Rue Léon Morane dans les années 60, devenue depuis rue des frères Morane. Après l'école communale Lacordaire, je fais mes trois dernières années à Saint Lambert, de la neuvième à la septième. Le matin, j'emprunte la rue de la Croix Nivert, croise la rue de la Convention, passe devant la station Shell du père de Chrétien, bifurque un bout de Lecourbe et rejoint la cour de l'école. Au retour, je préfère passer par la rue de Javel où habite mon copain Paul Makloufi. Au bout de la rue, Fructus tourne à droite, moi je rentre tout droit. Nous habitons au rez-de-chaussée du numéro 15. Mais la ville a changé. Nous sommes entrés dans l'ère moderne. Avant, c'est l'ancien temps.


Dans Le ballon rouge tout ressemble à mes premières années, Paris, les rues vides, l'autobus à plate-forme, les automobiles, les vêtements que nous portions... Tous les enfants de cette époque semblent se reconnaître dans Pascal, le fils du réalisateur Albert Lamorisse, qui partage la vedette avec le ballon. Le film "restauré numériquement en haute définition" est superbe (Shellac). Voilà qui me change de l'à-peu-près en ligne sur Google Video ou de la copie 16mm que j'ai rangée à la cave aux côtés de Bim le petit âne [depuis déposées à la Cinémathèque Robert Lynen]. Chaque fois que je le vois, j'ai l'impression d'assister à la projection d'un film de famille. Mon père tournait chaque année quelques mètres de pellicule avec sa caméra. Mes huit premières années tiennent sur une bobine d'une cinquantaine de minutes. Après il faudra attendre la naissance d'Elsa pour qu'à mon tour je me mette à filmer. Le ballon rouge est remarquablement mis en scène, comme si tous les nôtres en constituaient les rushes, des bouts d'essai. Le DVD propose également Crin Blanc, son précédent petit chef d'œuvre, mais les sympathiques compléments de programme ne sont hélas pas à la hauteur, documentaire sur le héros de Crin Blanc d'un côté, souvenirs de Pascal Lamorisse de l'autre, chacun tentant de transmettre son expérience à sa propre fille. Peu importe si ces deux documentaires n'en finissent pas, le second a le mérite d'évoquer les autres films du cinéaste, en particulier Le vent des amoureux pendant lequel il périt dans un accident d'hélicoptère. Les deux moyens-métrages, et particulièrement Le ballon rouge, restent des merveilles indémodables.
Si pour être de partout il faut être de quelque part, pour être de son temps il faut apprendre à se conjuguer à tous.

Article du 27 novembre 2008

mardi 26 octobre 2021

Comédie ou politique, le western italien


Un soir où Irvin Kershner était venu dîner à la maison, je lui avais fait entre autres écouter le disque Western que Francis Gorgé et moi avions enregistré sous les pseudonymes de Frank Bugs et Mellow Marx. Kersh, c'était le réalisateur de L'Empire contre-attaque (donnant naissance à Yoda), du James Bond Jamais plus jamais et du western La revanche d'un homme nommé cheval, aïe ! Déjà que le disque Science-Fiction que nous avions également signé lui avait un peu fait froncer le nez, notre interprétation spaghetti de certains titres l'avaient fait franchement grimacer. Je comprends mieux son désaccord après avoir revu Django de Sergio Corbucci avec Franco Nero, justicier aux yeux bleu électrique. Là où les Américains prétendent à une vérité historique, storytelling faisant le plus souvent abstraction du génocide indien, avec toute la gravité de la violence qui, elle, n'a pas été gommée, les Italiens ont pratiqué le genre avec humour et décalage, sortes de comédies macabres où l'exagération est de mise. En se la jouant sérieux à son tour, Sergio Leone effaça les traits les plus décalés qui sont pourtant l'apanage de la comédie italienne, et toute ressemblance avec tant de personnes existantes ne peut être fortuite.


Entre la chanson de Luis Bacalov (le compositeur) et Franco Migliacci (l'auteur) par Rocky Roberts et le nombre de fois où son nom est prononcé dans ce film de 1966, les oreilles de mon chat n'ont pas arrêté de siffler. Pourtant j'imagine que c'est à Reinhardt que je pensais en le baptisant ainsi, même si ses tableaux de chasse, du temps où il passait ses vacances à la montagne, étaient impressionnants. En tout cas, le film de Corbucci est réussi, tant pour le scénario que pour l'interprétation, l'action, l'esthétique... Et l'humour !


Mais dès les premières images de El Chuncho de Damiano Damiani, je me rends compte que l'Italie possède également une tradition de cinéma politique. On n'a envie de ne rater aucun plan. Ils font simplement sens. Rosselini, Pasolini, Damiani, Pontecorvo, Petri, Rosi, Bellochio et bien d'autres avançaient en même temps que Monicelli, de Sica, Comencini, Risi. La frontière n'est pas aussi nette. El Chuncho Quién sabe? joue sur les valeurs morales de la révolution zapatiste. L'incontournable Gian Maria Volonte en est le héros mexicain aux côtés de Klaus Kinski en moine rebelle et Lou Castel en agent américain infiltré. La conscience politique naît chez les pauvres. Les bandits prennent parfois fait et cause. La dialectique de El Chuncho dépasse largement le machisme simpliste du justicier Django. Le spectacle n'en est pas moins présent. Il est par contre plus difficile de s'identifier à des personnages aux intérêts et pulsions contradictoires. Mais l'arrogance et le cynisme des puissants les perdent à tout coup. Le problème aujourd'hui, c'est qu'ils entraînent avec eux toute la planète.

→ Sergio Corbucci, Django, DVD / Blu-Ray Carlotta 20€, sortie le 3 novembre 2021
→ Damiano Damiani, El Chuncho, DVD / Blu-Ray Carlotta 20€, sortie le 3 novembre 2021

mardi 19 octobre 2021

Emile Cohl, l'inventeur du dessin animé


En 2008 était paru un magnifique livre (toujours disponible) sur Émile Cohl, l'inventeur du dessin animé, 170 pages grand format, préfacé par Isao Takahata (le réalisateur du Tombeau des lucioles et Mes voisins les Yamada) et agrémenté de 2 DVD Gaumont Pathé Archives comportant l'intégralité des films existants (mais seulement 1/5 de l'œuvre) de ce personnage illustre et méconnu (ed. omniscience), Émile Cohl, dont je reproduis ci-dessous Fantasmagorie, premier dessin animé de l'histoire du cinéma. C'était le 17 août 1908 au Gymnase sur les Grands Boulevards. Cohl suivait les traces d'un autre Émile, Reynaud celui-là, inventeur du théâtre optique en 1888, et de Georges Méliès, "inventeur du spectacle cinématographique" en 1896, comme il est gravé sur sa tombe au Père Lachaise. En 1908, Émile Cohl avait déjà 51 ans et une longue carrière de caricaturiste.
Je connaissais ses dessins à transformations, on appelle cela aujourd'hui du morphing, mais j'ignorais qu'il avait inauguré autant de techniques variées : l'animation en volume avec Les allumettes animées, le premier film de marionnettes avec Le tout petit Faust, le premier dessin animé en couleurs avec Le peintre néo-impressionniste, le premier dessin animé éducatif avec La bataille d'Austerlitz, la pixilation avec Jobard ne peut pas voir les femmes travailler, le papier découpé, etc. Je suis sidéré de retrouver près de 70 films à côté de deux documentaires... Quant au livre signé Pierre Courtet-Cohl (son petit-fils disparu depuis) et Bernard Génin, il est merveilleusement mis en page, avec une quantité extraordinaire d'illustrations, d'anecdotes et d'informations passionnantes. Il réalisa également la première série de dessins animés avec Le chien Flambeau et le premier dessin animé tiré d'une bande dessinée et pas n'importe laquelle : Les Aventures des Pieds Nickelés ! Oublié, atteint de paranoïa, il mourra le 20 janvier 1938, la veille de Méliès qui était son cadet de quatre ans !


Lorsqu'en 1974, étudiant à l'Idhec, je réalisai La nuit du phoque en collaboration avec Bernard Mollerat, nous décidâmes d'imaginer un scénario où nous tenterions tout ce que nous n'avions pas encore eu le temps d'essayer pendant nos trois années d'études : éclairer toute une rue de nuit, diriger des enfants et des animaux (appréciez le collage), tourner à plusieurs caméras, travailler en infra-rouge, pasticher les chorégraphies de Busby Berkeley en filmant en plongée depuis un belvédère au centre d'une forêt (de vrais malades !) et les films de Jean-Luc Godard (dialogue impossible se terminant par un snuff movie avec un ver de farine)... Aussi, commencèrent-nous directement par un pré-générique au banc-titre (le générique se trouve en plein milieu du film !) et nous testâmes quelques animations simples avec des bouts de carton que nous faisions glisser. Lorsque je m'attaquai au "multimédia", je retrouvai le goût pour l'animation que j'avais un peu laissé tomber. La programmation informatique a grandement joué en faveur du retour en grâce de cet art. En travaillant sur le CD-Rom Alphabet, me revint tout ce que j'avais découvert vingt ou trente ans plus tôt... Je ne sais pas si les animateurs ont pensé à tirer partie de la programmation algorithmique qui leur permettrait de gagner un temps fou par rapport au système image par image, mais surtout d'improviser en jouant avec les objets comme avec des marionnettes...

Le DVD a permis de découvrir ou redécouvrir l'animation confinée aux heures tardives de la télévision dans sa meilleure époque ou à quelques rares émissions. Sans parler de ceux qui ont réalisé des longs métrages et gagné leurs galons en salles, Lotte Reiniger, Ladislas Starevitch, Len Lye, Oskar Fischinger, Norman McLaren, Alexandre Alexeïeff, Jiri Trnka, Yuri Norstein, Jan Svankmajer, Phil Mulloy, Bill Plympton, Barry Purves, par exemple, ont largement bénéficié de ce nouveau support. Il n'y aurait pas de Disney sans Cohl, ni de Miyazaki sans Grimault. Rappelons que La table tournante réalisé par ce dernier avec Jacques Demy ne figure pas sur l'intégrale Demy (compilation indispensable due à ses enfants Rosalie et Mathieu, mais présentation et bonus décevants en comparaison de ce qu'Agnès Varda aurait "inventé") ; il est heureusement disponible avec Le Roi et l'oiseau.

Article du 18 novembre 2008

vendredi 15 octobre 2021

Sa Majesté des mouches


L'éditeur Carlotta fait toujours bien les choses. Le complément de programme est aussi passionnant que le film qu'il accompagne. Peter Brook y raconte comment il réussit à réaliser son premier film en 1963 d'après un roman de William Golding. Il évoque la magie du casting et répond aux questions que l'on est à même de se poser : que sont devenus les enfants qui jouaient dans Sa Majesté des mouches, film hors normes, unique, analyse bouleversante de la condition humaine ? Tout semble monstrueusement naturel, comme le retour fulgurant à l'état sauvage de ses gosses abandonnés sur une île déserte suite à un accident d'avion.
L'histoire de l'humanité passe par le conte. C'est hélas ainsi que l'on fait naître les mythes. Le vernis de la bonne société craque pour laisser place à tout ce qu'elle contient et encadre, une organisation tribale, injuste et brutale sous la coupe d'un chef charismatique, à l'image de ce que l'Allemagne avait représenté. Quelques scènes hystériques construisent le rituel et instaurent une religion aussi absurde que n'importe quelle autre. L'intolérance prend le dessus et la mort est son exutoire. L'animalité de l'homme (Brook a refusé d'ajouter des rôles féminins qui auraient immanquablement sexualisé le scénario !) renvoie au combat de la force et de l'esprit. Beaucoup y laissent la vie. Le roman de Golding est sans ambiguïté : la civilisation, représentée par un montage d'images fixes évoquant l'éducation rigoureuse britannique et la guerre froide, ponctue le générique d'ouverture. La civilisation ne serait qu'un fragile garde-fous où la liberté peut rapidement glisser vers la sauvagerie, la superstition et la violence.


Dans Le cinéma en liberté, Peter Brook insiste qu'il ne peut y avoir de liberté pour l'auteur d'un film qu'avec un budget riquiqui, et d'évoquer les mérites du cinéma numérique. Il décrit ensuite comment, quarante ans plus tard, le chasseur dictatorial est devenu trafiquant d'armes en Amérique du Sud, le démocrate est féru d'écologie, et Piggy un brillant et généreux homme d'affaires spécialisé dans le commerce de friandises avec l'ex-URSS ! Le casting était-il aussi pointu ou les rôles auront-ils marqué les comédiens en herbe ? La société des mâles, rejouant la guerre du feu, est démasquée. Les jeunes acteurs sont tous exceptionnels, le noir et blanc propice au nouveau mythe, la jungle aussi paradisiaque qu'infernale.
Le dvd est accompagné d'une partie pédagogique lisible exclusivement sur un ordinateur. Riche et dense, elle ouvre de sérieux débats dans le cadre scolaire, et dans la vie précaire que nous menons sans pouvoir présumer de l'avenir. Mais Sa majesté des mouches est surtout un grand film, indémodable, nos sociétés continuant à perpétuer les mêmes valeurs sous-jacentes, et faisant tout ce qu'elles peuvent pour faire oublier que l'homme, tout pensant qu'il est, est l'animal qui s'est arrogé tous les pouvoirs.

→ Peter Brook, Sa Majesté des mouches, DVD ou Blu-Ray Carlotta, 20€

Article du 11 novembre 2008

jeudi 14 octobre 2021

Peur(s) du noir


Je me suis relevé au milieu de la nuit. Cela m'arrive souvent. J'avançais les yeux fermés. Attention escalier. Fait la lumière. Au plafond la grosse araignée n'a plus bougé. Assis devant mon clavier, j'ai pensé à la paire de volets qu'il faut retailler. Mes pensionnaires réclamaient le noir. Le fabricant a pris un 9 pour un 2. Tout en haut de la tour ils pourront dormir les yeux ouverts. Après avoir ajouté ces mots à mon article du 20 octobre 2008, je suis retourné broyer...

Est-ce d'avoir racheté la maison de Bernard dans le XVème qui a inspiré Étienne Robial, le directeur artistique de ce film à sept mains, mais l'ambiance est bien glauque et le graphisme noir à souhait. Noir et blanc pour être exact, mais le noir existerait-il sans blanc ? Les séquences de Blutch et Pierre di Sciullo dessinent les chaînes qui unissent celles des quatre autres, Charles Burns, Marie Caillou, Richard McGuire, Lorenzo Mattoti. Que j'ai une préférence pour Burns et Caillou importe peu, c'est la réunion de tous ces éléments hétérogènes mais unifiés qui fait l'intérêt de l'ensemble. Et encore au delà du film, ce sont les compléments de programme qui donnent au DVD toute sa tenue. Le principe finit par porter préjudice à la programmation en salles où ne seront projetés ni la passionnante exposition d'Angoulême par Robial, ni les croquis et étapes intermédiaires, ni les vidéos et dessins des gagnants du concours MySpace autour du film, etc. Le travail sur le son (5.1) et les voix des comédiens, entre autres Aure Atika et Guillaume Depardieu, Nicole Garcia, Arthur H, donnent au long métrage son allure cauchemardesque qui n'a rien de gore pour autant, rassurons les âmes sensibles.


Le site Primalinea livre maintes informations précieuses sur les uns et les autres que le boîtier du DVD tait scandaleusement.

mercredi 13 octobre 2021

Mind Game, vertigineuse plongée dans le cinéma d'animation


Dans Mind Game du réalisateur Masaaki Yuasa d'après le manga de Robin Nishi, la logique du rêve est aussi difficile à suivre que le scénario de Ghost in the Shell. L'animation explose le cadre et déborde d'imagination. Le film, produit en 2004 par le Studio 4°C, responsable du très beau Amer béton, est une œuvre originale qui rappelle aussi bien Windsor McKay (Little Nemo) que Moebius. Les hallucinations héritent aussi bien de la scène conçue par Salvador Dali pour Dumbo l'éléphant que les références au manga dessinent un époustouflant portrait du Japon contemporain. Cet entre-choc de styles aussi différents dans une même scène dérègle tous nos sens, nous faisant valdinguer dans un trop-plein d'émotions plastiques qui disloque la narration au travers d'un prisme déformant.



Le flash rend l'expérience si troublante que lorsque la lumière se rallume dans la salle elle nous replonge aussi sec dans l'obscurité du quotidien. Mind Game est un film sur le vertige, expérience ultime de la mort et retour à la vie, une jeu d'esprit où la peur prend ses racines dans la petite enfance et le courage dans ce qui nous reste d'imagination.

Article du 6 novembre 2008