70 Cinéma & DVD - mai 2008 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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vendredi 30 mai 2008

Then she found me


Le réel est toujours plus surprenant que les conventions de la fiction. On le savait, mais cela fait du bien de le vérifier lorsqu'un film intelligent et sensible sort du lot des imbécillités que le cinéma commercial ou pas nous sert à tous bouts de champ. Rarement des portraits d'hommes auront été aussi convaincants et honnêtes, dans leur trouble ambigu, leur fragilité assumée. On parle de cinéma féministe lorsqu'il sait rendre aux femmes leur pouvoir, mais ici il est encore plus jouissif de voir des hommes aux prises avec leurs doutes et leur incapacité à gérer le quotidien comme savent et doivent le faire depuis toujours leurs compagnes. L'héroïne n'est pourtant pas mieux lotie, écartelée entre deux mères, la génitrice faisant son entrée quand disparaît l'adoptrice, entre deux hommes, l'un apparaissant lorsque l'autre s'en va, entre deux vies, condamnée à quitter un passé fantasmé pour un avenir incertain. Les personnages ne réfléchissent pas ce à quoi l'on s'attend, mais leurs choix sont autrement plus vrais que les scies rabâchées.
Nerveux et précis, fourmillant de rebondissements inattendus, d'ellipses astucieuses, Then she found me nous épate par la justesse de son propos. À force de répéter sans cesse les mêmes formules, le cinématographe nous a peu habitués à tant de lucidité. Si le film n'a rien d'un documentaire, il prend bien les conventions de la fiction à rebrousse-poil pour se rapprocher du réel, et le miracle vient de ce que l'on s'y reconnaît ou du moins que l'on comprend enfin comment ça marche, de la relation amoureuse, de la pulsion sexuelle ou du désir d'enfant d'une femme qui aura bientôt quarante ans.
User des ressorts du genre sans en conserver les réflexes risque de faire passer cette comédie dramatique produite, réalisée et interprétée par la comédienne Helen Hunt, remarquablement entourée par Bette Midler, Colin Firth et Matthew Broderick, au-dessus des têtes d'une presse engluée dans un machisme inconscient et incapable de se remettre en question. Paradoxalement, j'illustre mon billet avec une bande-annonce qui ne rend justement pas du tout compte de l'aspect différent du film. Détail amusant, on y aperçoit à la fin Salman Rushdie dans le rôle d'un gynécologue ! Et puis, tant pis, comme d'habitude je ne raconte rien pour ne pas vous gâcher le plaisir de la découverte, vous devrez me croire sur parole. Then she found me, dont le titre français est un mauvais jeu de mots, Mère sur prise, sortira le 2 juillet sur les écrans français.
Le titre n'est certainement pas simple à traduire : là où l'anglais sonne sec et nerveux avec ses mots monosyllabiques, le français, qui possède d'autres subtilités, est balourd. D'autant que la clef est dans le Then, le passage, l'enchaînement des plans et des séquences, le montage, la surprise.

jeudi 29 mai 2008

Le souvenir d'un avenir


Dans le même colis du Wexner Center, pour lequel la douane me réclama six euros, il y avait le livre que Chris Marker a récemment tiré de son film La jetée et le dvd du film qu'il a cosigné avec Yannick Bellon, Le souvenir d'un avenir (Remembrance of Things To Come), sur l'œuvre photographique de Denise Bellon, mère de la réalisatrice et de la comédienne Loleh Bellon. Le titre de ce nouveau film, tourné en 2001 pour Arte, rappelle le paradoxe temporel du célèbre court-métrage de Marker dont Terry Gilliam tira le remake holywoodien Twelve Monkeys (L'armée des douze singes). Le "ciné-roman" adapté de La jetée, originalement en vues fixes et voix off (Jean Négroni en était la voix française, mais qui donc est le narrateur de la version anglaise que Marker dit préférer, est-ce le réalisateur lui-même ?... Comparez !), est un enchantement qui donne une nouvelle dimension au chef d'œuvre de Chris Marker, tandis que l'on tourne doucement les pages avec le texte en légende. L'ouvrage, 270 pages, doit bientôt sortir en France, mais l'édition américaine comporte déjà les "sous-titres" anglais et français.
Qu'attend-on pour éditer en dvd l'intégrale des films de Marker ? Arte vient de publier Le fond de l'air et rouge accompagné d'un second dvd de bonus exceptionnels, on trouve ici et là Chats perchés, La jetée couplé avec Sans soleil, AK (sur Kurosawa), Une journée d'Andreï Arsenevitch (sur Tarkovsky), Le tombeau d'Alexandre (sur Medvedkine), mais quid de tout le reste ? Un site lui est consacré depuis peu.
Dans Le souvenir d'un avenir, le travail photographique de Denise Bellon est une vraie merveille et la réalisation évidemment fine et sensible, aussi magique que critique. C'est l'Histoire qui défile en images et en sons, partition sonore intelligente de Michel Krasna, de 1935 à 1955. À l'exposition surréaliste de 1937 succèdent la naissance de la Cinémathèque Française (célébre photo de la baignoire de Langlois remplie de bobines), le Front Populaire, les colonies, la guerre civile espagnole, l'Occupation, etc. La version présente est uniquement en anglais avec la voix d'Alexandra Stewart, mais l'intégrale de Yannick Bellon parue chez Doriane comprend le film original en français avec la voix de Pierre Arditi. Je ne l'ai pas entendu. Alexandra est parfaite. Et j'ai adoré le complément de programme du dvd américain, le film de Yannick Bellon sur et avec l'écrivaine Colette qui en a écrit le texte, court-métrage de 1950 figurant d'ailleurs également dans son intégrale.


Voici donc deux magnifiques portraits de femmes qui ont dû se battre pour imposer leurs vues et leurs noms.

mercredi 21 mai 2008

Quelles mutations pour mes chroniques ?


Post-Scriptum d'introduction : la réaction est rapide. J'avais trouvé sur DailyMotion une copie piratée de mon film Idir et Johnny Clegg a capella réalisé en 1993 dans le cadre de la série Vis à Vis. Moins de 24 heures après que je l'ai signalée ici, "le contenu a été effacé, cette vidéo n'est plus disponible, car elle a été supprimée". Mon annonce lui aura été fatale. Est-ce à dire que le film sera reprogrammé sur une chaîne de télévision prochainement. C'est à espérer ! Soyez gentils de me faire signe si vous retrouvez sa trace... Lorsque les films sont invisibles, la circulation des œuvres me semble plus importante que leur protection. Dans l'autre cas, c'est du piratage imbécile.

Reprenons comme je pensais commencer... Hier donc, pour la première fois, je plaçais un Gif animé sur un billet après l'avoir récupéré sur un site de la Mairie de Paris. J'aimerais bien savoir en faire moi-même, pour casser l'unicité de l'image fixe présentée jour après jour et sans être obligé de coller un bout de film qu'en général je n'ai pas tourné. Étienne m'a montré comment placer les miens. Film, montage d'images fixes, son, c'est peut-être par là que je pourrais me renouveler.
Raymond me dit que je devrais refaire de la radio. Une chronique régulière ? Je pense à la télévision. Deux minutes en toute liberté, ou cinq, ou dix, ou plus. J'adorerais. Ayant déjà été producteur de créations fleuves à France Musique et d'émissions réalisées en direct à France Culture, les enjeux ne sont plus assez excitants. Mais je n'ai jamais fait de télé, sauf du temps de Patrice Barrat à la tête de Point du Jour, lorsque Jean-Pierre Mabille en était producteur exécutif, avec le Vis à Vis entre Idir et Clegg et bien évidemment la bouleversante série Chaque jour pour Sarajevo dont j'aimerais tant qu'elle soit entièrement éditée en dvd.
Je m'y étais senti si bien, à ma place retrouvée. Le cinéma est la clef de toutes les formes d'expression que j'utiliserai ensuite, musique incluse. À la télé, je pourrais faire jouer mon corps, ma voix, des invités, des images plein cadre, le son, le son, l'envers du décor, et improviser parce que rien ne vaudra jamais le direct, même s'il devient de plus en plus rare, de peur de débordements probablement. La censure s'exerce souvent par un léger délai entre l'émission et la diffusion, lorsque tout n'est pas simplement différé après remontage. Si c'est par souci créatif, pourquoi pas ? C'est à voir...
Radio France a toujours proposé des budgets de misère. Je replongeais tous les dix ans, mais c'était ensuite impossible de continuer dans ces conditions aussi misérables. Je ressors chaque fois le texte de Brecht sur la radio qui n'a hélas pas perdu une ride. La télé aurait l'avantage de présenter un nouvel enjeu, ce serait une manière d'appliquer tout ce que j'ai théorisé et imaginé, en particulier sur le son face aux images. Mais je ne vois pas bien quelle chaîne serait assez gonflée... On ne peut tout de même pas renoncer, abandonner la télévision au populisme démagogique, au pouvoir manipulateur et aux annonceurs. Plus il y a d'argent en jeu dans une production, plus c'est difficile d'y inventer, surtout librement, alors forcément, oui je rêve. Cela ne fait jamais de mal.
Je sais pourtant que c'est en rêvant à haute voix, que les choses les plus irréelles deviennent possibles. Ainsi, un jour, Francis, Bernard et moi évoquâmes le désir de composer pour un orchestre symphonique alors que nous n'avions essentiellement qu'improvisé collectivement. Nous avions tout de même déjà monté l'orchestre de quinze musiciens d'Un Drame Musical Instantané avec un certain succès. Je signalai donc ici et là notre souhait : au mieux on nous souriait aimablement. Au détour d'un couloir, Alain Durel qui était en fonction à Radio France me répondit :" Écris-moi deux lignes, deux lignes, pas plus !" Je pondai ces deux lignes de texte, deux lignes pas plus, et oubliai la chose au fond du tiroir des projets inaboutis. Six mois plus tard, Durel nous rendit visite accompagné d'Yves Prin alors responsable du Nouvel Orchestre Philharmonique de Radio France, et, en 1985, fut créé La Bourse et la vie que nous enregistrâmes sur le disque Carnage. Mais ça, c'est une autre histoire.

mercredi 14 mai 2008

Il n'y a pas de petit Profit


Comment une série aussi réussie a-t-elle pu nous échapper ? 1996, à cette époque, le rejet global de tout ce qui pouvait sortir de l'infâme lucarne nous en interdisait simplement l'accès. Pour d'autres raisons, le public américain en fut privé dès le quatrième épisode : politiquement incorrect, sexuellement malsain, sur plus d'un aspect provoquant, Profit fut déprogrammé suite aux plaintes de téléspectateurs, bien que la première saison composée de huit épisodes ait été intégralement produite. La suite ne vit évidemment jamais le jour. La chaîne française Jimmy diffusa l'ensemble en 1997 en exclusivité mondiale et l'édition DVD ne sortira qu'en 2005.
Si Profit décrit impitoyablement le monde de l'entreprise et le capitalisme, il dévoile une vision psychanalytique de la famille qui ne pouvait que choquer l'Amérique, d'autant que ses auteurs, John McNamara et David Greenwalt, réussissent à nous ranger sans hésiter du côté de Jim Profit, criminel psychopathe manipulateur, contre le monde impitoyable des affaires incarnée par la multinationale Grocen & Grocen. Deux terribles histoires de famille se font face. La misère ou l'opulence n'évitent pas le sordide. Au crime de masse nous préférons la cynique revanche de l'enfant battu. Sans sourciller, nous vibrons en sympathie avec le héros négatif. Ce n'est pas "l'homme que nous aimerons haïr", c'est l'assassin que nous serons surpris d'aimer ! Chaque épisode est un coup monté, une énigme renversante de 45 minutes avec des acteurs dirigés de main de maître. La série, pourtant directement inspirée par Richard III, était trop en avance sur son temps pour remporter le succès mérité. Douze ans plus tard, même le recours aux nouvelles technologies tient parfaitement la route. Si elle sortait aujourd'hui, elle ferait un malheur. Corruption, conspiration, mensonge, trahison, jalousie, inceste, viol, assassinat, que pouvait-on rêver de pire pour décrire la société contemporaine sous ses attraits d'apparat ?