70 Cinéma & DVD - avril 2011 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mardi 26 avril 2011

Héros négatifs


Si le cinéma hollywoodien vise des adolescents âgés d'une quinzaine d'années les séries américaines produites pour la télévision s'adressent à un public plus adulte. À la mesure de leur industrie culturelle servant d'affiche à leur propagande les États Unis tentent toujours d'affirmer leur suprématie planétaire grâce à des budgets et des moyens considérables. Contrairement au cinéma dominant qui s'enlise dans les clichés à grand renfort de bons sentiments, de héros séduisants et de musique symphonique sirupeuse, les séries développent essentiellement des personnages en accord avec la misère qui envahit le pays. Leurs héros sont de pauvres bougres, drogués, alcooliques, déprimés, malades, perdus dans un monde qui n'est plus le leur, des hors-la-loi dont plus aucune morale ne vient sonner le glas puisqu'ils ont déjà chuté. Leur survie découle d'une nouvelle indépendance, ces marginaux s'inventant un monde où ils peuvent évoluer derrière la façade, bannière étoilée entretenue pieusement depuis des décennies. Monnaie de la pièce, le cinéma indépendant subit en retour cette influence et livre des œuvres où règnent la pauvreté et le sordide, le misérabilisme devenant le nouveau fond de commerce au risque de faire le lit d'idéologies populistes des plus dangereuses. Peu de revendications et de propositions constructives émanent de ces constats d'échec.
Le prof de chimie de Breaking Bad, avec fils handicapé et femme enceinte, fabrique de la méthamphétamine, associé à un jeune toxicomane, pour subvenir aux besoins de sa famille alors qu'il est atteint d'un cancer des poumons en phase terminale. Nurse Jackie se shoote au Vicodin pour affronter son rôle d'infirmière aux urgences. Shameless, basé sur une série anglaise à succès, est porté par William H. Macy en patriarche alcoolique et fraudeur avec ses six enfants livrés à eux-mêmes. Weeds est la version soft de Breaking Bad et Shameless, une jeune veuve produisant de la marijuana pour nourrir sa famille. Le savant amnésique de Fringe s'envoie en l'air avec tout ce qui lui tombe sous la main. Le héros de Californication est accroché à son sexe comme à une bouée de sauvetage. La détresse des patients du psychanalyste interprété par Gabriel Byrne dans In Treatment (En analyse) est évidente (principe : une séance du lundi au jeudi, le vendredi réservé à sa visite va chez sa propre thérapeute). Treme montre la Nouvelle Orléans dévastée après l'ouragan Katrina. Mad Men met en scène des publicitaires, avec clope et verre de whisky à chaque plan, dont le cynisme n'a d'égal que leurs frustrations. Les Desperate Housewives portent bien leurs noms. Six Feet Under évoquait une perspective inéluctable. Etc.
Dans toutes ces séries le sexe tient une place prépondérante, réaction au puritanisme de la société américaine, la religion omniprésente se confondant avec l'État. Si l'homosexualité n'est plus un tabou, la présence d'acteurs afro-américains est devenue incontournable et la jouissance féminine comme masculine quasi obligatoire. La politique est esquissée, allusions humoristiques anti-républicaines écrites par des staffs forcément pro-Démocrates. Avec la drogue et le sexe, l'indice plus notable est l'abandon du happy end et du "politiquement correct". Les pires crapules restent impunies pour permettre aux épisodes de se perpétuer de saison en saison. Il n'y a que l'hyper-réaliste The Wire pour faire mourir ses chefs de gang les uns après les autres. Les nouveaux héros sont de pauvres hères qui n'ont rien de glamour et qui traînent leurs carcasses dans une société en pleine déconfiture. Ils s'en sortent tant bien que mal par de petites combines souvent mesquines, à notre plus grand plaisir, les équipes de scénaristes rivalisant d'humour et d'astuce pour nous conter ce qui se profile à notre horizon.

lundi 11 avril 2011

Solutions locales pour un désordre global


Je reviens sur le documentaire réalisé par Coline Serreau pour plusieurs raisons. D'abord les médias traditionnels relatent essentiellement les sorties cinéma et les passages des films à la télé au détriment des éditions DVD qui offrent, entre autres, des compléments exclusifs passionnants. La réalisatrice de Solutions locales pour un désordre global y évoque sa genèse et enfonce le clou sur les solutions possibles au désastre mondial. La bande-annonce est en cela exemplaire :


Les bonus sont autant d'anecdotes terriblement savoureuses. Les ingénieurs agronomes Lydia et Claude Bourguignon rient des caprices du marché, pommiers nains avec grosses pommes, fraises Tagada, risque de confusion entre petits pois et crottes de lièvres, porc maigre... Dominique Guillet, fondateur de Kokopelli, insiste sur le danger de disparition des abeilles... Le philosophe Patrick Viveret, conseiller à la Cour des Comptes, dénonce les indicateurs de richesse erronés et le modèle DCD (dérégulation - compétition - délocalisation)... Le Prix Nobel de la Paix Muhammad Yunus, connu pour avoir fondé la première institution de microcrédit, la Grameen Bank, dont il a récemment été exclu pour raisons politiques, défend la banque des femmes en opposant la culture et les lois... Le philosophe Jean-Claude Michéa déchiffre le cadre théorique de la société libérale, ses origines, sa prétendue neutralité avec privatisation des valeurs morales, la progression du capitalisme sous prétexte d'avancée des droits de l'homme avec l'exemple de la prostitution ; il analyse ensuite la gauche dévoyée, l'aberration de la croissance, le cynisme du nomadisme attalien, le jeunisme... Francisco Whitaker, l'un des organisateurs du Forum social mondial de Porto Alegre, dénonce la trahison de Lula...
Ces témoignages complètent ceux du long métrage, tout aussi remarquables, tels le pionnier de l'agriculture biologique Pierre Rabhi, la chef de file des écologistes de terrain et des altermondialistes dans le monde Vandana Shiva, Indien comme elle l'expert des questions alimentaires Devinder Sharma, le spécialiste des rapports nord-sud Serge Latouche, Brésiliens l'un des fondateurs du Mouvement des Sans-Terre João Padro Stedile et l'ingénieure agronome Ana Primavesi, l'Ukrainien Antoniets Semen Sviridonovitch, le Français Philippe Debrosse, agriculteurs, etc.
En plus du DVD publié par les Éditions Montparnasse, le site du film offre encore d'autres pistes, indique les projets mis en œuvre près de chez vous, propose de vous aider à en monter un... Les onglets égrainent : Consommer bio, local et de saison - Revégétaliser l'urbain - Créer mon potager bio - Créer une AMAP - Cultiver des semences potagères et biologiques - Créer un marché de producteurs bio & locaux - Convertir une cantine en bio et locale - S'installer ou se convertir à l'agriculture biologique - Recréer un périmètre de souveraineté alimentaire - J’habite en ville et je veux agir... Pour une fois que la critique propose des solutions, il faut saluer les initiatives.
Nous sommes à un tournant déterminant de l'histoire de l'humanité. La révolution arabe montre que rien n'est impossible tandis que la catastrophe nucléaire japonaise sonne l'alarme. L'aquoibonisme n'est plus de rigueur. L'engagement est devenu incontournable. Des solutions existent, économiques, politiques, quotidiennes. Rien ne peut plus continuer comme avant, encore moins comme aujourd'hui.

mardi 5 avril 2011

Les films invisibles


Feuilletant le passionnant catalogue du Cinéma du réel dont la programmation se termine au Centre Pompidou, je dévore la sélection de films invisibles choisis par une cinquantaine de cinéastes, historiens, critiques, etc., œuvres "perdues, détruites, censurées, interdites... peu vues, mal vues, jamais réalisées..." qui me font rêver comme jadis l'Anthologie du Cinéma Invisible : 100 scénarios pour 100 ans de cinéma, rassemblés par Chistian Janicot (ed.Arte).
Si Jonathan Rosenbaum y encense Mix-Up ou Méli-Mélo de ma compagne Françoise Romand (dont aucun des films n'a jamais été programmé au Réel, mais auxquels les éditions DVD offrent une seconde vie !), j'épluche consciencieusement les articles des autres pour déterrer quelques raretés que mes meilleurs limiers sauront bien débusquer. J'évite de m'épuiser sur La mouette de Josef von Sternberg séquestré par Chaplin qui l'a produit, les mythiques director's cuts d'Orson Welles, les inachevés d'Eisenstein, les neuf heures de la version complète de Greed (Les rapaces) d'Erich von Stroheim, etc. Heureusement la planète cinéphile, aussi ronde qu'une bobine ou un disque, révèle d'autres trésors cachés.
Ainsi je mets la main sur une piètre copie de Fear and Desire (1953), le premier long métrage de Kubrick interdit par le réalisateur qui a tenté d'en effacer toute trace, Une partie de plaisir (1975), un Chabrol bloqué pour des questions de droits, First Contact (1982) de Bob Connolly et Robin Anderson d'après les rushes de Michael Leahy sur le choc de civilisations entre lui et un million de Papous inconnus du reste du monde dans les années 1930, Dialogue with a Woman Departed (1980), montage poético-politique de Leo Hurwitz, Thomas l'imposteur (1965) de Georges Franju d'après Cocteau, Stars in My Crown (1950) soi-disant considéré par Jacques Tourneur comme son meilleur, Young Soul Rebels (1991) et Frantz Fanon: Black Skin, White Mask (1996) d'Isaac Julien... Les autres n'ont jamais existé, sont pour l'instant inaccessibles ou ne sont disponibles qu'avec sous-titres italiens. Ce ne sont pas forcément ma tasse de thé, mais toutes les pistes se valent sur le terrain de la curiosité. Il n'y a pas d'autre méthode pour découvrir des chefs d'œuvre méconnus.
Pour dégotter les plus belles perles il faut se lever de bonne heure et recouper les informations. Le blog de Jonathan Rosenbaum est le mieux étayé si on parle anglais et que l'on n'a pas peur de lire de longues et remarquables analyses. Je vais de temps en temps jeter un œil à celui de Bertrand Tavernier consacré aux DVD sur le site de la Sacd. Le plus efficace est de posséder suffisamment de contacts en ville et sur le www pour faire soi-même son petit marché, mais cela prend évidemment un temps fou, alors qu'il faut que je travaille ma trompette, expérimente de nouveaux alliages électroniques, termine mon roman et m'occupe des charges administratives qui affluent en fin de trimestre...

lundi 4 avril 2011

Waste Land, l'envers du gâchis


Les clichés de Vik Muniz pulvérisent ceux sur la pauvreté. Ses héros travaillent dans une décharge brésilienne où ils recyclent tout ce qu'ils peuvent. La réalisatrice Lucy Walker filme l'artiste au travail dans son œuvre de réconciliation avec son pays où il a grandi dans une favela avant d'émigrer aux États-Unis. Comme chez Michel Séméniako, JR ou Nicolas Clauss il s'agit d'images négociées (une expression de Séméniako), à savoir une collaboration entre les sujets et celui qui leur tire le portrait. La sociologie ou la psychologie sociale se montrent alors sous leur meilleur profil, celui de la création concertée. L'artiste, soliste d'un ensemble solidaire, réfléchit ce qu'il voit en prenant le temps d'apprivoiser les personnages qu'il filme ou photographie. À tel point ici qu'il s'imprègne du recyclage généralisé pour à son tour n'utiliser aucune autre matière que les ordures de notre société caractérisée par son gâchis. En réponse à cette absurdité ravageuse, chacun des protagonistes choisis est un modèle d'humanité et d'intelligence partagées. Leurs sourires valent ceux des "Nigériens" à la fin des Maîtres fous de Jean Rouch, sauf que dans Waste Land les Catadores (éboueurs) trouvent leur salut dans le travail, activité insalubre et honteuse pour les uns, utile et solidaire pour les autres. Lucy Walker participe à cette aventure en poussant malgré eux les acteurs à une analyse, subtile, que la caméra induit automatiquement. Le succès du film (Prix du Jury et du Public à Sundance, Prix du Public à Berlin, nomination aux Oscars, etc.) après celui des photographies de Vik Muniz transforme la noirceur du récit en conte de fées. Les bénéfices des photos ont été reversés aux modèles, soit 12 000 dollars chacun, avec lesquels ils se sont achetés une maison, en plus de la création d'une bibliothèque et un centre de ressources avec ordinateurs. Par où qu'on le prenne, Waste Land est un film emblématique de notre époque, système D contre gâchis, l'art comme dernier rempart de la barbarie, bulles financières inhérentes avec répartition relative des richesses, urgence à trouver des solutions écologiques, identification à des modèles humains, etc. À voir absolument (en ce qui concerne l'écoute, la musique de Moby alourdit inutilement le propos, comme d'hab !).